EB Apocalypse 17 et 18 : N°6 - Le jugement et chute de la grande prostituée
Apocalypse 17 et 18
Par Patrice Rolin, l'Atelier Protestant
Oratoire du Louvre - 1 h30.
Documents
Apocalypse 18 de Foi et Vie CXI/4 de sept. 2012)
Au cœur du chapitre 18 de l’Apocalypse racontant la chute spectaculaire et cataclysmique de Babylone la grande retentit un appel à la joie qui vient interrompre les abondantes lamentations de ceux qui profitaient de sa splendeur et de sa richesse. Le lecteur est invité à se réjouir de la chute du système économique “mondial” dénoncé comme impie par le visionnaire. Comment comprendre cet appel ?
Un livre pas si crypté que cela
Souvent considérée comme un livre crypté, l'Apocalypse de Jean est cependant parsemée de passages en clair qui font directement allusion à des situations et à des réalités historiques assez aisément identifiables. C'est le cas, pour ne citer que quelques exemples, des indications géographiques des trois premiers chapitres qui situent les communautés concernées en Asie mineure, et évoquent le positionnement délicat de ces dernières dans leur environnement politico-religieux ; c'est aussi le cas des allusions au pouvoir impérial au chapitre 13, ou encore de la description de Rome sous les traits d'une grande prostituée au chapitre 17. Ces passages nous offrent de précieux repères quant à l'enracinement historique et à la perspective théologique de cette œuvre qui peut être lue comme un manifeste de dissidence et de résistance spirituelles vis-à-vis de l'idéologie impériale. Le chapitre 18 de l'Apocalypse, dont il sera question ici, est sans doute l'un des plus représentatifs de ces passages en clair.
Il ne s'agit pas dans les lignes qui suivent d'un commentaire détaillé [1] de ce chapitre, cet article se propose plus modestement de préciser quelques éléments de contextualisation historique et d’examiner la portée des injonctions que l'auteur adresse à ses lecteurs, dans le cadre d’une relecture éclairée par le contexte économique et politique qui est le nôtre.
Contexte et organisation du chapitre
Le chapitre étudié se trouve au centre d'un triptyque dont le premier volet (chap. 17) raconte le jugement et la déchéance d'une grande prostituée nommée Babylone, figurant Rome [2] ; le panneau central (chap. 18) détaille la chute brutale de son commerce international ; et le troisième panneau (chap. 19,1-10) représente une liturgie céleste de victoire à la gloire de l'Agneau [3]. Ce triptyque de jugement fait lui-même contraste avec les chapitres 21–22 consacrés à l'apothéose de la Jérusalem nouvelle.
Le chapitre 18, au centre de la composition, suit un plan assez simple :
– Encadrant ce chapitre, les versets 1-3 et 21-24 rapportent les paroles d'anges puissants annonçant la chute de Babylone la grande. Ces deux passages présentent de nombreux parallélismes entre eux [4].
– À l'intérieur de cet encadrement, aux versets 4-8 et 20, des voix célestes se répondent par une série d'impératifs exhortant à la distanciation, à la revanche et à la joie. Nous nous y arrêterons plus particulièrement.
– Enfin, au centre du chapitre, les versets 9 à 19 décrivent de façon critique le système économique de l'Empire, et mettent en scène au travers de trois élégies funèbres (versets 10, 16 et 19) les lamentations des pouvoirs politiques, des négociants et des travailleurs de la mer assistant à son embrasement.
Sources littéraires et historiques
Comment, alors que l'empire romain était à son apogée, que laPax Romana était établie depuis plus d’un siècle [5] et allait subsister encore longtemps, que son “commerce international” était sans concurrent dans le monde, comment le visionnaire de Patmos a-t-il pu imaginer et raconter son effondrement ?
Cette vision de l’effondrement d'un pouvoir puissant et de son économie hégémonique trouve bien sûr des parallèles historiques dans les siècles passés, et des parallèles littéraires dans les livres prophétiques de la Bible hébraïque. Ainsi, la chute du roi de Babylone [6] telle que l'évoque Ésaïe 14,3-23. Mais c'est sans doute en Ézéchiel 26–28, dans l'évocation de la chute de l'empire maritime et commercial phénicien, que l'auteur de notre chapitre fait l'essentiel de ses emprunts littéraires. La simple lecture de ces chapitres d'Ézéchiel suffit pour s'en convaincre [7].
