Protestantisme et lumières

Merci à Pascal et Xavière Joudrier pour ce travail

Les audacieuses propositions de la Réforme au XVI°s.

Dans l’Europe de la Renaissance, en pleine mutation, où se diffusent par l’imprimerie les idées nouvelles des Humanistes, où les États accroissent leur emprise sur les territoires, où l’individu s’affirme dans les cités prospères, et où l’Église et son clergé déconsidéré ne peuvent donner réponse à l’angoisse du Salut, le Christianisme est secoué et bientôt fracturé par une profonde exigence de réforme, remettant en cause l’institution elle-même dans ses principes et ses pratiques. Soucieux de remettre au cœur de leur confiance en Dieu la Parole de libération de l’Evangile, des chrétiens s’engagent dans un processus de réformes et de ruptures aux conséquences religieuses, politiques et spirituelles décisives et durables.

Les 6 propositions dynamiques de la Réforme protestante :

- Dieu seul est sacré : Dieu est absolument transcendant, l’homme est dans l’incapacité fondamentale de le connaître, si ce n’est par la Révélation. Et Dieu ne nous révèle de Lui que ce qui concerne notre salut. En dehors de Dieu, rien ne peut ni ne doit être sacralisé, ni lieu, ni temps, ni personne, ni doctrine, ni rite, ni image, ni institution…A Dieu seul la gloire !

Les conséquences en sont la remise en cause de la Présence réelle du Christ dans l’eucharistie, la contestation de l’autorité du pape et des clercs, le discrédit du culte des reliques et des images, de l’intercession des saints, le refus de tout culte des morts, des pèlerinages aux « lieux saints », et de certains gestes (signes de croix, génuflexions…) …

Cet effort de sécularisation fait du protestantisme une sorte de contre-religion, puisque la foi en Dieu doit délivrer de toute religion !

- par la grâce seule : le Salut est un don gratuit de Dieu en Jésus-Christ, il n’est lié ni au mérite ni aux « bonnes œuvres » de chacun. Libéré de l’angoisse du Jugement, de l’impossible tâche de fournir les preuves de son salut, assuré de son pardon, renonçant à se justifier par lui-même, chacun est appelé à la responsabilité, puisqu’il doit répondre à la Parole qui le rejoint et l’appelle.

Les conséquences en sont la dénonciation du monnayage du Salut (le trafic lucratif des Indulgences a été le détonateur de la Réforme en 1517), et de l’exploitation de la crédulité.

Puisque la sanctification consiste à se savoir et à se vouloir responsable, de soi, d’autrui, de la société, il convient de valoriser le travail et l’utilisation raisonnable des biens matériels.

- par la foi seule : la confiance en Dieu surgit incessamment de la rencontre personnelle avec Christ, comme Parole de Dieu, qui se donne à connaître comme présence aimante et libératrice.

Il s’ensuit que le protestant n’est redevable de ses comportements et de ses pensées que devant Dieu seul, et que personne , pas même le Roi, ou l’Etat, ne peut s’interposer entre la conscience du chrétien et Dieu. C’est l’exigence de la liberté de conscience et, en terme d’aujourd’hui, de la laïcité.

- par l’Écriture seule : la Bible est l’unique référence, l’autorité essentielle. La Bible est le récit de la Révélation, accessible à qui la lit et l’écoute, l’accueille et la médite, en l’interprétant avec intelligence, en l’actualisant existentiellement dans sa foi, en en témoignant dans ses choix de vie.

Il s’ensuit la nécessité de procurer des éditions critiques des textes bibliques, d’en multiplier l’appropriation par des traductions (en 1534, Bible en allemand de Luther ; en 1535, Bible en français d’Olivétan), d’en encourager le commentaire critique et historique selon les méthodes de l’humanisme, de former des prédicateurs compétents, de dénoncer la prétention du pape ou de toute église à interpréter seuls correctement et infailliblement l’Écriture… La Réforme admet le conflit de interprétations !

- le sacerdoce universel : pour les Réformateurs, l’ensemble des baptisés sont « prêtres », appelés à annoncer la Bonne nouvelle d’un Dieu aimant, à s’engager…

Contre la hiérarchie ecclésiastique, contre la distinction entre clercs consacrés et laïcs, il s’ensuit que les pasteurs de l’Eglise réformée sont des laïcs, qui peuvent se marier (et depuis le XX°s. être des femmes…), reconnus dignes et capables, en vertu de leur vocation et de leur formation, d’exercer au sein de la communauté les fonctions inhérentes au ministère de la Parole (prédication, catéchèse) et des sacrements (baptême et Cène).

- se réformer sans cesse : les Églises réformées sont des réalités humaines, appelées à évoluer et se transformer. Ayant désacralisé l’institution ecclésiastique, et encourant le reproche d’être variable et ingouvernable, la Réforme admet le pluralisme ecclésiastique (au XVI°s., les Églises sont « dressées » sur des bases territoriales : églises de Genève, de Montbéliard, de Metz…) et le pluralisme confessionnel (églises luthériennes, calvinistes, anglicanes..., puis églises baptistes, méthodistes, évangéliques, pentecôtistes…).

Organisée selon le système presbytéro-synodal, l’Eglise réformée voit chaque paroisse choisir ses « anciens » (conseillers presbytéraux), qui eux-mêmes choisissent le pasteur, et élisent leurs représentants au niveau synodal (d’échelon régional et national, avec autant de laïcs que de pasteurs), où des Conseils élus ont autorité sur un mandat limité. Dès le XVI°s., c’est la base d’un fonctionnement démocratique !

Face aux mouvements réformateurs luthériens et calvinistes, l’Europe catholique du XVI°s. se mobilise par une condamnation doctrinale (ses grands écrits réformateurs de 1520 condamnés par le pape, Luther est sommé de se rétracter…), que les pouvoirs politiques relaient militairement (Charles-Quint, comme François I°). La Paix d’Augsbourg en 1555 sanctionne la division confessionnelle de l’Empire entre Etats et cités catholiques, et Etats et cités luthériens. Sur le principe cujus regio, ejus religio (habiter une région, c’est en suivre la religion), toute l’Europe du Nord passe au luthéranisme ; la Hongrie, une partie de la Pologne, l’Ecosse passent au calvinisme, l’Angleterre adopte la voie moyenne de l’anglicanisme.

En France, les idées de la Réforme se diffusent dès les années 1520, mais sont vite réprimées.

Sous l’influence décisive de Calvin, à partir de 1550, se dressent des centaines d’églises locales, qui réunissent leur 1° synode national en 1559.

Après l’échec de tentatives de conciliation entre les 2 camps (Colloque de Poissy, en 1561), la France va subir durant 36 années 7 Guerres de religion, ponctuées de massacres, de ravages, de vandalisme, et d’édits de pacification sans lendemains…

Un compromis est enfin trouvé en 1598 : l’Édit de Nantes, dont l’objectif reste l’unité religieuse du Royaume, la paix civile devant permettre aux « prétendus réformés » de revenir à la « vraie religion ». Le protestantisme est arrêté dans son développement - 950 églises alors rassemblent 800 000 sujets du Royaume, 12% de la population-, et pour quelques décennies seulement « toléré » : l’égalité civile et la liberté de conscience sont accordées aux réformés, leur culte n’est autorisé qu’aux lieux explicitement désignés où il s’était établi (la messe doit quant à elle être rétablie partout…).

Depuis le Concile de Trente (1545-1563), l’Église catholique a de son côté ouvert le chantier d’une réforme interne, en réaffirmant le rôle et l’autorité de la hiérarchie ecclésiastique, en n’autorisant que la Vulgate en latin, en réorganisant la formation des clercs et l’encadrement des croyants (culte marial, confréries, expansion des ordres monastiques…) : arc-boutée dans sa lutte contre les « hérétiques », adossée au pouvoir monarchique, la Contre-Réforme avance.

II- Comment des exilés huguenots sont-ils devenus
« passeurs de Lumières » ?

1- La vitalité du Refuge

Bravant les interdictions, la confiscation de leurs biens, l’emprisonnement ou les galères, entre la Révocation de l’Edit de Nantes et la mort de Louis XIV, ce sont entre 200 et 300 000 réformés (1,5% de la population française) qui émigrent et se réfugient dans les pays d’accueil protestants : Angleterre, Hollande, Suisse…où ils s’installent, ou d’où ils repartent dans l’ensemble de l’Europe (20 000 au Brandebourg), ou au-delà des mers (Amérique, Afrique du Sud…).

Si 8% seulement des protestants du Vivarais et du Bas-Languedoc émigrent, ce sont 40% des réformés des provinces de l’Ouest et du Nord du Royaume qui passent la mer ou les frontières, dont une large proportion de nobles, d’officiers, de bourgeois et gens de métier.

Sans saigner économiquement le Royaume, cette émigration freine nettement le dévelop-pement de certaines cités (Rouen, Caen, Alençon, Metz…) et de certains secteurs d’activité (comme l’ébénisterie, la soierie, la papeterie…) et contribue assurément à l’essor économique et intellectuel des pays d’accueil.

Apportant le prestige de ceux qui souffrent pour leur foi, l’évidence de l’injustice qu’ils ont subie, une force polémique ravivée, les Réfugiés d’Angleterre et de Hollande y deviennent un ferment de l’Europe protestante. À l'aube du Siècle des Lumières, leur effervescence intellectuelle et idéologique est indéniable et tout au long du XVIII°s., ils prendront une part non négligeable dans la proposition et la diffusion des idées nouvelles.

Passés en Hollande puis fixés en Angleterre (où le calviniste Guillaume d’Orange a pris le pouvoir), Pierre des Maizeaux et Pierre Coste deviennent ainsi intermédiaires entre la pensée anglaise et le monde latin : ami de Shaftesbury, Toland, Collins, Pierre des Maizeaux édite Saint-Evremond et Bayle, et réunit les textes d’un débat essentiel entre Leibniz, Clarke et Newton sur la philosophie, la religion et la science…

Pierre Coste, éditeur de La Bruyère et de Montaigne, est le savant traducteur de l’Essai sur l’usage de la raillerie de Shaftesbury, du Traité d’optique de Newton, et surtout de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain de John Locke.

Détruisant les prétentions du droit divin, invention de théologiens catholiques, à fonder l’absolutisme, Locke, en bon calviniste, sécularise le droit et se fait le théoricien d’un pouvoir politique contrôlé, de type contractuel et constitutionnel. Ses idées seront exactement démarquées par Diderot, dans l’article « Autorité » de l’Encyclopédie.

Il démontre également que la tolérance est la base même du lien social, et qu’en matière spirituelle, on ne saurait contraindre une âme par la force.

Alors que 560 des 700 pasteurs et théologiens français ont émigré, 300 gagnent la Hollande, parmi lesquels Bayle et Jurieu. Disposant d’un réseau universitaire important (à Leyde notamment), d’un réseau dynamique d’éditeurs-libraires, et favorisant la liberté de conscience, la Hollande permet aux huguenots réfugiés de diffuser dans l’Europe entière une presse critique et non-conformiste, faisant entendre les voix de l’hétérodoxie et du rationalisme. Ainsi, dès la fin du XVII°s., 3 journaux d’esprit philosophique sont animés par Pierre Bayle : les Nouvelles de la République des lettres ; par Jean Le Clerc : la Bibliothèque universelle et historique ; par Basnage de Beauval : l’Histoire des ouvrages des Savants.

Ces journaux révèlent aux lecteurs français et européens les agréments de la vulgarisation scientifique et de l’objectivité littéraire, ils répondent au vif besoin d’une information intellectuelle complète, variée, critique.

Il convient de saluer aussi le rôle de huguenotes dans la création de la presse féminine de langue française : Anne-Marguerite Dunoyer, réfugiée en Hollande, y dirige de 1711 à 1719 la Quintessence des nouvelles historiques, critiques, politiques, morales et galantes, heureux et audacieux mélange de nouvelles et de commérages. De 1761 à 1765, Mme de Beaumer revient de Hollande diriger à Paris le Journal des Dames, publication sérieuse et oppositionnelle, traitant de problèmes sociaux, prêchant le changement, et incitant ses lectrices à penser, à abandonner toute futilité et à cultiver leur esprit !

Ce sont des éditeurs réformés auxquels nos philosophes des Lumières confieront l’édition d’œuvres majeures au long du XVIII°s. : ainsi, entre autres, les Cramer à Genève (éditeurs de Voltaire), ou Marc-Michel Rey à Amsterdam (éditeur de Rousseau et du Baron d’Holbach).

Ces éditions hollandaises ou suisses constitueront par leur diffusion clandestine et massive un des vecteurs décisifs des écrits philosophiques soumis à la censure et interdits en France.

