Traître et traîtrise

Traître et traîtrise
Théophile, 8 février 2022

Traître et traîtrise (Théophile, 8 février 2022)

Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, Pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, Professeur de philosophie
PLAN

Introduction

I. Les objets de la traîtrise
I.1. Traître à des valeurs
I.2.
I.3. Traitre à des personnes

II. Les sujets de la traîtrise

III. Les causes de la traîtrise : au nom de quoi est-on traître ?

III.1. Le cas Judas
III.2. L'intérêt privé
III.3. L'intérêt vital
III.4. La perversité cynique
III.5. L'intérêt politique
III.6. Des causes ou des intérêts supérieurs

IV. Subjectivité et objectivité de la traîtrise. Peut-on établir objectivement une traîtrise ?

IV.1. La prétendue trahison de Philinte et de Célimène
IV.2. Une trahison non révélée en est-elle moins une trahison ?
IV.3. Se sentir ou ne pas se sentir traître

V. La modalité privilégiée de la traîtrise : la ruse

VI. Le point faible du traître

VII. Éloge, voire apologie, de la traîtrise.

VII.1. Dans la Bible
VII.2. Le traitre créateur
VII.3. La traîtrise ordinaire
VII.4. Chez Kierkegaard
VII.5. Chez Deleuze
VII.6. Chez Merleau-Ponty

VIII. La trahison : une affaire entre soi et soi.
VIII.1. Chez Lacan
VIII.2. Dans la Bible

ANNEXE : Textes sur "Traître et Traîtrise"

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Introduction

Deux idées nous viennent dès que nous envisageons la traîtrise et la notion de traître : celle, d’une part, de les confronter aux notions de mensonge et de menteur ; celle, d’autre part, de les comparer avec celle de tromperie et de trompeur. Nous allons commencer par la confrontation de la traîtrise avec le mensonge et constater d’entrée de jeu que, les philosophes, si subtils fussent-ils, les ont souvent traités tout uniment et sans faire de distinction aiguisée. Ce qui nous a beaucoup gêné dans le choix des textes : ils ne sont pas pléthore les textes qui les distinguent, alors que la littérature, qu’elle soit religieuse ou qu’elle ne le soit pas, le cinéma, mettent en scène très volontiers des types de traîtres et de traîtrises que l’on n’est pas tenté de confondre avec des types de menteurs et de mensonges. Si la théologie a beaucoup de textes à vous présenter, même en s’en tenant à la Bible - Pierre, Judas, Paul, le Christ peut-être sont des figures de la traîtrise -, la philosophie n'aura pas à proposer un si grand choix et c’est souvent quelque peu sur ses marges et en faisant preuve nous-mêmes d’invention qu’il faudra apprendre à distinguer la traîtrise du mensonge.

            Il est vrai que l’on est tenté de les rapprocher, en particulier en philosophie morale, et de traiter la traîtrise comme si elle était un gros mensonge, comme si la taille seule les distinguait. Ne s’agit-il pas, dans un cas comme dans l’autre, de de traiter l'autre comme un objet, de s’en servir comme d’un moyen pour des fins qui ne sont pas les siennes mais les nôtres propres ? La traîtrise impliquant de traiter l’existence de l’autre beaucoup plus globalement comme un objet ou comme un moyen, alors que le mensonge le fait de façon plus locale, plus partielle et sans que l’existence soit concernée dans son ensemble comme elle peut l’être par une infidélité conjugale ou par la menace de secrets divulgués qui pèsent sur mon travail ou sur ma citoyenneté.

            En réalité, traîtrise et mensonge sont deux comportements différents. Si l’on est menteur en prenant le contrepied de la vérité, et en en disant le contraire à l’autre - ou aux autres - quoiqu’on la sache, on peut trahir en n’usant jamais que de vérité. La littérature de la trahison est surabondante sur ce point. La lettre volée d’E. Poe, par exemple, montre une trahison effectuée à bout portant sous les yeux mêmes de la reine que le ministre trahit sans vergogne et devant elle sans qu’elle ne puisse réagir en raison de la présence du roi. La présence du roi protège le traître. Bien sûr, au bout du compte, tel sera pris qui croyait prendre et, comme toujours, c’est celui qui croit qu’il va pouvoir abuser de la situation qui se trouve ultimement abusé. À malin, malin et demi. Le jeu du traître est de circonvenir ; et son destin est d’être circonvenu par plus fort que lui dans une stratégie d’enveloppements. Mais ce qu’il nous importe de repérer pour l’heure, c’est que l’on peut trahir en n’usant de rien d’autre que de la vérité. Dans Les Perses d’Eschyle, l’ambassadeur des Grecs qui va perdre l’armée des Perses en divulguant à ses chefs que toute la marine grecque se trouve opportunément réunie pour réussir un coup d’éclat qui ne pourra pas se refaire avant des décennies, ne dit rien de contraire à la vérité ; il oublie simplement de préciser qu’il a averti l’armée grecque, qui va feindre d’être une proie facile et tentante, et qu’elle pourra mettre en pièces l’armée perse, tant par les terres que par la mer. Jago, le traître de la pièce de Skakespeare, Othello, annonce carte sur table ce qu’il va faire avec un cynisme sans pareil et il va déclencher une horrible machination en ne présentant que des aspects partiels, certes, mais jamais faux, pris un par un, de la vérité.

            Ainsi, la vérité peut parfaitement servir à la trahison. Chacun connaît cette petite perle d’humour juif, que rapporte Freud dans son livre sur le rire : Pourquoi me dis-tu que tu vas à Lodz, pour que je croie que tu vas à Varsovie, alors que tu vas vraiment à Lodz ? Le traître ne cherche pas particulièrement à mentir même s’il ne se refuse pas le mensonge comme complément stratégique ; s’il peut éviter de le faire, c’est cela de gagné pour l’objectif qui est le sien et qui se distingue de celui du menteur : il faut qu’il feigne le plus longtemps possible une adhésion entière aux valeurs auxquelles sa victime est attachée. Sa méthode est de travailler avec les valeurs auxquelles vous croyez : si vous croyez des choses vraies, on peut vous trahir avec des choses vraies ; si vous êtes susceptible de croire des mensonges, alors ce sont des mensonges qu’il faut vous servir. Mais le point de différence entre le mensonge et la traîtrise n'et pas dans le rapport à la vérité. Elle ne porte pas atteinte aux mêmes valeurs. Si le mensonge se contente de porter atteinte à la vérité, le traître porte atteinte à de tout autres valeurs, beaucoup plus existentielles : à votre vie, à votre réputation, à votre honneur, à votre renommée, à votre personne, à l’amitié que vous pouvez avoir pour d’autres personnes ou à l’amitié que l’on vous porte. L’accusation de traîtrise est beaucoup plus grave que l’accusation de mensonge parce qu’elle met en cause des valeurs plus sacrées que celle, par exemple, de vérité, laquelle ne concerne que relativement peu de monde. Le traître défait les liens d’amitié, d’amour, de confiance (comme Jago) ; il saccage ce qui est sacré. Il fait accéder des responsables à des renseignements qu’ils ne devraient pas connaître pour changer le cours d’une affaire ; peut-être même le cours de l’histoire ; et il piétine le peu de confiance qui pouvait rester entre deux États et qui aurait pu servir pour éviter une guerre. La traîtrise est un abus de confiance. Trahir la confiance est un pléonasme.

            Le traître dupe sa victime en se faisant passer pour son ami, son allié, alors qu’il s’apprête à ruiner cette amitié et cette alliance elles-mêmes ; il feint de respecter les règles de confidentialité, par exemple, alors qu’il les viole sans vergogne et qu’il sait qu’il les violera. Il méprise sa victime qu’il cherche à dégrader à ses propres yeux. Son grand art est de finir par convaincre l’autre qu’il a mérité, par sa sottise, sa naïveté, son immaturité, son innocence, son sort d’être trahi. Le camarade de parti qui change de camp, débauché par l’adversaire, ne dégoûte pas seulement ses anciens comparses : il menace la valeur de camaraderie elle-même. « À qui se fier ? Où est-il ce camarade à qui j’aurais confié ce que j’avais de plus cher ? Que faisions-nous ensemble avec ce type ? » De façon plus générale, le traître est celui qui feint d’être au service d’une personne, d’une communauté, d’une famille et qui va montrer par un acte décisif ou par une série d’actes que ce n’était pas le cas. Tout d’un coup, à contre-temps ou au moment où on ne s’y attend pas il retourne les cartes. Ce qu’on reproche toujours au traître, c’est de tirer brutalement et impromptu, unilatéralement, un trait sur le passé, sur ce qui était convenu dans le passé, sur ce qui était destiné à rester secret et n’aurait jamais dû être révélé. C’est moins le mensonge que la divulgation brutale des secrets qui est son affaire, laissant sa victime se demander comment un passé admiré, jugé important, a pu devenir, tout d’un coup, insignifiant, jetable comme une cosse vide ?

            Le traître est à la fois un parjure, qui bafoue les valeurs et qui les blasphème ; et un ingrat. Quant à l’ingrat, il est celui qui ne sait pas reconnaître ce qu’on a fait pour lui. Il fait une pesée biaisée et injuste de ce qui a été fait pour lui dans le passé. Pire : il méprise ce que vous avez fait pour lui en le taxant, par sa conduite, d’insignifiance ; c’est en ce sens que son attitude vous est cruelle quand vous en êtes la victime. Le traître finit toujours par vous dire ouvertement ou vous faire sentir directement qu’il vous méprise. Beaucoup plus ambitieux que le menteur, le traître veut la division et la déchéance, la mort - symbolique, mais il ne s’en contente pas toujours - des victimes qui valent souvent mieux que lui. Il peut saccager une vie ou une multitude de vies. Mais il n’en a cure car il n’a que faire de la morale qui est faite, à ses yeux, pour les petits, pour les faibles. Il se classe volontiers parmi les forts, ceux qui peuvent se passer des règles et des valeurs qui sont celles des médiocres.

