Sommaire du N° 823 (2020 T4)

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Dossier du mois
L'Oratoire au(x) temps de la Covid-19




Éditorial
L'Oratoire au temps du confinement

par Aurore Saglio Thébault, Présidente du Conseil Presbytéral

La crise de la Covid-19 n’est pas achevée. Malgré des mesures fortes, difficiles, en France et dans le monde, nouveaux cas et victimes restent importants. Plusieurs mois nous séparent de premiers vaccins. L’OMS estime à deux ans la fin de la crise. Gestes barrières et distanciations s’installent pour longtemps. Avec de graves conséquences sociales et économiques, psychologiques.

Dans ces heures de grand besoin, notre église s’est mobilisée avec un mot d’ordre : « Confinés mais pas isolés ». Pour garder le lien, nous avons mis en place de nouveaux modes d’interaction, pour exprimer notre message de solidarité, de confiance en le Seigneur, avec et pour nos paroissiens, et notamment les plus vulnérables. A destination aussi de tous ceux, nombreux, qui dans de tels moments s’interrogent, doutent, ou veulent effectuer un retour sur leur vie. L’épreuve a été le rappel de l’humilité toujours nécessaire et l’occasion de « mises en perspective » comme en témoignent nos pasteures et nos paroissiens dans ce numéro.

Résolue, notre église a saisi activement la fin du confinement pour passer le relais entre les équipes et l’été, pour lancer les premiers chantiers nécessaires à son avenir. Distanciés, nous devons toujours veiller à ne laisser personne se sentir isolé et continuer à témoigner largement de notre foi, appuyés sur un programme dense d’activités au 4ème trimestre, témoignage de notre vitalité.

Mais plus que jamais l’Oratoire a besoin de chacun d’entre nous. Sévèrement affectée par une crise qui frappe tout particulièrement ses ressources, notre église nécessite rapidement notre soutien engagé.

« Dès le matin, sème ta semence, le soir ne repose pas ta main ; 
car tu ne sais pas ce qui réussira, ceci ou cela,
ou si l’un comme l’autre sont également bons. » (Ecclésiaste 11: 6)


Les coulisses du confinement ...
    ou la gestion de l'étrange ...

par Aurore Saglio Thébault

Vendredi 13 mars : Interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes. Une nouvelle disposition dans le temple est mise en place pour respecter les distanciations. La newsletter annonce le maintien du culte du 15 mars.

Samedi 14 mars : Fermeture des lieux « non indispensables ». Béatrice Cléro-Mazire fournit à l’équipe Web le texte de  sa prédication vers 22h. Il est en ligne à minuit, reformaté sur deux colonnes pour impression.

Dimanche 15 mars : Les portes du temple restent fermées. Agnès Adeline-Schaeffer est là pour accueillir si besoin était. Seuls deux paroissiens se présenteront « par acquis de conscience ».

Lundi 16 mars : « Nous sommes en guerre » ; le Président de la République annonce l’entrée en vigueur du confinement à compter du Mardi 17 mars midi pour … 15 jours minimum.

Mercredi 18 mars : l’équipe Web s’active. Une rubrique « Confinés mais pas isolés » est créée en page d’accueil. Son animation devient un objectif prioritaire.

Vendredi 20 mars : armés de leurs attestations de déplacement, le président et la trésorière se rendent à la maison presbytérale pour récupérer les documents essentiels au fonctionnement de la paroisse, dont les coordonnées téléphoniques des paroissiens.

Samedi 21 mars : l’assistante paroissiale arrive à mettre en forme et à envoyer de son domicile la newsletter hebdomadaire, tout en restant en lien par mail avec nos correspondants. Au total, 12 newsletters ont été diffusées.

Dimanche 22 mars : 1er culte en format « audio » ; l’équipe Web reçoit les fichiers à mettre en ligne aux aurores.

Mardi 24 mars : l’accès au funérarium du cimetière du Père Lachaise étant limité, Agnès Adeline-Schaeffer accompagne par téléphone une famille pour une « levée de corps ».

Une gouvernance de crise est mise en place

Le 15 mars, les établissements de culte sont fermés. L'Assemblée Générale, déjà convoquée pour le 28 mars, est reportée sine die et donc le renouvellement prévu de 14 conseillers sur 17.
La pression est énorme. Les pasteures demandent très vite une gouvernance ad hoc. Le Bureau du Conseil presbytéral sortant, auquel est immédiatement associée celle qui deviendra sa nouvelle présidente, prend la barre. Il se tiendra formellement par vidéo conférence huit fois entre le 25 mars et le 25 mai.
La Secrétaire du Conseil mettra par ailleurs deux fois en application l’ordonnance n° 2020-321 du 25 mars 2020 pour permettre une consultation écrite de l’ensemble du Conseil presbytéral.