En outre, le rôle des huguenots dans la primauté de la langue et de la civilisation française dans l’Europe des Lumières ne saurait être négligé : savants, érudits, traducteurs, vulgarisateurs, précepteurs, ils contribuent à l’expansion de notre langue, à son rayonnement, à son « universalité » : « sans eux, la cour de Berlin n’aurait pas été française, Frédéric II n’aurait pas écrit en français… » ; et Belle de Charrière d’ajouter en 1784 : « à qui la France doit-elle cet agréable empire qu’elle exerce sur l’Angleterre, l’Allemagne, et la Hollande, si ce n’est à ses réfugiés répandus dans tous les milieux protestants ? Lirions-nous aujourd’hui Montesquieu, Voltaire, Buffon, si votre langue ne nous était pas familière, si votre pays n’était pas une seconde patrie pour la plupart d’entre nous, une patrie que se choisissent le goût et l’élégance ? »

2- Deux frères ennemis : Jurieu et Bayle

Pierre Jurieu

Pierre JURIEU (1637-1713), professeur de philosophie et d’hébreu à l’Académie protestante de Sedan, attaquant vigoureusement la politique répressive du Roi et les prétentions de l’Eglise catholique avant même la Révocation, se réfugie à Rotterdam en 1681 et y poursuit son œuvre engagée de polémiste intransigeant et inspiré.

Dans ses Lettres pastorales aux fidèles qui gémissent sous la captivité de Babylone (1686-89), et dans Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté (1689), œuvres diffusées clandestinement en France, Jurieu, s’appuyant sur les théories des réformés Grotius et Locke, met en cause l’absolutisme et l’origine divine de la souveraineté; contestant l’Edit de Fontainebleau, il légitime la résistance armée, pousse à la guerre de l’Europe protestante contre Louis XIV, et affirme le droit des peuples à l’insurrection. Dans une perspective apocalyptique, persuadé de la prochaine conversion du Roi par grâce (!) et du triomphe de la vraie religion (c’est-à-dire son calvinisme orthodoxe !), il approuve le prophétisme des prédicants des Cévennes et se réjouit de la guerre des Camisards.

Refusant en matière politique et religieuse tout compromis, tout laxisme, toute tolérance, il met autant de zèle à critiquer dans ses ouvrages les philosophes et historiens catholiques (Bossuet, Maimbourg…) que les réformés suspects à ses yeux de modérantisme ou de dérive libérale. Ainsi son ami Bayle tombe-t-il à ses yeux sous ce double reproche, puisqu’il garde une fidélité soumise au Roi, et propage un scepticisme destructeur : Bayle, selon Jurieu, « défend le pour et le contre à dessein de faire voir qu’on peut douter de tout ».

Faisant même interdire Bayle d’enseignement, se montrant un inquisiteur dangereux, ne voyant que diabolisme dans l’esprit moderne, Jurieu s’oppose donc à la fois à l’arminianisme et au socinianisme des pasteurs Le Clerc et Saurin, base de la religion naturelle et libérale des Lumières, mais aussi au fidéisme de Bayle, prémisses des propositions de Rousseau et de Kant. Légitimant l’insurrection, il est toutefois un des précurseurs paradoxaux de l’esprit de 1789 !

Pierre Bayle

Pierre BAYLE (1647-1706), précepteur à Genève et à Caen, puis professeur de philosophie à l’Académie protestante de Sedan, se réfugie comme Jurieu en 1681 à Rotterdam. Il y bâtit une œuvre critique et philosophique considérable, de retentissement européen au XVIII°s., fournissant, au prix d’une incompréhension certaine de sa pensée, l’essentiel de ses arguments à la critique religieuse du Siècle des Lumières. Ainsi en 1758, on pouvait lire dans l’Année littéraire : « les ouvrages de Bayle sont l’arsenal où la licence va chercher des armes pour attaquer la religion ».

Si Voltaire a salué en Bayle « un des rares apôtres de la raison », « un des plus grands hommes que la France ait produits », évident précurseur des Lumières, s’il a vu en Bayle la figure emblématique du « juste » persécuté, poursuivi tant par le « fanatisme » de « Jurieu l’injurieux » que par « les ours en soutane noire », s’il a reconnu dans le Dictionnaire de Bayle « le premier où l’on puisse apprendre à penser », il est clair qu’il n’a pas compris la spécificité profondément calviniste de la pensée de Bayle, d’une déroutante modernité, préfigurant l’existentialisme chrétien d’un Kierkegaard…

Trois mouvements majeurs et dialectiques

1-l’exigence de la raison critique

Publié en 1696 et 1701, puis réédité tout au long du siècle, le Dictionnaire historique et critique de Bayle a pour but de dévaloriser les diverses orthodoxies affrontées prétendant confisquer le sens du christianisme. Faisant à coups de marteau rationnel une analyse critique des doctrines et des controverses, de l’Antiquité jusqu’à Descartes, il démontre implacable-ment et malicieusement l’incertitude des systèmes et la fragilité de leurs concepts.

Bayle se veut un professeur de doute et de scepticisme à l’égard de tous les dogmes, de tous les catéchismes, de toutes les orthodoxies : il dresse, avec une étourdissante érudition et une lucidité décapante, un réquisitoire accablant des erreurs, faussetés, illusions et crimes accumulés au long de l’Histoire sous couvert de religion…Il dénonce aussi allègrement l’idolâtrie romaine que les dévotions superstitieuses, le millénarisme anabaptiste que le prophétisme cévenol…

Pour lui, la désacralisation de tous les rites et systèmes théologiques ou philosophiques est une exigence d’honnêteté intellectuelle et morale.

Dans sa Lettre sur la comète, en 1682, Bayle avait déjà démontré que la superstition est le pire des maux, pire même que l’athéisme ! Car « Dieu est moins affecté de voir nier son existence que de se voir décrit comme un être immoral et monstrueux ».

Dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer », en 1687, il a aussi démontré que la conscience est libre, qu’on ne peut sans sacrilège tenter de la contraindre, que plusieurs confessions chrétiennes peuvent et doivent coexister sans trouble ni combat. Bayle affirme donc l’indépendance de la morale et de la religion, et prouve que bien des chrétiens orthodoxes vivent mal et se portent à toutes sortes de crimes, alors que nombre de libertins d’esprit vivent vertueusement.

Il montre que l’appartenance confessionnelle ou même la simple conviction sont le fruit de l’éducation et de la culture et qu’elles ne doivent pas séparer radicalement croyants ou incroyants, orthodoxes ou sectaires. Bayle, avec 2 siècles d’avance, prouve qu’indépendante de l’Etat, puisque celui-ci peut s’accommoder d’une pensée athée, l’adhésion à une Eglise se ramène à la pure sphère des intérêts privés.

2-la critique de la raison triomphante

« Chassez l’ignorance et la barbarie, vous faites tomber les superstitions, et la sotte crédulité du peuple si fructueuse à ses conducteurs…; mais en éclairant les hommes sur ces désordres, vous leur inspirez l’envie d’examiner tout : ils épluchent et ils subtilisent tant qu’ils ne trouvent rien qui contente leur misérable raison ! »

Et en effet , la raison nous démontre qu’il est impossible de rien affirmer, de rien savoir…

« Sur les matières les plus mystérieuses de l’Evangile, la raison nous met à bout. »

Bayle réfute donc ses amis pasteurs du Refuge, tels I.Jaquelot, J.Le Clerc, surnommés « les rationaux », qui considèrent que la raison est le souverain juge de la Parole de Dieu, qui écartent tous les dogmes qui choquent la raison, et proposent une religion libérale, dépouillée de toute absurdité, réconfortante pour l’esprit et pour le cœur…A juste titre, et la pensée religieuse la plus répandue parmi les Philosophes des Lumières et les théologiens protestants du XVIII°s.le confirme, Bayle pressent que ces positions mènent au déisme, au Grand Horloger, ou au Grand Architecte de l’Univers, en rien chrétiens… Fidèle à Calvin, Bayle critique le prétendu appui qu’apporterait la raison à la foi ; il pense qu’on affaiblit la religion en voulant la rationaliser, qu’on la vide ainsi de toute tension tragique et de toute assurance salvatrice.

3-le pari du fidéisme

Après avoir au nom de la raison sceptique démoli tous les dogmes et tous les clergés, après avoir fondé l’exigence de la liberté de conscience individuelle et de la tolérance, Bayle, en calviniste authentique, prône la vérité existentielle du christianisme : sa théorie de la relativité de l’évidence religieuse lui permet d’en mieux dégager l’authenticité humaine.

Il faut distinguer les croyances et les doctrines, toutes constructions de fortune et d’occasion, de la foi, relation personnelle à un Dieu personnel, fondée dans l’écoute de sa Parole et dans sa mise en œuvre (par l’amour du prochain, par la lutte contre les injustices, les servitudes, et tout ce qui diminue l’homme, et son éminente dignité).

Bayle voit l’absolu de la conscience morale dans la « bonne intention », et non dans la raison.

Il faut donc revenir à la foi seule, restaurer le doute et le tragique au cœur de l’expérience spirituelle. Certes, la Révélation est rationnellement indémontrable ! Mais une chose est de faire usage de notre raison, en en tirant toutes les conséquences contre nos propres tentations idolâtriques (voir la sacralisation du pouvoir, de l’argent, du plaisir…) et en menant sans trêve ni concession le combat de la raison ; et une autre chose est de répondre en confiance (c’est la foi) à l’appel aimant et libérateur d’un Dieu « sensible au cœur, non à la raison », comme le confessait déjà Pascal, dont Bayle apparaît l’héritier, avant que Rousseau ne s’écrie : « conscience, instinct divin ! ».

Le fidéisme de Bayle, incompris et méconnu par les Philosophes rationalistes et déistes du XVIII°s., n’est donc pas une capitulation de la raison, un abandon de poste, une faiblesse…Il est la lucide conséquence de son pessimisme anthropologique issu de la Réforme, constatant la misère de l’Homme sans Dieu, l’infirmité constitutive de sa raison, et concluant logiquement à la nécessité de la Grâce : sola fide, sola gratia !

Caustique certes, sceptique autant qu’on peut l’être, Bayle n’est pas le socinien que dénonçait son ex-ami Jurieu, il n’est pas le déiste que saluaient les Voltairiens, il est un calviniste sincère, préoccupé de fortifier sa foi, en la rendant à elle-même, dégagée de tout obscurantisme (et il y a encore et toujours à faire !) comme de tout rationalisme impudent (et l’on sait dans quelles impasses sinon dans quels crimes certains héritiers des Lumières se sont fourvoyés !).

3- La force d’attraction des Lumières en milieu protestant

De quelques connivences entre la pensée des Réformés et l’esprit des Lumières

1- En matière politique :

- L'expérience traumatisante de minorité plus ou moins « tolérée » jusqu’en 1685, puis contrainte à la conversion, à la clandestinité du Désert, ou à l’exil du Refuge, a suscité chez nombre de protestants français, dans l’ensemble pourtant fidèles au Roi, une opposition radicale à l’égard de l’absolutisme, le rejet de toute forme de censure et de discrimination. Jurieu légitime même le droit à l’insurrection…et encourage la Guerre des Camisards.

Les Assemblées du Désert seront réprimées comme actes de rébellion envers l’autorité royale.

Les Philosophes contesteront de même la monarchie absolue et toute forme d’arbitraire.

- Contre les prétentions du pouvoir politique à imposer par la force l’unité religieuse, à user de contrainte en matière spirituelle au nom d’une religion d’Etat, les réformés français revendiquent la reconnaissance de la diversité des cultes dans l’égalité des droits, et la liberté absolue de conscience.

Dès le milieu du XVIII°s., l’intolérance est ouvertement critiquée; le mouvement des idées nouvelles dénie à l’Eglise catholique le droit d’imposer ses croyances par la force, on dénonce comme crimes du « fanatisme » tout ce qui, dans le présent ou le passé, a persécuté des hommes sous prétexte de sauver des âmes…La monarchie relâche alors, sous pression de l’opinion unanime à considérer la liberté de croyance comme imprescriptible, l’application de ses propres lois et ordonnances.

2- En matière religieuse :

- En 2 siècles de controverses avec le catholicisme, les penseurs réformés ont multiplié les critiques à l’égard des prétentions de l’Eglise de Rome à détenir la vérité dans ses dogmes, et le salut dans sa pratique. La critique et la satire anticléricale sont bien dans la veine originelle de la Réforme. Nombre de ses cibles sont reprises par l’ironie voltairienne notamment.

- Le développement prudent d’une lecture historico-critique des Ecritures (promue en milieu réformé par Louis Cappel, mais aussi en milieu catholique par Richard Simon, ou Dom Calmet…) permet de souligner certaines incohérences ou hétérogénéités textuelles, et ouvre la voie à la remise en cause de son statut de texte « révélé ».

De même, la génération des Encyclopédistes fait le procès, au tribunal de la raison, de tous les dogmes de l’Eglise, de ses rites, de son histoire, de ses livres sacrés, dont elle illustre à loisir la fausseté, l’absurdité, ou la férocité…A partir de 1760, se répand dans la partie « éclairée » de la nation sinon l’incrédulité, du moins l’indifférence en matière de religion.