            Quant à la différence entre la trahison et la tromperie, la différence ne tient-elle pas entre ce qui sépare le monde des Fables de La Fontaine - La cigogne et le renard ; le renard et le bouc - de la trahison qui semble être d’une telle profondeur qu’elle paraît être une tromperie des dieux mêmes. Dans la terrible destinée des Perses, Darios - ou plutôt l'ombre de Darios qui se présente devant la reine - met en cause les dieux, quitte à souligner qu’ils ont bon dos : « quand on court de soi-même à sa perte, les dieux y mettent la main aussi » (p. 63) ; et, dans le même dialogue, il dit que « Zeus est là pour châtier les pensées trop superbes, dont il demande un compte sévère » (p. 65). Jago aussi qui, lorsqu’il vient de donner un conseil à Cassio, qui est une partie de la manigance qui va conduire à la perte de Desdémone, d’Othello et de quelques autres, voit dans l’étendue du désastre qui se prépare, la main de Dieu. Au moment où il est seul, il fait la réflexion suivante : « Divinité d’enfer ! quand les démons veulent insinuer aux hommes leurs œuvres les plus noires, ils les suggèrent d’abord sous une forme céleste, comme je fais maintenant » (p. 110).

            L’essence de la trahison ne serait-elle pas dans ce que Feuerbach nous dit de l’athéisme qui est moins, à ses yeux, la destruction de  la confiance dans les dieux, que la confiance dans les hommes ? Jago, d’un bout à l’autre de la pièce, manipule l’attachement que les hommes ont aux valeurs. Il se fait le centre d’un nœud où - non pas toutes les valeurs : il en a besoin, comme elles sont, de quelques-unes - mais tous les attachements aux valeurs se défont.

            Il faudra se demander si toute personne qui fait la cruelle épreuve d’être trahie n’a pas elle-même commis une faute et n’a pas contribué, par son manque de stratégie, à son désastre : c’est le leitmotiv des vivants et des morts dans Les Perses d’Eschyle. À trop compter sur les intermédiaires et leur supposée bonne foi que l’on imagine en rapport avec notre propre confiance, on va au désastre. Le général ne fait pas son calcul lui-même et il laisse des intermédiaires le faire ; ce qui le conduit à la catastrophe. C’est peut-être de ce côté - du côté de la responsabilité que nous avons à être trahis - que nous trouverons l’issue de lumière de cette affaire sombre et douloureuse de la traîtrise. Il se pourrait que, s’il n’y a pas de traîtrises heureuses, il y en ait toutefois de créatrices, qui n’apportent pas toutes la mort, réelle ou symbolique.

Nous nous proposons auparavant d’examiner la traîtrise et le personnage du traître, sous l’angle des objets de traîtrise, des sujets, des causes et des circonstances, des situations de traîtrise.


I. Les objets de la traîtrise

À quoi pouvons-nous être traîtres ? À quel type d’être ? Sans doute à des femmes et à des hommes ; mais les personnes ne sont pas les seuls objets de traîtrise.

I.1. Traître à des valeurs

On peut être aussi traître à des valeurs : à la fidélité, à l’amitié et à l’amour certes, nous venons de le voir en faisant de la fidélité et de la confiance les valeurs fondamentales que l’on puisse trahir ; mais aussi être traître à la beauté, en jouant cette valeur contre une autre, par exemple la vérité ; exercice dans lequel excelle le traître. Par exemple, je puis admirer la beauté d’un théorème comme celui dit de Desargues, quoiqu’il soit aussi celui de Pascal. Ce théorème est si beau qu’il paraît refermer les certitude classiques sur elles-mêmes - comme celle que l’espace a trois dimensions - et puis, au nom de la vérité, faire comme Hilbert et dénoncer cette belle machine en montrant précisément qu’elle n’est valable que pour trois dimensions et que le théorème perd toute valeur dans un espace de n dimensions? Si beau soit-il le théorème de Desargues perd toute vérité dans un espace plus compliqué que l’espace classique et que l’on convie la valeur de vérité pour mettre en question celle de beauté.

Mais si la vérité peut trahir la beauté, la vérité peut être trahie à son tour. On peut trahir la vérité ; la fallacie est une trahison de la vérité.

On peut, non seulement jouer des valeurs contre d’autres, mais aussi des facultés contre d’autres. On peut être trahi par sa mémoire. Non seulement quand on ne fixe pas assez tôt des événements ; mais aussi quand ces événements sont à haute teneur émotive. Quand des événements prennent une tournure par trop inhabituelle, on a tendance à ne plus se reconnaître en eux comme chez soi. Halbwachs a écrit, de ce point de vue, une page très suggestive autant qu’étonnante sur la trahison de l’apôtre Pierre qu’il verse au compte d’une incapacité de Pierre de donner une version stable à l’événement. On a tendance à être traître dans des événements qu’on ne sait pas identifier, ni « habiter ».

Nietzsche retrouve la même idée de façon plaisante dans Par-delà le bien et le mal, § 68 :  « Voilà ce que j’ai fait », dit ma mémoire. « Je n’ai pu faire cela », — dit mon orgueil, qui reste inflexible. Et finalement c’est la mémoire qui cède ».

On peut trahir un secret. Le secret enferme et implique la promesse qu’il ne sera pas trahi : il y a toujours un contrat derrière un secret. Mais précisément parce qu’il recèle cette promesse, il acquiert une valeur exceptionnelle qui fait qu’on a envie de la céder à des gens qu’elle intéresse, de la monnayer, ou de s’en emparer si elle nous concerne. Et, pendant que nous parlons du secret, ajoutons qu’un(e) secrétaire peut faire un rapport infidèle du dossier qu’on lui confie ou divulguer à d’autres ce qu’il ou elle entend à d’autres personnes qui ne devraient pas détenir l’information qu’on leur donne.

On peut, de façon plus générale, trahir sa fonction. L’éducateur qui abuse de sa fonction est sur le chemin de la traîtrise. Nous ne parlons même pas seulement de l’abus sexuel que l’éducateur peut faire des enfants qu'on lui confie, mais de l’usage de la propagande à la place d’un enseignement mieux démontré, plus universel, plus rationnel.
 
Une traduction peut être infidèle ; traduttore, traditore, dit-on en italien avec un joli jeu de mots, alors que l’on parle en français, avec une misogynie qui se donne comme allant de soi, des « belles infidèles » - sans s’aviser que nous pourrions tout aussi bien dire « les beaux infidèles » en parlant des textes que l’on trahit  -. Qu’une traduction soit infidèle ne veut pas dire que le traducteur ne connaisse pas suffisamment la langue qu’il traduit et y commette des contresens et des faux sens. Il peut parfaitement connaître la langue ; seulement il s’accapare et détourne le texte de telle façon qu’il n’est plus celui de l’auteur dans sa langue mais celui du traducteur dans la sienne. Baudelaire, en traduisant E. Poe fait subir à l’œuvre de l’auteur anglais un changement profond qui fait croire que les contes et histoires fantastiques de Poe sont ceux de Baudelaire lui-même. Il en est de même de Gide avec le poète indien Tagore.

L’interprétation d’un musicien ou d’un metteur en scène peut être infidèle ; en étant, par exemple, anachronique ; en suggérant une signification qu’elle ne pouvait pas avoir sous la plume de son créateur. Pour qu’il y ait trahison, il faut que l’interprète ne se contente pas de suggérer un sens qui n’est pas directement dans le texte, mais qu’il substitue un sens à un autre et impose cette substitution.
Il en va de même d'un acteur qui peut trahir le texte d’un auteur en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas ou tout autre chose que ce qu’il dit. L’intérêt que l’on porte à un texte ou que l’on voudrait voir un public porter à un texte peut être une source de dévoiement.

On dit volontiers qu’un signe trahit une maladie, voulant dire qu’il la fait découvrir alors que cette maladie aurait pu rester cachée.

La ruse de la raison joue, chez Hegel, une fonction assez comparable. Le rusé se trouve souvent enveloppé par une ruse plus subtile que la sienne qui le perd car il la croit très grande, alors qu’elle est fort précaire et toujours en très grand risque d’être percée. L’ambitieux croit qu’il veut quelque chose pour lui-même et il se trouve que sa passion est mise au service de valeurs qui le dépassent à titre d’individu et se trouvent être rationnelles.

I.2.

Nous allons voir que, si l’on veut être précis, ce n’est pas tellement aux valeurs que nous devons d’être traîtres ou victimes de traîtrise qu’à leur façon d’être remplies. Nous allons voir ce point en développant la caractéristique que présentent les valeurs qui sont mises en cause dans la trahison : celle de leur remplissement effectif par des êtres de chair et d’os, si je puis dire, ou par des conduites effectives.

I.3. Traitre à des personnes

Si, maintenant, on s'en tient aux personnes : qui est particulièrement apte à ce qu’on soit traître avec lui ou susceptible que l’on se conduise de façon traîtresse avec lui ?

Il est des hommes qui semblent attirer sur eux des catastrophes. Dans la pièce de Shakespeare, Othello se dit à lui-même dans un échange avec Desdémone : « C’est le malheur des grandes âmes ; elles sont moins bien traitées que les hommes vulgaires. C’est un sort inévitable, comme la mort ». Ainsi les grandes âmes seraient plus propres à être victimes de traîtrise.
Peut-être par une réminiscence de Shakespeare qu’il connaît bien et cite souvent, Lacan dit à peu près la même chose du héros dans le Séminaire VII et il pense, lui aussi, comme Othello, à lui-même.

Dans une définition un peu risquée, tant elle paraît contingente et fragile logiquement, Lacan dit en effet, dans le Séminaire VII, p. 370 : « La définition du héros - c’est celui qui peut impunément être trahi ». Il y aurait un lien intime, existentiel à défaut d'être logique, entre l’héroïsme et la trahison.