Vendredi 27 mars : déjà 2.000 morts en France. Le confinement est prolongé jusqu’au 15 avril. Dans le monde, 2,6 milliards d’humains sont confinés.

Mercredi 1er avril : le Bureau valide la création d’un fil WhatsApp, « Les nouvelles de l’Oratoire ». Chacun peut recevoir directement sur son téléphone les prédications, messages et  prières quotidiennes de nos pasteures.

Jeudi 2 avril : 1ère « prière du soir » lue par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire sur le fil WhatsApp.

Vendredi 3 avril : Le pasteur Laurent Gagnebin relaie – via notre newsletter - , une offre de lectures en libre accès offerte par l’éditeur Patrick Van Dieren. 

Dimanche 5 avril : le culte repasse en format vidéo. Les pasteures et l’organiste s’enregistrent de leur domicile ; le culte entier est un montage des différentes séquences, avec un rééquilibrage délicat des niveaux audio. Notre sacristain bénévole fait des miracles.

Comment les organistes ont-ils pu innover ?

Le confinement fut une période inédite qui a poussé chacun d'entre nous à innover et faire preuve de créativité. Afin de continuer à embellir les cultes par la musique d'orgue et les chants, les organistes de l'Oratoire ont rapidement trouvé des solutions qui ont évolué et se sont perfectionnées au fil des semaines.  
Nous avons tout d'abord proposé des enregistrements de Sarah Kim extraits de disques ou de concerts. Puis, nous avons finalement opté pour un système plus personnalisé afin de proposer une musique toujours plus adaptée à la spécificité de chaque culte. 
Étant le seul à posséder un orgue numérique de qualité suffisante à son domicile, David Cassan a enregistré des pièces sur mesure pour les cultes en s'inspirant des souhaits des pasteures concernant les ambiances ou thématiques tout en respectant un minutage précis.  Les cantiques ont également été enregistrés avec le nombre de strophes demandées. Comme il n'y avait pas le chant des fidèles au-dessus de l'accompagnement musical, David Cassan a régulièrement enrichi ses harmonisations par l'ajout de contrechamps ou de changements de timbres sonores. 
Durant cette période incertaine, c'est véritablement le travail d'équipe entre les pasteures, le sacristain bénévole et les organistes qui a permis d'offrir des cultes de qualité aussi bien spirituellement qu'artistiquement. 

Lundi 6 avril :  1ère « prière du matin » par Agnès Adeline-Schaeffer sur le fil WhatsApp ; au total, plus de 60 lectures de prières seront enregistrées par nos deux pasteures.

Semaine sainte : nos deux pasteures et la pasteure du Foyer de l’Ame, Dominique Hernandez, nous offriront trois cultes. Le montage est extrêmement délicat (une quarantaine de séquences pour le culte du 10 avril !) ; l’équipe Web fait des prouesses y compris dans la nuit. Les « souris » des réseaux sociaux, en bout de chaîne, relaient sur la toile au petit jour.

Lundi 13 avril :  14.393 décès en France et plus de 74.000 en Europe. Prolongement du confinement jusqu’au lundi 11 mai. 

Jeudi 16 avril : les enfants ne sont pas oubliés ; Béatrice Cléro- Mazire publie deux histoires (« les Rameaux », « les marchands du temple ») qui leur sont spécifiquement destinées. « Le cénacle » et « Gethsémani » suivront quelques jours après.

Samedi 18 avril : les adeptes des séances Théophile auront la joie de retrouver, en version rédigée, les réflexions de Jean-Pierre Cléro et Béatrice Cléro-Mazire sur le thème de la « consolation ».

Mercredi 22 avril : le Bureau décide de relayer un appel aux dons directement au profit du CASP et de l’Entraide. L’équipe Web met en « une » du site des « boutons » d’appels aux dons en leur faveur.

L’équipe de l’Entraide aussi était sur le pont

Pendant le confinement, l'Entraide de l'Oratoire a trouvé un nouveau rythme au service des plus démunis.
Le confinement a jeté beaucoup de personnes dans un grand isolement. L'Entraide a dû adapter son organisation afin de rester proche de ceux que nous aidons, tout en préservant la santé et la sécurité de tous. Le téléphone a été l'un des piliers de cette action : il nous a permis d'appeler très régulièrement les personnes suivies. Quelques-unes, se trouvant déjà en difficulté financière, ont pu être aidées rapidement. Voici d'ailleurs quelques petites anecdotes : certains ont envoyé une photo de leur RIB à Christophe, notre trésorier, qui a ainsi pu faire des virements en urgence. Dans d'autre cas, le retrait d'espèce était difficile ; c'est alors nos Pasteurs qui ont pu dépanner à l'aide de chèques hygiène-alimentation. Pour une autre personne, un appel au bureau de poste a finalement permis de faciliter un retrait.
Nos paroissiens en maison de retraite n'ont pas été oubliés : nous avons pris des nouvelles directement (ou via les soignants) de façon régulière.
Il faut enfin souligner la mobilisation de notre Église, qui a été sollicitée financièrement pour pouvoir faire face à cette situation sans précédent.

