Sommaire du N° 828 (2023 T1+T2)

DOSSIER : Éloge de la Raison

« Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence »
(Matthieu 22:37)

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Éditorial par Aurore Saglio Thébault, présidente du Conseil presbytéral

Le temps est donc revenu de faire écho à « l’éloge historique de la raison » écrite par Voltaire en 1774 dans lequel la Raison et sa fille la Vérité ne cessent d’aller se réfugier au fond d’un puits, comptant sur des jours meilleurs pour instaurer paix, tolérance et culture dans le monde... [lire la suite]


Éloge de la Raison [cliquer ici ou sur chaque titre pour accéder à l'article]



La misologie ou la haine du raisonnement, extrait du Phédon de Platon 

4
Quand le Ressenti Ment … Éloge de la réflexion, par le pasteur Michel Bertrand
5
Foi et pensée, par André Gounelle, pasteur et théologien
6
La tête et les entrailles, par B. Cléro-Mazire, pasteure
9
Cultiver l'intelligence de Dieu, par Antoine Nouis, théologien
11
Penser et croire en toute liberté, par la pasteure Agnès Adeline-Schaeffer
13
L’Oratoire au service

Commémorer les 450 ans de la Saint-Barthélemy (suite) [voir aussi ici]

16
S'ouvrir au patrimoine durable, thème des Journées du Patrimoine 2092

18
Penser l'Ecclesia verte, avec le cycle Livres et Spiritualité

19
Se penser « soi-même comme un autre », lors des séances Paroles d'Amour

20
Penser le tout proche comme centre de notre attention

21
Allumer quatre bougies, Rêver et Vivre Noël

23
Préserver et illuminer notre temple : point sur la rénovation de nos vitraux

24
Accompagner les étapes de la vie (Le carnet du semestre)

26
L’agenda du premier semestre 2023
28
Les contacts
35

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Dossier du mois
Éloge de la Raison

Éditorial

par Aurore Saglio Thébault, Présidente du Conseil Presbytéral de l'Oratoire du Louvre

Nous commémorons les 450 ans du massacre de la Saint-Barthélemy, le centenaire de la Fraternité des Veilleurs fondée par le pasteur Wilfred Monod et les 80 ans de l’opération de sauvetage de 63 enfants juifs lancée par le pasteur Vergara. Et pourtant, la barbarie, l’obscurantisme, le fanatisme, … ne faiblissent pas.

Le temps est donc revenu de faire écho à « l’éloge historique de la raison » écrite par Voltaire en 1774 dans lequel la Raison et sa fille la Vérité ne cessent d’aller se réfugier au fond d’un puits, comptant sur des jours meilleurs pour instaurer paix, tolérance et culture dans le monde.

Aujourd’hui, ce sont cinq pasteurs qui vous proposent, dans ce numéro 828 de la Feuille Rose, leurs propres panégyriques de la Raison. Nous aurions pu appeler ce dossier « éloge pastoral de la raison » et nous cantonner à la théologie mais nous tenions aussi à publier un extrait du Phédon de Platon pour garder en mémoire que misologie (haine de la raison) et misanthropie (méprise du genre humain) participent du même ressort.

Au prétexte anxieux ou paresseux d’attirer le chaland dans nos paroisses, ne cédons donc pas à la tentation (y compris dans notre courant réformé) de « simplifier », de proposer un « prêt à croire »,  voire des cultes sans prédication. Ne nous résignons pas à l’idée, surtout après les premiers enseignements de la crise du Covid 19, que notre foi pourrait se nourrir d’églises virtuelles, désincarnées et pilotées à distance par des services de niveau régional ou national.

« L’Église est une école » disait Calvin. C’est au niveau local, dans nos paroisses, avec des pasteurs « sur le terrain » dûment formés et rémunérés, que nous devons continuer à nous ouvrir à la complexité du monde, à expérimenter l’altérité, à apprendre à penser, critiquer et croire en toute liberté. C’est ainsi que nous pourrons modestement contribuer à un monde meilleur, ici et maintenant, et mettre en pratique les versets 37 à 39 de Matthieu 22 :

« Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence. C’est là le grand commandement, le premier. Un second cependant lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même. »  

