Les raisons d’une vocation
allocution du pasteur Wilfred Monod à l’occasion de sa consécration au Saint Ministère
C'est un devoir très doux, pour un jeune homme qui entre dans le ministère, d'exprimer publiquement sa gratitude envers Dieu en jetant un regard sur le passé, et de rendre solennellement témoignage de sa confiance en Dieu, en se tournant vers l'avenir. Sans doute il est difficile, dans un moment pareil, à l'heure où l'on ploie sous le fardeau de sa propre indignité, où l'on devrait se prosterner dans la poussière, et s'écrier avec le prophète : « Malheur à moi, car je suis un homme aux lèvres souillées ! » — il est difficile de se lever aux yeux de tous, pour parler de ses propres expériences, de ses propres espérances. Mais si ces expériences viennent de Dieu et si ces espérances mènent à lui, alors la joie de chanter ses louanges domine tout le reste, et ce n'est plus le cri du prophète, c'est celui de l'apôtre, qui s'échappe du cœur : « Malheur à moi si je n'évangélise ! »
I
J'entre dans le ministère comme un navire entre au port. De bonne heure, j'ai éprouvé la mystérieuse et pénétrante influence de l'Évangile ; mon amour de l'Évangile a grandi avec moi comme s'accroissent, de printemps en printemps, les lettres gravées sur un arbre ; et si j'ai librement choisi d'être pasteur — car personne ne m'y a poussé, pas même mon père — ce choix fut peut-être, d'autre part, le terme presque inconscient d'un long et paisible développement.
C'est à ma famille que je dois un si rare bienfait. Aussi est-ce à elle, avant tout, que je veux exprimer ici mon ardente reconnaissance. Oui, je bénis mes parents de m'avoir donné la vie, puisqu'ils m'ont donné une raison de vivre ; je les bénis de m'avoir appelé dans ce monde où l'on meurt, puisqu'ils ont placé sur mes lèvres d'enfant le nom de celui « qui a détruit la mort et mis en évidence la vie et l'immortalité par l'Évangile », puisque, dans ce monde où l'on pèche, leur douce et irrésistible influence, et leurs prières persévérantes, ont formé un double rempart autour de mon jeune cœur. Je les bénis, présents ou disparus, mon grand-père et ma grand-mère vénérés, ma mère bien-aimée qui n'est plus, et celle qui accepta la tâche commencée pour la mener à bonne fin.
Après ma famille, je veux remercier mes maîtres. Car si ma famille m'amena au ministère comme par une pente insensible, mes maîtres me fournirent la discipline intellectuelle nécessaire pour persévérer, à l'heure du doute, dans la décision prise. Et je ne parle par seulement de mes professeurs de théologie, à Montauban ou à Berlin, mais de mes professeurs de philosophie à la Sorbonne. À tous, à chacun en particulier, je voudrais apporter le témoignage pressant de ma reconnaissance, de mon affection et de mon respect. Contre les hésitations d'une foi timide ou les témérités d'une science arrogante, les philosophes m'ont enseigné le pouvoir et les droits de la pensée. Mais la pensée ne s'exerce pas à vide. Les théologiens m'ont exposé les faits au nom desquels on doit combattre le matérialisme ou l'agnosticisme scientifiques : savoir la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ ; de même, ils m'ont exposé les faits au nom desquels il faut repousser l'attachement craintif à telle ou telle formule provisoire de l'éternelle vérité : savoir les circonstances qui ont marqué le développement progressif des dogmes et qui ont amené leur fixation définitive dans les conciles. C'est ainsi que la spéculation m'a fourni l'instrument du travail, et que l'histoire m'a fourni la matière à travailler. Et quand je dis l'histoire, je ne veux pas dire seulement l'histoire de la révélation et l'histoire de l'Église, ni même l'histoire des hommes en général, mais toute l'histoire, l'histoire de la planète même qui nous porte. Les leçons de géologie données par un professeur de sciences naturelles à la Faculté de Montauban ont contribué, plus que tout autre chose peut-être, à mettre la paix dans mon intelligence, à me révéler l'unité du plan divin dans le monde visible aussi bien que dans le monde moral, et à me faire concevoir le sacrifice du Christ non seulement comme la clé de l'histoire, mais comme le centre de l'univers.