Dimanche 26 avril : les paroles des psaumes et des cantiques sont incrustées dans les vidéos des cultes pour permettre de chanter « ensemble ».

L'équipe Web sans laquelle il n'y aurait eu ni image ni son !

Lundi 11 mai : amorce du déconfinement progressif mais aucune information concernant la tenue des cultes.

Lundi 18 mai : Le Conseil d Etat ordonne au gouvernement de réouvrir les lieux de culte dans un délai de huit jours.

Samedi 23 mai : les deux pasteures, enfin réunies, pré-enregistrent le culte du 24 mai dans le temple qui doit encore rester fermé au public.

Dimanche 24 mai : l’Église Protestante Unie diffuse les quatre pages de règles et recommandations générales du Ministère de l’Intérieur pour la reprise des cultes.

Lundi 25 mai : le Bureau définit le protocole d’accueil et décide de la réouverture du temple sans délai.

Dimanche 31 mai : 1er culte « masqué » de l’Oratoire du Louvre pour la Pentecôte.


Le culte de la Pentecôte, culte des retrouvailles

par Aurore Saglio

Après 75 jours de confinement, l'Oratoire est l'un des premiers temples à rouvrir ses portes. Nous accueillons avec joie de nombreux franciliens encore privés de paroisse.

En haut à droite : Ultime contrôle avant l'ouverture des portes
Deuxième ligne, de gauche à droite :
- Accueil et consignes
- L'assemblée distanciée
- Nos pasteures
- Francine et Nicole, trésorière et bénévole, parmi les fidèles


Des ponts entre les îles

par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire

« Faire Église, sans église » : se rassembler sans se rassembler, communier sans communier, faire corps, mais virtuellement, telle est l’aventure que nous avons dû vivre durant la période de confinement. L’Église, me direz-vous, ne cesse pas d’exister parce qu’on empêche les gens de se réunir. Théoriquement, c’est vrai ; mais pratiquement, un temple fermé au public, des pasteurs confinés de leur côté et des paroissiens confinés du leur, est-ce vraiment cela « l’Ecclesia » ? N’est-ce pas le fondement même de la religion que de se relier les uns aux autres ? On pourra toujours invoquer la puissance de l’Esprit Saint pour rassembler l’Église, il n’est pas si facile de passer de l’Église réelle à l’Église virtuelle.

Prêcher à un auditoire virtuel est comme jeter une bouteille à la mer. Cette expérience, tout prédicateur la connaît lorsqu’il prêche en chaire dans un temple. On ne sait pas si le choix du texte, la problématique ou la thématique qu’on a choisie est adaptée à des gens qu’on ne rencontre plus, dont on ignore la situation actuelle. Mais, par temps de confinement, cette situation est poussée à son comble.

Tel un Robinson Crusoé, le pasteur est sur son île et doit imaginer ceux à qui il destine son service et qui sont ailleurs sur leur île ; il ignore s’ils l’écouteront, et son travail devient tellement virtuel qu’il perd jusqu’à sa raison d’être. Déjà les prophètes font cette expérience de la vanité de leur prédication : « Iles, écoutez-moi ! Peuples lointains, soyez attentifs ! L'Éternel m'a appelé dès ma naissance, (…) Et il m'a dit : Tu es mon serviteur, Israël en qui je me glorifierai. Et moi j'ai dit : C'est en vain que j'ai travaillé, c'est pour le vide et le néant que j'ai consumé ma force ; mais mon droit est auprès de l'Éternel, et ma récompense auprès de mon Dieu. »  (Ésaïe 49, 1-4)

Heureusement, le religieux est le haut lieu du symbolique, et les textes de la Bible ou les prières et les chants de notre tradition sont autant de symboles qui relient ceux qui les lisent ou les entendent.

Surrounded islands par Christo

Alors, si la fabrication d’un culte, seule dans son salon, comme un naufragé qui écrit à un destinataire dont il ignore tout, reste une épreuve, cet acte n’est pas vain car il affirme, par son existence même, la continuité d’un lien entre nous et entre nous et Dieu, au-delà des écueils du confinement.