- Bayle comme Voltaire, l’élite bourgeoise et cultivée des Réformés comme les tenants de la Philosophie des Lumières, ont une vive méfiance envers « l’enthousiasme », germe de « fanatisme », signe d’une pensée magique : ainsi méprisent-ils hautement les manifestations du prophétisme protestant à la fin du XVII°s. et au temps de la Guerre des Camisards en Cévennes, comme les « convulsionnaires » jansénistes de Saint-Médard à Paris.

3- En matière philosophique :

- Bénéficiant d’une politique tolérante et libérale dans certains pays du Refuge (Hollande, Suisse), quelques théologiens, dans la veine de réformateurs radicaux du XVI°s., prétendent nier la divinité du Christ, et prônent une religion raisonnable, naturelle, explicitement déiste. Ces « rationaux », comme on les appelle, suscitant l’hostilité des « religionnaires » fidèles à l’orthodoxie calviniste, sont taxés de « sociniens, unitaires », et passent pour de dangereux sceptiques, autant dire athées ! Pour les Sociniens, on ne doit en effet croire que ce qu’on trouve expliqué clairement dans l’Ecriture, des vérités simples, universelles, conformes aux préceptes de la raison. Rien d’autre, rien de plus ; ni Tradition, ni Eglise. Jean Le Clerc affirme qu’il vaut mieux une nation où il y ait beaucoup de lumières, et quelques athées, qu’une nation ignorante qui ne douterait jamais des sentiments reçus (et produirait barbarie et vices). Isaac de Beausobre, pasteur à Berlin, soutient que « toute vérité demande l’assentiment formel de la raison ».

Aux religions révélées, le XVIII°s. va opposer de plus en plus hardiment la religion naturelle et un déisme dont Voltaire s’est voulu le propagandiste convaincu.

- Le Dictionnaire de Bayle est lu tout au long du XVIII°s. comme un précieux message et une méthode exemplaire de scepticisme philosophique. Il est à remarquer que c’est de milieux réformés que sont issus les 2 grands penseurs du scepticisme au XVIII°s., l’écossais David HUME , s’interrogeant sur la possibilité de démontrer la vérité de nos croyances tant sur le monde externe que sur l’âme ou Dieu ; et le prussien Emmanuel KANT, qui rejette la possibilité de connaître les choses en soi, ou de parvenir à la connaissance métaphysique, et bâtit une œuvre majeure, « révolution copernicienne » de la pensée des Temps modernes, en séparant radicalement la raison et la foi.

- Chez certains théologiens protestants (notamment Wollaston), comme parmi les gens de lettres et les Philosophes, il se répand le goût et la recherche d’une morale laïque, une morale qui trouve son principe non dans le renoncement et quelque ascétisme, mais dans la recherche de plaisirs légitimes et délicats, l’organisation sage, et généreuse du bonheur personnel.

La force d’attraction des Lumières

Dans leurs Mémoires des Réfugiés, les pasteurs calvinistes Erman et Reclam (de l’Eglise française de Berlin) écrivent en 1782 : « pour établir les fondements de la foi chrétienne, il fallut discuter, examiner, raisonner. Le goût des recherches, l’esprit philosophique et un savoir profond font donc le caractère des premiers Réformateurs; tout en allant à leur but, ils aidèrent au progrès des lumières et au développement de l’esprit humain ».

Pour les historiens du XIX°s., cette continuité et cette alliance même risquée entre Réforme et Lumières allaient aussi de soi; à considérer l’empreinte de la Philosophie des Lumières en milieu protestant au XVIII°s., il est clair qu’il y eut forte imprégnation, et influence mutuelle.

C’est le cas en Suisse romande où la rigueur dogmatique du calvinisme s’atténue progressivement au profit d’une théologie plus libérale, plus tournée vers les problèmes de morale. La théologie de Turretin et de ses disciples se veut éclairée et tolérante, peu exigeante sur les articles du dogme, ouverte au libre examen. Le rapprochement avec la Philosophie des Lumières et sa primauté accordée à l’éthique ira si loin que D’Alembert s’y trompera, et voudra reconnaître dans ces pasteurs genevois des alliés camouflés, sociniens et presque déistes. Cet article Genève de l’Encyclopédie soulèvera en 1758 le tollé du corps pastoral orthodoxe, majoritaire par rapport aux libéraux que saluait D’Alembert, poussé par Voltaire.

Le pasteur Jacob Vernes (1728-1791) louvoie quant à lui entre les idées de Rousseau et celles de Voltaire : il humanise Jésus-Christ et ramène sa religion à un déisme rationnel, avant de revenir à une foi plus orthodoxe face au matérialisme radical du Baron D’Holbach. Cependant son Catéchisme destiné particulièrement à l’usage des jeunes gens qui s’instruisent pour participer à la Sainte Cène, édité en 1774, et concurrençant le catéchisme de J.F.Ostervald, est un manuel rationaliste d’où sont exclues à peu près toutes les grandes vérités chrétiennes, tout ce qui est incompréhensible par la seule raison.

Son quasi-homonyme le pasteur Jacob Vernet (1698-1789) est en relation avec Voltaire, à qui il écrit en 1755 : « vous savez qu’il faut aux hommes une religion aussi bien qu’un gouvernement, et vous voyez que la nôtre est, par la grâce de Dieu, si simple, si sage, si douce, si épurée qu’un philosophe ne saurait en demander une plus raisonnable, ni un politique une plus convenable au bien public…».

Firmin Abauzit (1679-1767), fixé à Genève après la Révocation, grand érudit, directeur de la Bibliothèque de Genève, ramène la religion à « l’étude et à la pratique de nos devoirs ». Il communique à Voltaire la substance de quelques-uns des articles les plus explosifs du Dictionnaire philosophique (comme Apocalypse)!

Christian Wolff

Ce rationalisme et ce moralisme sont aussi les bases de l’enseignement dispensé au Séminaire de Lausanne, organisé par Antoine COURT en 1726 pour former les pasteurs du Désert français : une part très forte y est faite à la théologie naturelle, au libre-arbitre ; le concept calvinien de l’homme esclave du péché est nié ; la nécessité d’une conversion spirituelle est minorée, et l’on préfère mettre en valeur des thèmes d’une morale convenue : généralités sur la sagesse, l’humilité, la vaine gloire, le contentement d’esprit, la charité…, dans la veine de la vertu de Bienfaisance promue par les Lumières.

Antoine Polier de Bottens, qui dirige le Séminaire de Lausanne de 1754 à 1783, est un voltairien. Court de Gébelin, qui y professe de 1754 à 1763, accorde une importance peu calviniste à la morale, aux œuvres et à la Raison ; il décrit le protestantisme comme « une religion qui n’admet rien que l’on ne puisse comprendre et que l’on ne puisse démontrer ». De 1763 à sa mort, il est pourtant à Paris le représentant accrédité et dévoué des Eglises réformées de France, tout en étant étroitement lié aux Philosophes, et en étant officier de la loge maçonnique la plus rationaliste du Grand Orient de France, les « Neuf Sœurs », où il parraine l’initiation de Voltaire en 1778, peu de semaines avant la mort de l’illustrissime vieillard !

Isaac de Beausobre

C’est encore le cas en Prusse, à Berlin, où la Société des Aléthophiles (=amis de la vérité), destinée à répandre le rationalisme chrétien du philosophe Wolff, compte nombre de pasteurs huguenots : Des Champs (traducteur de Wolff en français), Pérard, Formey (qui collaborera à l’Encyclopédie), et Isaac de Beausobre (1659-1738), chapelain du Roi de Prusse après I .Jaquelot, et dont la pensée exerça une influence notable en France.

Assurément, à partir de 176O, la génération des pasteurs en activité, et sans doute leurs fidèles de la bourgeoisie éclairée, sont marqués par la pensée des Lumières, et, aux antipodes de la doctrine calviniste, ils croient sincèrement pouvoir concilier une bonne philosophie et la religion, définie en termes purement humanistes. L’ambition des grands bourgeois réformés, à Paris comme à Genève, est alors de s’occuper de leurs intérêts et d’une vie mondaine unissant agréablement les commodités de la richesse à d’honorables « vertus »…

En cela, ils ne diffèrent guère de leur milieu socio-professionnel, puisqu’en France très catholique progresse alors en milieu mondain et « éclairé » un scepticisme de bon ton. Lamothe-Langon dit même que « l’athéisme était alors universellement répandu dans ce qu’on appelait la haute société : croire en Dieu devenait un ridicule dont on avait soin de se garder ». Après 1765, le Séminaire parisien de Saint-Sulpice est lui aussi ouvert à la « Philosophie » : « on y lit l’insidieuse confession du Vicaire savoyard, les fausses pensées philosophiques de Diderot ». Au Séminaire de Toul, François de Neufchâteau se voit accuser d’avoir établi « une société de déistes, une académie de pourceaux d’Epicure, sous le nom de Société de Thélème »…

L’insuffisance de la formation théologique, résultat presque fatal d’un siècle de persécutions et de discriminations, la réduction de la pratique réformée à la clandestinité du Désert et une attraction « sympathique » envers les idées des Lumières ont appauvri considérablement la théologie réformée en France, comme la vie spirituelle des bourgeois protestants apparemment les mieux armés intellectuellement pour réagir, mais cédant au rationalisme et au moralisme ambiant…

III- Comment les philosophes des Lumières
abordent-ils la question protestante ?

1-Le protestantisme au filtre de l’Encyclopédie

A la base du projet de l’Encyclopédie se trouve la volonté de critiquer les fanatismes religieux et politiques, et de faire l’apologie de la raison et de la liberté d’opinion. DIDEROT a ainsi repris en lui donnant une extension proprement encyclopédique la démarche résolument sceptique du Dictionnaire de Bayle. Diderot avait en outre été influencé par la lecture du pasteur et érudit allemand J.Brucker (1696-1770), auteur d’une Histoire critique de la Philosophie, qui fonde une apologie de la Réforme sur l’idée de progrès de l’humanité : or cette idéologie du progrès matériel, intellectuel et moral de l’humanité grâce aux sciences, aux techniques, et au partage des connaissances informe le projet des Lumières. Toutefois, cet optimisme aux effets mobilisateurs procède d’un humanisme laïc : la raison ayant la capacité de saper les usages et les institutions qui contredisent la nature et la justice, la religion, et l’Etat qui la soutient, se trouvent directement la cible des attaques de la raison « philosophique »; c’est désormais le progrès indéfini de la science et des connaissances utiles à tous qui garantit la marche de l’humanité vers le bonheur.

Considérons d’une part les articles de l’Encyclopédie qui abordent la question protestante, et d’autre part la collaboration décisive de certains protestants à l’entreprise encyclopédique.

a- Regards sur la Réforme

Si de nombreux articles évoquent incidemment la Réforme, quelques-uns lui sont particulièrement consacrés, parmi lesquels l’article REFORMATION, éloge ambigu envers Luther, Calvin « et leurs semblables » : « quels abus ont-ils prétendu corriger ? La foi de la présence réelle, de la transsubstantiation, du mérite des bonnes œuvres, la prière pour les morts, les jeûnes, les vœux monastiques, le célibat des prêtres…Mais il suffit d’ouvrir l’histoire ecclésiastique pour reconnaître qu’on avait cru ou pratiqué toutes ces choses dans l’Eglise dès la première antiquité ; et que s’il ne tient qu’à se parer du prétexte de réformation et du titre de réformateur, chaque particulier va bientôt renverser tout ce qu’il y a de plus solidement établi en fait de créance ou de morale. C’est ce que n’ont que trop justifié et leurs propres principes, et l’expérience; leurs principes, en attribuant à chaque particulier le droit de régler sa foi sur l’intelligence qu’il a des Ecritures, et par là même, en n’établissant au milieu d’eux aucune autorité légitime pour décider les questions de foi; l’expérience, par leurs propres variations, et par cette multitude de sectes sorties depuis deux siècles du Protestantisme. »

Les 2 articles sommaires consacrés aux Luthériens et aux Calvinistes relèvent leurs « opinions ou fausses ou absurdes ».

Mais l’article REFUGIES marque de la sympathie envers les Protestants persécutés « par un zèle aveugle et inconsidéré », et déplore « la plaie profonde causée au royaume par la perte de tant de sujets utiles » : Louis XIV, en persécutant les Protestants, a privé son royaume de près d’un million (sic) d’hommes industrieux qu’il a sacrifiés aux vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens, qui sont les ennemis de toute liberté de penser, parce qu’ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance. L’esprit persécuteur devrait être réprimé par tout gouvernement éclairé… ». Vigoureuse dénonciation du despotisme et de l’intolérance, parce qu’ils détruisent l’économie et l’harmonie d’une nation !

C’est l’article GENEVE, rédigé par D’Alembert, qui va susciter le plus de réactions, et de Rousseau qui lui répondra à propos des spectacles (le théâtre est proscrit à Genève) et des pasteurs genevois s’indignant d’y être abusivement décrits comme déistes (leur réfutation fut cependant considérée comme « équivoque » par bien des Réformés).

