Metanoêsate : pensez à rebours

Actes 2:37-47 , Actes 4:32-5-12

Culte du 19 juin 2016
Prédication de professeur Élian Cuvillier

Vidéo de la partie centrale du culte

film réalisé bénévolement par Soo-Hyun Pernot

Culte du dimanche 19 juin 2016
prédication du professeur Elian Cuvillier

Texte de la prédication (vidéo ci-dessous)

Quelle belle histoire que celle de la première communauté chrétienne : une histoire comme on voudrait pouvoir en vivre dans nos paroisses ! Quel magnifique projet de vie que propose ici Luc. Un projet que ne renieraient certes pas les « attestants » qui veulent réveiller l’église et qui, s’il semble inaccessible à la plupart d’entre nous, nourrit au moins l’imaginaire de beaucoup.

Quel prédicateur ne rêve pas d’auditeurs — 3000, excusez du peu !— qui, à l’écoute de son dernier message viendraient suppliant lui demander : frère, que devons-nous faire ? Des auditeurs qui, dans la foulée, recevraient le don de l’Esprit, seraient assidus à l’enseignement, à la communion fraternelle et à la prière !

Sans oublier la « cerise sur le gâteau » qui retiendra aujourd’hui plus particulièrement mon attention : « Tous les croyants étaient ensemble et avaient tout en commun. Ils vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun » (v. 44-45).

Pour un coup d’essai, ce fut quand même un coup de maître cette première Pentecôte. Ils la jouent rupture radicale ces nouveaux convertis ! Mieux encore que « Nuit debout » : les casseurs en moins, l’irénisme évangélique en prime ; non pas le point levé de la révolte mais les mains ouvertes de la solidarité, de l’amour et du partage. Ce n’est plus seulement « Tous ensemble, tous ensemble », mais « tout en commun, tout en commun » ! Ce dont Luc nous parle ici, n’est-ce donc pas cette forme nouvelle de société que beaucoup attendent aujourd’hui ? Une utopie à vivre en somme !

Trop beau pour être vrai, me direz-vous. Je n’en sais rien. Après tout ils l’ont bien fait ces premiers chrétiens. Et d’autres avant et après eux dans l’histoire de l’humanité. Ce qui m’intéresse ici, c’est ce qui est raconté un peu plus loin et qui est la conséquence directe de cette utopie réalisée, de cette transparence des sentiments, de cette volonté de n’être qu’un, tous ensemble réunis sans que plus qu’aucune différence matérielle ou sociale ne nous distingue. Ce bel idéal du partage des biens et ses conséquences, je le trouve en effet raconté à partir d’Ac 4,32 où Luc mentionne une seconde fois l’épisode du partage des biens. Je lis donc maintenant depuis Ac 4,32 jusqu’à Ac 5,12 :

« 32La multitude de ceux qui étaient devenus croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme, et nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens ; au contraire, ils mettaient tout en commun. 33Une grande puissance marquait le témoignage rendu par les apôtres à la résurrection du Seigneur Jésus, et une grande grâce était à l’œuvre chez eux tous.

34 Nul parmi eux n’était indigent : en effet, ceux qui se trouvaient possesseurs de terrains ou de maisons les vendaient, apportaient le prix des biens qu’ils avaient cédés 35et le déposaient aux pieds des apôtres. Chacun en recevait une part selon ses besoins. 36Ainsi Joseph, surnommé Barnabas par les apôtres – ce qui signifie l’homme du réconfort – possédait un champ. C’était un lévite, originaire de Chypre. 37Il vendit son champ, en apporta le montant et le déposa aux pieds des apôtres.

1 Un homme du nom d’Ananias vendit une propriété, d’accord avec Saphira sa femme ; 2puis, de connivence avec elle, il retint une partie du prix, apporta le reste et le déposa aux pieds des apôtres. 3Mais Pierre dit : « Ananias, pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur ? Tu as menti à l’Esprit Saint et tu as retenu une partie du prix du terrain. 4Ne pouvais-tu pas le garder sans le vendre, ou, si tu le vendais, disposer du prix à ton gré ? Comment ce projet a-t-il pu te venir au cœur ? Ce n’est pas aux hommes que tu as menti, c’est à Dieu. » 5Quand il entendit ces mots, Ananias tomba et expira. Une grande crainte saisit tous ceux qui l’apprenaient. 6Les jeunes gens vinrent alors ensevelir le corps et l’emportèrent pour l’enterrer.