Nous aurons beaucoup appris de cette période, sur la profondeur de nos liens, sur la nécessité de varier les modes de communion fraternelle, sur les dégâts d’une solitude subie. Et sans doute, après cet épisode étrange, sommes-nous revenus à la civilisation profondément changés. 

Une chose est sûre : nous nous sommes beaucoup manqués les uns aux autres. Alors, nous avons tenté de jeter des ponts entre nos îles. Avec opiniâtreté, avec confiance, avec foi, nous avons relevé le défi d’être une église bien réelle, dans un tissu de liens virtuels. Puissent ces liens rester notre première préoccupation.




Au cœur du soin, au cœur de soi

par Hervé Oléon, cadre supérieur de santé  

© H. Oléon

La prise en charge d'un patient Covid+ en réanimation : les soignants étaient à cinq pour procéder au retournement du patient !

18 mars. L’hôpital est en ébullition. Les patients atteints du coronavirus affluent massivement depuis quelques jours. L’urgence : libérer les réanimations de leurs actuels patients et en faire des secteurs dédiés. Notre Unité de Soins Intensifs sera l’une des multiples rocades. En deux jours, formation des soignants aux techniques de réanimation, dotation en personnel et en matériel supplémentaires s’organisent. Des craintes sont perceptibles, bien sûr, mais elles laissent rapidement place à un bel élan collectif. A peine sommes-nous prêts que les lignes bougent à nouveau : les réanimations dites “Covid+” sont submergées. Nous rentrons à notre tour dans le vif du sujet...

 23 mars. Nous y sommes. Tous nos lits sont occupés et le resteront pendant près d’un mois. S’y succèderont près de quarante patients gravement atteints, la plupart sous assistance respiratoire lourde et dans le coma artificiel - fait exceptionnel pour une unité comme la nôtre - et plutôt jeunes. Un quart d’entre-eux décédera in situ. La secousse émotionnelle est réelle, dans un service où la mortalité post-opératoire est habituellement faible.
 
De jour en jour, les cadences s’accélèrent. Dès qu’un patient s’améliore, il est transféré vers des Unités de Soins Continus, parfois en province, pour répondre à la demande incessante de places. Dans cette précipitation, les soignants sont un peu perdus… La satisfaction de savoir une vie gagnée se mêle à la frustration de ne pouvoir accompagner jusqu’au bout le processus de guérison.
 
Les soins sont techniquement, physiquement et mentalement éprouvants pour les équipes. Et pourtant, on tient… parce qu’une formidable solidarité fédère des corps professionnels aux interactions parfois difficiles jusqu’alors et ouvre le champ de possibles insoupçonnables.
 
Tout près des secteurs “brûlants”, dans les unités “non Covid”, la charge de travail est moins intense, et la relative inactivité imposée par la crise nourrit questionnements et inquiétudes. Il faut accompagner et rassurer, autant que possible.
 
Ce qui empêche de faiblir, ce sont aussi tous ces encouragements et gestes extérieurs de reconnaissance, les applaudissements du soir, et toutes les généreuses contributions individuelles ou collectives que nous recevons pour améliorer le quotidien des professionnels de santé.
 
Et Dieu dans tout cela ? Le croyant que je suis s’interroge : au milieu de ce tumulte, Lui qui nous a aimé le premier, se serait-il écarté de nous ? Mais très vite cette pensée fond, ainsi que la cire au feu… Et si tout ce qui nous arrive n’était d’abord que le produit de nos inconséquences humaines ? Manger ou non du pangolin et de la chauve-souris, telle est la question ?! Plus sérieusement, ces moments de tourmente ne questionnent-ils pas nos choix et nos valeurs ? Le Crucifié ne s’incarne-t-il pas dans notre semblable, celui-là même qui est couché devant nous dans un lit d’hôpital, souffrant dans sa chair de l’écharde de notre Humanité meurtrie ?

N’est-ce pas Lui qui nous rappelle alors le pouvoir immense du “faire et exister ensemble”, dans le soin prodigué à l’autre, le réconfort qu’on lui apporte, le sens que l’on redonne à sa vie fragile et la richesse humaine que l’on en retire pour soi-même ?  Et si tout cela participait d’un mot si commun et si mystérieux à la fois ? Résurrection…

                        © H. Oléon

Quand le fabriquant de cale-tête (qu'on met aux patients lorsqu'on les tourne sur le ventre) est en rupture, on se débrouille avec ce qu'on a, et si c'est en bricolant des frites en mousse données par la piscine de Chevilly-Larue (où travaille le mari d'une des anesthésistes), on peut obtenir des résultats étonnants (une de nos fiertés a été que nos patients étaient moins "abimés" lors des mobilisations que dans des réas où ils avaient un matériel a priori de pointe !). Ici Laetitia, secrétaire d'accueil, et Aurélie, infirmière coordinatrice, en plein ouvrage !