Après avoir décrit avec admiration la gestion démocratique de la petite république, l’absence de dignité héréditaire, les lois somptuaires contre un luxe inutile, la qualité de l’instruction (« chacun lit et s’éclaire »), le développement des arts et des sciences, (dont témoigne l’inoculation de la petite vérole pour la 1° fois en Europe), D’Alembert, très élogieux sur la prospérité matérielle et le bonheur moral des Genevois (en dehors du plaisir des spectacles dont ils se privent inutilement) en vient « à parler de la religion de Genève ».Et de faire un tableau exemplaire du déisme des pasteurs genevois les plus éclairés : « il s’en faut beaucoup qu’ils pensent tous de même sur les articles qu’on regarde ailleurs comme les plus importants à la religion. Plusieurs ne croient plus à la divinité de Jésus-Christ, dont Calvin leur chef était si zélé défenseur, et pour laquelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle de ce supplice, qui fait quelque tort à la charité et à la modération de leur patriarche, ils n’entreprennent point de le justifier ; ils avouent que Calvin fit une action très blâmable… ».

« Pour tout dire en un mot, plusieurs pasteurs de Genève n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejetant tout ce qu’on appelle mystères, et s’imaginant que le premier principe d’une religion véritable est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison… »

« Il y a peu de pays où les théologiens soient plus ennemis de la superstition… On se plaint moins à Genève qu’ailleurs des progrès de l’incrédulité, ce qui ne doit pas surprendre : la religion y est presque réduite à l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas peuple; le respect pour Jésus-Christ et pour les Ecritures est peut-être la seule chose qui distingue d’un pur déisme le christianisme de Genève ».

Le seul Protestantisme agréable et tolérable aux yeux de nos Philosophes déistes, c’est donc le reflet de leur propre déisme, et preuve en est l’article DEISTES, où ceux-ci sont définis avec complaisance comme « esprits forts, gens qui pensent librement, dont le caractère est de ne point professer de forme ou de système particulier de religion, mais de se contenter de reconnaître l’existence d’un Dieu, sans lui rendre aucun culte ni hommage extérieur ». « Ni athées, ni chrétiens, ils ne sont point absolument sans religion, mais rejettent toute révélation comme une pure fiction, ne croient que ce qu’ils reconnaissent par les lumières naturelles…, ne se soumettent qu’aux vérités démontrées par la raison ».

Plus étonnant encore est le très important et audacieux développement de l’article UNITAIRES, dû à l’athée militant Jacques-André Naigeon, ami du Baron d’Holbach, éditeur de Diderot : sous couvert ironique de dénoncer les dangers de ces déistes dangereux, il en fait l’éloge comme de crypto-matérialistes athées !

Dans cet article très habile, Naigeon se félicite que « le flambeau de la raison » ait considérablement rapproché des antitrinitaires « les plus sages, les plus savants et les plus éclairés des protestants : les progrès rapides que le socinianisme a fait de nos jours, les racines profondes qu’il a jetées dans la plupart des esprits…ne peuvent manquer de faire bientôt du Protestantisme en général un socinianisme parfait » !

Et si « ces Sociniens étaient une sorte de déistes cachés », il est clair que pour Naigeon un effort rationnel (mais une libération intellectuelle encore rare et très risquée au XVIII°s.) leur permettra de se proclamer enfin athées un beau jour…

Cette position athée de Naigeon, comme celle de ses amis Diderot, Helvétius, D’Holbach, La Mettrie…, est toutefois marginale dans les Lumières, la plupart des intellectuels éclairés s’en tenant à un christianisme de convenance, au mieux à un prudent déisme : le Grand Horloger rassure la raison, et s’il encourt la censure, il ne mène ni en prison, ni au bûcher. On est loin en tout cas de la foi en un Dieu qui nous rencontre dans sa Parole, Christ mort et ressuscité pour notre salut, et toujours en marche avec les hommes dont il renouvelle l’existence !

b- Les collaborateurs protestants de l’Encyclopédie

Certains sont modestes : le médecin genevois Tronchin pour l’article INOCULATION; le pasteur lausannois Polier de Bottens pour l’article MESSIE, article ironisant sur la longue et stérile attente des Juifs, de la part d’un protestant qui lui-même dénie au Christ sa messianité !

C’est à Jean-Edme Romilly (1739-1779), pasteur à Londres, puis à Genève, qu’est confié l’article essentiel de TOLERANCE, brillante dissertation sur ce sujet brûlant qui était loin de faire l’unanimité parmi les Philosophes des Lumières : il y établit « sur les principes les plus évidents la justice et la nécessité de la tolérance » et trace « d’après ces principes les devoirs des princes et des souverains ». L’intolérance est blasphématoire, injustifiable, inutile (« est-ce avec le fer et le feu que la vérité perce et se communique ? »), et source intarissable de maux. Romilly cite Bayle , pour lequel il y a loin entre tolérer une religion, et l’approuver, et ne peut s’empêcher de porter un regard négatif et condescendant sur les « erreurs » et les « passions » que l’on est invité à tolérer chez l’autre, à lui pardonner par humanité. Mais parce qu’il est pasteur, Romilly, sans les nommer, conçoit son article comme un appel à la tolérance des protestants de France « qui ne demandent que la liberté de penser, de professer la croyance qu’ils jugent la meilleure et qui vivent d’ailleurs en fidèles sujets de l’Etat ».

Louis de JAUCOURT

Il faut surtout redonner au principal collaborateur de Diderot la place qu’il mérite : le chevalier Louis de JAUCOURT (1704-1779) a en effet rédigé à lui tout seul 28% des 61 000 articles et définitions de l’Encyclopédie, soit 17 050 articles !

Issu d’une famille protestante de la noblesse bourguignonne, descendant par les femmes de Duplessis-Mornay, l’un des plus illustres calvinistes français du XVI°s., et demeurée fidèle à la Réforme malgré la Révocation, Louis de Jaucourt est scolarisé à Genève, puis étudie les mathématiques à Cambridge, la théologie et la médecine à Leyde. Auteur d’une Histoire de la vie et des œuvres de Leibniz (1734), membre des Académies de Londres, Stockholm et Berlin, il fréquente les milieux philosophiques parisiens dès 1736.

Parmi d’innombrables et courtes notices de dictionnaire, c’est JAUCOURT qui a développé, souvent copieusement, certains des articles-clés de l’Encyclopédie, les plus révélateurs sans doute de la Philosophie des Lumières :

  • LIBERTE DE CONSCIENCE, LIBERTE NATURELLE et EGALITE NATURELLE, DEMOCRATIE, JUSTICE,
  • ESCLAVAGE (« Tout nous crie qu’on ne peut ôter à l’homme cette dignité naturelle qui est la liberté : l’esclavage n’est pas seulement un état humiliant pour celui qui le subit, mais aussi pour l’humanité même qui est dégradée »),
  • GUERRE (« De tout temps les hommes par ambition, par avarice, par jalousie, par méchanceté, sont venus à se dépouiller, se brûler, s’égorger les uns les autres. Pour le faire plus ingénieusement, ils ont inventé des règles et des principes qu’on appelle l’Art militaire… »),
  • INQUISITION (« Jamais la nature humaine n’est si avilie que quand l’ignorance est armée du pouvoir ; mais ces tristes effets de l’inquisition sont peu de choses en comparaison de ses sacrifices publics qu’on nomme auto-da-fés, et des horreurs qui les précèdent… »),
  • JESUITES (« secte d’impies, de fanatiques, de corrupteurs, de régicides, il n’y a sortes de doctrines perverses qu’elle n’ait enseignées…),
  • SUPERSTITION (« cette espèce d’enchantement ou de pouvoir magique, contraire à la raison…Mise en action, elle constitue proprement le fanatisme »),
  • RAISON (« partout où nous avons une décision claire et évidente de la raison, nous ne pouvons être obligés d’y renoncer pour embrasser l’opinion contraire, sous prétexte que c’est une matière de foi » ; « si l’on n’a pas soin de distinguer les différentes juridictions de la foi et de la raison, la raison n’aura point de lieu en matière de religion, et l’on n’aura aucun droit de se moquer des opinions et des cérémonies extravagantes qu’on remarque dans la plupart des religions du monde. Qui ne voit que c’est là ouvrir un vaste champ au fanatisme le plus outré, aux superstitions les plus insensées ! Avec un pareil principe, il n’y a rien de si absurde qu’on ne croie… »),
  • et pour la question religieuse : FOI (« que toute chose contraire ou incompatible avec les décisions de la raison claires et évidentes par elles-mêmes n’a pas droit d’être reçue comme un article de foi, auquel la raison n’ait rien à voir »),
  • RELIGION (opposant classiquement la religion naturelle à la religion révélée),
  • PHILOSOPHIE MOSAIQUE ET CHRETIENNE (long article renvoyant dos à dos le scepticisme et la crédulité : « on raisonna quand il fallait croire, on crut quand il fallait raisonner, et l’on vit éclore en un moment une foule de mauvais chrétiens et de mauvais philosophes »),
  • ESPERANCE, REDEMPTION, DECALOGUE, ORACLE (largement inspiré de Fontenelle), PELERINAGE (« voyage de dévotion mal entendue; on est revenu de cet empressement d’aller visiter des lieux lointains pour obtenir du ciel des secours qu’on peut bien mieux trouver chez soi par de bonnes œuvres et une dévotion éclairée »),
  • HERESIE (« on définit l’hérésie une opiniâtreté erronée contre quelque dogme de la foi; mais comment juger sûrement de cette opiniâtreté car ceux-là mêmes qui sont dans l’erreur peuvent regarder comme opiniâtres les partisans de la vérité ? »),
  • PREDESTINATION (important article favorable à l’arminianisme, contre Calvin),
  • REFORMATION, HUGUENOT, DRAGONNADE, QUAKER,
  • MENNONITE (« les plus doux, les plus paisibles de tous les hommes, occupés de leur négoce, de leurs manufactures, laborieux, vigilants, modérés, charitables… »)…

C’est dire si cet érudit de haut vol qu’est Jaucourt, ce vulgarisateur de génie, ce Réformé bon teint, à l’aise dans son siècle, compte pour une part essentielle de l’esprit des Lumières !

Jean Henry Samuel FORMEY

Enfin, il faut saluer la collaboration importante de Jean Henry Samuel FORMEY (1711-1797) : fils d’un réfugié champenois, il devient pasteur à l’Eglise française de Berlin, professeur de philosophie au Collège français, et secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences de Berlin durant 50 ans. Vulgarisateur de la pensée de Christian Wolff, et membre des Alétophiles, il est l’auteur d’un roman philosophique « La belle wolfienne », et correspond avec toute l’Europe savante (17 000 lettres conservées). Pour l’Encyclopédie, il rédige 110 articles, tant sur la physique (AIR, CLIMAT, FEU, PESANTEUR, ROSEE, VITESSE…) que sur la métaphysique et la théologie; il est ainsi l’auteur d’articles aussi essentiels que DIEU, ATHEISME, CREATION, ESSENCE, ETRE, ETERNITE (article partagé avec Jaucourt), MATIERE, TEMPS… !

Dans l’article sur DIEU, il démontre que « connaître la nature de Dieu est inaccessible à nos faibles lumières ; mais l’homme est forcé par sa raison d’admettre l’existence de quelque chose qu’il ne comprend pas. De cette existence éternelle, il comprend qu’elle est, et non pas quelle elle est ».

Dans CONSERVATION, il présente les thèses du pasteur Pierre Poiret (1646-1719), né à Metz, suivant lequel « Dieu a donné à chaque être, dès la création même, la faculté de continuer son existence. Il suffisait de commencer…Tout ce que le Créateur a maintenant à faire, c’est de les laisser exister : le monde est une horloge, qui étant une fois montée continue aussi longtemps que Dieu s’est proposé de la laisser aller ». Ainsi Formey fonde-t-il la radicale liberté de l’homme et sa responsabilité : « l’homme n’est dépendant qu’en tant qu’il est créature, et qu’il a en Dieu la raison suffisante de son existence. Du reste il agit de son propre fond. Il est créateur de ses actions. L’homme fait tout, il est l’auteur de tout le mal et de tout le bien qui se trouve dans ses actions. Il en est le seul responsable. »

Ce système anéantit donc la Providence, tout en élevant la puissance créatrice de Dieu.

Faute de collaborateurs parmi les théologiens catholiques (et on comprend bien pourquoi, étant donné le virulent combat anti-encyclopédiste soutenu par l’Eglise !), c’est donc à des pasteurs et penseurs réformés que l’on doit la formulation des principaux articles touchant la religion dans l’Encyclopédie !