7 Trois heures environ s’écoulèrent ; sa femme entra, sans savoir ce qui était arrivé. 8Pierre l’interpella : « Dis-moi, c’est bien tel prix que vous avez vendu le terrain ? » Elle dit : « Oui, c’est bien ce prix-là ! » 9Alors Pierre reprit : « Comment avez-vous pu vous mettre d’accord pour provoquer l’Esprit du Seigneur ? Ecoute : les pas de ceux qui viennent d’enterrer ton mari sont à la porte ; ils vont t’emporter, toi aussi. » 10Aussitôt elle tomba aux pieds de Pierre et expira. Quand les jeunes gens rentrèrent, ils la trouvèrent morte et l’emportèrent pour l’enterrer auprès de son mari. 11Une grande crainte saisit alors toute l’Eglise et tous ceux qui apprenaient cet événement. »

Après les enthousiasmes du commencement, voilà très vite venu le temps des réveils douloureux. Et avec eux, le temps de la lucidité : voilà en effet, nous dit en substance Luc, où mène l’illusion qu’on peut se débarrasser de son besoin de garder quelque chose pour soi. Voilà ou conduit l’illusion que l’on peut tout partager : à un moment donné, ce n’est tout simplement plus possible.

Et comme il faut pourtant continuer à montrer qu’on est comme les autres, voire mieux que les autres, on triche, avec soi-même et avec les autres. C’est alors le règne du mensonge. On devient comme la génération « perverse » dont Pierre, dans le premier texte que nous avons lu, demandait aux croyants de s’éloigner. « Perverse » c’est-à-dire littéralement « scoliosée », « tordue ». On veut tenir ensemble l’idéal et la réalité malheureusement moins reluisante de notre besoin de posséder et de notre médiocrité : par devant je suis généreux et en secret, j’en garde pour moi jalousement. L’épisode d’Ananias et Saphira rappelle d’une manière particulièrement violente que l’enfer est pavé des meilleures intentions qui sont évidemment les pires : prétendre tout partager c’est assurément ouvrir la voie au mensonge et à la dissimulation ! L’homme n’est ni ange ni bête, disait Pascal, le malheur est que qui veut faire l’ange fait la bête. Et j’ajoute, en songeant à Ananias tombant mort au pied d’un Pierre spectateur consentant de ce châtiment divin, qui veut faire l’ange fait naître aussi la bête en l’autre, fut-il le prince des Apôtres.

Luc établit un lien étroit entre l’image idyllique du partage des biens et le mensonge et la violence auxquels, immanquablement, cet idéal aboutit. Il dénonce l’illusion dangereuse de ce communisme intégral. Après cet épisode, il ne sera d’ailleurs plus jamais question, dans les Actes, de partage intégral !

Car Luc, qui semble parfois raconter de belles histoires, n’est cependant pas un utopiste naïf : il n’a pas omis de raconter l’histoire d’Ananias et Saphira dans la continuité même du fantasme de la mise en commun des biens. Il nous dit ainsi, en creux, que cette histoire de partage intégral est dangereuse, mortelle même. En somme, on peut en rêver mais mieux vaut ne pas essayer de la vivre !

Est-ce tout ce qu’il y a à retenir de ce passage ? Veiller à ne pas céder aux illusions trompeuses ? Ce n’est déjà pas si mal, si nous lisons le texte avec cette lucidité critique. Mais le risque est alors de se contenter du statu quo. Après tout cela nous arrange au fond : des idéaux, de belles histoires à raconter mais que rien surtout ne change dans nos existences.

Or, dans le premier texte que je vous ai lu, il y a plus que cela. Il y a en effet un mot, un mot qui permet d’entendre ce texte autrement, un mot qui offre une autre voie possible que les rêves de lendemains qui chantent et surtout déchantent mais aussi une autre voie que le statu quo un peu cynique de celui qui sait comment tout cela se termine et qui ne change donc rien à ses habitudes. Un seul mot, que vous avez remarqué je n’ai pas traduit quand j’ai lu le texte tout à l’heure. Un mot qui dit l’essentiel : metanoêsate. Voilà ce que propose Pierre à ses auditeurs : metanoêsate. Non pas le Pierre qui contemple Ananias mort à ses pieds et qui semble y voir la vérification d’une compréhension de la justice divine à faire fuir même les plus radicaux d’entre nous, mais le Pierre qui répond au « frère que ferons-nous » d’auditeurs bouleversés par sa parole. Car Pierre ne demande pas que l’on partage ses biens, il précisera même à Ananias que nul n’est tenu à cela ! Non. Le premier mot qu’il prononce est celui-ci : metanoêsate !

Nos traductions donnent au verbe metanoein qu’utilise ici Luc une connotation soit religieuse (TOB : « se convertir » ; Colombe : « se repentir »), soit éthique ou comportementaliste (NBS : « changer radicalement » ; BFC : « changer de comportement »). Or, composé de la préposition meta (qui marque un changement de direction et que l’on peut rendre par « à rebours ») et du verbe noeô (« penser »), l’invitation de Pierre à ses auditeurs, metanoêsate, pourrait alors se traduire ainsi : « pensez à rebours »

La metanoia requise des auditeurs bouleversés désigne non pas d’abord un comportement religieux ou éthique mais une façon singulière de penser puisqu’il s’agit de « penser à rebours ». À rebours de quoi ? De tout ce que nous pensons habituellement. La metanoia ne consiste pas en effet abandonner une attitude pour en choisir une autre, abandonner une forme de pensée pour en choisir une qui serait l’inverse de la précédente, son double en miroir en quelque sorte (« j’étais pour la propriété privé, désormais je suis pour le partage intégral »).