La misologie ou la haine du raisonnement, extrait du Phédon

par Platon (428-348 av.JC), philosophe

Mettons-nous en garde contre un danger. De devenir misologue, comme on devient misanthrope ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, .... Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne. … N’est-ce pas une honte ? N’est-il pas clair que, lorsqu’un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité car s’il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre …. Mais ce n’est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes…. Quand on a cru, sans connaître l’art de raisonner, qu’un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu’il l’est parfois et parfois ne l’est pas. Il arrive notamment que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels,…. Alors, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes, paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s’accuser lui-même et son incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements, au lieu de s’en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et ravaler les raisonnements et serait ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la réalité ? … Prenons donc garde que ce malheur ne nous arrive. Ne laissons pas entrer dans notre âme cette idée qu’il pourrait n’y avoir rien de sain dans les raisonnements ; persuadons-nous bien plutôt que c’est nous qui ne sommes pas encore sains et qu’il faut nous appliquer virilement à le devenir, toi et les autres, en vue de tout le temps qui vous reste à vivre, et moi en vue de la mort seule ...

Quand le Ressenti Ment …
                     Éloge de la réflexion

par Michel Bertrand, pasteur, enseignant honoraire de l’IPT de Montpellier


On constate aujourd’hui, dans la société comme dans le champ religieux, un envahissement des émotions au détriment de la réflexion et de la pensée critique. Ce phénomène, amplifié par les médias, est souvent instrumentalisé par des idéologies extrémistes ou des mouvements exaltés. Cette prédominance émotionnelle donne aussi à l’individualisme contemporain un nouveau visage. Celui d’un sujet autocentré, essentiellement déterminé par son vécu subjectif, en rupture avec l’individualisme des Lumières, pétri de raison émancipatrice. Le ressenti personnel devient alors critère de vérité, inaccessible à tout débat argumenté. Les convictions, normées par les émotions, sont érigées en absolus indiscutables, mais incapables de penser la complexité du réel.

Le champ religieux n’échappe pas à cette emprise des émotions. D’autant qu’elles sont un puissant vecteur de communication, de mobilisation, d’adhésion à la communauté. Certains ne se privent donc pas de les utiliser pour convaincre, endoctriner… et faire croître leurs effectifs. Il ne s’agit certes pas de mépriser les émotions. Elles sont une modalité essentielle d’expression de l’humain, touchant au plus intime de son être. Mais elles deviennent dangereuses quand elles sont désarrimées de la réflexion.

Contre la « sainte ignorance » qui a cours dans certains courants religieux, le protestantisme doit sans cesse appeler à l’intelligence de la foi. Elle a sa source dans l’approche spécifique de la Bible prônée par les Réformateurs. A distance du subjectivisme et du dogmatisme, elle requiert une lecture rigoureuse, interprétative et documentée des textes. « L’Église est une école » disait Calvin.

Cette intelligence de la foi n’est pas l’ennemie de la foi, comme certains le craignent, elle est une exigence de la foi, à qui elle donne son langage. Elle combat aussi bien l’apathie spirituelle que le fanatisme. En relation avec les savoirs contemporains, elle nourrit une approche critique du fait religieux et de ses emballements émotionnels.

Le désir et l’exigence de penser constituent des antidotes aux poussées irrationnelles, aux dérives sectaires, aux convictions absolutisées, au sacré intouchable, facteurs d’intolérance.

Foi et Pensée

par André Gounelle, pasteur et théologien

« J’entends le prêtre dire : “ne raisonnez pas, mais croyez” », écrit Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? Cet opuscule, paru en 1784, attaque ceux qui infantilisent les humains afin d’asseoir leur domination. Parmi eux, il y a des religieux qui combattent le raisonnement.

Pour certains courants du christianisme, en effet, croire signifie se soumettre à des autorités, adhérer à ce que la tradition, les institutions ecclésiastiques et les clergés enseignent. En réponse à un journaliste qui l’interrogeait sur ses convictions religieuses, l’essayiste Ferdinand Brunetière (1849-1914), devenu un catholique fervent, aurait répondu : « Ce que je crois, allez le demander à Rome». Bien des protestants qu’on qualifie de « fondamentalistes » déclareraient volontiers : « ce que je crois, allez le demander à la Bible ». Dans les deux cas, on renonce à penser par soi-même.

