Epiphanie : Les Noces de Cana
Jean 2:1-11
Culte du 6 janvier 2006
Prédication de pasteur Florence Taubmann
( Jean 2,1-11 )
Culte à l'Oratoire du Louvre,
par la pasteure Florence Taubman
Aujourd’hui c’est la fête de l’épiphanie, mot qui signifie manifestation, apparition, et qui, en théologie chrétienne, désigne la révélation de Jésus le Christ à toutes les nations de la terre. Cette révélation est symbolisée par la venue et l’adoration des mages d’Orient, qui complètent la venue et l’adoration des bergers, symbolisant le peuple d’Israël.
Dans la liturgie occidentale, on y célèbre l’adoration des mages, mais dans l’Eglise catholique on y évoque aussi le baptême de Jésus et le miracle des noces de Cana. Voici par exemple ce que l’on trouve dans la liturgie, dans l’antienne du benedictus :
« Trois miracles ont illustré le jour saint que nous fêtons : aujourd’hui l’étoile a conduit les mages à la crèche ; aujourd’hui l’eau s’est changée en vin pour les noces ; aujourd’hui dans le Jourdain le Christ a voulu se faire baptiser par Jean. »
Aujourd’hui c’est à travers le récit de Cana que je voudrais vivre avec vous la question de l’épiphanie, en méditant sur un thème qui est au cœur de ce récit : le thème de la transformation. Et cette transformation sera évoquée d’abord comme transformation nécessaire, puis comme transformation secrète. A travers cette méditation sur la transformation nous essaierons de répondre pour aujourd’hui à la question de l’épiphanie : qu’est-ce qui se manifeste-là?
Au niveau littéral
Si on lit attentivement le récit des noces de Cana, plusieurs détails sont frappants, et d’abord cette histoire de vin qui manque. Pour un premier signe de Jésus, n’attendrait-on pas plutôt quelque chose de vital : le pain, l’eau, la santé, la vie ? Le manque de vin ne menace aucunement la survie des convives, ni même leur soif possible, puisqu’il y a de l’eau. En revanche il menace peut-être leur joie, si l’on se souvient bien que le vin réjouit le cœur de l’homme. Il ne menace pas la vie, mais il menace la fête. Il menace l’ « euphorie » permise, voire offerte, et même prescrite aux convives d’une noce villageoise. Et donc il menace la réputation d’un hôte qui n’a pas su prévoir avec suffisamment de générosité la quantité de vin nécessaire. Et quand on sait l’importance que revêt l’hospitalité en Orient, la cause est grave. On comprend alors que la mère de Jésus, attentive et compatissante, puisse s’en émouvoir. Il y a nécessité que quelque chose se passe, suggère-t-elle à Jésus.
Rien qu’au niveau littéral, on voit donc que la nécessité ne relève pas du seul besoin physique et matériel, mais également de l’ordre social et culturel, voire religieux. Pour donner un exemple, je pense à un vieux monsieur que j’ai un jour rencontré et qui m’a dit avoir changé de paroisse parce que dans la sienne on avait remplacé le vin rouge de la Cène par du jus de raisin. Il avait beau comprendre les excellentes raisons de cette décision, il ne pouvait s’y résoudre. Il lui fallait du vin pour que la dimension symbolique de la Cène s’accomplisse. Donc à Cana, pour que la noce soit vraiment une noce, il faut du vin.
Mais ceci nous conduit maintenant au niveau symbolique.
Au niveau symbolique
Si nous nous situons dans le contexte du Nouveau Testament et de l’Evangile de Jean, il est impossible de faire abstraction de la polémique que cet Evangile mène contre le judaïsme. Et c’est bien comme cela que la tradition a souvent lu le récit de Cana. La noce, le mariage se réfère à l’alliance de Dieu avec son peuple. On sait que c’est un thème régulièrement utilisé par les prophètes bibliques. Dieu y est présenté comme l’époux fidèle, inconditionnel, et Israël est la fiancée, ou l’épouse, qui donne des coups de canif dans le contrat. Mais les prophètes bibliques, qui sont sévères avec le peuple auquel ils s’adressent. rappellent aussi que Dieu ne résilie jamais son alliance.