Cela c’est encore penser dans le même sens, c’est-à-dire selon la même logique : celle des choix idéologiques toujours binaires — qu’ils soient politiques ou religieux. Non. Il s’agit de « penser à rebours », c’est-à-dire, pour utiliser une image informatique, de « changer le logiciel » de notre pensée. Non pas, je le répète, passer d’une pensée à l’autre mais « penser à rebours » à l’intérieur de toutes les façons habituelles de penser. Interroger notre pensée de l’intérieur. Remonter, en quelque sorte, le fil de notre pensée pour en sonder les impasses, l’impossibilité dans laquelle elle se trouve de s’ouvrir à autre chose. La metanoia n’est pas d’abord un « faire » ou un « refaire ». Elle est une pensée qui se laisse renverser pour pouvoir s’ouvrir à l’inattendu.

Si ce renversement de la pensée a certes des conséquences, nul ne peut dire à l’avance lesquelles, car elles concernent chacune et chacun singulièrement, et sont donc différentes pour les uns et les autres.

Voilà au seuil de ce à quoi, je l’espère, l’écoute de l’Évangile vous a conduit tout au long de cette année paroissiale qui s’achève : une metanoia, un « penser à rebours », c’est-à-dire un « penser » selon une autre logique, un autre « logos », un autre discours, une autre cohérence que celle que nous faisons fonctionner habituellement.

Pas facile. Impossible même si l’on en croit notre texte qui nous ramène bien vite à la réalité de la condition humaine où les grands idéaux, les grandes décisions sont immanquablement suivis des attitudes les plus médiocres et des renoncements sans conditions. Ce n’est pourtant pas une raison de céder sur l’injonction à la metanoia, au « penser à rebours ». Car, pour qui se met à son écoute, cette injonction à la metanoia ne nous invite pas à penser à rebours, comme s’il s’agissait seulement d’un effort à produire. La metanoia vient faire elle-même le travail en nous. Elle vient en quelque sorte remonter le fil de notre pensée pour nous permettre de penser à rebours notre propre existence, nous la faire entrevoir autrement. Certes, le quotidien se charge très vite de nous faire penser à l’endroit, c’est-à-dire selon les schémas habituels.

Mais chaque fois que nous nous mettons à l’écoute de la Parole, le « penser à rebours » devient possible. La réside une ouverture possible pour notre existence à chacune et à chacun, existence personnelle et communautaire. Là réside la possibilité de laisser advenir autre chose que ce à quoi nous sommes habitués, la possibilité d’imaginer des alternatives impensées jusque-là. Dans nos vies personnelles, dans l’église et, qui sait, dans la société.

Au seuil de l’été, d’une période où d’autres activités vont nous occuper que les activités paroissiales n’oublions pas de nous mettre à l’écoute de cette invitation à la metanoia, au « penser à rebours ». Là réside le viatique indispensable à notre bonne santé spirituelle et peut-être aussi l’aiguillon capable de nous tenir éveillé dans ce monde si complexe et si difficile dans lequel nous vivons.

Metanoêsate !

Amen 

Lecture de la Bible

Actes 2:37-47

37Après avoir entendu cela, ils eurent le cœur transpercé, et ils dirent à Pierre et aux autres apôtres : Frères, que devons-nous faire ? 38Pierre leur dit : Metanoêsate ; que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don de l’Esprit saint. 39Car la promesse est pour vous, pour vos enfants et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur, notre Dieu, les appellera. 40Et, par beaucoup d’autres paroles, il rendait témoignage et les encourageait, en disant : Sauvez-vous de cette génération perverse. 41Ceux qui accueillirent sa parole reçurent le baptême ; en ce jour-là, environ trois mille personnes furent ajoutées.

42 Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres, à la communion fraternelle, au partage du pain et aux prières. 43La crainte s’emparait de chacun, et beaucoup de prodiges et de signes se produisaient par l’entremise des apôtres. 44Tous les croyants étaient ensemble et avaient tout en commun. 45Ils vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun. 46Chaque jour, ils étaient assidus au temple, d’un commun accord, ils rompaient le pain dans les maisons et ils prenaient leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur ; 47ils louaient Dieu et avaient la faveur de tout le peuple. Et le Seigneur ajoutait chaque jour à la communauté ceux qu’il sauvait.

Audio

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