En dehors de ces références vétérotestamentaires, on peut aussi penser à d'autres sources, en particulier en ce qui concerne l'embrasement soudain de la grande ville, un motif absent d'Ésaïe 14 et d'Ézéchiel 26–28, et la mise en scène des spectateurs impuissants, au large, à bord de leurs navires.
L'incendie de Rome[8] sous Néron en juillet 64 ap. J.-C. vient immédiatement à l'esprit, mais la capitale de l’Empire n'est pas située au bord de la mer, et son port maritime, Ostie[9], était au premier siècle devancé en terme d’activités par le port de Pouzzoles 240km plus au sud, au nord de la baie de Naples. Mais en quoi ces informations historiques concernent-elle notre chapitre 18 de l’Apocalypse ? C'est qu'un événement encore plus spectaculaire que l'incendie de Rome survint en 79 ap. J.-C. dans la baie de Naples : l'éruption du Vésuve qui engloutit en quelques heures ou quelques jours les villes alentour (Herculanum, Oplontis, Pompéi, Stabies...). Cette baie était un lieu de villégiature prisé par les riches Romains demeurant au pied du Vésuve endormi dont les flancs étaient couverts d’un vignoble renommé. Au nord de la baie de Naples, les navires venant de tout le bassin méditerranéen mouillaient au large en attendant leur déchargement à Pouzzoles. Grâce à la description précise de l’éruption et des événements qui s’en suivirent par Pline le Jeune, dans sa correspondance avec Tacite [10], on imagine aisément la sidération qu'a pu produire ce phénomène – d'abord incompris quant à sa nature et à son ampleur – sur ses spectateurs impuissants. Le récit qu’en firent les nombreux spectateurs ou rescapés contribua sans nul doute à en faire connaître le caractère extraordinaire dans le monde romain. Sans qu’il soit possible d’en être certain, il est cependant tentant de faire le rapprochement avec la vision du chapitre 18 de l'Apocalypse de Jean. Un chapitre qui met en scène les lamentations des armateurs et des marins qui, observant à distance (18,10.15.17) l'anéantissement de la source de leurs profits, pleurent l'effondrement (temporaire) de leur “business” : « Quand ils verront la fumée de son embrasement, ils se tiendront à distance par crainte de son tourment […] en disant : Quel malheur ! Quel malheur ! […] En une seule heure, tant de richesses ont été détruites ! […] Elle est devenue un désert. »[11]
Contexte économique
Ce chapitre 18 de l'Apocalypse de Jean est aussi l'occasion d'une description étonnamment précise de ce qui constituait le “commerce international” convergeant vers la capitale de l'Empire. Il brosse un tableau détaillé de l'économie et du commerce maritime méditerranéen de Rome au le s. ap. J.-C., un commerce favorisé par la “mondialisation”[12] de l'Empire et l'établissement de la Pax Romana assurant la sécurité des voies de communication.
Au centre du chapitre, la lamentation des marchands offre une longue liste des produits et denrée transportées (v.12-13). Les marchandises y sont énumérées par ordre de valeur décroissante de la plus précieuse, l'or, à la plus commune, « et des corps, et des âmes d'humains » (v.13) [13]. Cette énumération et la hiérarchie des « marchandises » qu'elle comporte, résume à elle seule l'échelle des valeurs de l'économie de l'Empire plaçant l'esclave humain tout en bas de l'échelle, après les chevaux et les chars...
On sait que l'opulence de l'économie romaine s'est construite depuis le 2e s. av.J.-C., et qu’elle reposait largement à la fin du 1 e s. ap. J.-C. sur la traite et l’utilisation des esclaves (prisonniers de guerre, paysans ruinés...). Ce serait bien sûr un anachronisme que de voir dans ce passage une dénonciation de ce système généralisé et accepté dans l'Antiquité ; on peut cependant lire dans cette liste le fait que les valeurs de l'Empire et de son commerce sont bien éloignées du regard que l’auteur et ses destinataires devaient porter sur la personne humaine. Les trois élégies funèbres, des rois (v.10), des marchands (v.16) et des travailleurs de la mer (v.19) ne pleurent d'ailleurs que la destruction des richesses et l'interruption de leur commerce.
