Le sacrifice
Culte du 25 février 2007
Prédication de pasteur Florence Taubmann
Culte à l'Oratoire du Louvre,
par le pasteur Florence Taubmann
Les individus modernes que nous sommes ont beaucoup de mal avec l'idée du sacrifice.
Ce mot sacrifice renvoie à des pratiques archaïques, souvent sanglantes, qui nous semblent aujourd'hui inutilement cruelles et construites sur des superstititons...Et la Bible n'échappe pas à cette critique, à cause de tous ces textes concernant des règles sacrificielles devenues incompréhensibles et insupportables pour nous.
Voici ce que nous pensons, selon Emil Fackenheim: " L 'homme primitif avait peur de l'inconnu; il le peuplait donc de divinités colériques et irascibles. Que leur colère fut justifiée ou non, il fallait apaiser leur courroux, ce qu'il faisait en leur sacrifiant les produits des champs, les bêtes de moindre valeur comme les volailles ou plus précieuses, comme le bœuf ou le bénélier, et même ses propres enfants, lorsque la fureur de la divinité était extrême. "
Et l'auteur cite l'histoire d'Abraham et Isaac comme un texte très important qui marque l'évolution du sacrifice humain au sacrifice animal, laquelle s'achèvera
avec l'abolition du sacrifice en général.
Et de fait, dès l'Ancien Testament, on apprend par les psaumes et par les prophètes que Dieu préfère l'offrande des lèvres, les sacrifices du cœur, les sacrifice spirituels à tous les types de sacrifices prescrits par la Torah, qu'il s'agisse de propitiation, d'expiation ...ou d'actions de grâces.
Par exemple on lit au psaume 50:
" Offre pour sacrifice à Dieu des actions de grâce, et invoque-moi au jour de la détresse; je te délivrerai et tu me glorifieras! "
Et au psaume 51 :
" Si tu avais voulu des sacrifices, je t'en aurais offert; mais tu ne prends pas plaisir aux holocaustes. Les sacrifices qui sont agréables à Dieu, c'est un esprit brisé."
On trouve encore ces lignes chez le prophète Osée 6,6:
" J'aime la miséricorde et non les sacrifices, et la connaissance de Dieu plus que les holocaustes. "
Prière de reconnaissance, appel à l'aide, repentance et demande de pardon, amour de Dieu et du prochain ...voilà qui remplacent avantageusement toute religion sacrificielle, nous suggère donc la Bible, en particulier dans le Nouveau Testament.
Et nous sommes forcément d'accord avec cette évolution, d'abord parce que nous avons été formés par la Bible et la pensée biblique. Nous sommes les héritiers de cette évolution dans la Bible d'une religion sacrificielle à une religion du cœur.
Et ensuite parce que nous sommes les enfants des Lumières et de la rationalité, et donc nous sommes pour une religion spirituelle et éthique plutôt que rituelle.
Pourtant la question du sacrifice ne se règle pas si facilement.
Elle ne peut pas se régler par un simple dépassement, pour la bonne raison que notre religion chrétienne se fonde sur la mort et la résurrection du Christ.
Et cette mort est présentée le plus souvent comme un sacrifice dans le Nouveau Testament et chez des théologiens ultérieurs.
Par exemple la très ancienne confession de foi de Corinthiens 15,3 affirme : " Je vous ai enseigné avant tout, comme je l'avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures... "
C'est ce sens expiatoire qu'on entend également dans les paroles d'institution de la cène: " Prenez et mangez, ceci est mon corps; Buvez-en tous, ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, qui est répandu pour beaucoup pour le pardon des péchés. "Matthieu 26,26
D'autres textes comparent la mort du Christ au sacrifice de l'agneau de la Pâque juive (Christ, notre Pâque, a été immolé. 1Co 5,7). Et dans l'épître aux Hébreux, le Christ est le sacrificateur qui par son sacrifice unique abolit tous les autres sacrifices :
" Tandis que tout sacrificateur fait chaque jour le service et offre souvent les mêmes sacrifices, qui ne peuvent jamais ôté les péchés, lui, après avoir offert un seul sacrifice pour les péchés, s'est assis à la droite de Dieu ...Et nous sommes sanctifiés par l'offrande de son corps, une fois pour toutes. "
Donc, même si en nous la voix moderne répugne à l'idée du sacrifice, même si par ailleurs notre théologie protestante de la cène n'est pas sacrificielle au sens catholique du terme, notre référence à l'Ecriture nous place face au sacrifice du Christ. Et chaque fois que nous célébrons la cène, nous reprenons les paroles d'institution prononcées par Jésus, chaque année nous revivons un Jeudi saint et un vendredi saint.