On considère parfois que croire implique une rupture avec les logiques humaines, un saut dans l’irrationnel, l’acceptation de mystères inexplicables. En 1654, Pascal, dans une formule souvent citée, oppose le « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » au Dieu « des philosophes et des savants ». On déprécie la pensée et on la déclare inapte à saisir ce qui relève du divin. On fait l’éloge de la « sainte ignorance » et de la « foi du charbonnier ». L’évangile ne dit-il pas que ces choses sont cachées « aux sages et aux intelligents » et ne proclame-t-il pas « heureux » les « simples d’esprit » ?

Des croyants ont également disqualifié la pensée au nom de l’affectivité. Des formes de piété émotives et exubérantes cultivent sentiments et sensations ; par contre, elles craignent la réflexion parce qu’elles la soupçonnent de refroidir, voire de détruire, la ferveur. « Vous autres réformés, m’a dit un jour un "evangelical" à tendance "revivaliste", vous êtes beaucoup trop intellectuels.

La foi est avant tout un sentiment qui nous envahit, nous entraîne et auquel on s’abandonne. Elle ne se pense pas, elle se sent, elle s’éprouve ; elle est affaire de cœur, non de cerveau ». Il voyait dans la théologie une activité dangereuse, dont les Églises devraient se détourner, parce qu’elle discute, analyse, interroge la foi au lieu de la vivre et de la célébrer.

À côté de ces courants hostiles à la pensée, on en trouve d’autres qui, à l’opposé, lui sont favorables. La scolastique médiévale disait que la foi recherche l’intelligence (fides quaerens intellectum) ; malheureusement elle avait tendance à réserver cette quête aux clercs et était loin de l’affirmation « tous théologiens » qui sert de titre à un livre (publié en 2000) de R. Picon. Depuis ses débuts, le protestantisme libéral milite pour une foi intelligente et une intelligence croyante, ce qu’exprime la devise du journal Évangile et Liberté : « penser, critiquer et croire en toute liberté » ; loin de les disjoindre, elle associe le « penser » (y compris dans sa dimension « critique ») et le « croire ». De même, Paul Tillich (1885-1886) écrit : « Contre Pascal, je dis : le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et le Dieu des philosophes est le même Dieu. »

C’est surtout à Albert Schweitzer (1875-1965) qu’il faut ici se référer. Il souligne à maintes reprises les menaces qui pèsent sur la pensée. Notre société n’en fait pas grand cas. Elle lui préfère l’action et la technique. Elle estime que ceux qui réfléchissent ne servent à rien et sont même nuisibles, car ils risquent d’amoindrir l’efficacité et la rentabilité. De plus, la vie moderne consomme énormément de temps ; elle favorise l’agitation et la superficialité. Nous sommes sans cesse forcés de nous dépêcher, poussés à sauter d’une occupation à une autre, ce qui ne laisse guère de place pour la pensée. À quoi s’ajoute que la réflexion nous pèse et nous fatigue ; elle est, écrit Kant, « un travail fastidieux » ; s’en dispenser est « confortable » et satisfait notre « paresse ».

Pourtant, souligne à juste titre Schweitzer, la pensée fait la grandeur et la dignité de l'être humain dans tous les domaines, y compris celui de la foi. Elle le préserve de la barbarie. En ce qui concerne la religion, d’une part, elle lutte contre les dérives qui la menacent : l’obscurantisme, la superstition et le fanatisme. Elle empêche de croire, de dire et de faire n’importe quoi. D’autre part, elle approfondit et consolide notre lien avec Dieu ou l’Ultime, en montrant que la foi n’est pas « hors sol », suspendue au ciel, mais qu’elle s’enracine (ou s’incarne) sur terre, dans le tissu des connaissances, des cultures et des expériences humaines. Elle ne tue pas l’émotion, elle l’élargit, l’étaie et l’équilibre.

Le Deutéronome (6:5) demande au croyant « d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force ». Jésus, citant ce texte, ajoute « de toute sa pensée » ; en fait, il ne s’agit pas véritablement d’un ajout, car les spécialistes nous apprennent qu’en hébreu le cœur est aussi le siège de la pensée. Néanmoins, à mon sens, qu’en contexte grec le Nouveau Testament ait pris la peine de l’expliciter n’est pas anodin et rappelle que si la spiritualité comporte bien des convictions, des sentiments et des engagements forts, elle a tout autant besoin d’une pensée solide.