Comme au chapitre précédent, « Babylone la grande », en qui il convient, nous l'avons déjà dit, de reconnaître Rome, est présentée comme une prostituée avec laquelle les rois de la terre se sont prostitués (18,3b//17,2), et les puissances politiques et économiques de la terre ont bu à la même coupe (18,3a//17,2b.4b). Cette image de la prostitution reprend bien sûr un motif prophétique vétérotestamentaire [14], mais elle relève aussi de l’analyse du système dénoncé. En effet, la prostitution de Babylone-Rome ne désigne pas ici une débauche sexuelle, ni même d'abord un culte idolâtre, mais bien un commerce, un clientélisme [15] dans lequel, à l’instar des relations entre les notables romains fortunés et leurs obligés, les nombreux vassaux et alliés de l'Empire étaient engagés dans une relation de donnant-donnant tant au niveau du pouvoir (17,12.17) qu'au niveau de la richesse et du luxe (18,3c.9ab.15a.19d).
Par cette métaphore de la prostitution, l’auteur critique ici la collusion des pouvoirs politiques et économiques de l’Empire. Les autorités politiques font cause commune avec les « marchands [16] de la terre » (v.3), au point qu'à la fin du chapitre (v.23), ces derniers se trouvent qualifiés de « grands de la terre », les autorités politiques ayant disparu du tableau…
C'est donc l’effondrement de ce système économique “mondial” dont le visionnaire a la révélation, un effondrement qui ne se réalisera historiquement qu’au 5e s. ap. J.-C., alors qu’à l’époque de la rédaction de l’Apocalypse, à la fin du 1e s., ce système est au sommet de sa réussite. Dans ce contexte contrasté entre succès historique avéré et destruction annoncée, entre étalage de richesses effectif et lamentations funèbres anticipées, retentit à l’adresse des destinataires de l’Apocalypse une exhortation à la joie.
Exhortations aux destinataires
Dans les versets 4 à 8, et au verset 20 du chapitre 18, c'est une autre voix céleste, différente de celles des anges puissants introduisant les visions des versets 1s. et 21s., qui est à l'origine des exhortations aux destinataires de l'Apocalypse. Rien ne nous dit que cette voix soit angélique, et l’expression “mon peuple” au verset 4b suggère que celle-ci est divine ; mais au verset 5a la voix parle de Dieu à la troisième personne, ce qui oriente certains exégètes vers le Christ [17]. Quoiqu’il en soit, cette voix s’exprime avec autorité, ses exhortations sont exprimées par six verbes à l’impératif. Les cinq premiers sont conjugués à l'aoriste, un temps exprimant l’aspect ponctuel des actions qu’ils commandent, et faisant sans doute écho à la soudaineté de la destruction entrevue ; le dernier impératif, « Réjouis-toi », est au présent.
• Sortez hors d'elle, [vous] mon peuple ! (v.4b)
On pourrait comprendre cette première injonction de façon simplement pratique, comme Loth fut appelé à sortir de Sodome pour échapper à la colère divine contre cette ville (Gn 19,15) ; il s'agirait alors d'épargner les justes pour éviter qu'ils périssent avec les impies et à cause d’eux. C'est bien le sens de la seconde motivation donnée par la voix « afin que vous ne receviez pas ses fléaux/ses plaies » (v.4d). Mais la première motivation donnée par la voix est autre : il s'agit de « ne pas participer à ses péchés » (v.4c) ; c'est-à-dire se désolidariser, se démarquer du système économique (chap. 18) et de l'idéologie (chap. 13) [18] impériales. On peut donc voir dans cette première injonction un appel à rompre avec tout cela, à entrer en dissidence spirituelle. On se rappelle qu'au début de l'Apocalypse, plusieurs des sept lettres aux Églises d'Asie mineure stigmatisaient déjà la tendance au compromis avec les valeurs de l'Empire (2,14.20 ; 3,15), et qu'au chapitre 13, « ne pas avoir la marque de la bête » entraînait la marginalisation économique (13,16-17) . [19]
Ici surgit la question cruciale et permanente qui se pose à tout croyant vivant dans le monde et appelé à ne pas être « du monde », c’est-à-dire à ne pas partager la hiérarchie des valeurs mondaines ni les référents idéologiques qui la fondent.