Ainsi mes différents maîtres, travailleurs dans le domaine des idées ou travailleurs dans le domaine des faits, m'ont ensemble amené à saisir cette belle affirmation prophétique de Vinet : que la personnalité historique de Jésus de Nazareth a résolu l'opposition, irréductible en apparence, de l'idée et du fait, et préparé pour l'esprit humain, dans le domaine intellectuel aussi bien que dans le domaine spirituel, la solution de toutes les contradictions qui rongent notre raison ou tourmentent notre conscience. Je considère tous mes maîtres comme des bienfaiteurs. Je leur dois, en grande partie, la certitude sereine qui me remplit à l'heure actuelle, et la conviction inébranlable que la théologie chrétienne explique la science et l'histoire, ne redoute aucune lumière d'aucune sorte, appelle de ses vœux les chercheurs de faits dans tous les domaines et salue toute découverte, quelle qu'elle soit, comme un nouvel appui.
Après mes parents, après mes maîtres, il me reste encore toute une catégorie de gens à remercier. Mes professeurs n'ont pas été seuls à m'affermir dans ma vocation. L'œuvre du ministère ne consiste pas seulement à réfuter l'erreur et à combattre le péché ; elle consiste encore à consoler, à fortifier, à servir les hommes : ministère signifie service. Eh bien ! je bénis ici, du fond de mon âme, tous ceux qui m'ont enseigné, d'une manière ou d'une autre, et le plus souvent sans paroles, à aimer les hommes, à comprendre la vie. Beaucoup d'entre eux ne savent même pas qu'ils m'ont fait du bien ; beaucoup d'entre eux ne savent même pas que je les ai remarqués. Je pense à la grande armée des humbles, des oubliés, des vaillants, qui remplissent, jour après jour, héroïquement, leur tâche monotone et pénible ; je pense à tel ou tel employé de la poste ou du chemin de fer, à tel ou tel autre de ces obscurs serviteurs de tous que j'ai vus, au soir d'une journée de labeur, souriants et paisibles, répondant à chacun avec la même patience ou terminant, sans surveillance aucune, et par pure fidélité au devoir, le travail entrepris et que rien ne leur imposait. Et je ne pense pas seulement aux humbles, mais aux souffrants, et surtout à ceux dont on ne connaît pas la souffrance, à ceux qui supportent sans se plaindre, et quelquefois en répandant la paix autour d'eux, non seulement le faix de la vie, mais le fardeau de la douleur ; je pense aux dévouements méconnus, aux tendresses incomprises, aux immolations ignorées, à tant de vies saintes et silencieuses qui sont la sauvegarde du monde et la parure de l'humanité, et dont le parfum est parvenu jusqu'à moi… Mais je pense aussi aux petits enfants que j'ai vu sourire à leur mère ou jouer au soleil dans un coin de rue ; je les bénis ces petits, de tout ce qu'ils m'ont révélé de la vie par leur gaîté, par leur pureté, par leur faiblesse, et de ce qu'ils m'ont appris sur le Père céleste. Je voudrais enfin remercier les poètes, et même les romanciers, qui m'ont fait pénétrer plus avant dans le cœur de la nature et dans le mystère de notre existence, dans les joies et dans les douleurs humaines ; et je voudrais donner ici une mention toute spéciale aux auteurs, quels qu'ils soient, qui m'ont ouvert les yeux sur le problème capital de notre époque, sur la grandeur et la légitimité des revendications sociales qui travaillent les masses populaires, sur la générosité et la justice des aspirations de l'Église, qui veut aller au devant du peuple parce qu'elle le peut et parce qu'elle le doit.