À la différence de ce qui se passe avec les hommes de pouvoir - les hommes d’État en particulier -, on n’encourt pas de peine à trahir des héros, puisque les lois ne les défendent guère dans leur héroïsme et leur innovation, du moins. Lacan était un psychanalyste et il est resté, toute sa vie, un homme sans pouvoir. Il était sans doute un homme d’autorité, mais l’autorité n’est pas le pouvoir. Il ne compte pas les trahisons dont il s’estime avoir été victime ; il n’a par exemple jamais pu être admis à des fonctions internationales en psychanalyse.

Parmi les personnes qui risquent particulièrement d’être victimes de traîtrise, qui prêtent le flanc à la trahison, on peut aussi compter les saints, quand ils n’ont pas le pouvoir ou tant qu’ils ne peuvent pas recourir au bras séculier. Le Christ est sans doute de ceux-là, comme les héros ; avec ceux qui ne s’appuient pas sur le droit pour agir ; avec ceux qui prennent des risques à l’égard des valeurs ordinaires et qui ont besoin - au cours de séquences où ils sont actifs - que l’on croie en eux.

Sa vie est à ce point traitée comme un objet qu’elle est mise à prix, vendue.
En grec, le verbe trahir peut se dire de deux façons différentes :

  • Παραδιδομι : transmettre, livrer, remettre
  • Προδιδωμι : donner d’avance, livrer, trahir

Ces deux verbes évoquent l’idée de transformer l’autre en un objet que l’on pourrait donner à un autre sans son consentement. Les deux verbes - Παραδιδομι et Προδιδωμι - évoquent l’idée de transformer l’autre en un objet que l’on pourrait donner à un autre sans son consentement.

Texte : Matthieu 26:14-16
14 Alors l'un des Douze, celui qu'on appelle Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres
15 et dit : Que voulez-vous me donner pour que je vous le livre ? Ils le payèrent trente pièces d'argent.
16 A partir de ce moment, il cherchait une occasion pour le livrer.

Judas vend la vie de Jésus comme une marchandise et comme il ne connaît pas le prix de cette vie humaine, il demande aux grands prêtres à combien ils estiment cet objet de haine : ce sont eux qui fixent le prix sans que Judas ne négocie rien. Leur prix sera le sien.
Ainsi, quand Jésus est trahis par Judas, il ne peut faire valoir son droit, il est réduit à l’état d’objet et ce sont les autres qui vont décider de son sort. Jésus n’existe plus comme personne morale dont il faudrait respecter la volonté ou le droit, il appartient désormais aux autres. Dans l’Évangile de Marc, les grands prêtres se réjouissent que l’on vienne proposer un tel accord.

Texte : Marc 14:10-11
10 Judas Iscarioth, l'un des Douze, alla trouver les grands prêtres afin de le leur livrer.
11 Quand ils l'entendirent, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l'argent. Il cherchait une occasion pour le livrer.
 
Il s’agit donc d’une opportunité pour les grands prêtres et d’une occasion de se venger pour Judas. Dans le deal de la trahison, c’est l’offre et la demande qui fixent le prix de la vie d’un homme. Les intérêts des deux parties doivent être pris en compte pour que la machine de la trahison fonctionne.

Le héros est rarement au pouvoir. Et, même au pouvoir, son pouvoir est fragile puisque, s’il reste un héros dans cette position, il fore des voies incertaines.

On voit cette idée à l’envers chez Machiavel quand il réfléchit à l’homme de pouvoir, au Prince. Il fait ressortir que l’homme qui a une conduite morale est plus vulnérable aux stratégies de ses adversaires, parce qu’il rend sa conduite prévisible. La conduite d’un homme sans foi ni loi est imprévisible.
« Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n’est pas bien nécessaire qu’un prince les possède toutes ; mais il l’est qu’il paraisse les avoir. J’ose même dire que s’il les avait effectivement, et s’il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu’il lui est toujours utile d’en avoir l’apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère ; il l’est même d’être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu’il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées ».

                                                                                                 Machiavel N., Le Prince, Chap. XVIII.

 Ainsi, tous ceux qui ont besoin de confiance et de foi et qui les requièrent auprès des autres pour parvenir à leurs fins de telle sorte que cette requête soit bénévole et sans aucune obligation juridique sont vulnérables à la traîtrise. Quand vous ne vous appuyez que sur la vérité, vous ne risquez pas d’être trahi, même si l’on vous ment. Le traître est celui qui piège l’autre dans sa bonne foi, dans sa confiance, dans son innocence. Ce n’est pas un traître de parole ; mais un traître de sentiment, de confiance. Trahir la confiance est presque un pléonasme.

Notons ici, comme pierre d’attente, que le trahi est toujours un peu responsable de son mauvais sort, aussi certain que la mort, comme dit Othello ; c’est son attitude qui donne au traître le désir de le trahir. Notons que Lacan ne dit pas le contraire.

Parmi ceux qui ont une propension à être trahis, il faut encore notre ceux qui furent nos maîtres ; les enseignants qui nous ont le plus appris dans leur discipline et par leur façon de vivre. Nous reverrons ce point tout à l’heure.


II. Les sujets de la traîtrise

Qui est particulièrement sujet à être traître avec les autres ?

Ceux qui aiment l’intrigue. Qui s’entourent d’ombre. Qui aiment circonvenir.
Personnages narcissiques, ils se croient volontiers au centre de tout nœud politique ou historique. Ils affectionnent particulièrement les conceptions complotistes de l’histoire qu’ils s’imaginent faire ou à laquelle ils s’imaginent contribuer. Le traître veut remodeler le réel à sa façon. C’est un complotiste qui a d’autant plus de facilité de croire au complot qu’il ourdit que c’est lui qui le fait, qui croit le faire, qui s’imagine le faire. On pourrait parler d'un complotisme performatif du traître, lequel n’est qu’une façon de désigner sa tyrannie, c’est-à-dire la substitution de lois qui sont les siennes à celles régulières des États. À la différence du menteur qui est trop heureux de profiter des replis du langage.

On note, ici encore, une différence entre le traître et le menteur. Le menteur reste dans le cognitif. Il n’a pas l’illusion de faire la chose même. Le traître se croit aisément au cœur de l’histoire ; du moins s’y croit-il situé.

L’ombre, la noirceur sont son domaine. Avec de brusques éclats quand, pour la victime, il est trop tard pour qu’elle réagisse. Le traître entre et séjourne dans la zone du caché de ce qui est ordinairement secret. Il se meut dans ce que la victime croit suffisamment celé et qui est en réalité divulgué contre elle. A contrario, il est vrai, nous l’avons vu opérer en toute lumière quand il se croit suffisamment préservé pour le faire : c’est le cas du personnage du ministre dans La lettre volée d’Edgar Poe.

L’ombre, donc, est sa marque ; mais aussi la fuite. Il ne peut se trouver chez ceux qu’il a trahis et vivre en paix avec eux, quand bien même sa trahison eût-elle été déjouée à temps ; il lui faudra vivre éternellement comme un étranger, en exil ou dans la clandestinité.

Le traître n’honore jamais sa victime ; il la méprise ; il la tient pour inintelligente, incapable d’avoir lu dans son jeu ; il se tient donc pour supérieur à elle. Ce point, encore une fois, le distingue du menteur. Le menteur peut encore honorer celui à qui il ment. Je puis mentir à un autre pour qu’il ne désespère pas de qui je suis et de ce que je suis. Mais je ne puis le trahir sans qu’il ne sache que je le tiens pour inférieur. Le traître met l’autre devant sa naïveté ; il le rend indigne de confiance parce qu’il est trop stupide.

Le traître se doute bien que vous le jugerez comme une canaille une fois qu’il se sera dévoilé ; mais peu lui importe que vous le jugiez comme tel, puisque c'est vous qui le faites et qu’il vous méprise ; votre jugement lui paraît si médiocre et si peu important qu’il ne s’en soucie pas. C’est pourquoi, comme Jago, il passe des faussetés de l’obséquiosité à la brutalité du cynisme en une fraction de seconde.

Il a un tel mépris de sa victime qu’il peut continuer de saccager la vie d’un(e) autre après son propre décès, faisant, par exemple, qu’une tromperie ne soit découverte qu’au moment où plus aucun dialogue n’est plus possible. La tromperie est alors une torture infligée à une victime sans aucune défense.

Ce mépris des victimes se voit encore par le peu de cas fait de la qualité des relations qui seront celles qu’auront les États entre eux après une terrifiante traîtrise du style de celle dont les Grecs ont usé contre les Perses dans la tragédie d’Eschyle.
 

III. Les causes de la traîtrise : au nom de quoi est-on traître ?

III.1. Le cas Judas

On peut partir du personnage de Judas qui présente un florilège de causes de traîtrise.
Quels sont les intérêts de Judas dans cette affaire ?
Dans l’Évangile de Marc, le deal entre Judas et les grands prêtres est directement placé après l’épisode de la femme au parfum.

Texte : Marc 14, 3-9
3 Comme il était à Béthanie, chez Simon le lépreux, une femme entra pendant qu'il était à table. Elle tenait un flacon d'albâtre plein d'un parfum de nard pur, de grand prix ; elle brisa le flacon et répandit le parfum sur la tête de Jésus.
4 Quelques-uns s'indignaient : A quoi bon gaspiller ce parfum ?
5 On aurait pu vendre ce parfum plus de trois cents deniers, et les donner aux pauvres. Et ils s'emportaient contre elle.
6 Mais Jésus dit : Laissez-la. Pourquoi la tracassez-vous ? Elle a accompli une belle œuvre à mon égard ;
7 les pauvres, en effet, vous les avez toujours avec vous, et vous pouvez leur faire du bien quand vous voulez ; mais moi, vous ne m'avez pas toujours.
8 Elle a fait ce qu'elle a pu ; elle a d'avance embaumé mon corps pour l'ensevelissement.
9 Amen, je vous le dis, partout où la bonne nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, on racontera aussi, en mémoire de cette femme, ce qu'elle a fait.
 