• Rétribuez-la... Rendez-lui au double... Mélangez-lui au double... Donnez-lui autant... (v.6-7a)
La violence du propos pourrait faire penser à un appel à la vengeance, mais outre le fait que partout ailleurs dans l'Apocalypse le combat est mené par Dieu, l'Agneau ou les puissances célestes –relayés par le témoignage et la persévérance des saints : 12,11 ; 13,10–, les destinataires historiques de ces injonctions ne pouvaient en aucune façon s'en prendre concrètement à l'Empire. Il s'agit donc plutôt d'une revanche symbolique qui restitue à leur auteur les forfaits perpétrés par la Grande Prostituée. Au chapitre précédent en effet, elle nous est présentée comme « s'enivrant du sang des saints et du sang des témoins de Jésus » (17,6) et comme « ayant dans sa main une coupe d'or pleine d'abominations et des impuretés de sa prostitution » (17,4b). Le verbe rare « mélanger », kerannumi (qui n’apparaît dans le NT qu’ici et en Ap 14,10), fait vraisemblablement allusion au mélange que l'esclave opérait traditionnellement entre le moût et de l'eau dans le cratère [20] avant de servir du vin à son maître et aux convives. Serviteur de ses riches propriétaires, l'esclave, figure de la communauté chrétienne, mélangera et versera dans la coupe de son maître, figure de l'Empire, le vin de la colère divine. Et comme l'excès était l’une des caractéristiques de son luxe, les proportions en sont doublées pour faire bonne mesure ; en 14,10, l'absence de mélange annonçait déjà un breuvage imbuvable.
• Egaie-toi sur elle, ciel, et les saints, les apôtres et les prophètes ! (v.20a)
La sixième et dernière exhortation vient interrompre abruptement les lamentations des travailleurs de la mer. Elle n'a pas de locuteur explicite, mais l'impératif, et les destinataires (le ciel, et les saints, les apôtres et les prophètes) en qui il faut reconnaître les fidèles de la communauté et leurs responsables, ne laisse aucun doute sur le fait qu'elle a aussi une origine céleste ou divine. On peut sans doute l’identifier à la voix qui s’exprime depuis le verset 4.
Cet appel à la joie fait écho à d'autres injonctions similaires dans le livre de l'Apocalypse :
– « C'est pourquoi égayez-vous cieux, et ceux qui y dressent leur tente » (12,12). Une invitation à l’allégresse à propos de la défaite du diable dans le combat céleste qui l’oppose à l’archange Michael, dont la victoire repose sur le sang de l’Agneau et le témoignage que lui rendent les fidèles (12,11).
– « Réjouissons-nous[21] et exultons... car elle est venue la noce de l'Agneau... » (19,7), un appel à la joie qui vient conclure le triptyque au centre duquel se trouve notre chapitre.
Alors que les cinq premiers impératifs (v.6-7a) sont à l'aoriste, l'appel à la joie du verset 20 est au présent, à l'instar de la plupart des sept bénédictions qui jalonnent le livre de l’Apocalypse. C'est donc dans la durée qu'il s'agit de se réjouir de la chute entrevue, de l'Empire, alors même que celle-ci n'est pas encore historiquement réalisée !
Cet appel final à la joie du ciel, des saints, des apôtres et des prophètes, motivé par le jugement de l'oppresseur reprend sans doute un passage du livre du Deutéronome : « Réjouissez-vous, cieux, avec lui, et que se prosternent devant lui tous les fils de Dieu ; réjouissez-vous, nations, avec son peuple, et qu'ils lui donnent force, tous les anges de Dieu ; car le sang de ses fils est vengé, et il vengera, et il rendra le châtiment dû aux ennemis, et à ceux qui haïssaient il rendra leur dû, et le Seigneur purifiera la terre de son peuple. » [22] (Dt 32,43). Déjà, chez le prophète Ésaïe, l'annonce de la chute de la Babylone historique motivait ce constat : « Tout le pays jouit du repos et de la tranquillité ; on éclate en cris de joie. Les cyprès même, les cèdres du Liban se réjouissent à ton sujet : Depuis que tu es tombé, le bûcheron ne monte plus contre nous » (Es 14,7-8). C’est là, le cri de triomphe, la réjouissance de l’opprimé à l’évocation d’un basculement de situation dont on trouve de nombreux exemples bibliques[23].
