Faire échec aux vœux des Jephté

Juges 11:29-40

Culte du 1 janvier 2012
Prédication de pasteur James Woody

( Juges 11:29-40 )

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Culte du dimanche 1er janvier 2012 à l'Oratoire du Louvre
prédication du pasteur James Woody

Chers frères et sœurs, ce passage du livre des Juges est probablement l’un des plus scandaleux des textes bibliques, celui qui heurte le plus notre raison et notre foi.

Le premier scandale est moral. La manière dont cet homme, Jephté, dispose de la vie de ceux qui sont dans sa maison est insupportable. Que quelqu’un ait le droit de vie ou de mort sur une autre personne, y compris au sein de sa propre famille, est à proprement parler scandaleux. Ce n’est pas tant la logique du « premier venu » qui nous heurte, le fait que le sort tombe sur le premier à arriver à la rencontre de Jephté, que le fait qu’un personnage biblique puisse tranquillement faire le vœu de sacrifier un être vivant s’il remporte la bataille qu’il va engager. Car, bien entendu, revenant de son Odyssée, ce n’est pas un chien qui franchira la porte pour manifester de la reconnaissance envers son maître : les chiens ne sont pas domestiqués en Israël. C’est donc un être humain qui viendra à sa rencontre, Jephté ne peut l’ignorer. C’est donc consciemment que cet homme forme un vœu dont la conséquence, inéluctablement, sera la mort d’un semblable.

A cela s’ajoute un autre scandale, moral également, le fait que personne n’intervienne contre ce destin. Personne n’intervient, ne serait-ce que par la parole, pour que Jephté renonce à son geste fatidique ou pour que sa fille s’échappe et ne meurt pas. D’ailleurs, la fille, elle-même, semble plutôt encourager son père à aller au bout de sa logique meurtrière. Elle ne lui demande qu’un répit de deux mois, le temps de prendre le deuil d’un hypothétique mariage et d’une maternité. Pendant ces deux mois passés dans les montagnes, elle aurait pu en profiter pour se cacher, pour ne pas revenir, d’autant qu’elle n’avait pas besoin d’être avertie en songe qu’il lui en coûterait la vie de rentrer chez elle.

Voilà donc un texte scandaleux qui déroule une logique folle à laquelle personne ne s’oppose, comme si cela allait de soi, comme si la conduite de Jephté était un modèle à suivre, sinon pour notre conscience adulte.

Scandale théologique

D’ailleurs, il est tout aussi scandaleux que le divin n’intervienne pas non plus, qu’il n’oppose aucune résistance à la volonté de son héros, qu’il n’essaie pas de le dissuader d’une manière ou d’une autre de sacrifier sa fille, son unique, comme il l’avait fait autrefois pour Isaac sur le point d’être sacrifié par Abraham, son père. Ici, pas une parole, pas un geste de la part de l’Eternel qui reste curieusement absent alors que c’est en son honneur que la jeune femme va être mise à mort. Pas même un bélier de substitution ou une biche, comme cela sera le cas dans l’un des récits racontant une histoire semblable, celle d’Iphigénie.

Pour en revenir à Jephté, il y a aussi une aberration théologique dans son comportement, car Jephté fait ce vœu de sacrifier le premier venu alors que l’esprit de l’Eternel venait de reposer sur lui. Jephté fait un vœu qui a tout d’un marchandage odieux (si tu me donnes la victoire, je te donne le premier venu de chez moi) alors qu’il vient d’être mis au bénéfice de l’esprit divin. Autrement dit, l’attitude de Jephté signifie qu’il n’a nulle confiance dans l’Eternel au point qu’il entre dans une logique du donnant-donnant qui pourrait faire penser que la victoire militaire a été acquise grâce à ce vœu. Ce serait effectivement le cas si le don de l’esprit était réalisé après avoir formulé ce vœu. Mais c’est l’inverse : l’Eternel fait bénéficier Jephté de son esprit indépendamment de toute action, de toute parole, de tout engagement de Jephté, par grâce seule pourrions-nous dire. C’est ensuite que Jephté forme ce vœux.