2- C’est la faute à Voltaire , c’est la faute à Rousseau …

Le déisme de Voltaire

« un homme qui reçoit sa religion sans examen ne diffère pas d’un bœuf qu’on attelle… »

Né catholique, et contraint avant sa mort de se reconnaître tel (sous peine de privation de sépulture…), Voltaire a une vaste culture religieuse, nourrie de sa lecture critique de la Bible, de l’étude historique du christianisme et de toutes les religions dont il s’emploie à dégager les principes communs pour dénoncer la vanité des querelles de dogmes et de rites. Il a lu autant les déistes anglais (Toland, Collins), que son ami Dom Calmet , dont les 26 volumes du Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament : avec une immense érudition biblique et patristique, le savant bénédictin y élabore de bonne foi un arsenal qui nourrit la critique antichrétienne des Philosophes, puisqu’il expose les discussions sur les points d’histoire, les obscurités, incohérences ou absurdités de certains passages, la diversité des interprétations, l’usage contradictoire des paraboles…

De sa réflexion, qui n’est pas originale (tous les arguments des sceptiques, toutes les réfutations les plus méthodiques et violentes du christianisme, ont été écrits avant lui…), Voltaire conclut à une impérative et salubre entreprise de démystification des Eglises de toute obédience, dont il décrit à loisir les rites cruels, les cérémonies absurdes, les conflits dogma-tiques, la collusion avec le pouvoir politique qui perpétue l’asservissement et l’abrutissement des hommes, pour leur plus grand malheur…

Tout le XVIII°s. « philosophe » se convainc avec lui que la religion est née d’une complicité des tyrans et des prêtres pour exploiter la crédulité des peuples.

Pour Voltaire, tout croyant sincère est fanatisable; il faut donc rester vigilant et déterminé à « écraser l’Infâme », cet Infâme dont est porteur toute religion dépassant une religiosité vague pour tenter d’approfondir le sentiment religieux en un discours structuré : dès qu’elle est dogmatique, une religion est intolérante, et en fin de compte, l’Infâme, pour Voltaire, c’est bien le Christianisme !

Son Candide, entre autres centaines de textes, ridiculise le cléricalisme et dénonce l’intolérance sous toutes ses formes, le fanatisme, l’Inquisition, le pouvoir des Jésuites …auxquels il oppose la religion naturelle des habitants de l’Eldorado.

La religion de Voltaire est en effet un authentique déisme ; évacuant toute Révélation et toute Incarnation, il rend hommage à un Etre suprême, éternel Architecte de l’Univers, accessible à la seule raison naturelle. C’est le « Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps » de la célèbre Prière à Dieu qui conclut le Traité sur la Tolérance. C’est le Dieu du Dictionnaire philosophique : « nous sentons que nous sommes sous la main d’un être invisible; c’est tout, et nous ne pouvons pas faire un pas au-delà. Il y a une témérité insensée à vouloir deviner ce que c’est que cet être, s’il est étendu ou non, s’il existe dans un lieu ou non, comment il existe, comment il opère ». Sans dogme, ni sacrement, ni rite, ni clergé, cette religion naturelle a une justification morale et surtout une utilité sociale : elle tend à rendre les hommes justes et meilleurs; elle favorise, par l’image d’un Dieu rémunérateur et vengeur, la conservation de l’ordre social en tant qu’ordre moral, en réfrénant la violence des instincts vicieux du bas-peuple. Pour cette seule raison, « si Dieu n’existait pas… ». L’épiscopat de France, avertissant des dangers de l’incrédulité, et condamnant sévèrement les thèses matérialistes d’Helvétius ou d’Holbach, n’emploie pas d’autre argument à la même époque…

Voltaire et la réforme

Voltaire connaît bien l’histoire de la Réforme, dont il analyse l’implantation et le développement dans plusieurs de ses ouvrages (Le Siècle de Louis XIV, L’Essai sur les Mœurs, le Traité sur la Tolérance…), et il est en relation intellectuelle et amicale avec nombre de Réformés, anglais, suisses, français. Mais tout en décrivant la doctrine protestante, il la critique sans nuance : pour lui Calvin est un esprit austère, sombre et tyrannique, il est l’intolérant bourreau de Servet qu’il fait brûler « par haine théologique implacable » (ce rappel obstiné de « l’affaire Servet » par Voltaire stigmatise l’intolérance congénitale du protestantisme, qui vaut bien celle du catholicisme). Le massacre de la Saint-Barthélémy est évidemment une « tragédie abominable », un sommet de fanatisme, mais il n’excuse pas la violence et le vandalisme du parti huguenot, qui eut ses fanatiques lui aussi.

Synode Quaker

Voltaire accuse les Réformés du crime de lèse-majesté, pour avoir repris la guerre après 1610, et il s’étonne que Richelieu, au lieu de tenter de les ramener au catholicisme par la persuasion, n’ait pas révoqué l’Edit de Nantes…Il considère les Protestants du XVII°s. comme des passéistes, des gens pédants, doctrinaires avides de controverses, que Louis XIV a eu raison de mater par des mesures légales et par la Caisse des conversions. Il accuse le ministre Louvois et le jésuite Le Tellier d’être responsables des dragonnades, des condamnations aux galères, de la Révocation et de l’exil qui s’ensuit, Louis XIV étant ignorant des faits et mal conseillé ! Et Voltaire de déplorer surtout les pertes économiques, faillite des manufactures, exil d’excellents artisans et officiers, dont ont profité les pays du Refuge, ennemis de la France. Mais la secte écrasée renaît cependant : le fanatisme est excité par les pseudo-prophètes du Vivarais et des Cévennes, et Voltaire condamne sans appel les Camisards dont la rébellion et les exactions montrent qu’ils croyaient être « élevés en gloire à proportion du nombre des prêtres et des femmes catholiques qu’ils auraient égorgés ».

Pour Voltaire, le protestantisme français n’est donc pas une secte mieux fondée qu’une autre, et moins porteuse de fanatisme et d’intolérance; cela ne justifie certes pas une persécution ou une répression systématique, mais doit conduire le pouvoir à ne laisser la liberté de conscience aux Réformés que s’ils obéissent aux lois de l’Etat. A ces conditions, on peut « tolérer » leur différence…

Les seuls chrétiens que reconnaisse pour une part Voltaire sont les Quakers, auxquels il consacre 4 de ses Lettres anglaises, parce que leur religion n’a ni dogme, ni baptême, ni communion, ni prêtre, ni ambition temporelle, et est donc vraiment tolérante et tolérable.

Les seuls protestants que loue Voltaire sont les Sociniens, ou Antitrinitaires, c’est-à-dire pour lui ses frères honteux en déisme.

Pour être tolérable, donc acceptable, Voltaire exige de la religion chrétienne qu’elle soit donc la moins chrétienne possible !

Et quand Voltaire se mobilise énergiquement et efficacement dans les affaires des protestants Calas et Sirven, c’est d’abord l’injustice qu’il combat, et le fanatisme des juges redoublant le fanatisme de catholiques intolérants.

Il ne prend pas parti pour la Réforme, il défend d’honnêtes et paisibles sujets du Royaume, réformés, et en l’occurrence victimes innocentes d’une criante injustice, d’une indéniable et acharnée erreur judiciaire.

La profession de foi de Rousseau

Enfant de la petite bourgeoisie genevoise, petit-fils de pasteur, élevé par le pasteur Lambercier, Jean-Jacques est marqué par son éducation calviniste et témoigne tout au long de sa vie d’une profondeur spirituelle authentiquement chrétienne, d’un piétisme ardent, dont il expose clairement dans ses livres les fondements et les richesses, quitte à provoquer les sarcasmes et rapidement la haine de ses ex-amis Philosophes. S’il a par faiblesse abjuré à l’âge de 16 ans, il revient au protestantisme en 1754, à Genève même, pour n’en plus varier.

Lié aux combats des Lumières, Rousseau participe à la critique des impostures cléricales, des despotismes théologiques et de la crédulité superstitieuse, mais c’est pour dénoncer la perte du véritable esprit du christianisme : « ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion ». Or, déplore-t-il, « on ne demande plus à un chrétien s’il craint Dieu, mais s’il est orthodoxe ; on lui fait signer des formulaires sur les questions les plus inutiles et souvent inintelligibles, et quand il a signé, tout va bien ; l’on ne s’informe plus du reste…Quand la religion en est là, quel bien fait-elle à la société, de quel avantage est-elle aux hommes ? Elle ne sert qu’à exciter entre eux des dissensions, des troubles, des guerres de toute espèce…Il vaudrait mieux ne point avoir de religion que d’en avoir une si mal entendue ».

Il faut donc impérativement revenir à la vérité de l’Evangile, à Jésus-Christ sur la croix, « expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple » ; et de confesser : « si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu ». Tous les autres dogmes dépendent de celui-ci, et Rousseau veut rester à leur sujet dans un silence respectueux, en attendant que lui apparaisse leur liaison avec son salut. Mais quant à lui, il est assuré de ce Salut en Christ, par grâce, par le moyen de la foi : sola gratia, sola fide, cœur de la Réforme !

C’est au livre IV de l’Emile (1762), dans sa célèbre Profession de foi du vicaire savoyard, qu’il développe ses convictions les plus fortes : à la base est le sentiment de dépendance à l’égard de Dieu, connu par la conscience. Conscience : non pas le jugement, empirique et changeant des Encyclopédistes, non pas la raison, mais lumière intérieure, voix de Dieu, prière : « Je converse avec Lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence, je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons ».

Rousseau, frontispice de l'Émile

Au jeune calviniste qui l’écoute, le Vicaire savoyard confesse : « Conscience ! Conscience !

Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe ».

Dieu nous a donc donné « la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir », à nous de répondre en dignité à ce don, à cet amour.

De l’Ecriture qu’il lit quotidiennement, Rousseau privilégie l’Evangile : « l’Evangile est la pièce qui décide, et cette pièce est entre mes mains. De quelque manière qu’elle y soit venue et quelque auteur qui l’ait écrite, j’y reconnais l’esprit divin. Cela est immédiat autant qu’il peut l’être ; il n’y a point d’hommes entre cette preuve et moi. »

C’est donc en elle-même que la Révélation a ses preuves, et selon le principe calviniste du témoignage de l’Esprit Saint comme preuve de l’Ecriture, Rousseau peut affirmer : « la sainteté de l’Evangile est un argument qui parle à mon cœur », à sa conscience, voix de Dieu.

Ainsi Dieu se révèle-t-il à nous non sur le mode historique ni par le soin d’intermédiaires patentés (les institutions ecclésiastiques, les querelles dogmatiques, les « hérésies » théologiques, les fanatismes de toute sorte…ayant donné d’éloquents contre-exemples depuis 18 siècles…), mais dans le spectacle du monde qui s’offre à nous, dans la conscience morale, ce sentiment intérieur de l’être qui se laisse toucher à la lecture de l’Evangile.

Dans le Contrat social, Rousseau montre qu’il faut garantir à tous la plus parfaite liberté de conscience, et supprimer l’intolérance, aussi bien civile que théologique, vis-à-vis des religions qui respectent les lois et comportent les articles essentiels au lien social : en deçà des convictions religieuses personnelles de chaque citoyen (qui peut appartenir ou non à toute église de son choix), et dont les dogmes ne regardent pas l’Etat, il appartient à l’Etat de fixer les articles d’une sorte de profession de foi commune, purement civile, non dogmes de religion, mais garantie du lien social, « sentiments de sociabilité », à savoir « l’existence de la divinité bienfaisante, le bonheur des justes, la sainteté du Contrat social et des Lois » (sous la Révolution, le rousseauiste Robespierre et la Théophilanthropie reprendront cette idée de religion laïque).

Faut-il considérer Rousseau comme un apologiste chrétien ? A étudier l’influence de sa réhabilitation du sentiment religieux dès la publication de l’Emile, l’impact de son spiritualisme ardent et pathétique, certainement. A des fidèles fatigués des querelles dogmatiques et des polémiques théologiques, cette apologétique « sensible » allègue désormais les preuves de la conscience et du cœur.

Mais sa pensée est critiquée tant par le parti philosophique que par le parti dévot : l’abbé Bergier (natif de Darney) publie ainsi en 1765 Le Déisme réfuté par lui-même où il utilise les concessions de Rousseau à la foi et au rationalisme pour l’acculer tantôt à l’orthodoxie, tantôt à la négation radicale : « puisque vous dites Jésus saint, pourquoi repoussez-vous une hiérarchie qu’il a lui-même instituée ? Puisque vous rejetez l’incompréhensible, pourquoi ne rejetez-vous pas Dieu et ses attributs qui le sont ? »

John Locke

On ne saurait donc trop insister sur la voix singulière de cet immense Philosophe des Lumières qu’est Rousseau, fils de la Réforme, descendant authentique de Locke et de Bayle, et annonçant Kant, voix qu’ont discréditée ses ex-amis Diderot (le déclarant promis à quelque capucinière) et Voltaire le traitant de « Judas de la philosophie », voix que ses coreligionnaires eux-mêmes ont voulu étouffer : le Contrat social et l’Emile à peine arrivés à Genève en juin 1762 sont saisis et condamnés au feu, Rousseau lui-même y est menacé d’arrestation comme en France, où le Parlement l’a décrété de prise de corps; quand il se réfugie à Môtiers, près de Neufchâtel, d’où il envoie au clergé genevois et à Voltaire ses Lettres de la Montagne (1764), c’est pour en être à nouveau chassé à coups de sermons vengeurs et de cailloux…Voltaire s’emploie à empêcher l’annulation de la condamnation de Rousseau à Genève, il réclame même son internement dans Le Sentiment des citoyens : « on a pitié d’un fou ; mais quand la démence devient fureur, on le lie » ! Voltaire s’en prend au fauteur de troubles, au traître qui se dit chrétien tout en voulant détruire le christianisme (!) et il accuse publiquement l’auteur de l’Emile d’avoir abandonné ses enfants… La réponse de Jean-Jacques humilié et traqué de droite comme de gauche sera de rétablir sa vérité dans les Confessions.