Enfin, cette dernière exhortation fait pendant à la première (v.4b) qui appelait à se démarquer et à se désolidariser de la ville symbolisant l’accumulation de richesses et la débauche de luxe en la quittant. Ici, par cet appel à la joie, il s'agit encore de se démarquer de la lamentation quasi générale accompagnant la chute de la grande puissance économique “mondialisée”. Ce n’est pas parce que les puissants se lamentent du tarissement de la source de leur richesse et de la fin de leur vie confortable (v.22-23) que ceux qui n’y participaient pas – et étaient probablement les victimes du système (v.24) – doivent se joindre à leurs lamentations ! Notons tout de suite que, dans l’Apocalypse, ceux qui sont désignés comme les victimes du système impérial ne le sont pas d’abord d’un point de vue économique, mais idéologique [24]. Ils sont d’abord des témoins confessants, et leur joie n’est pas la simple allégresse d’une vengeance advenue contre toute attente. S’ils se réjouissent, c’est qu’il leur est révélé que le système fondamentalement idolâtre et impie dans lequel ils vivent n’est pas la totalité de la réalité du monde. Il va de soi que leur témoignage et leur combat étaient avant tout de l’ordre de la résistance spirituelle plutôt que de l’action politique au sens contemporain du terme. Il n’en demeure pas moins qu’une telle attitude avait un sens politique, comme l’a bien compris l’appareil coercitif de l’Empire.
Ouverture
Dans les lignes qui précèdent, nous nous en sommes tenus à une approche littéraire et historique du chapitre 18 de l’Apocalypse, mais le lecteur aura sans doute noté, au détour de telle analyse ou formulation, des similitudes ou des échos avec l’époque et les crises que nous vivons aujourd’hui. C’est que, sans être identique, le commerce international contemporain, et le système économique mondial sur lequel il repose présentent cependant de nombreuses analogies avec celui qui transparaît dans la vision de Babylone la grande. Rien n’est censé échapper à son emprise, et malgré ses fondements violents et injustes, malgré ses crises, il se pense comme étant indépassable, comme relevant de l’éternité des lois incontournables du monde.
C’est dans ce contexte, alors que l'économie “mondialisée” de l’Empire se complait dans son luxe, proclamant par la voix de la femme sa royauté éternelle[25] et la fin de l'Histoire[26] (v.7b), que les anges puissants ouvrant et clôturant la vision réintroduisent l'Histoire (v.1-2 et 21-24). Alors que « toutes les nations ont été égarées par sa sorcellerie » (v.24d), dans laquelle il faut reconnaître la séduction exercée par la propagande impériale [27], les anges mettent en lumière qu’il y aura bien une fin, mais ce n'est pas celle de l'Histoire, ce sera celle de Rome et du système économique qu’elle incarne !
On comprend aisément que cette perspective provoque l’effroi de ceux qui adhèrent sans réserve à l’idéologie dominante, ou s’imaginent contraints de le faire à cause de “la réalité du monde”. Mais pour ceux qui fondent leur existence sur la justice de Dieu manifestée dans l’Apocalypse par « la victoire de l’Agneau », retentit un appel à la dissidence et à la joie. Pourquoi en effet, faudrait-il qu’ils se lamentent avec ceux qui pleurent le jugement que constitue la crise ? Certes, l’effondrement d’un système, même injuste, broie souvent en premier ceux qui en étaient déjà les victimes du temps où il prospérait. Mais faut-il vraiment que ceux qui se reconnaissent parmi les destinataires du livre de l’Apocalypse s’associent aux lamentations du monde des affaires, des politiques et des média ?
Il ne s’agit pas ici de promouvoir un catastrophisme enthousiaste qui serait non seulement irresponsable mais illusoire. En effet, assumer une éthique de dissidence, est autre chose que développer un pessimisme illuminé à propos de l’avenir du monde. La perspective de l’Apocalypse, est au contraire celle d’une espérance fondée sur la confiance. Contre les déterminismes dans lesquels nous pensons souvent devoir rester enfermés, elle offre une lecture différente et libératrice de l’Histoire et de son horizon.