La tête et les entrailles

par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire

A force de répéter que les protestants sont les intellectuels de la foi, nous avons fini par nous convaincre que c’était un péché. Comme si la Réforme n’était pas avant tout un mouvement intellectuel, cherchant à inventer une nouvelle théologie du salut.

Le « nous » ici, recouvre les institutions et les individus qui ont la charge de dresser l’état des lieux de notre Église et de penser son avenir : les synodes, les fidèles, les pasteurs. Pourtant l’on constate que les églises qui font l’effort de mener une réflexion théologique exigeante ne se dépeuplent pas, bien au contraire, et attirent même nombre de personnes en recherche d’un langage théologique cohérent et intellectuellement construit.

Nos églises locales étant composées ni plus ni moins d’un échantillon de la population qui nous entoure, nous y retrouvons bien sûr les mêmes tendances que celles qui parcourent la société actuelle, et parmi ces tendances, celle de croire qu’il y aurait d’un côté l’intelligence logique qui mobiliserait la réflexion intellectuelle, et de l’autre, l’intelligence du cœur qui mobiliserait notre système émotionnel. Cette tendance flatte la paresse intellectuelle en prônant une compréhension spontanée des choses, sans autre effort que celui d’éprouver des émotions. On sent, on ressent, on expérimente, bref, on ne s’encombre pas de cet effort désuet de penser ce qui arrive. Le terrain religieux est particulièrement propice à une telle tendance car il contient assez de symbolisme pour laisser croire aux moins avertis que tout n’est que révélation, inspiration, et vocation. Pourtant, la situation du langage religieux est précisément à l’endroit où se nouent le savoir et le croire : le cerveau et les entrailles. Les symboles tels que le baptême ou la cène, ne peuvent exprimer la foi que s’ils portent encore en eux une signification théologique pour ceux qui le vivent ou ceux qui en sont témoins. Les mots de la Bible ne portent encore en eux une force symbolique pour réunir toute une communauté, que parce qu’ils ont encore pour leurs lecteurs ou leurs auditeurs une signification théologique et existentielle. Et pour que ces symboles et ces mots aient un sens pour la vie de celles et ceux qui les partagent, il faut sans cesse travailler à leur intelligibilité, à leur interprétation et à leur traduction dans un monde actuel. Il faut donc y réfléchir et travailler sans cesse ce discours théologique qui, sans cette exigence, resterait lettre morte ou pire : occasion de moralisation culpabilisante contraire à la foi réformée qui cherche en nous le lecteur éclairé. « Tous théologiens » écrivait le pasteur et penseur Raphaël Picon.

D’ailleurs, quand on veut n’être que dans l’émotion, on n’échappe pas à la raison. Et c’est un faux semblant souvent utilisé pour manipuler un public, que de jouer la spontanéité, là où se calcule une véritable stratégie. En fait, nous oublions que nos émotions sont construites par notre culture. C’est-à-dire que nous ressentons le monde dans un cadre culturel qui nous rend plus ou moins sensibles aux choses, aux paroles, aux gestes, selon que notre intelligence y a été préparée, enseignée, formée. L’émotion est aussi un langage qui nécessite qu’on en ait le code.

Pour que le Psaume 23 vous tire des larmes, il aura fallu le reconnaître dans votre vie comme un texte contenant en lui une épaisseur culturelle telle qu’il vous inspire cette profondeur qu’ont les œuvres longuement réinterprétées. Il faudra que les termes de « berger », de « houlette », de     « coupe », revêtent une signification dans votre langage et que vous identifiez à un mouton ne vous pose aucun problème d’ego. En d’autres termes, il faut qu’on vous ait préparé à recevoir une telle imagerie pour qu’elle fasse symbole en vous. Et pour de bonnes raisons. C’est là où l’esprit critique est indispensable, pour que se distingue en nous les différents niveaux de compréhension des choses, des textes, et aussi des autres et de leur propre imagerie. En effet, si la pensée et l’esprit critique nous ouvrent des horizons toujours nouveaux et nous aident à accueillir toujours mieux ce qui nous est inconnu ou inattendu, la misologie, elle, cette haine de la raison, nous fait prendre le risque de croire à nos a priori et à nos convictions sans jamais les remettre sur le métier pour les critiquer. Et le principal risque pour le misologue est de devenir misanthrope.