3- L’affaire Calas : un détonateur majeur

Voltaire est passé à la postérité comme l’auteur du Candide et « l’intellectuel engagé » des « affaires » Calas et La Barre essentiellement. Parmi les nombreuses « affaires » qui ont suscité l’indignation du philosophe et animé sa plume dans des combats retentissants pour la vérité, la réforme de l’appareil judiciaire et la tolérance, deux se trouvent concerner des protestants français de cette 2° moitié du XVIII°s., Calas et Sirven.

La situation des réformés de France est alors toujours soumise aux mesures de l’Edit de Fontainebleau, révoquant l’Edit de Nantes, renouvelées par la Déclaration du Roi, donnée à Versailles en mai 1724, « concernant les religionnaires » : peines des galères perpétuelles pour les hommes, et de réclusion à vie pour les femmes, avec confiscation des biens s’ils assistaient à d’autres exercices que ceux de la religion catholique ; peine de mort contre les prédicants ; peine des galères ou de la réclusion contre ceux qui leur donneraient asile ou aide quelconque et contre ceux qui négligeraient de les dénoncer…

On sait combien les premiers temps du Désert furent héroïques pour les Réformés, officiellement « nouveaux convertis », et restés dans leur majorité en France, notamment dans les provinces méridionales. Si la répression s’atténue progressivement après 1750, les lourdes amendes, l’emprisonnement, les enlèvements d’enfants, les rebaptisations forcées continuent sporadiquement, de moins en moins justifiables.

La situation juridique des Réformés est toujours précaire : pas d’état civil, pas d’enregistrement des mariages (avec tous les problèmes de succession qui s’ensuivent…), pas d’accès aux charges publiques, tracasseries de toutes sortes, sans compter l’opprobre plus ou moins virulent de la part du Clergé catholique, du « Parti dévot » et des fidèles majoritaires et fanatisables…

En 1762, 14 protestantes sont encore prisonnières à la Tour de Constance; les 2 dernières condamnations aux travaux forcés (ex-galères) et la dernière exécution d’un pasteur en France datent de cette année 1762, année où explose ce qui va devenir et rester « l’affaire Calas ».

C’est ainsi qu’à Toulouse vit Jean Calas, honorable commerçant d’indiennes, et ses enfants. L’un, Louis, a abjuré, et vit éloigné ; Donat est en apprentissage à Nîmes ; Marc Antoine et Pierre vivent sous le toit familial, et Marc Antoine voudrait être avocat (mais il lui faudrait un certificat de catholicité)… Le soir du 13 octobre 1761, en fin de soirée, Pierre découvre le corps de son frère, au sol, mort. Le capitoul averti néglige d’établir un procès-verbal des lieux, et croyant d’emblée à un crime calviniste, il fait emprisonner toute la famille.

La thèse du suicide avancée pour leur défense par les Calas n’emporte pas la conviction : les capitouls et l’opinion toulousaine se disent certains que Marc Antoine était sur le point d’abjurer, et que pour cela, il a été assassiné par son père, dans le cadre d’une vengeance huguenote !

Le corps est inhumé en grande pompe en terre catholique; Calas, sa femme et son fils sont condamnés à la torture. En appel, le Parlement de Toulouse reprend l’affaire, recommence l’enquête, confronte les déclarations contradictoires des Calas, et à une courte majorité (8 contre 5), condamne le 9 mars 1762 Jean Calas à la peine capitale, puis son fils Pierre au bannissement à perpétuité.

Dans un contexte de réjouissances populaires et d’exacerbation fanatique, les Toulousains commémorant le bicentenaire d’un massacre de protestants en 1562, alors que 3 semaines plus tôt, le 19 février, le pasteur Rochette a été exécuté dans cette même ville de Toulouse,

Jean Calas, le 10 mars 1762, est torturé, roué en place publique, étranglé, brûlé sur le bûcher, puis ses cendres sont dispersées…

Le 20 mars, un négociant protestant de Marseille, de passage à Ferney, raconte « l’horrible aventure » à Voltaire qui s’écrie : « il me paraît qu’il est de l’intérêt de tous les hommes d’approfondir cette affaire qui d’une part ou d’une autre est le comble du plus horrible fanatisme. C’est renoncer à l’humanité que de traiter une telle aventure avec indifférence ». Dès lors, le philosophe se convainc de l’innocence de Calas, enquête sans relâche, interroge le jeune Donat Calas, puis son frère Pierre, réfugiés à Genève, et se lance dans un combat qui va durer 3 ans !

Voltaire multiplie les interventions, lit tous les factums, stimule les avocats de la famille, s’intéresse aux procédures d’appel et de cassation du jugement, réunit les preuves de l’innocence et de l’erreur judiciaire. En 1763, il publie son Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, considéré depuis comme un des ouvrages fondamentaux de Voltaire et du combat des Lumières; en effet, il y défend admirablement, avec une érudition vivante, une argumentation irréfutable et une grande variété de ton, de l’ironie au pathétique, une cause juste, et toujours actuelle. Montrant que la tolérance est un droit naturel et humain, alors que le droit de l’intolérance est absurde et barbare, il envisage les limites politiques de la tolérance : un gouvernement doit être intolérant envers les fanatiques seulement, pour les empêcher de commettre leurs méfaits; et il doit aussi lutter, avec les Eglises, contre les superstitions populaires, dangereuses pour la paix civile.

En mars 1765, la réhabilitation de Calas est enfin acquise. Le mythe se substitue à « l’affaire » : en se levant pour défendre la mémoire d’un inconnu, exiger justice, Voltaire a offert « au personnage du philosophe une dimension morale sans précédent. Par cette grande action, il donne non seulement une nouvelle dimension à la philosophie du XVIII°s., mais crée de toutes pièces le personnage de « l’intellectuel engagé » qui s’épanouira au XX°s. » (E.Badinter)

L’année suivante, le Traité sur la Tolérance est mis à l’index par Rome…

L’affaire Sirven est exactement contemporaine de l’affaire Calas, et Voltaire en fut informé dès 1762 mais délaya d’intervenir jusqu’à l’heureuse issue judiciaire de cette dernière.

Pierre Sirven était archiviste-expert à Castres; protestant, il élevait ses 3 filles dans la foi réformée, quand en mars 1760, sa cadette, âgée de 23 ans, lui est enlevée, sur ordre de l’évêque, afin d’être placée au couvent des Dames Noires de Castres, chargées de lui faire abjurer le protestantisme. Après 7 mois de séquestration, elle est rendue à ses parents dans un état de profonde dépression morale, au point qu’un médecin consulté la déclare folle en juin 1761. La rumeur publique prétend que ses parents la maltraitent pour l’empêcher de se convertir, et l’ont acculée au désespoir. Aussi, quand 6 mois plus tard on retrouve le corps de la malheureuse dans un puits, son père est aussitôt accusé de l’avoir tuée. Echaudés par l’accusation des Calas après le suicide de Marc Antoine Calas 2 mois plus tôt à Toulouse, les Sirven s’enfuient et, dans des conditions dramatiques, mettent 5 mois à parvenir en Suisse.

Cependant Sirven et sa femme sont condamnés pour infanticide à la pendaison en mars 1764, leurs filles au bannissement, et leurs biens sont confisqués. La sentence est exécutée par contumace en septembre 1764, à Mazamet.

Voltaire reçoit Sirven et ses 2 filles à Ferney, en avril 1765, et il intervient fermement pour diligenter un appel au Conseil du Roi, rejeté en 1767; le nouveau parlement de Toulouse installé par Maupeou acquitte enfin les Sirven en novembre 1771. Voltaire de déplorer : « il n’a fallu que 2 heures pour condamner à mort cette vertueuse famille, et il nous a fallu 9 ans pour lui rendre justice » !

Le retentissement de ces « affaires » a permis une véritable prise de conscience du problème protestant par le monde des Philosophes et par l’élite sociale et politique des « gens éclairés » qui eurent honte de ressembler aux magistrats et aux prêtres de Toulouse…

Dès 1762, lorsque l’abbé de Caveirac publie une sorte de tentative de justification du massacre de la Saint-Barthélémy sous le titre de L’Accord de la religion et de l’humanité sur l’intolérance, c’est un véritable tollé dans l’opinion éclairée.

« Les affaires », à travers leur caractère dramatique, mettaient à nu le « fanatisme » poussant au « crime de bonne foi », et rendaient insupportables et anachroniques les formes d’into-lérance et de répression dont les protestants français continuaient d’être les innocentes victimes. Dorénavant intendants et gouverneurs de province libéraux relâchent sensiblement la répression judiciaire des Réformés.

Voltaire n’a donc pas peu contribué à l’évolution des mentalités qui rend possible dès ces années les discussions qui aboutiront en 1787 à l’Edit de Tolérance.

IV- Le protestantisme est-il soluble dans les Lumières ?

1- Comment sortir du désert ?

La Révocation de l’Edit de Nantes a supprimé l’existence légale et la visibilité sociale de l’Eglise réformée de France, tout exercice de la Religion Prétendue Réformée est interdit et sévèrement sanctionné, tous les Réformés sont censés être convertis !

Mais elle n’en a pas, malgré l’hémorragie du Refuge et un siècle de persécutions, le temps du Désert, tué la réalité démographique ni la vitalité spirituelle. Les 3/4 des 850 000 protestants de la France d’avant la Révocation sont restés en France, et leur démographie ne connaît au long du XVIII°s. ni accroissement ni diminution sensible, si bien qu’à la veille de la Révolution on estime à près de 600 000 encore les « nouveaux convertis » qui ont en fait persisté dans leur foi, développé des stratégie de résistance plus ou moins active, ou peu à peu glissé dans l’indifférence…

La majorité des protestants français du XVIII°s. n’a certes jamais assisté à une « assemblée du Désert ». Baptisés et mariés à l’Eglise catholique, selon la loi, tenus d’assister à la messe, de communier à Pâques, victimes de discrimination ou acceptés par un voisinage accommodant ou bienveillant, ces « nouveaux convertis » sont restés de culture et de foi réformée, mais ne le manifesteront qu’au moment où les Eglises pourront officiellement se réorganiser au grand jour, à la fin du siècle et au début du XIX°s.

Lecteurs de l’Ecriture dans leurs vieilles bibles familiales, ils maintiennent très discrètement des formes de cultes familiaux et de piété individuelle, ou se retrouvent en ville pour des « cultes de société ». Ils se marient entre eux, et parviennent à préserver ainsi leurs biens et leur identité. Par contrats notariés, et bientôt en se mariant au Désert, un nombre croissant au long du siècle se risque à contourner les obligations légales.

Dans les régions méridionales, en milieu rural et artisanal, c’est-à-dire l’essentiel du peuple réformé, beaucoup refusent plus ostensiblement la Révocation : dès 1686 ont lieu de premières « assemblées du Désert », puis de 1688 jusque vers 1710, des vagues successives de « prophétisme » poussant à la résistance pour sa foi (« petits luminions fumants » comme se désigne l’un d’entre ces prophètes); quittant le Refuge, le pasteur Brousson anime des assemblées dans la France entière entre 1695 et son exécution en 1698.

Entre 1702 et 1704, c’est surtout l’épopée sanglante de la Guerre des Camisards, guérilla populaire et mystique, qui tient les armées royales en échec, et stimule pour longtemps l’esprit de résistance héroïque des protestants cévenols.

Le gouvernement de Louis XV est moins répressif que le précédent, mais de 1715 à 1774, c’est près de 10 000 Réformés qui subissent la persécution pour leur foi; 200 sont envoyés aux galères, 15 pasteurs ou prédicants sont pendus, de nombreuses jeunes femmes sont enfermées dans la Tour de Constance…

Le Siècle des Lumières (pour le moins tamisées…) a ainsi été pour les protestants une pénible clandestinité, une sourde résistance, la longue attente d’une évolution des lois et des mentalités.