Or à cette noce qui nous occupe aujourd’hui, il va manquer du vin . Dans une certaine lecture que l’on a fait de ce texte , ce manque signale l’ insuffisance du judaïsme à répondre à l’alliance. Dans le même sens, note un exégète, il n’y a que 6 jarres, 6 étant un chiffre d’incomplétude parce que bien sûr on attend la septième. Plus de vin, seulement six jarres, suffisamment d’eau pour la purification, mais pas assez pour la transformation en vin…..Que de manques à cette noce ! On se trouve là au fondement de la théologie chrétienne traditionnelle, qui a voulu montrer l’incomplétude de l’Ancienne Alliance pour démontrer la nécessité de la Nouvelle Alliance. Le système religieux juif, avec ses rites de purification, et dans la scène suivante, avec ses marchands du Temple, est présenté comme à bout de souffle, et ce vin qui manque et qui est pourtant nécessaire, il symbolise déjà le sang du Christ , c’est-à-dire la nouvelle foi chrétienne. D’ailleurs, dans les premières œuvres iconographiques des catacombes, cette scène de Cana sera souvent représentée avec celle de la multiplication des pains, qui renvoie aussi à la Cène. Fini le temps de la purification. Voici venu le temps de la communion.
Symboliquement, l’Ancienne Alliance est donc présentée comme épuisée, en nécessité de transformation radicale. C’est ainsi que sera traditionnellement lu ce texte, avec bien d’autres, appuyant la théologie de l’accomplissement de l’Ancienne Alliance par la Nouvelle Alliance, et la substitution de l’Eglise, Nouvel Israël au peuple juif, Ancien Israël.
Et il faudra attendre le 20ème siècle pour que des déclarations théologiques aussi bien catholiques que protestantes, affirment que Dieu n’a jamais révoqué son Alliance envers le peuple juif; et que l’événement chrétien n’invalide pas la foi d’Israël. Le Christianisme n’est pas l’accomplissement du judaïsme , en revanche il doit réincorporer les dimensions de sa matrice juive dans l’expression contemporaine de sa foi.
Mais au-delà de la lecture polémique, nous pouvons maintenant interroger le sens spirituel de cette transformation nécessaire.
Au niveau spirituel
En quoi la transformation est-elle nécessaire au niveau spirituel ? Nous avons vu, au niveau littéral, que la transformation était nécessaire pour que la noce se passe comme doit se passer une noce, c’est-à-dire dans la joie. Nous avons vu, au plan symbolique, que le manque pointé par l’évangéliste était d’ordre religieux : le système de la purification est contestable, il faut passer à la communion. Mais qu’en est-il sur le plan spirituel ? Cette question nous touche de plus près encore que les autres, car finalement, pour faire vivre ce texte, il est indispensable que nous nous la posions à nous-mêmes. Quel est le vin qui nous manque ? Et qui sommes-nous dans cette histoire, à qui nous identifions-nous ?
Quel est le vin qui nous manque ? Si on consulte le dictionnaire des symboles, on voit que la dimension symbolique du vin est très riche : entre vie, connaissance, immortalité, mais aussi ivresse et donc danger, la palette est large.
Mais il est plus intéressant pour nous, quand nous lisons ce texte, de mener une introspection que de consulter un dictionnaire. Et cette introspection ne saurait être seulement égoïste. Elle ne saurait pas, non plus, nous donner des réponses simples et définitives. Quel est le vin qui nous manque, qui manque à notre prochain, qui manque à notre monde ? Est-ce la vérité ? Est-ce la justice ? Est-ce la sagesse ? Est-ce la foi ? Est-ce la tolérance ? Est-ce l’espérance ? Est-ce le silence ? Est-ce la confiance ? Est-ce la simplicité ? Est-ce le pain quotidien pour tous? Est-ce le respect ? Est-ce l’estime de soi-même ? Est-ce la bienveillance pour autrui ? Est-ce la joyeuse bonté ? Est-ce la fidélité à Dieu et à nos frères et sœurs en humanité ?
Quel est ce vin qui manque à notre noce ? Quel est ce vin nécessaire à notre joie évangélique ? Il incombe à chacun de nous de laisser cette question descendre en lui-même et interroger sa vie.
Mais cette question entraîne une seconde question : qui sommes-nous dans le récit de Cana ? À qui nous identifions-nous ?
Concrètement il n’y a pas trente-six solutions : soit nous sommes du côté de ceux qui ignorent, du début à la fin, que le vin a manqué. Et c’est à peu près tout le monde, à des degrés différents, ce qui n’empêche que tout le monde sera abreuvé de ce vin délicieux et nouveau.
Soit nous sommes du côté de ceux qui ont vu le manque : et c’est en premier lieu Marie, puis Jésus qu’elle alerte.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser le manque de vin est tragique. Du moins à ce niveau spirituel. Et c’est bien ce caractère tragique que signale Jésus quand il prononce les paroles annonciatrices de sa passion et de sa résurrection : « Mon heure n’est pas encore venue ».