Le texte est ambigu, soit cette histoire de pauvres et la réponse de Jésus ont indigné Judas qui croyait que Jésus était venu rétablir la justice sociale pour son peuple ; soit Judas est jaloux de Jésus qui dit à ses disciples que cette femme a accompli une belle œuvre à son égard, et Jésus apparaît aux yeux de Judas comme un mégalomane qui ne pense en fait qu’à lui-même ; soit l’acte de la femme au parfum a désigné symboliquement Jésus comme la victime qui doit mourir pour le salut de tous les autres.
Judas peut ainsi être présenté comme :

  • Un déçu de Jésus. En effet, le terme Iscariote pourrait venir d’un terme voulant dire « porteur de dague », autrement dit, sicaire. Judas serait donc un partisan d’une révolution sanglante débarrassant son pays de la présence des Romains. Jésus n’étant pas violent dans son œuvre ne répond donc pas à  ses aspirations.
  • Un prêtre accomplissant le sacrifice de Jésus. En effet, les textes qui racontent la trahison de Judas sont précédés par la mention de la préparation de la fête des pains sans levain, qui est la commémoration de la libération par Dieu du peuple esclave en Égypte. Cette fête ayant le sens d’une grande expiation pour tout le peuple et d’une libération, on peut comprendre que les Évangiles aient pensé à cette figure de Judas pour accomplir le sacrifice expiatoire qui avait lieu durant la fête de la Pâques. Jésus serait alors l’agneau de Dieu.
  • Une autre interprétation est possible. Les lettres de Paul ne connaissent pas Judas. Il semble bien que Paul ne sache pas, vingt ans après les faits, qui a réellement livré Jésus aux autorités religieuses de Jérusalem. Il semble que le récit de la trahison de Jésus par Judas soit une relecture d’un épisode entre David et Achitophel

Ahitophel ou Achitophel était conseiller du roi David. Pendant la conspiration d' Absalom, qui était un des fils du roi David, Ahitophel abandonna David pour soutenir le coup d’État. David envoie un de ses conseillers auprès des conspirateurs pour être espion. Cet ami, c’est Houshaï. Houshaï va mamanœuvrer pour que les conseils stratégiques d’Ahitophel (qui sont de bons conseils) ne soient pas suivis par Absalom. C’est ainsi que David va reprendre l’avantage sur les conspirateurs. Houshaï se fait donc traître pour les intérêts de David et Ahitophel trahit David pour suivre Absalom qui avait promit que s’il devenait juge en Israël, il donnerait des avantages plus grands que ceux que donne David. Sans doute, Ahitophel a-t-il cru Absalom et s’est-il dit qu’il valait mieux l’aider a prendre le pouvoir. Mais, voyant que ses conseils n’ont pas été suivis, et qu’il sera bientôt du mauvais côté de l’histoire, Ahitophel repart dans sa ville et se pend

Texte : 2 Samuel 17:23
23 Ahitophel, voyant que son conseil n'avait pas été suivi, sella son âne et partit pour s'en aller chez lui, dans sa ville. Il donna ses ordres à sa maison et il se pendit. C'est ainsi qu'il mourut, et on l'ensevelit dans le tombeau de son père.
 
Dans le Psaume 41, v.10  on peut lire : « Même mon ami, celui qui avait ma confiance et qui mangeait mon pain, lève le talon contre moi. » Le Psaume 55 est une prière de David qui se décrit comme un homme trahi. Les versets 10 à 16 décrivent la douleur d’être trahi :
 
Texte : Psaume 55:10-16
10 Supprime, Seigneur, divise leurs langues ! Car je vois dans la ville la violence et les querelles ;
11 jour et nuit, elles en font le tour sur les murailles ; le mal et l'oppression sont en son sein ;
12 en son sein, il n'y a que ruine ; la violence et la tromperie ne s'éloignent pas de ses places.
13 Car ce n'est pas un ennemi qui m'outrage, je le supporterais ; ce n'est pas celui qui me déteste qui s'élève contre moi, je pourrais me cacher de lui.
14 C'est toi, un homme comme moi, mon intime, toi que je connais bien !
15 Ensemble nous connaissions la douceur des secrets partagés, nous allions avec la foule à la maison de Dieu !
16 Que la mort les surprenne, qu'ils descendent vivants au séjour des morts ! Car le mal les habite, il est en leur sein.

La trahison de David par Ahitophel et le suicide qui a suivi sont considérés comme anticipant la trahison de Judas envers Jésus et le récit des évangiles de Judas se pendant (Matthieu 27:5).
« Judas jeta les pièces d'argent dans le sanctuaire et s'éloigna pour aller se pendre ».

Psaume 41:9 , qui semble se référer à Ahitophel, est cité dans Jean 13:18 comme étant accompli dans Judas.

Texte : Jean 13:18-30
18 Ce n'est pas de vous tous que je le dis ; moi, je connais ceux que j'ai choisis. Mais il faut que soit accomplie l'Écriture : Celui qui mange mon pain a levé son talon contre moi.
19 Dès maintenant, je vous le dis, avant que la chose arrive, pour que, lorsqu'elle arrivera, vous croyiez que, moi, je suis.
20 Amen, amen, je vous le dis, qui reçoit celui que j'envoie me reçoit, et qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé.
21 Lorsque Jésus eut ainsi parlé, son esprit se troubla ; il prononça ce témoignage : Amen, amen, je vous le dis, l'un de vous me livrera.
22 Les disciples se regardaient les uns les autres et se demandaient de qui il parlait.
23 Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, était placé à table contre le sein de Jésus.
24 Simon Pierre lui fait signe de lui demander de qui il parlait.
25 Ce disciple se penche alors tout contre la poitrine de Jésus et lui dit : Seigneur, qui est-ce ? 
26 Jésus lui répond : C'est celui pour qui je tremperai moi-même le morceau et à qui je le donnerai. Il trempe le morceau, le prend et le donne à Judas, fils de Simon l'Iscariote.
27 C'est alors, après le morceau, que le Satan entra en lui. Jésus lui dit : Ce que tu fais, fais-le vite.
28 Aucun de ceux qui étaient à table ne sut pourquoi il lui disait cela.
29 En effet, comme Judas tenait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui disait : « Achète ce dont nous avons besoin pour la fête », ou : « Va donner quelque chose aux pauvres. »
30 Judas prit donc le morceau et sortit aussitôt. Il faisait nuit.

Ces raisons ou ces causes qui ont été cherchées sur le cas particulier de Judas, qui donnent lieu à de nombreux textes dans la Bible, et à de nombreuses explications, on peut tenter de les systématiser quelque peu, par une analyse plus diversifiée que celle qui vient d’être appliquée au seul Judas. Quitte à revenir à Judas, on trouve alors :

III.2. L'intérêt privé

L’intérêt privé, dans toute sa vilenie, est sans nul doute une des réponses possibles ; il est d’ailleurs souvent cyniquement avoué par le traître lui-même.

Il faut d’ailleurs se garder d’ajouter « vil » pour qualifier l’intérêt privé ; la théorie des jeux montre suffisamment que l’on a largement intérêt à trahir dans de multiples conditions. Harsanyi montre, par exemple, dans le dilemme des prisonniers qui, arrêtés et placés dans des geôles séparées, peuvent être mis dans quatre positions possibles - soit que ni l’un ni l’autre ne disent rien, soit qu’ils parlent tous deux et qu’ils écopent de la moitié de la peine, soit que A charge B tandis que B ne dise rien, soit que B charge A et que A ne dise rien -, que l’on a tout avantage à trahir. Les prisonniers qui s’en tirent le mieux sont ceux qui trahissent leur ancien compagnon. Ce cas n’est pas le seul ; mais la théorie des jeux montre bien souvent que, pour obtenir un gain supérieur dans une situation, il faut en passer par la case « trahison » ; c’est-à-dire : ne travailler que pour soi, en feignant de ne travailler que pour autrui et le bien public, car, comme tous les hypocrites, le traître est tout de même obligé de rendre hommage à la vertu, tout vicieux qu’il est.

III.3. L’intérêt vital

La trahison de Pierre, sommairement envisagée avec l’histoire de coq qui aura chanté trois fois avant que Pierre n'envisage sa décevante conduite à l’égard de Jésus , est typiquement inspirée par la peur de subir lui-même la mort du Christ. Halbwachs a donné de cette histoire une tout autre version, tout à fait plausible : Pierre, bouleversé par les événements, ne trahit pas par dessein, mais parce qu’il ne trouve aucune conduite adaptée à un cours trop inhabituel des événements, qu’il voit prendre ne allure désastreuse.

« Tout témoignage, en effet, devrait satisfaire à ces conditions contradictoires, que le témoin sorte du groupe, lorsqu’il observe des faits sensibles, et que, pour les rapporter, il y rentre. Il doit successivement et presque au même moment, dépouiller et revêtir à nouveau la nature de membre de la société.

Quand Jésus est arrêté, tous ses disciples s’enfuient et se dispersent. Il n’y a que Pierre qui, de loin, l’accompagne. Le groupe chrétien est peut-être tout entier concentré en Pierre, à ce moment. Mais peut-être aussi Pierre est-il temporairement sorti du groupe chrétien. Des images violentes, inattendues, tout à fait contraires aux façons de penser des disciples, et qu’ils ne pourraient en ce moment, demeurant le groupe des disciples, ni admettre, ni comprendre, s’imposent à lui. Il est naturel qu’il oublie alors qu’il est disciple. À cette condition seulement il peut voir et entendre, comme n’importe lequel d’entre les assistants, et non comme un disciple qui fermerait ses yeux et ses oreilles, ou, en proie à quelque hallucination, empli de quelque vision, apercevrait derrière le Christ et au-delà tout un monde d’êtres surnaturels, suprasensibles.