Patrice ROLIN
[1] Pour un commentaire détaillé, consulter :
David E. AUNE, Revelation 17-22 (WBC 52C), Nashville, Thomas Nelson Publishers, 1998 ; p. 961-1012.
Charles BRÜTCH, La clarté de l’Apocalypse, Genève, Labor et Fides, 1966 (5e éd.) ; p. 289-301.
Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, (CNT XIV), Genève, Labor et Fides, 2000 ; p. 385-397.
[2] Parmi les nombreux indices ne laissant guère de doute sur cette identification : les grandes eaux (v.1c) pouvant évoquer le Mare Nostrum, la mer Méditerranée autour de laquelle l’Empire s’est constitué et sur laquelle Rome règne en maître ; la couleur pourpre (v.4) ; le nom de Babylone (v.5) désignant Rome dans l’apocalyptique juive ; les sept montagnes (v.9) ; une grande ville dominant sur les rois de la terre (v.18b) etc.
[3] D'autres triptyques de ce genre sont présents dans l'Apocalypse de Jean, par exemple les chapitres 12–13–14.
[4] « Babylone la grande » (v.2/21) ; « elle est tombée/sera jetée » (v.2/21) ; « toutes les nations » (v.3a/23d) « le vin de la colère »/ « le sang des prophètes et des saints » (v.3a/24a) ; « les marchands de la terre » (v.3b/23b).
[5] Les historiens font classiquement remonter cette période de stabilité à l’avènement d’Auguste en 29 av.J.-C.
[6] Babylone, qui deviendra le nom symbolique de toute puissance d'oppression dans la littérature apocalyptique juive tardive (voir les livres de Daniel ou du IVe Esdras par exemple).
[7] Lire la prophétie d’Ézéchiel contre Tyr (chap. 26), contre son commerce (chap. 27), et contre le son roi (chap. 28). Parmi les nombreux parallèles avec Apocalypse 18 : la complainte des princes de la mer (26,16-18) ; la liste des produits échangés (27,12-25) ; les lamentations des travailleurs de la mer (27,26-36) etc.
[8] Raconté par Tacite, Annales, XV, 38-44.
[9] Le port d'Ostie, à 35 kilomètres de Rome, est construit à l'embouchure du Tibre qui se jette dans la mer tyrrhénienne. Or, la mauvaise exposition de ce port et l'ensablement régulier de l'embouchure empêchaient l'accostage de navires de fort tonnage. C’est pour cette raison que, durant le premier siècle du Haut-Empire, et pour les cargaisons importantes, les Romains se tournèrent vers le port de Pouzzoles présentant des conditions d'accostage et d'abris bien meilleures. On y transbordait donc les marchandises qui étaient ensuite acheminées jusqu'à Rome par voie terrestre, la Via Appia, ou par mer sur de plus petites embarcations jusqu'à Ostie. C’est au port de Pouzzoles, racontent les Actes des apôtres (28,13) que Paul débarque, à la fin de son transfert pour Rome. Ce n’est qu’avec des travaux titanesques et la construction d’un complexe portuaire moderne sous Trajan (98-117 ap. J.-C.) qu’Ostie supplanta finalement Pouzzoles.
[10] Pline le Jeune, Lettres, VI, 16 et 20.
[11] Versets 9d-10 ; 15b-17a ; 18a-19. Ajoutons à ces évocations, l’image d’une grande pierre de meule jetée à la mer (v.21) qui, d’un point de vue littéraire, pourrait aussi s’inspirer de Jérémie 51,63-64. Voir aussi Ap 8,8-9 ; 9,2.
[12] Plusieurs fois dans cet article, la dimension “mondiale” du commerce de l’Empire est évoquée. Cette qualification pourrait apparaître comme un anachronisme. Elle vise certes à suggérer un lien avec notre époque, mais elle est aussi justifiée par le fait que l’horizon du livre de l’Apocalypse est à plusieurs reprises désigné par le terme oikoumenê, la terre habitée (Ap 3,10 ; 12,9 ; 16,14).