L’intimité à l’épreuve du confinement

par Guillaume Monod

Si le confinement est une seule et même règle qui s’applique à toutes et tous, sans considération des caractéristiques individuelles, ses effets ne sont pas pour autant identiques d’une personne, d’une famille, d’une communauté à une autre. Certains ont été coupés de leur proches, reclus de longs mois seuls dans leur logement, d’autres ont rejoint les membres de leur famille pendant deux mois, alors qu’ils ne les retrouvaient qu’une fois par an pendant les vacances.

Quelles que soient les conditions dans lesquelles nous l’avons vécu, ce confinement nous a été imposé contre notre gré, et chacune et chacun d’entre nous en avons éprouvé un certain degré de stress, d’angoisse, de souffrance psychique. Nous avons craint, au moins pour un temps, le spectre d’une maladie psychiatrique séquellaire.

C’est pourquoi il parait tout d’abord nécessaire de rappeler deux évidences. En premier lieux, la souffrance psychique n’est pas la maladie psychiatrique. Le confinement ressemble au deuil et non pas à la schizophrénie. Si chacune et chacun vit un deuil à sa façon, anesthésie affective et incrédulité pour certains, détresse et larmes pour d’autres, il n’en est pas moins vrai qu’il s’agit d’un processus normal du quotidien, une réponse modulée par la personnalité de celui qui fait face à une épreuve inattendue. D’autre part, il ne faut pas saisir le prétexte d’une pandémie, inhabituelle par son ampleur mais non pas par sa nature, pour psychiatriser l’ensemble des affects négatifs qu’elle provoque. Faute de quoi, le bonheur n’est rien de plus qu’une norme médicale édictée par des organismes administratifs, le psychisme rien d’autre qu’un logiciel biologique, que les psychiatres sont tenus de remettre à jour à la moindre perturbation.

 En prenant suffisamment de recul, on peut distinguer les deux grandes catégories d’affects qui ont exprimé la réaction affective : l’indifférence et la frustration.

Indifférence pour ceux qui n’ont connu que peu de signes de menace et d’inconfort, car vivant en famille, loin des clusters, à proximité d’une forêt ou face aux alpages, ayant une situation professionnelle assurant la pérennité d’un salaire. Frustration pour ceux qui ont dû vivre loin de la présence rassurante de leur proches, subissant le contre-coup économique d’un licenciement, vivant le confinement et la fermeture de leur outil de travail comme la dernière goutte d’eau qui fait déborder le vase de la précarité sociale et économique.

Indifférence et frustration sont des réactions normales, mais qui ne sont pas figées, car elles peuvent évoluer, croître et se transformer. L’indifférence peut facilement devenir résignation, acceptation passive, sans se soucier de l’avenir, laissant aux autres le soin de régler le problème pour eux. A ce titre, l'indifférence est stérile et peut devenir toxique, car elle est le signe avant-coureur d’un manque d’envie, de désir, de vie. La frustration, quant à elle, se transforme rapidement en colère, expression d’une injustice commise par un auteur qui l’ignore superbement. Mais dans cette colère se trouve une source de sortie de crise, car, bien que brutale, parfois violente, elle est une volonté de sortir du statu quo, l’expression d’un désir de vivre.

 Mais tout aussi légitimes qu’elles soient, l’indifférence et la frustration n’ont été rien de plus que deux arbres qui cachaient une forêt. Car le véritable enjeu du confinement aura été de gérer une perte, de faire un deuil auquel nous ne nous étions pas préparés, celui de notre intimité.

L’intimité est un voile pudique et invisible qui nous protège des regards inconnus. Elle est ce sentiment fragile, fugace, d’un bien-être physique qui traduit un bien-être psychique. Une sensation mélangée de sécurité et de prudence, qui nous offre un refuge émotionnel et éloigne, au moins pour un temps, les inquiétudes du quotidien. Perception éminemment individuelle de sécurité affective, elle ne peut pourtant exister que dans l’échange avec autrui. Si elle nous est un confort moral personnel, elle ne peut vivre que de l’apport discret mais certain de ceux qui nous sont chers. C’est ce subtil équilibre que le confinement a fait voler en éclat.

Vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous le regard des autres, quand bien même ce soit ceux avec qui l’on a choisi de vivre, peut s’avérer étouffant. Plus de secrets, plus de cachettes, plus de jardin secret, il n’y a plus qu’un espace vital saturé par la présence des autres. La vie sociale nous manque non pas uniquement parce que l’on n’a plus les échanges, les rencontres, les partages, mais aussi parce qu’on n’a plus des cachettes et des refuges pour échapper à l’uniformité du confinement. Pour beaucoup, le deuil le plus difficile à faire aura été celui de l’intimité que l’on trouve dans la vie sociale et amicale. Avant le confinement, qui d’entre nous s’étaient préparés à perdre le contact avec ses amis, ses collègues, les inconnus que l’on croise dans la rue ? Qui s’était imaginé perdre ces instants précieux où l’on se coupe de la discussion lors d’une réunion professionnelle, des échanges légers et anodins à la terrasse d’un café, pour aller se réfugier dans ses propres pensées, et goûter au plaisir secret de l’intimité de sa vie intérieure ?
 
Le confinement aura au moins eu le mérite de nous rappeler que l’intimité, condition de tout sentiment familial, amical, affectueux, n’est jamais acquis mais se construit, et que ce qui s’y oppose n’est pas l’isolement ou la proximité, mais l'impossibilité de pouvoir naviguer entre les deux, l'incapacité d’échapper à la saturation de l’espace vital ou de remédier à l’abandon.

Nos vies, confinées ou non, sont le résultat d’un subtil équilibre entre l’excès et le manque de la présence des êtres chers.

Un abîme ou une bénédiction ?

par le Professeur Didier Sicard

« Toutes ces questions qui ne peuvent que rester sans réponse en ces jours ténébreux. Ce muet et fantomatique pas-encore, ce plus-jamais, encore plus fantomatique et plus muet, et ce déjà-de-nouveau, et là entre, l’imprévisible, déjà demain, déjà aujourd’hui. » Paul Celan (lettre du 30 mai 1958 à Nelly Sachs).

Ces mots sont les plus justes. Ils nous invitent à accepter l’entre deux, l’incertitude du futur, à ne pas nous raccrocher trop vite à un usage convenu du monde. Comme s’il s’agissait d’une panne gigantesque, d’un simple entracte planétaire plus destiné à la détente qu’à la réflexion. Chacun y va de son utopie la plus désincarnée, à la résignation la plus désenchantée. Alors que nous avons habité un monde de fantômes pendant quelques semaines dont les seuls éblouis étaient les photographes, les réalisateurs de films d’épouvante qui pouvaient restituer de façon anachronique le climat des grandes angoisses d’épidémies du passé. Ce monde émerge progressivement avec ce dimanche de Pentecôte au temple de l’Oratoire qui rassemble une centaine de masques de la « comedia del arte » où ne brillent que des yeux étincelants du bonheur de leur communion retrouvée.

La violence, la soudaineté, l’universalité brutale d‘une situation pour une humanité qui découvre son unité avec ce mélange de surprise et d’humilité doit nous toucher en profondeur avant de réclamer à cors et à cris le retour des cafés ! Rarement l’humanité moderne n’a été aussi sollicitée dans sa capacité à regarder la mort en face, une mort portée par l’Autre au travers de sa généreuse invitation à la rencontre fraternelle. Cette humanité que l’on pensait devenue si individualiste découvre soudain la tragédie de sa solitude. Fuir les autres pour ne chercher que son propre intérêt s’incarne en ces moments de façon tellement légitime et violente que chacun redécouvre qu’un être solitaire n’a d’existence que par et pour les autres. Un petit signe apparemment insignifiant venu du monde animal des chauve-souris sonne comme un avertissement. Dieu n’y est pour rien. Il nous laisse nous débattre avec nos angoisses, nos débats idéologiques et scientifiques un peu dérisoires. Simplement sa Parole redevient le cœur de nos interrogations en scandant les Béatitudes.

Ne nous débarrassons pas trop vite de notre robe de fantôme, mais au contraire interrogeons-nous sur notre relation à l’autre. Ne la laissons pas aux seules embrassades et solides poignées de main, pour un temps, remises au grenier. Regardons-nous, découvrons le regard de l’autre qui nous regarde. Avec un désir de rencontre, de curiosité, de parole de vérité et surtout la découverte de son propre manque comblé par le manque de l’autre, tels la soudaine difficulté du sourd de ne pouvoir lire sur les lèvres, de l’aveugle de demander le bras, du sans-abri de se confiner, du plus fragile sur le plan physique ou psychique de vivre la fraternité des aidants. Alors peut- être s’inscrira dans notre mémoire la découverte que la vie est si précieuse quand les oiseaux surpris du silence retrouvent leurs chants à tue-tête, que l’air est devenu si léger pendant les quelques minutes autorisées de promenade, que la table familiale a retrouvé ses rites. Si peu de chose. Mais l’essentiel, la gratitude ressentie à l’égard du Tout Puissant nous adressant peut-être un dernier message pour le futur. Souvenons-nous de ces jours étranges, ne les jetons pas au feu des désespérances, pas d’impatience futile. Que ces chauve-souris, innocentes et responsables nous contaminent du virus de la sérénité et de la fraternité !