Nos églises sont donc des ateliers où les enfants de Dieu se forment à devenir plus humains (à moins que ce ne soit l’inverse). Entre langage reçu hier dans une tradition de foi et langage nouveau créé pour accueillir avec foi demain, la théologie reste le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour apprendre à aimer Dieu et à aimer son prochain avec sa tête et ses entrailles.

Cultiver l’intelligence de Dieu

par Antoine Nouis, théologien

Dans les premiers chapitres de l’épître aux Romains, l’apôtre Paul déploie la grande affirmation de ce que la théologie a appelé la justification par la foi : ce ne sont pas nos actes de justice qui nous rendent justes devant Dieu, mais l’amour du Christ qui nous accueille tels que nous sommes : et parce que nous sommes accueillis, alors nous pouvons faire des actes de justice. Luther l’a résumée dans une formule qui est restée célèbre : « Ce n’est pas en faisant ce qui est juste que nous devenons justes, mais c’est en tant que nous sommes justifiés que nous faisons ce qui est juste. »

La suite de l’épître aux Romains déploie cette conviction dans les différents domaines de la vie spirituelle : le rapport avec le Premier Testament, l’universalité du salut, la place de la loi, le principe d’espérance, le statut d’Israël dans cette nouvelle économie… À partir du chapitre 12, il développe la partie pratique de son épître qui est introduite par le verset qui dit : Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais soyez transfigurés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, agréé et parfait (Rm 12.2).

La vie chrétienne commence par un renouvellement de notre intelligence. Nous savons qu’il existe plusieurs formes d’intelligence. L’intelligence rationnelle, mais aussi l’intelligence des relations, de la musique, des langues étrangères… À toutes ces intelligences, il faut ajouter l’intelligence de Dieu qui consiste à voir le monde comme Dieu le voit, à le comprendre comme il le comprend. Le mot « intelligence » vient de « intus legere », « lire à l’intérieur », ou « voir depuis l’intérieur ». L’intelligence de la foi voit les choses telles qu’elles sont de l’intérieur, à partir des lunettes de l’Évangile.

Calvin a dit de l’Église qu’elle était une école, un lieu pour cultiver l’intelligence de Dieu qui se trouve dans la tension entre les deux affirmations : « croire pour comprendre » et « comprendre pour croire ». La démarche de foi est en tension entre ces deux expressions. J’ai besoin de croire pour comprendre, j’ai besoin d’accorder un minimum de confiance, de bienveillance à la parole de l’Évangile pour en saisir le sens. Mais j’ai aussi besoin de comprendre pour croire, ma foi n’est pas absurde, elle n’exige pas de ma part le sacrifice de ma raison.

Sur l’importance de la raison, nous ferons trois remarques :

  • Nous devons user de notre raison, car elle relève de notre humanité. Socrate disait que la misologie était une misanthropie ; la haine de la raison, une haine de l’humain. Si Dieu nous a créés avec une intelligence, c’est pour qu’on s’en serve. Il est de notre devoir de chercher à comprendre ce que nous croyons et vivons, de mettre des mots et des idées sur nos intuitions et nos convictions. Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte, dit la première épître de Pierre (1 Pierre 3:15).
  • La raison critique est une protection qui empêche la foi de dériver vers l’obscurantisme et la superstition. Contre ceux qui cultivent le surnaturel et l’irrationnel, la raison nous oblige à penser et à justifier notre foi. Lorsque la raison ne régule plus la foi, cette dernière est menacée par l’illuminisme qui devient vite totalitaire. Le je crois pour comprendre et le je comprends pour croire se confortent l’un l’autre.
  • Enfin, la raison est nécessaire, car elle est le terrain sur lequel nous pouvons dialoguer avec les autres formes de pensées et notamment les autres religions. À l’heure où montent les conflits entre les religions, nous devons cultiver les lieux de rencontre et de collaboration. La raison est la langue commune qui permet aux différents courants de pensée de dialoguer.

Cultiver l’intelligence de Dieu

Quand un journal devient bouffée d’air frais !

par Agnès Adeline-Schaeffer, pasteure

C’est en 1989, au moment où je traversais une crise existentielle importante que le nouveau pasteur de ma paroisse m’offrit un numéro du mensuel de théologie libérale : Évangile et Liberté.