Relation Homme-Dieu

Cela montre que le problème moral vient d’un problème théologique : si Jephté revêt les habits du barbare, c’est parce qu’il a été hermétique à l’action divine, qu’il n’a nullement pris conscience qu’il était au bénéfice de l’esprit de l’Eternel. Dans cet épisode, le rédacteur met en évidence que l’homme perd son humanité en se fermant à ce que l’Eternel lui propose. En refusant d’être animé par l’esprit de l’Eternel c’est-à-dire en refusant d’adhérer à ce qui favorise la vie, Jephté adhère à une logique de mort. Autour de lui il n’y aura plus que de la mort, aussi bien chez ses ennemis qu’au sein de sa propre famille. Plus que cela, en refusant de s’ouvrir à l’Eternel, le fondement de l’être, Jephté se prive d’une descendance : il met fin à son histoire.

Mais pourquoi l’Eternel n’est-il pas intervenu pour contrarier Jephté et pour sauver sa fille ? C’est la même question qui se pose avec Adam et Eve qu’il n’a pas empêché de croquer le fruit illusoire de la connaissance du bien et du mal. Il n’a pas non plus empêché Jésus d’être crucifié, me direz-vous. Je dirais plutôt qu’il n’a pas réussi. Car ici, comme en bien d’autres épisodes, le texte nous aide à repérer la trace de l’action de Dieu qui ne parvient pas toujours à faire valoir la vie sur la mort, le bien sur le mal, la justice sur l’iniquité. Du côté du jardin d’Eden, il avait éduqué Adam et l’avait averti que la connaissance du bien et du mal n’était pas accessible. Du côté de Jésus, je vois dans les efforts de Ponce Pilate pour épargner la mort à Jésus une action, inefficace certes, qui pourrait trouver sa motivation du côté du divin. Quant à Jephté… nous avons vu que Dieu s’était préoccupé de lui, mais que Jephté n’en a pas tenu compte, qu’il n’a pas accueilli l’esprit de l’Eternel. Nous avons là une illustration de ce qui sera nommé le péché contre l’Esprit, par exemple dans l’Evangile selon Matthieu (12/31), seul péché dont il soit dit qu’il ne sera pas pardonné. Jephté, en refusant l’aide divin, se condamne à n’en faire qu’à sa tête. En ne tenant pas compte de l’Eternel qui est ce qui appelle à la vie, Jephté se condamne une posture mortifère qui empêche Dieu d’intervenir dans le cours de cette histoire.

Et pourtant Dieu intervient après que Jephté a été accueilli par sa fille. Nous le découvrons en écoutant attentivement ce que dit sa fille : « je m’en irai, je descendrai sur les montagnes ». Qui peut descendre sur les montagnes sinon l’Eternel comme il l’est dit au sujet de sa présence au Sinaï (Ex 19/18, 20) ? Dans ce retour tragique, la fille de Jephté incarne le divin, bien présent en elle, une jeune femme qui révèle à son père ce qu’il y a de plus profond en lui qui dit « Ah ! ma fille, tu me jettes dans l'abattement, tu es au nombre de ceux qui me troublent ! ». Premier coup de boutoir divin. Puis deuxième coup de boutoir en tâchant de différer dans le temps le moment de l’exécution du vœu : deux mois qui pourraient permettre à son père de réfléchir à la situation et de revenir sur sa décision. Mais cela ne produit pas l’effet escompté. Jephté maintient qu’il ne peut pas revenir en arrière, il ne peut pas faire demi-tour, il ne peut accomplir sa « techouvah ».

Réversibilité

Voilà, malheureusement, ce qui arrive lorsqu’on se ferme à l’esprit de l’Eternel, on devient extrémiste. Comme le rappelait le chanteur Sting au sujet de la guerre froide, même les Russes aimaient leurs enfants ce qui, au plus fort des crises laissaient espérer qu’ils ne se jetteraient pas dans une guerre thermonucléaire. Mais cela n’est pas vrai pour les extrémistes pour lesquels tout est bon pour être sacrifié sur l’autel de leur idéologie. Ce peut être les enfants qui seront sacrifiés dans un collège dangereux au nom de la sacro-sainte école publique ; ce peut être les populations rendues exsangues par la déréglementation des marchés au nom du libéralisme économique ; ce peut être la richesse des cultures au nom de la préférence nationale ; ce peut être un déficit public au nom d’une promesse électorale. Ce peut-être l’humanité au nom d’une parole donnée, comme dans ce texte biblique.