Nous relisons ces textes où Jésus annonce sa passion:
" Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, par les principaux sacrificateurs et par les scribes, qu'il soit mis à mort, et qu'il ressuscite trois jours après. "
Et nous sommes héritiers d'une théologie biblique qui interprète sa mort et sa résurrection en termes sacrificiels.
Nous en avons d'ailleurs de généreuses traces dans nos cantiques.
En même temps je crois pouvoir dire que l'idée de ce sacrifice, l'idée du sacrifice du Christ pour nos péchés est devenue pour beaucoup d'entre nous incompréhensible et insupportable. Autant que les anciens sacrifices d'animaux, même si c'est évidemment pour des raisons différentes.
Alors quelles sont ces raisons?
J'en vois trois: une raison théologique, une raison historique, une raison psychologique.
La première raison, c'est que si la mort du Christ est un sacrifice pour le péché du monde, l'implication de Dieu y est terrible.
Non seulement il est le Dieu Père que Jésus appelle au secours et qui semble ne pas répondre. Mais il est cette divinité lointaine et mystérieuse qui voudrait la mort expiatoire de son Fils pour que les péchés puissent être pardonnés.
Un tel Dieu, à la fois Père et bourreau, apparaît comme pervers.
C'est le Dieu terrible dont il faut calmer le juste courroux par l'offrande d'un agneau sans tâche.
Et même si le sacrifice du Christ, Fils de Dieu, est présenté comme l'ultime sacrifice, le dernier, destiné à mettre fin à tous les sacrifices, même s'il provoque la déchirure du voile du temple, il entretient dans nos esprits la vision archaïque d'un Dieu qui fait peur, un Dieu qui juge et condamne.
Alors il devient difficile de voir dans le sang qui coule de la croix la joie et la paix d'une absolution.
Finalement un tel Dieu semble nous river à la faute bien plus qu'il ne nous invite à vivre le pardon. Il nous retient à la douleur de la croix, bien plus qu'il ne nous pousse à la découverte du tombeau vide et à la joie de la résurrection.
Or un tel Dieu, Dieu du sacrifice et de l'expiation, a longtemps été prêché dans les Eglises. En toute bonne foi d'ailleurs car cette prédication se fonde sur des textes bibliques. Mais aujourd'hui une telle image de Dieu nous révolte.
Pas seulement parce qu'elle contredit la voix de notre raison, mais parce qu'elle semble en pleine contradiction avec une autre image de Dieu, celle en laquelle nous croyons, celle qui nous fait vivre: le Dieu d'amour et de miséricorde.
La deuxième raison, historique, réside dans l'annonce que Jésus fait de sa mort. Jésus la présente comme une nécessité. " il faut que le Fils de l'homme .... "
Ce " Il faut que " nous suggère qu'il y aurait un plan de salut pour la création et l'histoire du monde. Et ce plan passerait par cette mort nécessaire, par ce sacrifice inéluctable du Christ. Aujourd'hui nous sommes sceptiques devant cette logique.
Et ce qui nous a rendu sceptiques, c'est une certaine philosophie de l'histoire, qui a voulu justifier le sacrifice de générations pour le bien-être des générations suivantes.
Mais après tout, pourquoi faudrait-il que des êtres humains soient sacrifiés pour tel ou tel avenir? Et pourquoi fallait-il que le Fils de l'homme soit crucifié?