Jusque-là, je me retrouvais bien dans la prédication et dans les prises de position de mon Église, à l’époque l’Église réformée de France, que je trouvais ouverte et en lien avec le réel de mes contemporains et le mien ! Je me suis toujours sentie libre dans ma foi que je considère comme un cadeau de la vie, parce que, comme disait un slogan de notre église pour définir la grâce, nous n’avions « rien à prouver ». Je trouvais qu’elle prenait très au sérieux l’un de ses six piliers : une église toujours prête à se remettre en question, prête à se réformer à nouveau.

Ma foi n’était pas ébranlée, mais il fallait que j’en redéfinisse le contenu. Dieu était toujours présent dans ma vie, j’en avais fait l’expérience sensible, mais il me fallait trouver d’autres mots pour le dire, d’autres expressions pour affiner ma pensée et ne pas perdre ma liberté de conscience. Il me fallait approfondir tout ce que je croyais savoir. Cela nécessitait donc de revoir mes fondamentaux. La découverte d’Évangile et Liberté fut, contre toute attente, ma bouffée d’air frais, qui m’a fait retrouver toute l’émotion de ma foi. Les articles de fond, théologiques ou historiques, les billets d’humeur, les commentaires bibliques, les prières, nombreuses et variées, les témoignages reflétant une liberté de parole, et les dessins humoristiques (à cette époque…), me rejoignaient dans mon quotidien. Je découvrais aussi le libéralisme se déclinant en une palette de couleurs nuancées. Je me suis vue en train de renaître à la vie et de retrouver ma santé spirituelle. Mais un sérieux travail de décapage avait commencé qui m’aida à prendre la décision de rentrer à l’Institut protestant de théologie, en 1991.

Cela fait maintenant 26 ans que je suis pasteure en paroisse, et 22 ans que je suis aumônier de prison. Durant toutes ces années, je n’ai cessé d’approfondir ma foi.

Force est de constater qu’aujourd’hui le paysage religieux a sérieusement changé, et le protestantisme n’y échappe pas. L’église de multitude, la possibilité de croire ou de ne pas croire, et même la liberté de conscience, si chère aux protestants, semble disparaître à certains endroits, ainsi que la culture du débat. La place pour la critique constructive semble se restreindre et il ne subsiste par endroit que la critique malveillante. Nombreux sont ceux qui rejettent le monde dans lequel ils sont et qui développent par voie de conséquence, la haine du monde, la peur et la suspicion de l’autre, le repli sur soi, entraînant une fermeture à toute réflexion. La conviction de détenir la vérité se transforme alors en dogme. Il y a quelques années, Évangile et Liberté sentant ce danger arriver, a rajouté ce petit mot « critiquer », à sa devise « penser et croire en toute liberté ». Certains ont pris ce terme « critiquer » comme une provocation, mais finalement, il ne s’agit que de retravailler patiemment nos convictions, sans quoi, je le crois, nous ne pouvons pas imaginer un avenir commun. Je ne suis pas née « libérale », mais je le suis devenue. Aujourd’hui, j’accompagne un grand nombre de personnes aux parcours de foi les plus improbables, et dans des situations de vie étonnantes. Tous ont besoin de discuter, de clarifier, d’affiner leur pensée, de poser des mots sur ce qui leur pose question, sur ce qui les fait douter, chercher. Ainsi l’intelligence vient-elle éclairer la foi. Nous ne cessons de découvrir que la présence de Dieu dépasse largement tout ce que nous pouvons en dire, qu’elle déborde nos limites tout en rejoignant la part la plus intime de nous-mêmes. Ce qui ouvre chacun, chacune à une grande liberté d’expression. Et c’est peut-être cela, ce fameux protestantisme libéral, si cher à l’Oratoire : être au service des hommes et des femmes de bonne volonté, libres penseurs ou libres croyants, pour les aider à cheminer sans craindre de partir dans cette aventure. Recevoir, donner, apprendre en réciprocité, c’est cela que j’appelle une bouffée d’air frais, et c’est précieux. Cela permet de respirer à fond, et de rester ainsi une force vitale de proposition tant pour l’Église que pour la société.