[13] Cette expression correspond aux esclaves dans la liste d’Ézéchiel évoquant le commerce phénicien transitant par Tyr (Ez 27,13) ; l’hébreux ayant pour ce passage la formulation idiomatique nèfèsh ’âdâm (vie d’humains / personne), laquelle est reprise mot à mot par le grec de la Septante. Mais, dans notre texte, l’adjonction redondante du terme grec sôma (corps), qui peut parfois signifier “esclave” (voir Gn 34,29 grec), signale un intérêt particulier de l’auteur pour cette dernière “marchandise”.
[14] Voir Ésaïe 1,21s. ; 23,1-18 ; et Nahum 3,1-7 évoquant respectivement les villes de Jérusalem, Tyr et Ninive dont les puissants étalaient un luxe arrogant acquis au prix d’un commerce fondé sur l'injustice.
[15] Le clientélisme en tant que système social d’interdépendance était un des socles de la société romaine.
[16] Le mot emporos, souvent traduit par « marchand », désigne en grec classique un voyageur de commerce “international” ; il est à la fois transporteur maritime, importateur, exportateur, grossiste et négociants (ce mot est utilisé 4 fois dans notre chapitre, et n’apparaît ailleurs dans le Nouveau Testament qu’en Mt 13,45).
[17] David E. AUNE, Revelation 17-22 (WBC 52C), Nashville, Thomas Nelson Publishers, 1998 ; p. 990.
[18] Une lecture attentive du chapitre 13 de l’Apocalypse révèle une fine analyse du système totalitaire de l’Empire, les deux bêtes mandatées par le dragon figurant, pour la première, sa puissance de coercition se manifestant contre le petit nombre des « saints » qui ne se sont pas laissés vaincre par la peur ni égarés par la propagande séductrice de la seconde bête.
[19] « Elle fait qu'on impose à tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres et esclaves, une marque sur la main droite ou sur le front et que personne ne puisse acheter ni vendre sans avoir la marque, le nom de la bête ou le chiffre de son nom. » (Ap 13,16-17). Le « chiffre de la bête », en Ap 13,18 a fait l’objet de spéculations innombrables, des plus farfelues aux plus probables, parmi lesquelles le nom de César Néron. Dans notre contexte, ce signe sans lequel on ne peut ni acheter ni vendre pourrait tout simplement désigner l’effigie de l’empereur divinisé sur l’avers des monnaies (voir Mc 12,13-16).
[20] Un cratère est un énorme vase en céramique ou en bronze (jusqu’à plus d’un mètre de hauteur et de diamètre) souvent orné de scènes mythologiques païennes, et destiné à la préparation du vin dans l’Antiquité (moût de raisin, additionné d’eau, souvent d’épices, et parfois de résine de pin…).
[21] On retrouve le verbe chairô, se réjouir, à l'impératif dans un contexte de persécutions en Mt 5,12//Lc6,23 ; 1P 4,13. Dans notre chapitre, comme en Ap 12,12, c’est le verbe euphrainô qui est utilisé au v.20.
[22] Traduction Marguerite HARL & Cécile DOGNIEZ, La Bible d'Alexandrie 5, Le Deutéronome, Cerf, Paris, 1992.
[23] Pensons aux cantiques de Moïse et de Miryam en Exode 15,1-21 ou au Magnificat en Luc 1,46-55 (voir encore Rm 15,10 citant Dt 32,43a, et Ga 4,27 citant Es 54,1 qui évoquent d’autres types de retournement de situation).
[24] Voir Ap 2,13 ; 12,11.17 ; 13,7.10 .15 etc.
[25] L’expression Roma aeterna, Rome éternelle, apparaît sous Auguste, dès le début de l’Empire ; elle est reprise et célébrée par les auteurs latins tout au long du 1e s. ap. J.-C. et ne cessera de servir la propagande impériale qu’au 5e s. avec la chute de Rome. Dans ce contexte, l’annonce prophétique de la fin du système, fusse au travers d’une vision invraisemblable, ne peut apparaître que comme su bversive.
[26] Par “fin de l’Histoire”, il faut entendre ici que l’orgueilleuse assurance permettant à Rome de se penser éternelle (« Je suis assise en reine, je ne suis pas veuve, jamais je ne verrai le deuil ») exclut tout événement nouveau qui pourrait remettre en cause sa domination hégémonique sur le monde.
[27] Une propagande impériale figurée, au chap. 13 de l’Apocalypse, par la seconde bête (13,11-15).