Tel est le sens qu’on pourrait donner au reniement de saint-Pierre. Il a renié le Christ afin d’être témoin, non par confusion ou mauvaise honte, mais pour qu’il lui soit possible de voir et d’entendre sans que le trouble, la douleur et l’indignation (qu’il dut refouler pour ne pas être chassé) obscurcissent ses sens, et l’empêchent de graver dans sa mémoire ce qui a été dit et fait dans la maison d'Anne ou de Caïphe. C’est le seul moment où le Christ étant entre es mains de Juifs, ses disciples ne peuvent plus l’entendre. Pourtant les paroles qu’il prononça, l’attitude qui fut la sienne devant le Sanhédrin devaient figurer dans les évangiles ».

[Halbwachs M., La topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, Quadrige-PUF, Paris, 2008, p. 118-119]

Vous remarquerez que, dans cette version, il n’est pas du tout question du chant du coq – ce qui donne tout de même une version un peu plus relevée de l’attitude de Pierre.

III.4. La perversité cynique

La perversité la plus cynique. Celle de Jago qui se situe entre la recherche de l’intérêt privé et la recherche du mal, le règne de la mort.

III.5. L’intérêt politique

La traîtrise en politique revêt des formes très diverses ; l’une des plus communes consistant à passer d’un camp dans un autre et - mieux encore - dans le camp opposé au sien, en devenant ministre du gouvernement installé par ce camp adverse. Le traître n’est pas un simple menteur. On n’aime pas le traître, parce qu’il dit à ceux qu’il quitte que ce qu’ils croient, comme il le croyait encore hier lui-même ou feignait de le croire, est faux, est dépourvu d'intérêt. Le traître attaque les engagements des autres, de ceux qui l’ont cru être - et pris pour - leur compagnon et qui se figuraient qu’il partageait leurs convictions et leur combat.

Le débauchage, qui paraît avoir sa nécessité pour élargir une adhésion à son camp politique, a aussi des effets délétères ; et sans doute trop d’effets délétères pour pouvoir remplir cette fonction. Le débauchage en politique est une traîtrise, tant de la part de celui qui le propose que de la part de celui qui en accepte l’offre. Certes, il ne s’agit pas d’empêcher celui qui a mis le pied dans la politique de changer d’avis à jamais ; mais il faut prendre garde à ce que, à travers une personne qui se discrédite aux yeux du monde, ne se discrédite le monde politique dans son ensemble.

Une personne que vous avez élue comme étant un opposant et qui vote les lois que le pouvoir lui propose est un traître. Ou l’inverse : un député que vous avez élu pour qu’il soutienne le gouvernement et qui vote contre lui avec l’opposition des lois auxquelles vous tenez particulièrement. Lr danger est que le discrédit déborde chacune de ces personnes pour atteindre le monde politique dans son ensemble.

III.6. Causes ou Intérêts supérieurs

On peut trahir pour des causes ou des intérêts supérieurs. N’est-ce pas le cas de Judas ? N’est-ce pas le cas de Paul ?

Tenons-nous en au cas de Judas, tel qu’il nous est suggéré et déchiffré par Hegel.

N’y aurait-il pas une traîtrise du Christ qui, sans la justifier, expliquerait la conduite de Judas qui s’est trouvé déçu dans ses attentes politiques ? Le Christ a joué un jeu dangereux, promettant le Royaume dans ce monde, pour ce monde, et finissant par avouer que son royaume est d’un autre monde, comme si l’on avait mal compris le hic et nunc de la première formulation. La religion de Jésus prend tout d’un coup des allures d’arrière-monde dont on avait l’impression qu’elles avaient été conjurées dans un premier temps. C’est proprement ce glissement qui lui a coûté la vie. C’est dans ce glissement peut-être que s’immisce la figure de Judas.

Dans « La vie de Jésus », Hegel glisse en passant que « Judas commençait à entrevoir qu’un tel royaume n’était pas le but de Jésus et qu’il s’était trompé dans son espérance » ; Hegel suggère alors qu’il en aurait tiré l’une des raisons - peut-être pas l’unique - de sa trahison. P. 174.

La traîtrise du Christ consiste à réussir son échec. Il donne dans l’arrière-monde parce qu’il s’aperçoit que le royaume qu’il a promis ne fonctionnera pas. Il faut une révision en baisse des objectifs. C’est seulement dans un autre monde que le royaume s’installera et il fait subir à l’idée de royaume de Dieu pour ce monde, dans ce monde, l'étrange rebond qui rend acceptable une promesse non tenue.

Judas n’admet pas ce rebond que le Christ fait subir à sa doctrine pour la sauver du désastre, du naufrage. Le Christ paraît insister sur la réalité de sa doctrine. Le salut est à faire hic et nunc. Le royaume est à construire, sur terre ; Il insiste sur son imminence par notre action. On peut légitimement penser, du coup, que le message est politique ; du moins que le message comporte un volet politique non négligeable : quid de l’occupation romaine ? Faut-il s’en accommoder ? Ou faut-il la rejeter ? Or, le Christ paraît se ressaisir, et par une sorte de « coup de pouce », de « nudge » - comme on dirait en politique anglo-saxonne de nos jours -, il finit par dire, transformant la religion en souci des arrière-mondes, que le royaume n’est pas de ce monde. Où est alors le réel ? Dans le salut outre-tombe ? Par-delà la mort ? Ou hic et nunc, ici et maintenant ? L’auditeur de ces glissements successifs a l’impression d’être floué. Où est le réel ? Où est la matérialité et le sérieux du salut ? Suffirait-il donc d’être enterré pour gagner son salut ?

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre Judas. Il est vraisemblable que, si on retire Jean, qui voue à Judas une véritable haine, les autres évangélistes n’ont pas à son encontre la sévérité qu’on attendrait ; n’est-ce pas parce qu’ils ont entendu ses raisons ? Ou parce qu’ils les connaissaient ?


IV. Subjectivité et objectivité de la traîtrise. Peut-on établir objectivement une traîtrise ?

Peut-on établir avec objectivité une traîtrise ou ne s’enveloppe-t-elle jamais que de subjectivité ? La victime a-t-elle manqué d’à-propos et de finesse pour se laisser prendre ? Ou pourrait-on établir sans partialité familiale, étatique, établir qu’il y a eu traîtrise en faisant le procès de traîtres ?

Ce n’est pas que le jeu ordinaire des valeurs comme l’amour, l’amitié, l’honneur, la reconnaissance, etc. soit un long fleuve tranquille ; ces valeurs connaissent des contradictions, des conflits, sans avoir à les forcer beaucoup et celui qui se trouve mêlé à ces contradictions et à ces conflits peut facilement être accusé de traîtrise surtout par celui qui ne soupçonnait pas ces contradictions et conflits. Mais cette accusation est-elle tout à fait légitime ? Ne faut-il pas pour qu’elle soit légitime qu’il y ait eu stratagème de tromperie et de destruction ?
 

IV.1. La prétendue trahison de Philinte et de Célimène

La politesse qu’Alceste finit par reprocher à Philinte, son ami, est-elle une trahison ?

Alceste est un malade de la trahison et une victime de la sincérité ; il se croit partout trahi et il voit de la trahison et de la ruse à l’œuvre même quand elles n’y sont pas. Il vit dans cette suspicion. À vouloir que l’on soit sincère, Alceste se croit entouré de traîtres : son ami Philinte est traître ; sa maîtresse, Célimène, par sa coquetterie, est traîtresse.

Rousseau a tort et Molière a raison : Alceste a tort d’en vouloir à la terre entière des trahisons qu’il voit partout. Ce qu’il ne veut pas reconnaître, c’est que, dans une trahison, il y a toujours une responsabilité du trahi, qui tient à la fois de la naïveté et de la tyrannie. Une naïveté ; une hypocrisie, peut-être, qui cherchait son confort : que l’autre coïncide avec la valeur et me délivre du jeu permanent entre l’existence et la valeur dans son essence. Je n’ai pas été assez vigilant, mais je ne voulais pas l’être. Un refus que l’amour soit souffrance. Aimer vraiment, c’est faire l’expérience qu’il n’y a pas d’amour heureux. On ne risque pas dès lors d’affronter quelque traîtrise quand on comprend qu’il ne faut pas demander à l’autre de saturer complètement une valeur - d’amour, d’amitié, de camaraderie -. Quand on garde la conscience qu’il est impossible de transformer une valeur en quelque chose que l’autre ne peut remplir entièrement, on devient moins vulnérable à la trahison, moins enclin à la voir partout, plus disponible pour un pardon. En tout cas, le trahi n’a pas le droit d’en vouloir à la terre entière, comme Alceste qui finira dans le désert qu’il a créé autour de lui-même. Il n’a pas le droit de laisser dans un état d’abandon les valeurs compromises par ceux qui les ont trahies. Savoir qu’il n'y a pas d'amour heureux, c'est laisser à l’amour toutes ses chances.

La sincérité voulue par Alceste est l’exigence faite à l’autre que la valeur s’incarne en lui, que l’autre incarne la valeur et se substitue à elle. « Je veux qu’on soit sincère ». Étrange et terrifiant vouloir. La sincérité veut que l’autre se mesure avec des valeurs qu’il emplit au point de se substituer à elles.

Voyez par différence l’attitude du Christ à l’égard de la traîtrise. Le Christ n’est pas naïf : il sait quand il sera trahi, dans quelles conditions et par qui, mais il ne voit pas de trahison partout ; peut-être parce que, tant qu’une trahison n’est pas ouvertement commise, elle ne peut gère être établie et il serait injuste et imprudent d’en accuser quelqu’un avant qu’elle ne se déclenche. Sa redoutable temporalité fait partie de son essence.

