Sommaire du N° 827 (2022 T3+T4)

Du désir de conquérir ...

« Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous. »
(Marc 9:35)

Éditorial par Aurore Saglio Thébault, présidente du Conseil presbytéral

« La clarté ne naît pas de ce qu’on imagine le clair, mais de ce qu’on prend conscience de l’obscur » écrivait Carl Gustave Jung auteur, entre autres, du remarquable "Réponse à Job". ... [lire la suite]


Du désir de conquérir [cliquer ici ou sur chaque titre pour accéder à l'article]



Un désir qui ne cesse qu’à la mort, par Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe 

4
Réévaluer les théologies totalitaires, par le père Cyrille Hovorun, archimandrite ukrainien
5
La Bible nous invite à ne pas fermer les yeux devant la violence, par Thomas Römer, Administrateur du Collège de France
6
Désir de puissance, désir d'emprise, par Jean-Philippe Coz, psychanalyste, psychologue clinicien
8
Évangéliser, est-ce conquérir ? par A. Adeline-Schaeffer, pasteure
9
À la conquête des territoires et des âmes. La Nouvelle-Angleterre puritaine du XVIIe siècle, par Bertrand Van Rumbeke, professeur de civilisation américaine à l'Université Paris 8
12
L’Église Conquérante : de l’Église qui croît à l’Église qui croit, par B. Cléro-Mazire, pasteure
14
L’Oratoire au service

Veillée œcuménique de prière et de solidarité pour la paix en Ukraine

16
Les Jeunes de l'Oratoire œuvrent pour un monde meilleur

17
L'Oratoire commémore les 450 ans de la Saint-Barthélemy [voir aussi ici]

18
Les invités de l'Oratoire du premier semestre 2022

20
La paroisse en fête : le 5ème Évangile des enfants de  l'Éducation Biblique

22
Une église ouverte et au service : retour sur l'AGO 2021

24
Un projet lumineux : la rénovation des vitraux de notre temple

25
Le carnet
26
L’agenda du deuxième semestre 2022
28
Les contacts
35

Vous pouvez télécharger le bulletin au format PDF

Dossier du mois
Du désir de conquérir ...

Éditorial

par Aurore Saglio Thébault, Présidente du Conseil Presbytéral de l'Oratoire du Louvre

« La clarté ne naît pas de ce qu’on imagine le clair, mais de ce qu’on prend conscience de l’obscur » écrivait Carl Gustave Jung auteur, entre autres, du remarquable « Réponse à Job ». 

Alors, face au conflit meurtrier entre deux pays majoritairement et historiquement orthodoxes qui sévit depuis plus de quatre mois à nos portes, comment ne pas prendre conscience de ce désir de conquérir, ce désir « perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir et qui ne cesse qu’à la mort » comme le décrivait déjà le philosophe Hobbes dans son « Léviathan » en 1651 ? Comment ignorer que « la guerre en cours montre que les idées, y compris théologiques, peuvent littéralement tuer » et qu’il existe encore des « théologies totalitaires » qu’il est urgent de déconstruire comme le propose le père Cyrille Hovorun, archimandrite ukrainien ? Comment « ne pas fermer les yeux devant la violence mais l’affronter et trouver des pistes et des promesses pour la contenir et la dépasser » comme nous y invite la Bible et le rappelle le professeur Thomas Römer ? Comment, à cet égard, ne pas se souvenir, par exemple, de l’histoire de la Nouvelle Angleterre puritaine qui partait à « la conquête des territoires et des âmes » ? Comment aujourd’hui, au sein même de notre Église, rester vigilants face à ce « désir de grandir », qui malheureusement n’est souvent que « l’expression d’un désir de puissance, une tendance à abolir le désir de l’autre, à le ramener à un statut d’objet entièrement assimilable » ? Nos pasteures, dans la lignée de leurs prédécesseurs depuis 1882, date à laquelle notre paroisse s’affirma « libérale » face à une montée du courant évangélique, nous interpellent : « Évangéliser, est-ce conquérir ? », « l’Église Conquérante », ne devrait-elle pas être d’abord « celle qui croit et non celle qui croît » ?  N’est-ce pas le sens premier du verset de Marc 9 : 35 que nous avons mis en regard de ce numéro : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » ?