Melancholia

par le Professeur Jean-Pierre Cléro

Quand, en mars dernier, la crise du coronavirus a éclaté en France, débouchant précipitamment sur le confinement du 17 mars, bien qu’elle fût précédée par des rumeurs venues de Wuhan, puis d’autres villes de Chine, avant de venir à nos portes en Europe même, en Italie, je travaillais sur deux questions d’éthique qui n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre, mais que je m’apprêtais à résoudre de façon métaphysique. Il s’agissait d’abord de savoir si l’éthique, dont je ne doutais pas qu’elle fût liée à la contingence et à la singularité des situations, ne pouvait toutefois pas donner lieu à des unifications de règles plus stables comme il en existe dans les morales et comme on s’efforce d’en construire en droit ; bref était-il possible d’élever l’éthique à quelque nécessité ? L’autre problème était celui de la disparité de sort entre la pharmacie et la médecine ; celle-ci n’a cessé de susciter, depuis plus de cinquante ans maintenant, une éthique en plein développement ; celle-là, qui constitue pourtant, une fois le diagnostic fait, l’essentiel du soin, ne bénéficie guère si ce n’est de manière dérivée, de la même acuité éthique. Dans les deux cas, pourtant très différents l’un de l’autre, je m’orientais vers de confortables abstractions : pour le premier, quand bien même les problèmes éthiques touchent aux questions existentielles les plus vives, et ne se laissent pas résoudre en quelques formules, un système un peu plus relâché de notions abstraites aurait fait l’affaire ; dans le second, j’allais appliquer aux médicaments, aux prothèses, aux vaccins, la fameuse distinction kantienne du prix et de la valeur, et commencer à travailler sur le prix des médicaments qui accompagne leur valeur pour les personnes dont ils soutiennent la vie et l’existence, quand il n’entre pas en contradiction avec elle.

La sidération de la pandémie et des solutions qu’on a trouvées pour enrayer l’épidémie a changé tous mes projets dans ce domaine, alors même que la crise apparaissait comme n’ayant pas été fabriquée par la volonté et l’intelligence des hommes, mais comme par quelque puissance supérieure et particulièrement maligne, puisque le mal qu’elle semblait répandre n’était pas immédiatement curable, qu’il frappait presque indifféremment tous les milieux, avec toutefois une nette propension à attaquer les milieux déjà défavorisés, et qu’il condamnait les femmes et les hommes à vivre dans des cloisonnements familiaux étroits, transformant la quasi-totalité des collectifs à un abandon sine die et laissant chacun en proie sans plus de limites aux discours et aux échanges déréglés des média sous toutes leurs formes.

Un certain nombre de philosophes ont vu dans cet épisode l’expérience d’un rapprochement de la mort. Certes, « on » meurt et chacun le sait bien mais l’impression de proximité mortelle intime s’est accentuée au cours de l’étrange épisode que nous avons vécu. Toutefois l’essentiel nous a paru ailleurs de façon autrement redoutable. Au nom de l’éthique, des problèmes qui, jusqu’en mars dernier, n’avaient le statut que d’exercices d’école, sont passés au premier plan comme existentiellement plausibles : en cas de pénurie de respirateurs artificiels, que ferait-on, dans un service de réanimation, si l’on avait le choix entre un patient jeune et un patient âgé, entre un patient fragile et un patient plus robuste, entre un patient qui annonce peu de chances de survie et un patient qui semble en posséder davantage, entre un patient qui pourrait être encore utile à la société et un patient attiré par la délinquance ? Plutôt qu’une mort métaphysiquement envisagée, c’est le choix de ces morts, de toute façon dépeintes et prévues comme atroces, loin des siens, qui a fait problème et porté au maximum l’angoisse de ceux qui l’ont entendu formuler : qui devait trancher ce genre d’alternatives, selon quels critères, selon quels modes de délibération, avec quels contrôles ?

Il n’y a pas plus de sens à parler de la mort sans autres précisions qu’à parler de la vie, sans autres déterminations. Memento mori ne convient pas : il faut mettre la mort au pluriel, quand bien même cela paraîtrait-il absurde comparé au temps immensément long que durera notre mort. C’est bien là où est la leçon de la pandémie, qui ne nous rappelle pas seulement que nous mourons, mais que nous mourrons d’une certaine façon que nous serons bien obligés d’assumer ; que le mode d’accès à l’éternité mortelle ne se trouve pas dévalué en raison de son instantanéité relative. En fine chirurgienne ontologique et déontologique, la pandémie nous a contraints à la conscience - fût-elle imaginaire - de l’événementialité et de l’existentialité des problèmes éthiques.