Résistance et réorganisation de la Réforme en France

Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne

  • 1715 Antoine Court entreprend la réorganisation des groupes les plus nombreux et les plus victimes de la répression : Cévennes, Bas-Languedoc, Dauphiné, Vivarais
  • 1718 consécration des premiers pasteurs du Désert
  • 1726 premier synode national (modeste et clandestin…) : les objectifs sont de garder fidélité au Roi, d’inciter au calme, mais de maintenir les Assemblées
  • A.Court, dont la tête est mise à prix en France, fonde le Séminaire de Lausanne pour la formation des pasteurs du Désert (« l’Ecole de la mort »)
  • 1731-1751 Benjamin Du Plan voyage dans toute l’Europe du Refuge pour plaider la cause des protestants français, il obtient des aides financières, et négocie la libération de galériens
  • années 1740 réorganisation synodale du Haut-Languedoc, du Poitou, puis de la Normandie
  • 1744 4° synode national (déjà marqué par des dissensions stratégiques entre notables urbains et représentants des consistoires ruraux, mais 9 provinces sont représentées, avec 10 pasteurs et 24 « anciens »)
  • à partir de 1750, cultes à l’Ambassade de Hollande pour les réformés parisiens
  • à partir de 1760, « second Désert », marqué par une progressive « tolérance »… des pasteurs imposent le mariage au Désert comme condition d’accès à la Cène; baptêmes et mariages au Désert sont enregistrés dans l’attente d’un Etat-Civil
  • 1763 dernier synode des Eglises du Désert; on compte 60 pasteurs en France, Court de Gébelin est désigné comme député des Eglises réformées auprès des pouvoirs (il propose d’acheter la tolérance par une contribution volontaire et des taxes légales sur les actes)
  • 1765 le pasteur Paul Rabaut parvient à faire reconnaître l’Eglise du Désert par les autorités administratives du Languedoc années 1770-80, dans l’Ouest et le Sud-Ouest, le pouvoir autorise le culte dans des « maisons d’oraison »
  • 1774 Arrêt Roubel, reconnaissant de fait le mariage protestant
  • 1783 on compte en France 150 pasteurs de bonne formation intellectuelle installés auprès de leurs communautés
  • 1784 Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne succède à Court de Gébelin et entreprend la négociation du futur Edit de Tolérance avec l’appui du ministre Malesherbes
  • 1787 Edit de Tolérance, premier texte juridique en faveur des Réformés depuis 2 siècles ! L’Edit régularise l’état-civil des protestants, désormais enregistrable par les juges.
  • Pérennité de la répression
  • 1717 exécution du prédicant E.Arnaud, opérations de répression dans le Midi
  • 1724 Déclaration du Roi, renforçant l’ensemble de la législation contre les protestants
  • 1726 grande opération de répression
  • 1730 Marie Durand, sœur d’un pasteur du Désert, est enfermée à la Tour de Constance Durant le règne de Louis XV, 200 Réformés sont envoyés aux galères « pour la foi »
  • 1742-44 brutale « occupation » militaire en Languedoc
  • 1745 le pasteur Roger, âgé de 80 ans, est pendu, son corps est jeté dans l’Isère
  • 1746 pour cette seule année, 50 000 livres d’amendes sont infligées aux Réformés du Languedoc
  • Entre 1748 et 1756, 61 Assemblées du Désert sont surprises (arrestations, condamnations…)
  • 1752 rebaptisation systématique et dragonnades dans la région nîmoise (provoquant une reprise de l’émigration)
  • 1755 l’Eglise de Clairac rebaptisée de force; dragonnades en Sud-Ouset
  • 1762 pendaison du pasteur Rochette à Toulouse, exécution des 3 frères De Grenier procès et exécution de Jean CALAS à Toulouse
  • 1764-66 dragonnade de Saint-Maixent; rebaptisation en Périgord et Agenais
  • 1768 sous l’effet d’un réel changement des mentalités (dû pour une part à l’inefficacité et à la barbarie de la répression, à l’influence des Lumières, et au retentissement de l’affaire Calas), Marie Durand est libérée après 37 ans et 8 mois d’incarcération (les 3 dernières prisonnières sortent l’année suivante)
  • 1771 le pasteur Charmusy, réorganisateur des Eglises de Brie et de Picardie, est arrêté en chaire le jour de Pâques; roué de coups, il meurt en prison à Meaux
  • 1775 sortie du bagne des 2 derniers « forçats pour la foi », condamnés à vie en 1745
  • 1783 enlèvement d’enfant en Normandie, suivi de troubles et de répression
  • 1787 Edit de Tolérance : les Réformés obtiennent l’Etat-civil, mais aucune autorisation de culte public (alors que Rabaut Saint-Etienne demandait au moins un « culte obscur », dans des maisons de prière, sans décoration extérieure…); les protestants restent exclus des offices et charges d’Etat, notamment de l’enseignement public. Ne reconnaissant pas le pluralisme religieux, cet Edit est de fait d’Intolérance…
  • 1789 le pasteur Mordant, qui a béni un mariage « mixte », est décrété de prise de corps

À la veille de la Révolution, la situation des protestants de France s’est certes améliorée, les Eglises se sont réorganisées (avec une vie ecclésiastique assez chaotique, faite de provincialisme et d’individualisme), les Assemblées ne sont plus systématiquement réprimées (les Réformés du Midi continuent toutefois de se retrouver au Désert jusqu’en 1789…), les pasteurs ne sont plus exécutés, l’Etat-civil tant réclamé a été accordé.

La tolérance juridique est un incontestable acquis de la seconde moitié du siècle.

Mais ce XVIII° traversé d’ombres autant que de Lumières n’a pas permis aux protestants si minoritaires d’avoir un culte public, exigence spirituelle autant que témoignage de vitalité et de visibilité ; les difficultés à lutter pour leur survie et leur identité ont en partie desséché la piété des Réformés, et compromis une réflexion théologique vivante.

Dès 1734, le pasteur Boullier peut dire que « la maladie dominante du siècle où nous vivons, c’est la tiédeur, c’est-à-dire tenir dans la religion une espèce de milieu entre la pleine indiffé-rence et la véritable ferveur ».

La prédication du Second Désert, après 1760, s’en tient à une orthodoxie plus que modérée; éloignée de l’enseignement du message évangélique, elle se borne souvent à la morale et aux bonnes œuvres. Cette évolution vers la morale est due en partie à une tentative de donner un sens religieux aux périodes successives d’intolérance et de tolérance du siècle. Le Premier Désert est appel au repentir d’un « petit troupeau » frappé pour s’être éloigné de Dieu. Le Second Désert veut croire que si Dieu permet aux protestants de vivre plus tranquillement, c’est qu’il a finalement récompensé la conduite irréprochable des fidèles.

Le corps pastoral s’est embourgeoisé, il est mieux formé, mais aussi plus sensible à l’air philosophique du temps, et aux prestiges de la Raison…

Il se ressent une certaine hostilité du Refuge envers les « nouveaux convertis » et leurs efforts de manifestation publique de culte, tenus pour « redoublement de fureur ».

En outre,comme d’ailleurs en milieu catholique, la dissociation s’accentue entre l’élite sociale et urbaine des notables réformés, riches négociants, financiers de retour du Refuge, en prise avec l’idéologie des Lumières, et la grande majorité des Réformés de France, paysans et artisans opiniâtres, attachés à leur Histoire et à leurs communautés, attentifs à leurs « prophètes » et aux signes d’un Réveil…

2- Le protestantisme face à la Révolution

Dès le début de 1789, au moment des Etats-Généraux, les protestants, paysans et bourgeois, considèrent l’égalité politique depuis si longtemps réclamée comme un fait acquis. C’est l’Article X de la Déclaration des Droits de l’Homme, sous l’impulsion du député protestant Rabaut Saint-Etienne, qui formule, assez maladroitement, le principe de la liberté de conscience et de culte :

« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ».

En décembre 1789, la Constituante accepte que les non-catholiques soient admis à tous les emplois civils et militaires. Elle définit le citoyen actif (électeur, éligible) sans aucune mention confessionnelle. Elle autorise tacitement les Eglises à s’organiser à leur gré, et ainsi les protestants peuvent-ils acquérir ou louer des bâtiments pour leur culte : le 22 mai 1791, pour la première fois depuis le XVI°s. est célébré à Paris un culte protestant public, à Saint-Louis du Louvre !

L’Edit royal de décembre 1790 accorde la nationalité française à toute personne exilée pour cause de religion et restitution des biens confisqués par la Couronne (un nombre conséquent de Réfugiés, de Prusse et de Suisse notamment, reviendront en France…).

La Constitution de 1791 garantit à tout citoyen « comme droit naturel et civil » la liberté « d’exercer le culte religieux auquel il est attaché ».

Les protestants se sont donc montrés dans l’ensemble favorables à la « Révolution bourgeoise » et aux « immortels principes de 89 » qui leur garantissaient enfin la pleine égalité des droits et la liberté de culte. Face à une Contre-Révolution d’essence aristocratique ou très catholique, les protestants s’affirment patriotes, mais tout aussi divisés que la nation : girondine à Caen, Bordeaux, Marseille et Nîmes, la bourgeoisie réformée est montagnarde à Montauban ou Sainte-Foy… Au demeurant, il n’y eut jamais de « groupe protestant » dans les assemblées révolutionnaires, où se distinguèrent quelques personnalités : Rabaut Saint-Etienne, Barnave, Boissy d’Anglas, Jeanbon Saint-André…

Pendant la vague de déchristianisation et la Terreur, les temples sont fermés, le culte public cesse (et retrouve parfois la clandestinité du récent Désert !); nombre de pasteurs renoncent à leur ministère, par prudence ou sous la pression, plus que par adhésion au Culte de la Raison, puis à celui de l’Etre suprême.

Au moment d’abdiquer, le pasteur Dumas, du Gard, se justifie d’avoir toujours « prêché aux hommes la vertu et la morale universelle, puisée dans le livre de la nature ». Aussi atteint par la Philosophie du Siècle, le curé Radier, de l’Héraut, se ralliant à la religion naturelle, dit : « maintenant que l’état de prêtre contrarie le bonheur du peuple, retarde le progrès des Lumières, entrave la marche de la Révolution, je l’abdique et je me jette dans les bras de la société ».

Cependant « il semble, écrit D.Ligou, que bien des réformés, plus ou moins conquis à la fois par le « patriotisme » et par la « religion naturelle » des Philosophes, acceptèrent sans trop de peine le Culte de l’Etre suprême, qui convenait assez bien à leur spiritualité…Rares sont ceux qui avaient un sens, même réduit, de l’authenticité du Calvinisme, sinon du Christianisme lui –même ». On ne saurait mieux dire…

Il est permis de s’interroger sur les ressemblances entre la vague iconoclaste de la Réforme au XVI°s. et certains aspects de la déchristianisation entre 1793 et 94 : même volonté de décléricaliser, de désacraliser, en s’en prenant au calendrier comme aux lieux de culte et aux images. Sous la Révolution, la Raison libérée se veut destructrice du fanatisme et de toute superstition : les églises sont fermées ou converties en temples de la Raison, les statues renversées, les reliques dispersées, les objets liturgiques profanés, les confessionnaux brûlés…On boit à la santé de la République dans les ciboires et les calices, les « vases prétendus sacrés » sont regardés comme « gobelets magiques ».

La Réforme n’avait certes pas le désir de déchristianiser, mais au milieu des excès de ce vandalisme particulièrement dommageable au patrimoine artistique et monumental de la France, en 1564 comme en 1794, cette radicale remise en cause des institutions, des sacrements et des rites a quelque air de famille avec les principes initiaux de la Réforme…

À partir de 1795, les Eglises protestantes se reconstruisent lentement, sans armature spirituelle ni institutionnelle (le 1° synode national depuis le XVIII°s. aura lieu en 1872 !); le nombre des pasteurs a chuté de près de moitié, ils ne sont plus que 120, et ce ne sont pas les plus jeunes, ni les meilleurs qui sont restés.

Un an après le Concordat qui permet à Napoléon de rétablir la paix entre l’Eglise catholique et l’Etat, mais sans principe laïque, il revient aux Articles organiques d’avril 1802 de reconnaître et d’organiser les églises réformées et luthériennes, principes sur lesquels celles-ci vont pouvoir exister juridiquement et se réveiller spirituellement au cours du XIX°s.

Il faut attendre la loi de 1905, inspirée partiellement par une élite protestante naturellement laïque et foncièrement démocratique, pour séparer enfin clairement les Eglises et l’Etat : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions dictées dans l’intérêt de l’ordre public. La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ».

C’est là sans doute, sans qu’eux-mêmes aient osé ainsi le formuler, l’aboutissement le plus conséquent en matière politique de la pensée religieuse et des combats tant des Réformés du XVIII°s. que des Philosophes des Lumières !

De fraternelles affinités ?

Sans y rechercher quelque mystère ni surtout quelque secret complot (comme certains l’ont voulu voir pour « expliquer » la Révolution !), on ne peut manquer de s’interroger sur les affinités du protestantisme avec la Franc-Maçonnerie .

La création de la Maçonnerie spéculative moderne en Angleterre est attribuable à des Réformés, le pasteur presbytérien James Anderson, et le pasteur Jean-Théophile Désaguliers, rédacteurs des fameuses Constitutions de 1723. Désaguliers (1683-1744), fils d’un pasteur huguenot de La Rochelle réfugié en Angleterre, était chapelain du Prince de Galles, docteur en droit, physicien, mathématicien, ami de Newton…un de ces esprits universels des Lumières.