Être au service de Dieu en église est ce qui anime l’équipe de l’Oratoire du Louvre : contribuer modestement à un monde meilleur ici et maintenant, donner et se donner les moyens de pouvoir encore penser, croire et critiquer en toute liberté. 

Difficile de résumer en quelques pages d’un bulletin papier ce que la centaine de publications numériques de l’Oratoire a largement relayé ce semestre. Que retenir ? Que nous avons à nouveau ouvert très grandes les portes de notre temple pour que puissent s’y exprimer nombre d’invités, y organiser des veillées de prière et de solidarité interconfessionnelles, des cycles de réflexions théologiques, sociologiques, des concerts toujours plus spirituels et même une représentation théâtrale, criante d’actualité, pour commencer à commémorer les 450 ans de la Saint-Barthélemy. Également, la joie de voir nos jeunes adultes agir aussi hors des murs de l’Oratoire et nos enfants rédiger un « 5ème Évangile » ; enfin, la perspective d’un projet « lumineux » : la restauration de nos vitraux.


Un désir qui ne cesse qu’à la mort

par Thomas HOBBES (1588-1679), philosophe

« Je mets au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort. La cause n’en est pas toujours qu’on espère un désir plus intense que celui qu’on a déjà réussi à atteindre, ou qu’on ne peut pas se contenter d’un pouvoir modéré : mais plutôt qu’on ne peut pas rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu’on possède présentement. De là vient que les rois dont le pouvoir est le plus grand de tous, tournent leurs efforts vers le soin de le rendre sûr, à l’intérieur du pays par des lois, à l’extérieur par des guerres. Et quand cela est fait, un second désir vient prendre la place : désir, chez quelques-uns, de la gloire de conquêtes nouvelles ; chez d’autres, de commodités et de plaisirs sensuels ; chez d’autres enfin, d’être admirés, ou loués par des flatteurs, pour leur maîtrise en quelque art, ou pour quelque autre talent de l’esprit.

La compétition dans la poursuite des richesses, des honneurs, des commandements et des autres pouvoirs incline à la rivalité, à l’hostilité et à la guerre, parce que le moyen pour un compétiteur d’atteindre ce qu’il désire est de tuer, d’assujettir, d’évincer ou de repousser l’autre ».

Léviathan, Chapitre XI, §2.

Réévaluer les théologies totalitaires

Par le père Cyrille HOVORUN, archimandrite ukrainien et professeur d'ecclésiologie et de relations internationales au Collège Sankt Ignatios à Stockholm *

Le Kremlin n’est pas dans une simple logique d’expansion territoriale. La guerre engagée en Ukraine est d’une autre nature. Elle est menée au nom d’une mission spéciale d’unification religieuse, de protection d’une sorte de « terre sainte », contre l’Ouest. Contre les pays occidentaux jugés hérétiques, mauvais et menteurs, parce qu’ils sont catholiques ou protestants. C’est d’abord une logique d’expansion de la « civilisation orthodoxe » qui est l’autre idée majeure que les théologiens orthodoxes doivent aujourd’hui déconstruire.