Beaucoup moins imaginaires se sont révélés être les problèmes de fabrication des masques ou des respirateurs, de production de médicaments efficaces, d’organisation de la recherche d’un vaccin. Mais, là encore, on n’atteint la réalité des problèmes qu’en dépassant l’opposition abstraite et inefficace du prix marchand et de la valeur, directement issue de la métaphysique kantienne des moeurs. Le problème est de savoir si les États ont le devoir de sanctuariser certaines productions pharmaceutiques comme le sont certains éléments de leur défense ou, dans la mesure où il est irréaliste et sans doute peu souhaitable de contourner ainsi la mondialisation, de savoir si les États européens sont décidés à se lier plus intimement qu’ils ne l’ont fait jusque-là en rendant leur aide réciproque systématique et en rendant manifeste que l’éthique est dépendante de la politique dans sa contingence même.

Ainsi, au moment où l’on voulait rendre l’éthique plus respectable par des traits qui lui auraient conféré quelque nécessité et quelque autonomie de fonctionnement, le virus est brusquement venu affirmer, confirmer et rappeler au monde entier que l’éthique est circonstancielle, contingente et même qu’elle laisse une place à l’imaginaire.

Le confinement : un inconfort-semence !

par la Pasteure Agnès Adeline-Schaeffer 

Mes propos relèveront plutôt du témoignage personnel.
Le mot qui me reste du confinement est celui de contraste.
Dehors :  la ville étrangement silencieuse, les rues vides, les bars, les restaurants, les musées, les centres commerciaux, les cinémas, les théâtres, mais aussi les magasins fermés, à l’exception de l’alimentation,  les édifices religieux fermés, les gens dispersés dans les rues, cachés derrière leurs masques, la maison presbytérale calfeutrée, et même, dans notre appartement, chacun dans une pièce, excepté pour les repas. 
Dedans, dans mon bureau, une effervescence inhabituelle : téléphone portable, ordinateur, visio-conférences par internet, organisation des cultes en différé, enregistrement des prières quotidiennes, réunions hebdomadaires de bureau avec le Conseil presbytéral, partage des expériences et réconfort avec les pasteurs du Consistoire ou les aumôniers de prisons, à leur tour assignés à résidence, appels téléphoniques, certains jours, en continu, avec les paroissiens en alternance avec la famille et les amis, dans cet espace que je ne quittais pratiquement plus que pour aller me restaurer ou dormir. Je ne suis même pas sortie chaque jour... Et ce virus invisible, touchant les uns, épargnant les autres, et les nouvelles du monde, alarmantes, inquiétantes, relayées par les médias. A 20h, tout le monde à sa fenêtre, avec ces applaudissements de quelques minutes pour les soignants et les personnes de l’ombre qui ont permis à notre pays de continuer de fonctionner un minimum. Et tous les jours, cette lancinante préoccupation : comment maintenir le lien avec les paroissiens, alors qu’on ne peut plus les rencontrer « comme avant » ? Quel fil conducteur pour la prédication dominicale, pour les rejoindre, sans savoir vraiment ce qu’ils vivent ? Et comment accompagner les familles en deuil sans pouvoir se réunir ? Et voilà que baptêmes et mariages se décommandaient pour être reportés. En quelques jours à peine, il a fallu s’adapter. Ce fut ma période que je qualifie d’« inconfort-semence ». Autrement dit, j’ai été obligée de quitter les rives de mon organisation rassurante, pour me lancer vers l’inconnu et l’incertain. J’ai tenté de me familiariser avec les nouvelles technologies, parfois indomptables, j’ai essayé de trouver un nouvel équilibre par rapport à une image virtuelle de soi et des autres, et de comprendre certains caractères intrépides. C’est ce que j’appelle être dans l’inconfort. Mais grâce aux différents retours des autres, des monceaux d’imagination ont jailli, une confiance a été renouvelée, un lien, même imparfait, maintenu, la Parole annoncée, et certaines personnes dans le chagrin ont pu être accompagnées, même à distance. J’ai ainsi découvert une nouvelle part de moi-même que j’ignorais, ce que j’appelle la « semence ». Reste à savoir, comment, dans l’avenir, cette semence va se développer, parce qu’en réalité, d’une certaine façon, ce confinement nous a tous changés, moi la première.

Chacun chez soi, la rue de Rivoli déserte © G. Deulin