L’article 1° des Obligations, concernant Dieu et la religion, dit qu’un maçon, « s’il comprend bien l’Art, ne sera jamais un athée stupide, ni un libertin irréligieux ». Sous couvert du déisme de la religion naturelle, c’est déjà une pétition de tolérance…

Il est avéré qu’en France très catholique, au cours du XVIII°s., des négociants protestants ont créé et animé des Loges maçonniques, à Laval, Nantes, Le Mans ... A partir de 1770, on trouve ces bourgeois réformés dans les Loges des villes où ils avaient une reconnaissance sociale : Sedan, Nîmes, Montauban, Bordeaux, La Rochelle…

En Suisse vaudoise, la maçonnerie est « allumée » dès 1739 à Lausanne, et réveillée en 1760, après une période d’interdiction. A Lausanne même est créé un curieux groupe para-maçonnique protestant en 1749, « l’Ordre de l’Etoile », destiné à propager les bonnes mœurs, et « soutenir la Réformation en France ». Court de Gébelin en fit partie avant de venir à Paris en 1763, et de s’affilier dans les années 1770 à la Loge des « Neuf Sœurs », la plus rationaliste du Grand Orient, où il eut l’honneur de ceindre à Voltaire en 1778 le tablier du Frère Helvétius.

Des loges de cet Ordre protestant existèrent à Paris, Montauban, et Nîmes, où Paul Rabaut se fit initier comme les futurs pasteurs du Désert Bosc et Defferre en 1749.

À la veille de la Révolution, les étudiants du fameux Séminaire de Lausanne, pépinière des Pasteurs du Désert, avaient même leur Loge particulière !

Qu’allaient donc chercher ces protestants dans cette Maçonnerie d’Ancien Régime? Peut-être un substitut à leur culte toujours interdit; ou un déisme en accord avec l’air du temps « philosophique »; ou un moyen de conforter des connivences sociales; ou une attirance pour un certain mysticisme, sinon l’occultisme le plus échevelé…

En tout cas, l’influence de la Maçonnerie en général dans l’émancipation légale des Protestants de France a été quasi-nulle, et il ne faut pas projeter sur les loges du XVIII°s., où se trouvent de nombreux ecclésiastiques, l’anticléricalisme et le laïcisme militant des Loges des XIX°-XX°s., condamnées par les Papes, ni l’antidogmatisme du Grand Orient de France qui sur la proposition du pasteur Desmons abandonne enfin en 1877 l’obligation de travailler « à la gloire et sous les auspices du Grand Architecte de l’Univers »…

3- Trois enfants des lumières : Court de Gébelin, Rabaut Saint-Étienne, Oberlin

Court de Gebelin

Antoine Court de Gebelin (1724 ?-1784), fils du pasteur Antoine Court, le 1° organisateur des Eglises du Désert, et fondateur du Séminaire de Lausanne, est lui-même pasteur et professeur de philosophie, morale et controverse à Lausanne. Esprit brillant, nourri de « philosophie » rationaliste, il en vient rapidement à définir le protestantisme comme « une religion qui n’admet rien que l’on ne puisse comprendre ou que l’on ne puisse démontrer ». Représentant attitré des Eglises réformées du Désert auprès des puissances protestantes, il se fixe à Paris en 1763 et y publie immédiatement ses Toulousaines, sur l’affaire Calas.

Fréquentant les salons philosophiques et mondains, membre de diverses Loges maçonniques, fasciné par le magnétisme (le fameux baquet de Mesmer), l’illuminisme, la théosophie…, il se lance dans d’ambitieuses études sur l’histoire des religions et des langues anciennes, qu’il expose dans les 11 volumes du Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, parus entre 1773 et 1782 ; il est nommé censeur royal en 1775.

Jean Paul Rabaut, dit Rabaut Saint-Etienne (1743-1793), est un des 3 fils de Paul Rabaut, un des grands pasteurs du Désert, et a donc passé son enfance dans l’insécurité permanente des familles pastorales du Désert.

Formé au Séminaire de Lausanne , il est consacré pasteur en 1764 et rejoint son père qu’il assiste durant 20 ans à Nîmes et dans sa région.

Le contenu proprement chrétien de sa prédication va diminuant au profit (?) d’une morale platement hédoniste et rationaliste. Inspiré par Condillac, dans un sermon de Noël, il affirme que « la religion révélée n’est que la religion naturelle dévoilée aux mortels et confirmée par Jésus-Christ ». Loin de J.J.Rousseau, il pense que « la conscience n’est ni une voix secrète de Dieu qui se fait entendre à nos âmes, ni un juge placé en nous à qui notre être soit soumis : elle n’est autre chose que le jugement que notre raison porte sur nos actes ».

Il croit donc sincèrement pouvoir concilier une bonne philosophie et la religion, définie en termes purement humanistes, et finit par mettre ses positions philosophiques à la place des doctrines réformées…

A la mort de Court de Gebelin, il lui succède et plaidant à Paris la cause des protestants notamment auprès de La Fayette et du ministre Malesherbes, il joue un rôle décisif dans les négociations qui aboutissent en 1787 à l’Edit de Tolérance. Il n’en est cependant pas satisfait, puisqu’il n’a obtenu que l’Etat-civil, et une tolérance qui n’est pas l’égalité des droits, ni la liberté de culte.

Député aux Etats-Généraux en 1789, il est très actif dans les débats préparatoires à la Déclaration des Droits de l’Homme, et notamment de son article X, sur la liberté de conscience et d’opinion. Son activisme lui vaut d’être accusé d’avoir inspiré les massacres de Nîmes et Montauban; dans la caricature des « coups de Rabaut », il est représenté comme cachant sous sa robe pastorale les replis d’une queue démoniaque, et dès 1791, Boyer de Nîmes lance le thème du complot calviniste contre la monarchie et la religion.

En septembre 1792, il est un des Conventionnels modérés siégeant avec les Girondins, dont il partage le sort : arrêté en décembre 1793, il est guillotiné.

Jean-Frédéric Oberlin

Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826) est né à Strasbourg, où son père était professeur au Gymnase (collège protestant), dans une Alsace qui n’a pas connu les Guerres de religion, et où le Traité de Westphalie continuait d’assurer une certaine liberté confessionnelle. Après ses études de philosophie et de théologie, il devient précepteur dans une famille, puis accepte en 1767, à la demande du pasteur Stuber, de continuer son œuvre dans la paroisse luthérienne que forment les 5 villages du Ban-de-la-Roche, où il exerce pendant 59 ans un ministère d’un exceptionnel rayonnement.

1- Le piétisme d’Oberlin :

Dès le début du XVIII°s. ont lieu en Alsace des « réveils » piétistes, sous l’influence des Frères moraves, mouvement réformé d’origine hongroise peu considéré par le luthéranisme officiel. L’idée de base est que seule l’instruction permet d’accéder au savoir et d’approfondir sa foi; il faut donc alphabétiser pour évangéliser, et c’est par l’élévation du niveau intellectuel, par une amélioration sensible des conditions matérielles de l’existence que des progrès spirituels se font, et qu’on peut mener une vie de chrétien actif, conscient de ses responsa-bilités.

Attiré par un certain mysticisme (il étudie Boehme et Swedenborg), Oberlin exerce un ministère de réelle proximité et de service des plus humbles et des plus « petits ».

C’est dans l’étude de la Parole évangélique qu’il trouve le sens et la force propres à éclairer tout projet humain, mais une Parole toujours en dialogue avec le quotidien des problèmes concrets à résoudre. Cette dialectique constante et exigeante entre foi et vie, textes et action, va donner des fruits particulièrement remarquables dans cette vallée « sauvage » !

2- Le christianisme social d’un homme des Lumières :

Oberlin commence par faciliter les échanges, en désenclavant le Ban-de-la-Roche par la construction de routes et de ponts. Il développe une industrie du tissage et du filage, il introduit de nouvelles semences, de nouvelles techniques culturales, il encourage la formation professionnelle (sages-femmes, institutrices…), il améliore hygiène et habitat…

Et surtout, il apprend aux adultes comme aux enfants à lire et à maîtriser le français. Il crée la première bibliothèque de prêt en milieu rural d’Europe, il ouvre des classes d’école primaire, dotées de bibliothèques et de matériel pédagogique (minéralogie, zoologie, herbiers…) et il crée les « poêles à tricoter », dès 1770, véritables écoles maternelles sans précédent dans l’histoire de l’éducation, première expérience de la prise en charge élaborée de la petite enfance.

Animés par les « conductrices de la tendre jeunesse », rémunérées, et formées pour ce service public, ces classes développent une originale pédagogie d’éveil et d’observation , avec des sorties dans la nature, des jeux éducatifs…

Entre valeurs piétistes et humanisme républicain (la Convention salue ses efforts en faveur de l’instruction publique; l’Abbé Grégoire soutient son action; l’Europe savante s’intéresse à cette expérience inédite), Oberlin incarne une authentique conciliation entre la foi chrétienne et la volonté de progrès des Lumières, entre méditation et action, tradition et modernité, sciences et spiritualité…

Conclure ?

Ce Siècle des Lumières, rapidement survolé, nous a mis face aux interrogations majeures qui se posèrent à l’époque, et qui continuent de se poser en termes d’aujourd’hui, entre religion et raison, théologie et philosophie, foi et science … Notre approche de la pensée réformée, à défaut de sa spiritualité, nous a montré comment, dans ce siècle de contrastes, d’avancées et de périls, le mouvement philosophique a poursuivi pour une large part, avec ses propres objectifs, le travail de sape des Réformateurs, afin de « sortir du religieux » : Réformés et Philosophes s’accordent à contester les dogmes d’une religion autoritaire, de son institution cléricale liée à un absolutisme qui impose la religion unique par la répression et l’absence de liberté de culte et de conscience, des pratiques superstitieuses et désuètes, vides de sens, collectivement encadrées, plutôt qu’individuellement nécessitées.

Les Protestants français ont donc eu tout à gagner du progrès des idées nouvelles et de leurs traductions dans l’ordre des lois et des mentalités, par l’avènement de la tolérance.

Cependant nous avons vu aussi comment le rationalisme des Lumières, fils du scepticisme de Bayle, entre autres, finit par s’attaquer à la religion et la foi en tant que telles : toute église, toute doctrine, toute spiritualité…tendent à être discréditées, ou déniées.

En « faisant le ménage » dans les rapports entre religion et société, c’est l’essence même du christianisme que de nombreux Philosophes vident de réalité ou de pertinence; l’incrédulité progresse, et c’est tant mieux pour une foi fondée en vérité, et non sur l’habitude ou le préjugé, mais le conformisme de la non-pratique se substitue dans les milieux intellectuels à celui de la pratique. De nombreux théologiens du XVIII°s., acquis aux principes d’un déisme consensuel, et peu engageant, en viennent à promouvoir un moralisme laïc, mâtiné de vertus humanistes et de valeurs « républicaines ».

D’un côté, le rationalisme prétend rendre compte et même épuiser la Révélation, réduite au mieux à un ensemble de préceptes moraux et d’opinions relatives ; d’un autre côté, l’honnête scepticisme essaie de s’adosser à un fidéisme plus ou moins sincère pour souligner l’incapacité de la raison à rendre compte des mystères...

De cette double tentation, et de cette périlleuse conciliation entre foi et raison, Isaac de Beausobre, pasteur de l’Eglise du Refuge à Berlin, témoigne ainsi : « il y a deux extrémités qu’il faut éviter; l’une, de bannir la raison de la religion sous prétexte des mystères; l’autre, de soumettre la religion aux lumières naturelles comme à un juge qui doit décider de la vérité. La simple intelligence des propositions de foi dépend des lumières de la raison naturelle, de l’étude, de la méditation, de la science de raisonner et de certaines règles que le bon sens découvre de lui-même ; sans rejeter néanmoins l’illumination et la direction du Saint Esprit dans les fidèles. Il n’est pas vraisemblable que les mystères de la religion renversent aucun des principes certains de la droite raison ».

Au terme de ce Siècle des Lumières, avec l’œuvre admirable d’Oberlin, dans l’esprit de Coménius et de Rousseau, nous avons vu ce qu’est l’appel piétiste à une nouvelle Réforme, et à un authentique sacerdoce universel : écoute communautaire de la Parole, événement individuel d’une nouvelle naissance, introspection personnelle, et mise en œuvre active et ambitieuse d’une éducation pour tous, d’une amélioration matérielle et concrète pour tous, d’une mise de la vie au service du Vivant…

Combattant les dessèchements et compromissions d’une Eglise de controverses et de pouvoir, jouant un rôle dans l’émergence de l’idée de responsabilité citoyenne, cette spiritualité piétiste, loin de certains fondamentalismes actuels, n’est nullement opposée au rationalisme des Lumières.

Pascal Joudrier

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