La guerre en cours montre que les idées, y compris théologiques, peuvent littéralement tuer. Nous devons réviser la nomenclature des idées théologiques qui, je crois, ont conduit à cette guerre. Des idées similaires ont été émises dans l'entre-deux-guerres, dans les années 1930, également par les orthodoxes. Ils ont utilisé ces idées pour justifier les dictatures et l'oppression. Contrairement aux théologiens protestants et catholiques, nous, les orthodoxes, n'avons jamais sérieusement réévalué les théologies totalitaires. Il est temps de procéder à une telle réévaluation. Je pense qu'en premier lieu, nous devons évaluer et condamner l'idéologie quasi religieuse du « monde russe », qui encadre l'agression russe. C’est une version mise à jour du phylétisme et elle devrait être anathématisée dans l'esprit du concile de Constantinople de 1872. D'une manière plus générale, nous avons besoin d'une « dépoutinisation » radicale de la théologie orthodoxe moderne. Parmi les traits du « poutinisme » en elle, j'identifierais les rêves de restauration de la symphonie byzantine entre l'Église et l'État et l'idée d'une « civilisation orthodoxe ». À mon avis, de telles idées sont devenues dangereuses à notre époque. Le philosophe Emmanuel Levinas nous a laissé une très belle réflexion sur la paix : « La paix ne peut pas s'identifier avec la fin des combats qui cessent faute de combattants, par la défaite des uns et la victoire des autres, c'est-à-dire avec les cimetières ou les empires universels futurs. La paix doit être ma paix, dans une relation qui part d'un moi et va vers l'Autre, dans [...] la bonté. »
 
Propos recueillis par M. Corre pour La Croix -10 mars 2022 suite à ceux recueillis par V. Cibotaru et par le père J. Panev pour Orthodoxie.com - 2 mars 2022

La Bible nous invite à ne pas fermer les yeux devant la violence

par Thomas RÖMER, Administrateur du Collège de France

Le mot « violence » vient du mot latin violentia, étymologiquement construit sur la racine latine vis qui signifie « force » et « puissance ». Le terme latin a peut-être pour base une racine indo-européenne bios qui exprime l’idée de « vie », de « vital » et de ce qui fait partie de l’essence de l’être vivant. La violence serait donc une composante de la vie humaine.

La violence est très fortement présente dans de nombreux récits bibliques et, souvent, Dieu y est directement mêlé, bien que cela puisse paraître scandaleux à un lecteur contemporain. La Bible contient cependant aussi un mythe sur l’origine de la violence, à savoir l’histoire de Caïn et Abel (Gn 4). Cette histoire ne s’est évidemment jamais passée mais, d’une certaine manière, elle se passe tous les jours. Caïn et Abel sont deux frères jumeaux, issus du premier couple humain Adam et Ève. Caïn est agriculteur, Abel éleveur. Les deux frères présentent une offrande à Dieu qui se tourne vers celle d’Abel et ignore celle de Caïn. Le texte biblique reste silencieux sur ce qui a motivé le choix partial de Dieu. Derrière l’expérience des frères se cache une expérience humaine quotidienne : la vie n'est pas « logique », «juste», elle est toujours imprévisible et elle est faite d'inégalités qui ne sont pas toujours explicables. En Genèse 4, Dieu confronte Caïn à cette expérience que tout homme doit faire dans sa vie.

Et, selon le verset 5, la violence naît de l'incapacité de Caïn à accepter l'inégalité. Pourtant la différence de traitement ne signifie pas que Dieu ait rejeté la personne de Caïn, car il lui parle. Il s'adresse à lui comme un père en l'exhortant à ne pas se soumettre au péché. Dieu lui a parlé, mais il n’arrive pas à parler à son frère. Le verset 8 s’ouvre par : « Caïn dit à son frère Abel » mais, dans le texte hébreu, aucun discours ne suit. La traduction grecque a rajouté : « Allons au champ ». Cependant, il faut prendre au sérieux cette absence de parole. Le narrateur a sans doute voulu signifier que Caïn, à la suite de l'exhortation divine, a voulu parler à son frère, sans finalement y parvenir.

Le premier meurtre et l’éclatement de la violence sont liés à l'incapacité de communiquer. Le meurtrier Caïn a cependant un avenir, car Dieu met un signe sur lui qui empêche quiconque de mettre à mort le meurtrier. Le meurtrier Caïn fonde une ville, il est, en quelque sorte, l’inventeur de la civilisation, ses descendants sont à l’origine des inventions artistiques et technologiques de l’humanité. Ainsi, la violence n'empêche ni le progrès ni la civilisation.