Ce texte révèle la cause profonde de cette tragédie en mettant dans la bouche de Jephté cette explication : « Je ne puis revenir en arrière », comme si faire volte face allait lui faire perdre la face et comme si perdre la face était plus important que la vie de sa fille. Ce texte révèle que le problème réside dans le fait que Jephté s’est mis dans une impasse et qu’il s’entête dans cette voie qui le conduit droit dans le mur et sa fille droit dans sa tombe. Lui, le capitaine de l’armée d’Israël, aurait été bien inspiré de lire le document relatif à l’emploi des forces armées rédigé par le général Georgelin lorsqu’il était chef d’Etat major des armées françaises. Jean-Louis Georgelin, pose comme troisième fondement de l’action militaire le concept de réversibilité. « la réversibilité permet de préserver la liberté d’action du pouvoir politique. Elle repose, dès le lancement de l’action militaire, sur des choix stratégiques autorisant son arrêt, voire un retour en arrière ainsi que sur un dispositif militaire offrant des possibilités d’ajustement (p. 15) ».

Ici, Jephté n’a laissé aucune liberté d’action au pouvoir politique, à la diplomatie, n’ayant laissé aucune place au divin. Et c’est là que nous, qui pouvons être légitimement scandalisés par ce genre de tragédie, nous pouvons entrer en scène et agir, en réaction à ce qui est pour nous matière à scandale.

Il nous appartient d’essayer de délier les personnes qui forment des vœux irréversibles, de les aider à sortir des impasses dans lesquelles elles se sont fourvoyées, de leur permettre de faire demi-tour et de revenir sur leurs pas. Il nous appartient d’essayer de délier les personnes qui ont pris des engagements non légitimes qui tiennent une personne ou un groupe de personnes en otage au nom d’une idéologie dont elles sont devenues prisonnières. Délier, cela se dit avec un mot qui compte dans notre vocabulaire biblique : c’est pardonner. Pardonner qui est donc un acte extrêmement concret quand il s’agit d’aider quelqu’un à reconsidérer son point de vue, à revenir sur une mauvaise décision, à faire droit à son humanité qui peut se mettre à vibrer au contact des conséquences tragiques de ses actes. Pardonner, qui permet donc de rendre un visage et des attitudes humaines à ceux qui sont devenus barbares à force de s’enfermer dans leurs certitudes, en s’isolant de ce que l’Eternel nous propose de vivre. L’Evangile, dans ces situations critiques, c’est de faire échec aux vœux de Jephté et compagnie. L’Evangile consiste à pardonner pour que ceux qui se sont liés à un destin qui assassine le divin cessent d’être dans une dynamique mortifère et puissent à nouveau produire une postérité.

Amen

Lecture de la Bible

Juges 11:29-40

L’Esprit de l’Eternel fut sur Jephthé. Il traversa Galaad et Manassé; il passa à Mitspé de Galaad; et de Mitspé de Galaad, il marcha contre les fils d’Ammon.

30 Jephthé fit un voeu à l’Eternel, et dit: Si tu livres entre mes mains les fils d’Ammon, 31 quiconque sortira des portes de ma maison au-devant de moi, à mon heureux retour de chez les fils d’Ammon, sera consacré à l’Eternel, et je l’offrirai en holocauste.

32 Jephthé marcha contre les fils d’Ammon, et l’Eternel les livra entre ses mains. 33 Il leur fit éprouver une très grande défaite, depuis Aroër jusque vers Minnith, espace qui renfermait vingt villes, et jusqu’à Abel-Keramim. Et les fils d’Ammon furent humiliés devant les enfants d’Israël.

34 Jephthé retourna dans sa maison à Mitspa. Et voici, sa fille sortit au-devant de lui avec des tambourins et des danses. C’était son unique enfant; il n’avait point de fils et point d’autre fille. 35 Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements, et dit: Ah! ma fille! tu me jettes dans l’abattement, tu es au nombre de ceux qui me troublent! J’ai fait un voeu à l’Eternel, et je ne puis le révoquer.

36 Elle lui dit: Mon père, si tu as fait un voeu à l’Eternel, traite-moi selon ce qui est sorti de ta bouche, maintenant que l’Eternel t’a vengé de tes ennemis, des fils d’Ammon. 37 Et elle dit à son père: Que ceci me soit accordé: laisse-moi libre pendant deux mois! Je m’en irai, je descendrai dans les montagnes, et je pleurerai ma virginité avec mes compagnes.

38 Il répondit: Va! Et il la laissa libre pour deux mois. Elle s’en alla avec ses compagnes, et elle pleura sa virginité sur les montagnes.

39 Au bout des deux mois, elle revint vers son père, et il accomplit sur elle le voeu qu’il avait fait. Elle n’avait point connu d’homme.

Dès lors s’établit en Israël la coutume 40 que tous les ans les filles d’Israël s’en vont célébrer la fille de Jephthé, le Galaadite, quatre jours par année.

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