IV.2. Une trahison non révélée en est-elle moins une trahison ?

Faut-il avoir une conception morale de la trahison ou une conception plus éthique ?

Il convient de ne pas transformer en traîtrise tout ce qui relève du mensonge, de la mauvaise foi. Dans la traîtrise, il y a la dimension de saccage d’une personnalité dont on a abusé. Une tromperie de conjoint que le partenaire ne découvre qu’à la mort de ce conjoint est une traîtrise pour le survivant ; du moins, le survivant ne peut-il la vivre que sur le mode d’une traîtrise. Et pourtant, il semble que ce soit les circonstances qui transforment cette infidélité en traîtrise. Regardons les choses ainsi : A trompe B avec X ; B découvre cette tromperie à la mort de A. B dit volontiers qu’il y a trahison et que cette découverte est une épine venimeuse dans le reste de sa vie. Supposons que ce soit B qui meurt avant A ; B aura tout autant été trompé par A, mais il n’aura pas connu cette tromperie et n’aura pas eu l’occasion de parler de trahison. Dira-t-on que : découverte ou non, une trahison est une trahison ? Ce qui change est que, dans un cas, l’autre aura vécu sur de fausses valeurs, dans un réel de pacotille ; alors que, dans le cas de la révélation, le trompé découvre les fausses valeurs sur lesquelles il vit  ; et parfois il n’a plus l’occasion d’en reconstituer de nouvelles qui fussent supérieures.

IV.3. Se sentir ou ne pas se sentir traître

Il est encore un autre aspect de la question de l’objectivité ou de la subjectivité de la traîtrise. Celui qui est accusé de traîtrise peut ne pas se sentir traître. Le mari infidèle ; l’épouse infidèle ; sont-ils des traîtres ? Si je me sens justifié dans cette traîtrise, si - par exemple - je pense comme Simone de Beauvoir que mon mari abuse de la situation de mariage, où est la traîtrise ? Je prends ma revanche ; je compense un déficit, voilà tout.

V. La modalité privilégiée de la traîtrise : la ruse

Nous venons de voir quelques éléments de l’immense clavier de la traîtrise : prendre en traître ; le coup d'avance que se donne le traître en vous prenant par surprise, sans vous laisser le temps de la réflexion. Le traître circonvient. Il travaille par surprise sur l’essentiel. La victime s’aperçoit, d’un coup, de l’étendue de ce qu’elle a perdu.

Voyons comment la ruse est l’apanage du traître ; quels sont les traits auxquels on la reconnaît invariablement. Dans « Le Monde comme Volonté et comme Représentation » qui est son grand œuvre, Schopenhauer explique en quoi consiste la ruse.

« Le mensonge en lui-même est aussi bien une injustice que la violence ; car il se propose d’étendre le pouvoir de ma volonté jusque sur des étrangers, d’affirmer par conséquent ma volonté au prix d’une négation de la leur ; la violence ne fait pas pis. – Mais le mensonge le plus achevé, c’est la violation d’un contrat […]. En effet, si j’adhère à une convention, je compte que l’autre contractant tiendra sa promesse, et c’est même là le motif que j’ai de tenir présentement la mienne. Nos paroles ont été échangées après réflexion et en bonne forme. La véracité des déclarations faites de part et d’autre dépend, d’après l’hypothèse, de la volonté des contractants. Si donc l’autre viole sa promesse, il m’a trompé, et, en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses desseins, il a étendu le pouvoir de sa volonté sur la personne d’un étranger ; l’injustice est complète. Tel est le principe qui rend les contrats légitimes et valables en morale. L’injustice violente ne déshonore pas son auteur autant que l’injustice perfide ; celle-là vient de la force physique, si puissante pour en imposer aux hommes, quelles que soient les circonstances; celle-ci, au contraire, marche par des chemins détournés, et ainsi trahit la faiblesse, ce qui rabaisse le coupable dans son être physique comme dans son être moral. En outre, pour le menteur et le trompeur, il n’y a qu’un moyen de succès ; c’est, au moment de mentir, de témoigner son mépris, son dégoût contre le mensonge ; la confiance d’autrui est à ce prix, et sa victoire est due à ce qu’on lui attribue toute la loyauté qui lui manque [Le point où le menteur et le trompeur, le fourbe ont besoin de la traîtrise]. – Si la fourberie, l’imposture, la tricherie inspirent un tel mépris, en voici la cause : la franchise et la loyauté forment le lien qui met encore de l’unité entre les individus, ces fragments d’une volonté dispersée sous forme de multiplicité, une unité extérieure du moins, et qui par là contient dans de certaines limites les effets de l’égoïsme né de cette fragmentation. L’imposture et la fourberie brisent ce dernier lien, ce lien extérieur, et ouvrent ainsi aux effets de l’égoïsme un champ illimité ».
[Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, trad. G. Heff, p. 503-505]

C’est donc l’attaque directe d’un certain nombre de valeurs - l’amitié, l’amour, la confiance, la franchise, la loyauté, le respect des contrats - qui fait la traîtrise. Le traître a besoin que l’on se fie à lui pour réussir. Il a besoin de valeurs qui soient effectivement réelles et auxquelles le grand nombre sacrifie sans arrière-pensée.

Pas toujours la ruse : le malheur d’être obligé de trahir.

VI. Le point faible du traître

Le taux de remplissement des valeurs par l’affectivité.

Le taux de remplissement des valeurs est déterminant. La notion de vérité ne risque pas de nous abuser beaucoup sous cet angle, car quiconque a essayé, toute sa vie, de dire quelque chose de vrai, ne risque pas d’être abusé ou grisé par le succès de sa tentative. Même les plus grands génies reconnaissent que ce qu’ils ont pu trouver de vrai n’est que partiel et que peu de chose en comparaison avec ce qu’il reste à découvrir ou à inventer. En revanche, les valeurs d’amitié, de camaraderie, d’amour se laissent remplir, voire saturer, beaucoup plus facilement ; du moins en donnent-elles l’apparence. Elles nous rendent vulnérables à la trahison ; et voici comment.

Il y a les valeurs ; et l’usage des valeurs. Très souvent, les valeurs ‘concrètes’ se substituent aux valeurs abstraites : l’amour a tôt fait de devenir l’amour pour telle personne ; l’amitié a tôt fait aussi de devenir l’amitié pour telles personnes concrètes. Le champ de certaines valeurs est saturé par des individus concrets, qui tiennent lieu de ces valeurs. Chacun connaît ces expressions : « l’amour de ma vie », « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Ces expression sont aussi dangereuses qu’elles sont belles ; car qu’advient-il quand l’amour de ma vie devient l’amour de la vie d’un autre, et quand ‘parce que c’était moi’ devient ‘parce que c’était l’autre’ ? C’est dans la substitution d’êtres en chair et en os aux valeurs et dans cette consolidation que se tiennent les conditions de la trahison. Si les valeurs restaient abstraites, la trahison des valeurs concrètes ne serait pas aussi horrible, déchirante, qu’elle l’est lorsqu’elles perdent leur abstraction pour s’incarner dans des figures et des situations concrètes.

La confiance est dans cette substitution du concret à l’abstrait. Il y a un engagement ontologique dans la confiance : désormais, l’amour sera l’amour pour telle personne ; désormais l’amitié sera l’amitié pour telle personne. On se rend alors dépendant ; donc vulnérable à la trahison.

Peut-être la sagesse est-elle de ne pas pousser trop loin la substitution et de vivre en laissant une marge entre le réel et l’idéal ; de prendre les amours et les amitiés que nous vivons comme des interprétations fragiles de ces valeurs abstraites de telle sorte qu’il soit bon de laisser une marge dans leur abstraction. On ne pourrait pas vivre sans incarner les valeurs ; et pourtant cette incarnation les rend dangereuses, précaires et peuvent nous rendre misanthropes, alors que c’est nous qui sommes les fautifs d’avoir laissé trop de marge aux utilisateurs des valeurs par rapport aux valeurs.

Il est très facile au traître de s'installer précisément dans cette faille qui consiste à ne plus voir de distance entre l’amour et l’amour de sa vie, entre l’amitié et celui qui est censé être le seul ami que j’ai, etc. ; il n’a plus qu’à se servir de cet amant ou de cette amante, de cet ami, pour porter atteinte à la valeur sacrée de l’amour, de l’amitié, etc. À la différence du menteur, il peut dire la vérité. Ce qu’il détruit, ce n’est pas la vérité, c’est la confiance. Il est des valeurs qui ne se laissent pas détruire de la sorte - la vérité, par exemple -, parce qu’elles ne se laissent pas remplir ; d’autres sont beaucoup plus fragiles et sont aisément détruites par celui qui s’en est servi. On est moins ébranlé par un menteur que par un traître. On est plus facilement désespéré par un manquement aux valeurs qui requièrent la confiance que par un manquement à la vérité. Il faut comprendre pourquoi.

Le traître sait attaquer au point faible qui est l’affectivité ; ce par quoi passent paradoxalement tous les accès au réel. Le traître a lui-même son point faible qui le rend vulnérable.