Ce manque de vin est tragique car il donne lieu à deux dilemmes :
- 1er dilemme : faut-il dire que le vin manque, ou faut-il faire comme si on ne voyait pas qu’il y a un manque. Dans la Bible celui qui accepte de voir le manque et qui alerte les autres sur le manque, c’est le prophète. Et on sait bien qu’en remplissant sa mission, le prophète risque toujours de n’être pas compris, ou même rejeté, et parfois menacé dans sa vie. Le prophète, c’est bien celui qui alerte sur le manque de vin, autrement dit sur le manque de vérité, sur le manque de justice, sur le manque d’amour, sur le manque de confiance, sur le manque de fidélité à Dieu….Et dans notre récit de Cana, c’est Marie qui joue ce rôle prophétique, et on voit comment elle se fait rabrouer par Jésus, et comment elle ne se laisse pas démonter.
- Mais on peut choisir aussi de ne pas voir le manque, ou les manquements fondamentaux qui mettent la vie, le monde, le cœur, l’âme, le prochain, l’homme en péril. On peut se voiler la face, mettre la tête sous l’aile, minimiser les risques, penser que tout ira mieux demain….Et d’ailleurs parfois cela marche. Car heureusement il arrive que Dieu vienne combler nos manques sans que nous y participions en rien. Ainsi en va-t-il dans notre récit des bénéficiaires du vin nouveau qui remarquent seulement qu’il est encore meilleur que le précédent.
- 2nd dilemme : faut-il agir ou faut-il ne pas agir ? Les paroles de Jésus, en apparente contradiction avec ce qu’il va faire, peuvent faire penser qu’il est traversé par ce second dilemme. « Femme, qu’y- a – t - il entre toi et moi ? Mon heure n’est pas encore venue. » Face au manque de vin faut-il agir maintenant ou non ? Bien sûr qu’il faut agir pensons-nous ? Mais quand ce manque est une sorte de puits sans fond, quand ce manque est le manque de tout ce que nous avons dit tout à l’heure….pas seulement le pain, mais la vérité, la justice, la confiance, l’espérance, la fidélité…..quand ce manque n’est pas seulement d’ordre matériel mais de nature profondément spirituelle et éthique, comment agir ? Quelle action mener ? Qui sommes-nous, au fond, pour espérer transformer l’eau en vin ?
- Dans un monde devenu complexe comme le nôtre, la question de l’action, de l’action juste et la meilleure possible ne saurait être simple. Je ne parle pas là bien sûr de tous ces gestes quotidiens d’amour, de tendresse, de partage que nous essayons de vivre ….et déjà nous savons que ce n’est pas si facile. Mais je parle de cette transformation présentée comme nécessaire dans le récit de Cana.
- Que devons-nous transformer aujourd’hui et comment pour que le vin ne manque pas, ou qu’il manque moins ? Cette question-là aussi, il incombe à chacun d’entre nous de la laisser descendre en lui-même et interroger sa vie.
- Mais ceci nous conduit à notre second point : la transformation de l’eau en vin que Jésus accomplit a un caractère secret.
À Cana la transformation s’opère dans le secret.
Au niveau littéral
Il est frappant de voir l’insistance mise sur le secret dans ce récit. Personne ne doit voir ce qui se passe, le maître de maison n’en a rien vu, ni les invités. Seuls les serviteurs sont au courant de la transformation, les disciples dont il est dit qu’ils crurent alors en Jésus, et bien sûr Marie, qui a été la commanditaire de l’opération. Au niveau littéral, Jésus se comporte un peu comme Amélie Poulain, cette jeune héroïne d’un film français qui a eu beaucoup de succès ces dernières années. Amélie se donne entre autre pour mission de consoler les malheureux et de réparer ce qui ne va pas dans la vie des gens et dans la marche de leur petit monde. Et tout cela, elle le fait en cachette. C’est secrètement qu’elle transforme les situations. De même, le changement de l’eau en vin à Cana s’accomplit de manière mystérieuse et secrète. De l’eau est rajoutée à l’eau contenue dans les six jarres. Et on peut y puiser alors du vin. Aucun geste, aucune parole particulière de Jésus. Il ne reste donc, sans doute, que la prière silencieuse qu’il fait à son Père : « qu’il en soit fait selon ta volonté ! » Mais nul ne le sait.
Au niveau symbolique
Mais quel est le sens symbolique ce secret au niveau symbolique ? D’abord, c’est qu’il n’y a rien à voir. La transformation qui s’opère n’est pas spectaculaire. Elle ne concerne pas la vue, mais le goût. Et le terme employé par l’évangéliste pour la qualifier est le mot « signe », et non « miracle » ou « action de puissance ». On n’est pas dans le domaine de la magie ou de la prestidigitation, mais dans une action d’un autre type, qui est le témoignage.
Cependant, chose étrange, cette transformation secrète manifeste la gloire de Jésus et conduit ses disciples à croire en lui.