Ne faut-il pas se méfier d'une vision utilitariste des événements, surtout en théologie?
Mais en même temps nous sommes saisis par la question cruciale:
" Pourquoi et en quoi Jésus lui-même a-t-il vu sa mise à mort comme nécessaire? "
Autrement dit pourquoi l'a-t-il transformé en sacrifice, en assumant consciemment qu'il allait à la mort et en ne faisant rien pour l'éviter?
Le Deutéronome ne dit-il pas: " J'ai mis devant toi la mort et la vie...choisis la vie! "
Jésus n'avait-il pas le devoir de sauvegarder sa propre vie?
Pourquoi ne l'a-t-il pas fait?
Evidemment la théologie répond pour nous à cette question: Jésus accomplit la prophétie du Serviteur souffrant d'Esaïe, Jésus se laisse conduire à la mort par amour, parce que c'est nécessaire au salut du monde.
Pour vaincre la mort il passe par la mort.
Pourtant cette affirmation traditionnelle nous heurte aujourd'hui.
Peut-être parce que nous ne croyons plus vraiment à l'efficacité du sacrifice du Christ.
Si nous croyons toujours qu'il est notre Sauveur, nous ne pensons plus vraiment, au fond de nous, qu'il nous a rachetés par son sang.
Nous ne pensons plus que la vie éternelle vaut qu'on sacrifie cette vie-ci.
Par ailleurs l'histoire du monde et des hommes semble vouloir nous prouver que le sacrifice du Christ n'a pas mis fin aux sacrifices.
Où est le salut du monde? Quels en sont les signes?
Bien souvent le monde ne semble pas sauvé, mais plutôt au bord du gouffre.
Et ce qui selon Paul semblait scandale pour les Juifs et folie pour les grecs apparaît aujourd'hui à beaucoup de nos contemporains comme un message antique, qui ne peut plus faire sens pour nous.
Mais il y a une troisème raison, plus psychologique, qui explique aussi notre réticence à accepter la mort du Christ comme un sacrifice.
C'est que le prix de son sang -destiné à nous sauver, a souvent été bien lourd à payer.
Il a pesé comme une malédiction sur les juifs pendant 2000 ans.
Et pour les chrétiens il a souvent signifié culpabilité, désespoir spirituel, peur de l'enfer, ...sentiment d'une indignité radicale devant cet innocent saignant sur sa croix -non seulement pour nos péchés mais à cause de nos péchés.
Péchés liés à notre nature humaine, encline au mal plutôt qu'au bien!
Comment s'étonner alors que l'Eglise médiévale ait pu développer une théologie du mérite?
Face à un tel sacrifice pour notre salut, n'était-il pas humain de vouloir y être pour quelque chose ? De vouloir payer de sa personne pour acheter une part de son propre salut? Avec tous les abus, toutes les perversions que l'on sait.
C'est là que la Réforme protestante a protesté. Et inversé les choses, en rappelant la théologie biblique de la grâce, et en invitant à la foi seule.
Mais finalement, pour les protestants le prix du sacrifice n'est-il pas parfois aussi cher à payer?
Car ne pas démériter du salut qu'on reçoit gratuitement peut être aussi lourd à assumer que devoir le mériter.
Dans les deux cas il faut accepter d' être sauvé au prix d'un sacrifice - le sacrifice de Jésus le Christ, Fils de Dieu.
Et au cours des siècles il y a eu des chrétiens, des croyants sincères, dont la vie, loin d'être éclairée et libérée par la certitude du pardon, a été écrasée sous le poids d'une grâce trop lourde à porter.
Une grâce qui aggravait la culpabilité de l'homme au lieu de l'en libérer.
Donc l'enjeu de l'enseignement et de la prédication, pendant tous ces siècles, était de faire sortir les chrétiens de la culpabilité pour les faire vivre la libération pascale, la réalité vivante du salut.
Et cet enjeu a toujours été un rude combat, soit pour les prédicateurs qui en avaient conscience, soit pour les fidèles que de mauvais prédicateurs soumettaient à une vision terrible de Dieu et d'eux-mêmes.