Si machiavélique que soit le traître, il est assez naïf pour se croire indemne du piège qu’il tend aux autres et auquel il les a pris. Nul ne peut vivre sans s’appuyer sur ce qu’il croit être la réalité d’une confiance. C’est là où le piège peut se refermer sur nous. On a été traître ; on a vu la victime humiliée ; ce qu’on n’a pas vu c’est qu’elle pouvait se servir de cette humiliation pour nous faire croire à sa réalité et nous rendre vulnérable à notre tour. Ainsi, le point de faiblesse du traître, c’est le point où il prend ou imagine prendre les autres, c’est l’affectivité elle-même qu’il ne peut pas instrumentaliser de part en part et sur laquelle il faut bien qu’il s’appuie réellement à un moment ou à un autre. On ne peut pas ne pas s’appuyer sur la réalité de l’affect, à un moment ou à un autre : telles sont les limites de la traîtrise. C’est le point qu’a bien vu Choderlos de Laclos dans Les liaisons dangereuses. Le libertin, le Vicomte de Valmont va se prendre lui-même dans les filets qu’il croit avoir tendus à la Présidente de Tourvel, laquelle va lui apprendre de la façon la plus cruelle ce que c’est qu’être quitté par qui on aime. Je ne vous conte pas l’histoire qui se trame à travers xxx lettres ; elle ne tournera pas seulement à la tragédie pour Valmont ; elle sera aussi une tragédie pour la Présidente de Tourvel. Tous deux trouveront la mort dans cette histoire.

« La discrète » (Christian Vincent) : Antoine, attaché parlementaire au Sénat, “aime les idées, les mots et les femmes”. Mais cet intellectuel oisif, séduisant et beau parleur adore aussi manipuler. Après avoir été éconduit par sa maîtresse, il décide, sur les conseils de Jean, un ami éditeur, de se venger de la gent féminine en jetant son dévolu sur un “boudin”, Catherine, et de tenir le journal de ces “liaisons dangereuses”. Mais Antoine est pris à son propre jeu.
[« Le Traître » de Marco Bellochio]

VII. Éloge, voire apologie, de la traîtrise.

Il nous faut, pour finir, défendre une idée paradoxale. Nous n’avons, jusque-là pas ménagé la « noirceur », l’ampleur et la gravité de la trahison, par rapport au mensonge et à de toutes autres formes de tromperie. Nous avons ça et là laissé penser que la trahison pouvait avoir, dans certains cas, une destinée plus positive ; c’est sur cette destinée positive que, désormais, nous voulons conclure.

Or des auteurs ont osé faire l’apologie de la traîtrise, comme étant une attitude inévitable et éminemment créatrice. Plus exactement, en présentant la traîtrise comme étant le coût de la création. Oser passer pour un traître. Reconnaître, une fois son moment d’efficacité passé, que l’on a été traître, sans en éprouver la moindre honte.

Il y a, pour chacun de nous, un devoir de traîtrise. Être soi-même implique une ou des traîtrises simultanées ou successives. Mais être soi-même n’est qu'un aspect de la question. Nous allons, dans cette dernière partie, qui se propose de présenter les aspects positifs de la trahison, montrer aussi que nous n’en avons pas fini pour autant avec la diversité et les contradictions de la notion.

Si l’éducation et l’enseignement enferment inévitablement quelque dimension de traîtrise, ne serait-ce que parce que la dimension de constitution de l’individualité la comporte nécessairement, on ne voit pas pourquoi cette dimension d'individualité, de moi ou de je à réaliser échapperait à une attaque conduite au nom de la traîtrise à l’égard des valeurs. On peut préconiser des éthiques qui ne soient pas des éthiques du Je, de la personne, du moi. Les éthiques du désir, par exemple, ne sont pas forcément des éthiques de la personne. Envisageons ces divers aspects si paradoxaux.

VII.1. Dans la Bible

Mais c’est bien par la Bible qu’il nous faut commencer, puisque c’est dans la Bible même que l’on va découvrir cette positivité de la trahison.

Le premier personnage, acteur de cette trahison positive, pourrait être le diable lui-même symbolisé par le serpent, le satan, l’ange déchu, bref, toutes les figures démoniaques qui ont ceci en commun qu’elles divisent pour régner, et souvent en utilisant le lien positif qu’ils ont avec leur victime. Dans le deuxième récit de création de la Genèse on voit le plan du serpent pour dévoyer les premiers humains de leur alliance avec leur créateur.

Texte : Genèse 3:1-7
1 Le serpent était le plus avisé de tous les animaux de la campagne que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : « Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ! »
2 La femme dit au serpent : Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin.
3 Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : « Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sinon vous mourrez ! »
Alors le serpent dit à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !
5 Dieu le sait : le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent ce qui est bon ou mauvais.
6 La femme vit que l'arbre était bon pour la nourriture et plaisant pour la vue, qu'il était, cet arbre, désirable pour le discernement. Elle prit de son fruit et en mangea ; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea.
7 Leurs yeux à tous les deux s'ouvrirent, et ils surent qu'ils étaient nus. Ils cousirent des feuilles de figuier pour se faire des pagnes.
 
Dans ce passage, le serpent pousse Ève à trahir son créateur. Elle se retrouve divisée entre deux désirs contradictoires. Cette méthode d’emprise existe bel et bien dans nos relations humaines et elle est repérée dans ce qu’on appelle « la double contrainte ». On le présente au niveau des relations humaines comme un ensemble de deux ordres, explicites ou implicites, intimés à quelqu'un qui ne peut en satisfaire un sans violer l’autre. Ève veut être comme les dieux, mais elle sait qu’elle trahira Dieu si elle le fait. Le serpent l’a mise dans une situation de déloyauté intenable. La seule façon de s’en sortir est de passer à l’acte et de choisir. Elle sera déloyale à Dieu et mangera le fruit. Le serpent pourrait être considéré comme traître, puisqu’il est aussi une créature de Dieu. Mais ce qui est important ici, c’est qu’il pousse Ève à trahir l’accord qu’elle a avec Dieu. Ce choix a souvent été vu comme une trahison positive parce qu’elle fait agir la liberté humaine. Sans cet acte, Ève serait restée dans la duplicité et dans l’impossibilité d’agir, divisée entre deux désirs.

VII.2. Le traître créateur

Le traître peut devenir créateur en ce qu’il n’admet pas les règles du jeu qu’il joue. Les règles auxquelles il a feint de se soumettre sont bonnes pour ses victimes ; mais lui élargit le jeu sans le dire : il se donne pour son propre jeu d’autres règles. On peut être sacrilège avec certaines valeurs s’il existe des valeurs plus élevées que l’on veut honorer. Les règles auxquelles on se tient sont faites pour les petits, quitte protègent ainsi ou qui, du moins, croient se protéger ainsi !
Tout novateur est obligé de faire quelque chose du genre de substituer un jeu à un autre. Substituer un amour à un autre ; une amitié à une autre ; une camaraderie à une autre. Le traître le fait sans prévenir. Le secret de sa réussite est de mettre sa victime devant le fait accompli, sans qu’elle ait eu le moindre laps de temps pour se préparer.
Le traître change complètement les conditions du jeu. Là où les partenaires se croyaient entre eux, ils découvrent d’autres partenaires - au moins un autre partenaire - ; là où ils croyaient s’entendre sur certains objectifs, ils découvrent d’autres objectifs ; là où ils se figuraient s’entendre sur les mêmes règles, d’autres règles ont pris la place. Tout cela s’était préparé dans l’ombre. Le premier jeu est comme détruit, dégluti, annihilé. Toutes ses valeurs sont transvaluées.

VII.3. La traîtrise ordinaire

Il est un autre comportement qui paraît, de soi, attirer la traîtrise, prise dans un sens positif et créateur : l’attitude ordinaire d’un homme à l’égard de ses anciens maîtres

L’enseignement est souvent une affaire de trahison pour la raison que l’on ne peut rester dans le sillage de celui qui nous a aidés à vivre, précisément parce qu’il nous a aidés à vivre et que celui que nous avons un temps admiré est devenu une béquille encombrante. Les maîtres : voilà typiquement les personnages qui donnent l’occasion d’être trahis. On ne reste pas le maître de quelqu’un très longtemps Tous ceux qui ont exercé une autorité sur nous nous offrent cette occasion. La dette est trop profonde pour que l’on puisse continuer d’avoir des relations avec ceux à l’égard de qui nous l'avons contractée. Il faut solder le compte d’un coup et sans crier gare.

Une doctrine de l’Individualité - qui nous convainc que nous avons une destinée personnelle à prendre en charge - est une doctrine qui donne éminemment lieu à la traîtrise. Si je suis convaincu que j’ai un chemin à creuser et que nul ne peut le faire à ma place, alors aucun autre chemin - m’intéressât-il dans un passé proche ou lointain - ne peut me convenir. Je ne peux pas rester dans le sillage qui m’a conduit au point où il fallait que je trace moi-même mon propre chemin. D’une certaine façon, Paul a raison, même s’il se garde bien de le reconnaître ainsi : c’est à chacun de faire ou de refaire son christianisme. Mais il faut alors traiter Paul comme il a traité le Christ.

VII.4. Chez Kierkegaard

À travers notre allusion à l’individualité, nous avons suggéré le mode de trahison propre à Kierkegaard, lequel pose le même problème que celui de la traduction

On peut prendre le contre-pied des valeurs de quelqu’un et pourtant leur rester fidèle, lui rester fidèle. La valeur de réduplication par Kierkegaard (K. a ce mot pour le dire). Tenir compte de la différence d’époques, même pour conserver ce qui paraît - ce qui est - éternel. Ce n’est pas en imitant qu’on est le plus fidèle. Imiter, cela peut être trahir. En s’éloignant d'une imitation étroite, on peut ne trahir qu’en apparence, en particulier si l’on reduplique pour dire comme Kierkegaard.

Le paradoxe est qu’on ne peut pas imiter par ce qu’une personne a de plus essentiel. Les imitateurs sont de beaux traîtres. Ils dirigent habilement l’attention du spectateur sur des traits incontestables mais secondaires et les font valoir comme les traits les plus décisifs de la personne. Nous l’avons vu: une traduction fidèle peut être plus pertinente qu’une traduction fidèle.

Dans tous les cas précédents, on a affaire à une traîtrise qui se repend et qui paraît présenter ses excuses à un public moral de ne pouvoir faire autrement, même quand elle est ouvertement revendiquée. La justification profonde de ce retournement est que : parce que le trahi est toujours, par quelque côté, responsable de l’avoir été, il peut transformer cette responsabilité en création, pendant l’initiative de ses trahisons, de trahisons dont il n’aurait pas honte.