Peut-être faut-il encore aller plus loin et se poser la question de savoir s’il peut y avoir une civilisation sans violence. Genèse 4 ne condamne pas la culture, mais démontre plutôt qu'elle provient d'une bonne gestion de la violence.

La Bible nous invite également à réfléchir sur la question des violences légitimes. En effet, rejeter la violence, est une position « théologiquement voire politiquement » correcte. Mais peut-on imaginer une vie sans aucune forme de violence ? La loi nécessaire à toute démocratie ne contient-elle pas une violence nécessaire au fonctionnement de la société ? Finalement, dans des situations dramatiques, d’oppression et de dictature, peut-on d’emblée renoncer à tout recours à la violence dans la lutte pour la vie et la liberté ? On attribue à Mahatma Ghandi la parole suivante : « Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai la violence. »

Ainsi, la Bible nous invite à ne pas fermer les yeux devant la violence mais à l’affronter, en nous offrant en même temps des pistes et des promesses pour la contenir et la dépasser.

Citation rapportée par Romain Rolland, Mahatma Ghandi, Paris, Stock, 1993, p. 33.

Désir de puissance, désir d'emprise

par Jean-Philippe COZ, psychanalyste, psychologue clinicien

La question du « désir de puissance » renvoie en partie pour la psychanalyse à la problématique de la pulsion d’emprise. La pulsion (Trieb en allemand) selon Freud, est « un concept frontière entre Psychique et Somatique ». La pulsion existe en amont comme un principe physiologique (l’excitation), très observable chez les enfants, et se transforme en pulsion au niveau psychique. Il s’agit donc d’un concept qui rend impossible un dualisme « de l’âme et du corps », qui diffère de l’instinct et présente quatre paramètres (poussée, but, objet et source).

En 1915, Freud présente la musculature comme support à la pulsion d’emprise : « On pourrait reconnaître une des origines de la pulsion sadique dans le fait que l’excitation sexuelle est favorisée par l’activité musculaire ». La pulsion d’emprise est aussi source du sadisme qui est « l’abaissement de l’objet par la violence ». Si le sadisme est présent chez tous les sujets comme volonté de puissance à l’encontre de l’objet, il est aussi présent dans une dimension auto-érotique, par exemple dans les efforts de l’enfant pour dominer l’ensemble de ses membres, sa musculature. Cette pulsion d’emprise est aussi une pulsion du désir de voir et de savoir, la curiosité, qu’on nomme aussi « épistémophilie », ces besoin et désir de savoir, moteurs de la curiosité dans les théories sexuelles diverses que construisent les enfants. Cette pulsion épistémophile peut se maintenir tout au long de la vie (le « pourquoi »), et est en partie à l’origine du « choix » de certaines professions où la recherche est au premier plan.

Une description phénoménologique permet de décrire des expériences vécues par le sujet et de poser des questions comme : peut-on expliquer le désir de prendre le pouvoir sur l’autre ? Y a-t-il une forme de perversité dans ce désir de puissance ? Comment détecter un tel désir de puissance chez l’autre ? Comment s’en prémunir ? En réponse à toutes ces questions, la psychanalyse cherche à cerner les processus en jeu dans ces relations.

Il y aurait dans l’emprise et le « désir de puissance », une tendance à abolir le désir de l’autre, à le ramener à un statut d’objet entièrement assimilable. On pourrait évoquer une tendance à la réduction de toute altérité, de toute différence, de toute particularité.

Évangéliser, est-ce conquérir ?

par A. ADELINE-SCHAEFFER, pasteure

C’est la question que se posent régulièrement toutes les instances chrétiennes qui se consacrent à la mission de l’Église.