Mais aujourd'hui, comme le disait Paul Tillich dans son livre " Le courage d'être ", ce que nous devons affronter n'est plus tant l'angoisse de la culpabilité que l'angoisse de l'absurde.
Aujourd'hui l'enjeu est de trouver du sens, non seulement à la morale chrétienne et à l'enseignement de Jésus, mais également à ce qui a fondé le coeur du christianisme , à savoir la mort du Christ et sa résurrection.
Car aujourd'hui le danger qui guette le christianisme, c'est qu'au moment où il est très largement salué comme éthique il devienne absurde ou insignifiant comme religion.
Et c'est ce qui arrive si les chrétiens ne peuvent plus dire pour quoi est mort le Christ de manière actuelle, c'est-à-dire de telle sorte que cela représente une puissance de changement aujourd'hui encore, à nouveau.
Mais pour essayer de dire cela, il faut sans doute retourner à l'idée de sacrifice?
La retravailler. La comprendre autrement.
Le sacrifice du Christ n'est pas un sacrifice expiatoire. Ou alors c'est un sacrifice raté, car ce monde n'est pas délivré du péché et du mal. L'agneau de Dieu, ou le bouc émissaire de la cité n'ont pas emporté avec eux la cruauté et la souffrance des hommes.
Et le grand inquisiteur de Dostoïevsky a raison quand il reproche à Jésus d'être venu troubler l'ordre du monde en apportant aux hommes de fausses espérances.
Car le sacrifice du Christ ne fait table rase ni du passé, ni de la nature humaine, ni de la condition humaine.
Ce n'est pas un rachat des fautes passées.
En revanche le sacrifice du Christ peut être compris comme un acte gratuit qui concerne l'avenir.
Il s'agit d' une offrande. L'offrande de sa vie.
"Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. " dit Jésus dans l'Evangile de Jean.
Et dans ce long discours d'adieu à ses disciples , tout nous indique qu'il y a une équivalence entre donner sa vie et donner connaissance de Dieu.
Si Jésus donne sa vie jusqu'à en mourir, ce n'est par appétit de la mort ni par sublimation du sacrifice ou du martyre.
C'est parce qu'il en va de sa fidélité à Dieu et aux hommes. Il est le lieu de rencontre et de connaissance mutuelle entre Dieu et les hommes.
Il doit l'être jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à l'ultime instant de sa vie, jusqu'à son dernier soupir. Il ne peut faire autrement sans trahir la conscience qu'il a de lui-même.
Donc ce don de sa vie devient absolument nécessaires, non pas pour payer le poids des péchés du monde.
Mais pour que le monde connaisse et reconnaisse Dieu.
Jusqu'au bout il enseigne la connaissance et la reconnaissance de Dieu. C'est-à-dire de ce Dieu amour qui s'approche de l'homme au point de le toucher, de le pénétrer, de le transfigurer.
Et quand Jésus se taît, mort sur la Croix, une voix prend la relève de son enseignement: celle de l'officier romain qui dit: " Vraiment cet homme était Fils de Dieu! "
Frères et soeurs,
le mot korban, qui signifie sacrifice en hébreu, a un sens d'approche, de proximité. Approche, proximité de Dieu et de l'homme.
Ce qui se réalise en plénitude en cet instant de la mort du Christ.
Ce que nous devons nous-même mettre en oeuvre, par l'offrande de nos lèvres, de notre cœur, et de notre vie, c'est-à-dire tout ce qui nous inscrit dans le souvenir quotidien de l'amour de Dieu, dans son intimité.
C'est-à-dire la prière.
C'est par cette attention et cette tension de la prière, c'est par cette oritentation de tout notre être que nous pouvons signifier au Christ Jésus que nous avons reçu pleinement son offrande.
Alors nous pouvons confesser qu'il a vécu et qu'il est mort pour le salut du monde, non pas en payant la dette sans fin des péchés des hommes, mais en donnant pour toujours au monde la connaissance d'un Dieu qui est Amour.
Amen !