Voici donc cette épiphanie dont il est question aujourd’hui, cette épiphanie manifestation, révélation. Mais que signifie cette gloire manifestée? Dans l’univers biblique la gloire, ce n’est pas une question de paillettes et d’étalage de puissance. C’est la vérité de l’être et sa présence qui doivent être manifestées. Rendre gloire à Dieu, c’est lui reconnaître sa place, sa mesure, ce qu’il est, ce qu’il a fait…. Même si, en réalité, la clef de tout cela nous reste secret. La gloire de Dieu, c’est le signe visible que Dieu est Dieu, c’est-à-dire qu’il est invisible, qu’il est secrètement Dieu. Un peu comme quand on dit que le sacrement est le signe visible d’une grâce invisible.
De même, la gloire de Jésus manifestée renvoie, non à son pouvoir visible , mais à son action secrète. A son identité secrète, qu’aucune confession de foi, qu’aucun dogme ne sauront jamais épuiser, heureusement. C’est à travers une transformation secrète de l’eau en vin que la gloire de Jésus est manifestée, mais cette gloire elle-même cache plus qu’elle ne montre. Elle renvoie à un secret. Elle renvoie à une réalité incommensurable, indicible. Ce que nous dit le secret, c’est qu’il doit rester secret, sous peine de perdre toute signification. Mais il est glorieux, c’est-à-dire que dans ses effets, il a une importance majeure dans nos vies.
Au niveau spirituel
Et donc l’attitude spirituelle la plus juste face à ce secret, ce n’est pas la curiosité, c’est la réserve et la complicité. C’est la disponibilité et la méditation. Jésus, en tant que Messie de Dieu pour nous, est celui qui transforme dans le secret …l’eau en vin, autrement dit la vie en quelque chose de plus précieux encore que la vie, mais qui est vie aussi.
Jésus, en tant que Parole de Dieu pour nous, touche précisément ce qu’il y a en nous de plus secret, de plus intime…le lieu caché de notre être, de notre identité, de notre vérité. Là où nous sommes pauvres, là où nous sommes nus, là où n’avons de reste qu’un peu d’eau pour ne pas mourir. Et en touchant le cœur de notre être, Jésus-Parole nous transforme secrètement. Secrètement il nous ouvre à la vie autre. A la vie autre parce que éclairée de la présence de Dieu. Parce que au bout du compte, c’est là la question, la seule question qui importe : Dieu est-il oui ou non présent dans notre vie, dans notre monde, dans notre histoire…. ? Mais comment le serait-il s’il n’était présent dans notre cœur et notre esprit ?
En ce dimanche d’épiphanie, c’est bien à cette question fondamentale que nous sommes ramenés. Est-ce que Dieu est « manifeste » pour nous ? Est-ce que Jésus, Messie d’Israël, nous le rend manifeste ? Et comment ?
D’abord par le manque, nous dit le récit de Cana. C’est parce que le vin manque, c’est parce qu’il est nécessaire de changer l’eau en vin, que la question de Dieu devient ou redevient manifeste pour nous. Ainsi dans notre monde et dans nos vies, les temps de crise sont souvent ceux où nous sommes ramenés aux questions fondamentales. Aujourd’hui, quel est le vin qui nous manque ?
Mais Jésus répond à cette question par la transformation secrète de l’eau en vin, et ainsi il manifeste sa gloire, c’est-à-dire la présence rayonnante de Dieu en lui.
Nous voici donc invités à descendre au fond de la cuve, c’est-à-dire au cœur de notre cœur, dans le saint des saints de notre conscience : c’est là que nous vivrons l’œuvre de grâce, la véritable transformation de l’humain, celle qui, au jour le jour et humblement, illumine le monde.
Amen !
Lecture de la Bible
Jean 2,1-11
Trois jours après, il y eut des noces à Cana en Galilée. La mère de Jésus était là, 2 et Jésus fut aussi invité aux noces avec ses disciples. 3 Le vin ayant manqué, la mère de Jésus lui dit: Ils n’ont plus de vin. 4 Jésus lui répondit: Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi? Mon heure n’est pas encore venue. 5 Sa mère dit aux serviteurs: Faites ce qu’il vous dira. 6 Or, il y avait là six vases de pierre, destinés aux purifications des Juifs, et contenant chacun deux ou trois mesures. 7 Jésus leur dit: Remplissez d’eau ces vases. Et ils les remplirent jusqu’au bord. 8 Puisez maintenant, leur dit-il, et apportez-en à l’ordonnateur du repas. Et ils lui en apportèrent. 9 Quand l’ordonnateur du repas eut goûté l’eau changée en vin, --ne sachant d’où venait ce vin, tandis que les serviteurs, qui avaient puisé l’eau, le savaient bien, -il appela l’époux, 10 et lui dit: Tout homme sert d’abord le bon vin, puis le moins bon après qu’on s’est enivré; toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent. 11 Tel fut, à Cana en Galilée, le premier des miracles que fit Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.