Évangéliser. La définition du dictionnaire est claire : c’est prêcher l’Évangile à des populations non chrétiennes, c’est convertir au christianisme. Cela veut dire que si ces populations vivent d’autres traditions religieuses avec d’autres pratiques, elles doivent impérativement les abandonner. De gré, dans ce cas, cela peut relever du choix consenti, ou de force, et dans ce cas, il s’agit de conquérir l’autre, en imposant sa vérité.

D’où cela vient-il ? « Malheur à moi si je n’évangélise pas », écrivait l’apôtre Paul dans sa première Lettre aux Corinthiens (9/16), alors qu’il expliquait les droits et les devoirs d’un apôtre. Il parlait de la mission d’un responsable de communauté chrétienne nouvellement en place.  « Allez dans le monde entier, et annoncez la bonne nouvelle ! » écrivait Marc à la fin de son Évangile. Cet envoi en mission est développé dans les derniers versets de l’Évangile de Matthieu. « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez auprès des hommes de toutes les nations, faites d’eux mes disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à obéir à tout ce que je vous ai commandé ». (Mt 28/18-20). Dans cette traduction en français courant, tout y est : le pouvoir concentré sur Jésus, et l’obéissance incontournable à tout ce qu’il a « commandé ». Là où certains ont entendu une exhortation ou un encouragement à témoigner, d’autres ont entendu un ordre, une injonction, un devoir de convertir. Cette manière de comprendre les choses est justifiée par d’autres versets bibliques exprimant la contrainte, l’obligation, la force, soulignant ainsi le caractère inéluctable de l’évangélisation, en particulier avec ce fameux « Contrains-les d’entrer », cité dans la parabole des invités de l’Évangile de Luc (14, 12-24) et utilisé à certaines époques, pour légitimer les conversions forcées. 

Notre relation à l’évangélisation est complexe. Nombreux sont ceux qui sont mal à l’aise avec le mot «évangéliser». Trop souvent associé au mot de prosélytisme, dont certains chrétiens se sont saisis pour convaincre la terre entière du bien-fondé de leur message, ce terme a fait surgir toutes sortes de déviations et d’exagérations, menant aux persécutions en tout genre, transformant le message de Jésus-Christ en dogmes non discutables, mettant en avant la supériorité orgueilleuse d’une théologie sur une autre, permettant de justifier la répression, la condamnation, l’excommunication.  Cette démesure des discours et des actes donne cette étrange sensation de perdre sa liberté de conscience et de pensée.  Évangéliser n’est pas rester au rang du don, dans le sens de partage, de donner ce que l’on a reçu, mais il est devenu un maître-mot, un ordre impérieux, une obligation à laquelle tout chrétien est soumis, d’une façon ou d’une autre, au risque de passer pour un mauvais chrétien s’il ne s’exécute pas.  Alors tous les moyens sont possibles. « Il faut gagner des âmes à Christ », selon l’expression même de l’apôtre Paul, galvaudée, voire confisquée aujourd’hui par certains milieux évangéliques. 

Le mot « mission » a eu et a encore maille à partir. Qui se souvient qu’au début du XIXème siècle, les protestants de langue française ont eu du mal à adopter le terme de « mission », rappelant malencontreusement les missions catholiques de reconquête intérieure ou les missions extérieures liées à la conquête du Nouveau Monde ? Lorsque le mouvement du Réveil a jailli en France, le mot « mission » sonnait étrangement pour une entreprise d’évangélisation au nom du « pur évangile » ! Le mot de « mission » reste encore sensible, tout simplement parce qu’il fut, un temps, lié à un projet colonial aujourd’hui décrié. Tout cela a conduit à un silence de la part de nombreuses églises en particulier les églises historiques qui savent l’ambiguïté que représente l’évangélisation. Même la société des Missions a fini par changer de nom, dans les années 70, pour s’appeler le Defap (Département Evangélique Français d’action Apostolique), diversement reçu par les différentes églises qui le composent.