Mais en remerciant tous ceux qui m'ont préparé au ministère, tous ceux qui ont exercé une noble influence sur mon esprit et sur mon cœur, c'est à toi, ô mon Dieu ! que je rends grâces, à toi qui n'as cessé de m'entourer des affections les plus saintes, des exemples les plus virils, des enseignements les plus vrais, par les livres, par les voyages, par les hommes, et qui m'accordes aujourd'hui le bonheur suprême de rendre publiquement témoignage à ta miséricorde. « Que rendrai-je à l'Éternel ? tous ses bienfaits sont sur moi. J'élèverai la coupe des délivrances et j'invoquerai le nom de l'Éternel, j'accomplirai mes vœux envers l'Éternel en présence de tout son peuple. »
II
N'est-il pas naturel que ma gratitude envers Dieu et envers les hommes ait cherché à se manifester par le service de Dieu et des hommes, un seul et même service dans la pratique ? Ne me sentais-je pas en quelque sorte, endetté envers tous les autres de tout ce que je possédais, par cela même que j'avais appris à dire « notre Père qui es aux cieux » ? Et quel meilleur moyen de les servir que d'entrer dans le ministère ? Sans doute, tout métier, toute profession honnête, est une porte ouverte au dévouement, au service des hommes par les hommes, sous l'inspiration de l'Esprit de Dieu. Mais le ministère, seul entre toutes les vocations, permet d'atteindre pleinement le but poursuivi ; et il se trouve, chose admirable, que ce but est précisément le plus élevé de tous. Ceux qui se proposent d'apporter aux hommes la santé, sont-ils capables de la garantir à tous ? Il y a des cas désespérés pour le médecin. Et quand il parvient à rendre la santé au malade, peut-il se flatter de la lui conserver toujours ? Tôt ou tard, il faut mourir. Ceux qui se proposent d'apporter la science à leurs frères, ont-ils le pouvoir de la communiquer à tout homme, quel qu'il soit ? Et s'ils parvenaient à le faire, quel serait le degré suprême de cette connaissance universelle, sinon l'aveu unanime d'une ignorance consciente d'elle-même ? Mais ceux qui se proposent d'apporter aux hommes la paix de la conscience, la force pour vouloir et pour accomplir le bien, la sérénité dans la souffrance et les espoirs triomphants dans la mort, peuvent s'adresser à tous les hommes sans distinction, leur transmettre à tous le trésor des trésors sans restriction, leur en assurer la possession indéfinie sans illusion. — Or, comme j'avais reçu l'Évangile, c'est l'Évangile que j'ai résolu de donner aux hommes.
Appuyé sur l'autorité souveraine de Jésus-Christ et sur le témoignage inébranlable des apôtres, je proclamerai donc devant mes frères le salut merveilleux qui nous a été acquis sur le Calvaire. Je leur montrerai Jésus-Christ, Fils de Dieu et Fils de l'homme, vivant, mourant et ressuscitant pour notre race. Je leur dirai que l'acte suprême et décisif de toute vie humaine. Son couronnement, sa bénédiction, sa gloire, c'est le don volontaire de soi-même à ce Sauveur parfait qui, pour nous, « s'est abaissé lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix. » Je leur dirai que cet acte de foi en Jésus-Christ est un élan de confiance et d'abandon qui suppose en même temps une renonciation consciente à soi-même, la reddition légitime et nécessaire de son propre cœur, et qui entraîne, du même coup, un renouvellement total de notre nature, une nouvelle naissance en notre âme, l'expansion magnifique, irrésistible, de toutes les puissances morales de notre être, lesquelles jaillissent aussitôt, d'une source intarissable, « jusque dans la vie éternelle. » Et je leur dirai, d'autre part, que cette foi qui régénère et qui sanctifie, qui sauve en un mot l'homme perdu, est une simple réponse à l'amour prévenant de notre grand Dieu miséricordieux qui nous justifie gratuitement. Enfin, aux âmes bienheureuses qui auront trouvé en Jésus-Christ la communion avec leur Père céleste, j'enseignerai qu'il faut croître de jour en jour dans cette communion ineffable, sous l'inspiration continue du Saint-Esprit, par la prière persévérante et méthodique, par la méditation régulière de l'Écriture sainte, par l'activité directe et personnelle, au service de leur foi, pour l'établissement du règne de Dieu ici-bas. — Voilà les vérités dont je suis le dépositaire, et que je vais m'efforcer de répandre parmi les hommes avec l'enthousiasme de la certitude.
Pour atteindre ce but sacré, j'ai voulu devenir pasteur de l'Église réformée ; sans doute, d'autres Églises évangéliques, d'autres organisations religieuses font l'œuvre de Dieu dans notre patrie. Mais en entrant dans l'Église réformée, je crois, à l'heure actuelle, et pour diverses raisons dans lesquelles je vois la volonté de Dieu à mon égard, je crois servir l'Évangile plus utilement que dans tout autre poste. « Il y a diversité de dons, écrit saint Paul, mais le même Esprit ; diversité de ministères, mais le même Seigneur ; diversité d'opérations, mais le même Dieu qui opère tout en tous. »
Je ne serai donc ni évangéliste, ni missionnaire, je serai pasteur
Pour aller plus loin
- Wilfred Monod, Voir Jésus, 1939, recueil de 8 prédications avant-guerre (lire sur notre site)
- Wilfred Monod, recueil In Memoriam, "Souvenez-vous de vos conducteurs", 1948, 152 pages, 5 prédications (lire sur notre site)