Est-ce qu’il existe alors un juste milieu entre imposer et se taire ? Certainement, et ce juste milieu s’appelle « proposer ».  Nous avons le droit de proposer la foi chrétienne, de présenter les convictions chrétiennes, de parler des « valeurs chrétiennes » ou de l’éthique chrétienne. Et dans le christianisme, les protestants luthéro-réformés
ont encore une autre parole, un autre point de vue, une autre manière de croire que les autres chrétiens.

Et, pour continuer la déclinaison, à l’intérieur du protestantisme réformé, il y a encore la théologie conservatrice et la théologie libérale. C’est au nom de cette grande diversité que les historiens retiennent que les protestants ont « l’audace d’une parole libre ». Nous devrions mettre cette phrase sur le fronton de nos temples pour rappeler que nous sommes libres, libres de croire autrement, de vivre notre foi autrement, libres d’interpréter autrement les textes bibliques. Libres de poser un autre regard sur la société, sur les questions sensibles de l’environnement, de la famille, de la santé, de la sexualité, de l’éducation, des droits humains.  Les autres chrétiens ont le droit de dire et faire autrement que nous et ne s’en privent pas. Les autres religions, les athées, les agnostiques jouissent de ce même droit. La pensée et la raison sont libres, et la foi aussi, tant qu’elles ne conduisent ni à la violence ni à la condamnation.

Si nous lions le verbe « évangéliser » au verbe « libérer », alors nous ne pouvons ni imposer, ni obliger ! Le témoignage que nous donnons, c’est notre propre personne. Par notre comportement, nous témoignons de notre liberté de croire et nous sommes responsables de ce témoignage. Cela n’a plus rien à voir avec une méthode ou une stratégie de conquête. Néanmoins, la question demeure : évangéliser, est-ce conquérir ? Convertir ? Qui ? Des incroyants ? Des croyants d’autres religions ? Ceux qui hésitent ?  Alors, évangéliser, c’est une question de contenu. Reste à savoir quelle foi nous voulons transmettre, et de quel Dieu nous voulons témoigner. Si ces questions n’inspirent pas une théologie pour aujourd’hui, alors cet appel à évangéliser restera toujours une fascination culpabilisante, sujet à des débordements inéluctables. Porter la Bonne Nouvelle jusqu’aux extrémités reste toujours d’actualité. Chaque chrétien qui a reçu pour lui-même cette Bonne Nouvelle reçoit en même temps la vocation de la transmettre. Ce partage de la foi est beaucoup plus large que la récitation d’un catéchisme mal compris. Il se modifie selon les rencontres et les circonstances de la vie.

Évangéliser reste et restera toujours une question délicate, parce que c’est d’abord être au service du prochain, selon l’exemple du Christ qui est venu pour servir, et non pour être servi.


À la conquête des territoires et des âmes
La Nouvelle-Angleterre puritaine du XVIIe siècle

par Bertrand VAN RUMBEKE, professeur de civilisation américaine à l'Université Paris 8

Toute colonisation est une conquête. La colonisation anglaise du littoral atlantique nord-américain, tout comme, deux siècles plus tard, l’expansion des États-Unis vers le Pacifique, illustre, dans une indéniable continuité, parfaitement ce phénomène. Et ceci quel que soit le discours dont se parent les colons et leurs descendants. Les puritains du Massachusetts, que ce soit les Séparatistes du Mayflower, qui fondent la petite colonie de Plymouth en 1620, ou les puritains -mainstream dirons-nous-, qui débarquent subitement et massivement dans les années 1630 - à peu près dix mille contre la centaine de passagers du Mayflower- incarnent cet esprit de conquête masqué par un discours de fondation et de renouveau. Autre donnée fondamentale : en Amérique du Nord, la détermination des colons et de leurs financiers, la supériorité numérique et la chance se mêlent pour assurer le succès d’une entreprise coloniale. Lorsque le Mayflower accoste en Nouvelle-Angleterre, dans l’anse du cap Cod, une épidémie a dévasté les villages et la nation amérindienne des Patuxets. Un chroniqueur puritain note : « les ossements et les crânes créent un spectacle qui paraît un nouveau Golgotha ». Non seulement la colonie de Plymouth est fondée à l’endroit même de ces villages dévastés mais le seul survivant de la nation Patuxet, Tisquantum, devient un intermédiaire culturel et linguistique indispensable au succès de la colonie. Tisquantum avait été kidnappé par un marchand anglais, puis vendu comme esclave en Espagne, puis libéré par des moines, et avait réussi à se rendre en Angleterre pour enfin revenir en Nouvelle-Angleterre, où il retrouva amis et parents, morts de maladie. Adopté par la nation voisine des Wampanoags et parlant anglais, il sert d’interprète entre le gouverneur de Plymouth, William Bradford, qui a écrit un des rares (et certainement le plus complet) récits de l’épopée du Mayflower, et le chef des Wampanoags, Massassoit. Ainsi, les puritains pour qui l’Amérique est un nouveau monde où ils comptent fonder un monde nouveau, un territoire libre de toute souveraineté (terra nullius), voire vide, rencontrent en arrivant un Amérindien qui parle l’anglais et connaît leurs coutumes ! Dès le début de la colonisation du Massachusetts, les puritains alternativement signent des traités avec les nations amérindiennes et leur font la guerre (guerre des Péquots 1636-1638 et guerre du Roi Philippe 1675-1676). Ils cherchent aussi à les évangéliser, comme en témoignent les missions de John Eliot, dites praying towns (14 entre 1651 et 1675), et en font des villages d’Amérindiens convertis, à l’image des réductions catholiques en Amérique du Sud. Ces efforts de conversion louables, même si totalement détruits par la guerre du roi Philippe en 1676, ne doivent pas cacher l’objectif premier de la colonisation puritaine de la Nouvelle-Angleterre, à savoir la conquête d’un territoire et la fondation d’une société exclusivement européenne, voire anglaise, strictement encadrée par des pasteurs et des théologiens déterminés à fonder une société nouvelle qui se veut morale, pieuse, homogène, autarcique et irréprochable, sans aucune considération pour les nations amérindiennes. La célèbre « cité sur la colline « (city upon a hill) de John Winthrop, un autre gouverneur et chroniqueur puritain incontournable, ne repose pas sur le métissage mais sur la conquête d’un espace pour construire une société exclusive. Le sceau de la Compagnie du Massachusetts sert aussi le projet colonial en le légitimant par la représentation d’un Amérindien, muni d’un arc et d’une flèche, avec la devise : « Venez nous sauver » (Come over and help us). L’entreprise coloniale puritaine est destinée à peupler la Nouvelle-Angleterre, sauver la vieille Angleterre en lui offrant un modèle de société et sauver les Amérindiens non sans les avoir délogés, repoussés, défaits ou convertis.
 
[Bertrand VAN RUMBEKE est l' auteur de "L'Amérique avant les États-Unis". Une histoire de l'Amérique anglaise 1497-1776 (2013) et de "Histoire des États-Unis. De 1492 à nos jours (2 t., 2021)"


L’Église Conquérante : de l’Église qui croît à l’Église qui croit.

par la pasteure Béatrice CLÉRO-MAZIRE

« Beaucoup de ceux qui avaient entendu la parole crurent, et le nombre des hommes s'éleva à environ cinq mille ». (Actes 4:4) « Ceux qui acceptèrent sa parole furent baptisés et, en ce jour-là, le nombre des disciples s'augmenta d'environ trois mille âmes ». (Actes 2:41) « Le nombre de ceux qui croyaient au Seigneur, hommes et femmes, s'augmentait de plus en plus (Actes 5:14) ».

Le livre des Actes des apôtres présente des situations de croissance extraordinaires où le nouveau mouvement de la Voie (comprenez le christianisme), prend de l’ampleur au bénéfice d’une prédication ou d’un baptême. Cette vision idéalisée contraste avec l’image de communautés chrétiennes dont le nombre de fidèles, dans notre société actuelle, semble se réduire comme une peau de chagrin. Mais qu’en est-il véritablement de ces communautés antiques et de nos communautés d’aujourd’hui ?  

D’un lieu à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un milieu sociologique à l’autre, les réalités changent et si la croissance de l’Église constitue un cheval de bataille de courants prosélytes qui comprennent la mission chrétienne en terme de croissance de l’Église visible, cette croissance peut être comprise autrement qu’en termes quantitatifs. Je ne ferai pas à nos lecteurs l’affront d’essayer de les convaincre que l’Église invisible n’en finit pas de croître, ce serait une malhonnêteté intellectuelle puisque cette église-là est précisément impossible à mesurer. Mais je proposerai quand même de déplacer le problème.  

Le thème de la croissance numérique de l’Église, à mon avis, relève davantage de la volonté de conquête que d’une vocation ecclésiologique fondée sur la foi en Jésus Christ. C’est bien la peur de mourir qui a poussé nombre de pasteurs, de prêtres et de théologiens à vouloir mettre en place des techniques missionnaires pour remplir les églises à de nouvelles conditions, sans toutefois changer le contenu de ce qui y était prêché : la culpabilité et la nécessité de se repentir. À son époque, Jean le Baptiste en faisait autant et les fidèles se pressaient sans doute sur les bords du Jourdain pour obtenir le pardon qui les relèverait ; mais il s’est effacé pour que Jésus de Nazareth apporte autre chose et que son enseignement sorte la loi de Moïse de cet écueil que représente ce que j’appellerais le « commerce du pardon ». Cette pression culpabilisante a permis aux églises chrétiennes bien des conquêtes : en leur temps, les missions organisées dans les colonies avaient, certes, pour leur volet le plus altruiste, une visée humanitaire en direction des pays les plus pauvres, mais aussi, dans leurs accents les plus arrogants et parfois les plus violents, une visée d’asservissement et de transformation de l’autre en semblable (l’égalité de droit en moins).  

L’Église chrétienne est essentiellement missionnaire, puisqu’elle a pour vocation de porter au monde la liberté des enfants de Dieu comprise selon la vie de Jésus le Christ. Mais elle n’a pas pour vocation à devenir, comme structure d’annonce ou comme institution, de plus en plus puissante et nombreuse. Quand c’est le cas, il faut toujours se demander pour quelle raison une église croît. Est-ce parce qu’elle annonce une parole de grâce dont elle n’est pas propriétaire ou est-ce parce qu’elle utilise des ressorts culpabilisants d’emprise pour conquérir toujours plus d’âmes inquiètes ? La mission de l’Église, du moins en régime protestant, se devrait de favoriser la relation directe entre les chercheurs de Dieu et Dieu lui-même ; à ce titre, elle annonce son témoignage de foi comme église qui croit et se retire en confiance, laissant à Dieu le soin de faire son œuvre dans le secret du cœur de chacun. Seul Dieu connaît le nombre de ceux qui sont convertis à sa parole et ce nombre ne recouvre pas exactement, sans doute, le nombre de fidèles des églises ; en ce sens, mesurer la vitalité d’une église au nombre de fidèles faisant acte de présence n’est pas satisfaisant.
 
Alors qui parle de mourir ? Et mourir à quoi ? Si c’est à notre volonté de conquête, alors oui, et le plus tôt serait le mieux pour que le contre-témoignage de l’Église qui se prêche elle-même s’arrête. Mais aucune Église ne meurt quand elle croit en celui qui la dirige. Car alors, elle se met à écouter ceux qui le cherchent. Cette Église-là emploie ses forces non pas tant à se faire aimer qu’à aimer, à se faire servir qu’à servir et cet amour-là n’engendre pas la mort mais la vie.