VII.5. Chez Deleuze

Deleuze nous ouvre une dimension beaucoup plus radicale de nécessité de la traîtrise ; car - comme nous le disions - il n’y a pas de raison que les valeurs subjectives au nom desquelles les trahisons précédentes sont effectuées échappent à la transvaluation.

N’est pas fou qui veut, disait Lacan. En le plagiant, on pourrait dire, et c’est ce que Deleuze a fait : n’est pas traître qui veut. « Il y a beaucoup de gens qui rêvent d'être traîtres, dit-il. Ils y croient, ils croient y être. Ce ne sont pourtant que de petits tricheurs. [...] Quel tricheur ne s'est dit : ah enfin, je suis un vrai traître ! Mais quel traître aussi ne se dit le soir : après tout, je n’étais qu’un tricheur. C’est que traître, c'est difficile, c'est créer. Il faut y perdre son identité, son visage » (Deleuze G. & Parnet C., Dialogues, .Paris, Champs Essai, 1996, p. 56) ».

Un peu auparavant, Deleuze avait levé le coin du voile :

Le traître est « traître au monde des significations dominantes et de ordre établi. C’est très différent du tricheur : le tricheur, lui, prétend s’emparer de propriétés fixes, ou conquérir un territoire, ou même instaurer un nouvel ordre. Le tricheur a beaucoup d’avenir, mais pas du tout de devenir. Le prêtre, le devin est un tricheur, mais l’expérimentateur, un traître. L’homme d’État ou l’homme de cour, est un tricheur, mais l’homme de guerre (pas maréchal ou général) est un traître » (p. 53). Un peu plus loin il prend d’autres exemples de traîtrise qui relèvent si peu de l’hybris qu’ils en prennent le contre-pied :

« Être enfin inconnu comme leu de gens le sont, c’est cela, trahir. C’est très difficile de ne plus être connu du tout, même de sa concierge, ou dans son quartier, le chanteur sans nom, le ritournelle. À la fin de Tendre est la nuit, le héros se dissipe littéralement, géographiquement. Le texte si beau de Fitzgerald, « The crack up », dit : « Je me sentais pareil aux hommes que je voyais dans les trains de banlieue de Great Neck - qui est un quartier de New York - quinze ans plus tôt … » Il y a tout un système social qu’on pourrait appeler système mur blanc / trou noir. Nous sommes toujours épinglés sur le mur des significations dominantes ; nous sommes toujours enfoncés dans le trou noir de notre subjectivité, le trou noir de notre Moi qui nous est cher plus que tout. Mur où s’inscrivent toutes les déterminations objectives qui nous fixent,, nous quadrillent, nous identifier et nous font reconnaître ; trou où nous nous logeons avec notre conscience, nos sentiments, nos passions, , nos petits secrets trop connus, notre envie de les faire connaître. Même si le visage est un produit de ce système, c’est une production sociale : large visage aux rues blanches, avec e trou noir des yeux. Nos société ont besoin de produire du visage. Le Christ a inventé le visage. Le problème de Miller (déjà celui de Lawrence) : comment défaire le visage en libérant en nous les têtes chercheuses qui tracent des lignes de devenir ? Comment passer le mur en évitant de rebondir sur lui, en arrière, ou d’être écrasés ? Comment sortir du trou noir, au lieu de tournoyer au fond, quelles particules faire sortir du trou noir ? Comment briser même notre amour pour devenir enfin capables d’aimer ? Comment devenir imperceptible ? » (p. 57)

Deleuze fait cette ouverture par la littérature anglo-saxonne ; plus exactement, américaine, laquelle se caractérise par une sorte de dissolution très radicale des valeurs narcissiques du Je ou du Moi, lesquelles animent les trahisons précédentes, se voulussent-elles positives, constructives. Bien des traîtrises ne cherchent que cette complaisance narcissique. Loin donc d’être une traîtrise qui ressemble fort au fameux vice qui rend hommage à la vertu - auquel La Rochefoucauld donnait le nom d’hypocrisie, Deleuze cherche une trahison plus radicale, qui ne se soucierait pas de l’effet produit sur le public par ce cher moi. Mais cette attitude qui consiste à briser tout idéal et à ne rien préconiser est-elle tenable, à supposer qu’elle soit celle qui pose la trahison le plus loin possible ? Ne préconise-t-on pas alors paradoxalement et contradictoirement, comme idéal, l’acte de n’en préconiser aucun ? Ce qui est encore un idéal, même s’il nous sort de la trahison classique. Peut-être ce passage par Deleuze est-il indispensable pour avoir quelque bonne éthique.

VII.6. Chez Merleau-Ponty

Je ne sais si le discours que Merleau-Ponty a prononcé au Collège de France, lors de son installation dans sa chaire d’anthropologie, a eu l’heur de plaire à G. Deleuze. Je jurerais que non ; car il est intéressant de voir le portrait qu’il trace du philosophe - qui coïncide parfaitement avec son autoportrait -, celui d’un être plutôt narcissique, qui fait un pas de côté par rapport aux valeurs qui sont celles de l’action et qui règlent la vie des autres hommes, plus immergés que lui dans les affaires de production, d’échange, de commerce, de la cité. Si nous retenons ce portrait, c’est qu’il met en scène une certaine forme de traîtrise qui consiste dans la possibilité que le philosophe se donne toujours - et qui le rend à la fois sympathique et fort antipathique - la possibilité de trahir. Il n’adhère pas à des positions pour les mêmes raisons que les autres quand on imagine qu'il a les mêmes. Il adhère à des positions comme quelqu’un qui peut toujours s'en départir.

« [La philosophie] n’est jamais une conception sérieuse. L’homme sérieux, s’il existe, est l’homme d’une seule chose à laquelle il dit oui. Les philosophes les plus résolus veulent toujours les contraires : réaliser mais en détruisant, supprimer mais en conservant. Ils ont toujours une arrière-pensée. Le philosophe donne à l’homme sérieux - à l’action, à la religion, aux passions - une attention peut-être plus aiguë que personne, mais c’est là justement qu’on sent qu’il n’en est pas. […] Le philosophe de l’action, est peut-être le plus éloigné de l’action : parler de l’action, même avec rigueur et profondeur, c'est déclarer qu’on ne veut pas agir, et Machiavel est tout le contraire d'un machiavélique puisqu'il décrit les ruses du pouvoir, puisque, comme on l’a dit, il « vend la mèche ». Le séducteur ou le politique, qui vivent dans la dialectique et en ont le sens ou l’instinct, ne s'en servent que pour la cacher. […]. Les manichéens qui se heurtent dans l’action s'entendent mieux entre eux qu’avec le philosophe : il y a entre eux complicité, chacun est la raison d'être de l’autre. Le philosophe est un étranger dans cette mêlée fraternelle. Même s'il n’a jamais trahi, on sent, à sa manière d’être fidèle, qu’il pourrait trahir, il ne prend pas part comme les autres, il manque à son assentiment quelque chose de massif et de charnel … Il n’est pas tout à fait un être réel ».
              [Merleau-Ponty M., Éloge de la philosophie, Folio-Essais, Gallimard, Paris, 2016, p. 59-60]

L’intellectuel comme traître à la cause qu’il défend.
Je ne puis lire ce texte sans me rappeler un épisode de la vie de Sartre qui, invité par Jacques Chancel à sa fameuse émission de l’après-midi, oubliant de faire la propagande de Charlie Hebdo ou de La Cause du Peuple - je ne sais plus -, qu’il avait promise, se fait copieusement injurier par les militants présents à la Radioscopie.

Il reste peut-être une position à l’égard de la trahison qui garde un sens éthique. Elle recommande de ne pas pousser trop loin la trahison.


VIII. La trahison : une affaire entre soi et soi.

VIII.1. Chez Lacan

La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir » (Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, p. 368).

Être traître à soi-même : c’est peut-être la seule et vraie trahison dont il faille se garder parce qu’il peut se solder par le pire des avilissements. Lacan. Céder sur son désir. Déchoir à ses propres yeux. Ne pas faire ce qu’on a voulu le plus dans l’existence. La retombée dans la vulgarité en résulte nécessairement ; la retombée dans l’éthique des biens. Je suis incapable de tenir le pari qui fut celui de ma vie ; alors je me lance dans la consommation ; dans la course à l’achat, à la vente, à tout ce qui s’aliène. Dans le mensonge, ce n’est pas le cas : je puis même mentir pour garantir ce désir fondamental.

« Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet - vous l’observerez dans chaque cas, notez-en la dimension - de quelque trahison. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même, et c’est sensible pour lui-même. Ou, plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’st plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte - le pacte quel qu’il soit, faste ou néfaste, précaire, à courte vue, voire de révolte, voire de fuite, qu’importe.

Quelque chose se joue au trou de la trahison, quand on la tolère, quand poussé par l’idée du bien - j’entends du bien de celui qui a trahi à ce moment -, on cède au point de rabattre ses propres prétentions, et de se dire - Eh bien, puisque c’est comme ça, renonçons à notre perspective [car] nous ne valons pas mieux l’un que l’autre, rentrons dans la voie ordinaire. Là vous pouvez être sûrs que se retrouve la la structure qui s’appelle céder sur son désir.

Franchie cette limite où je vous ai lié en un même terme le mépris de l’autre et de soi-même, il n’y a pas de retour. Il peut s’agir de réparer, mais non pas de défaire. Ne voilà-t-il pas un fait de l’expérience qui nous montre que la psychanalyse est capable de nous fournir une boussole efficace dans le champ de la direction éthique ? » (Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, p. 370).

Il faut défendre ce texte contre l’attaque moralisatrice que l’on est tenté de lui faire quand on ne sait pas ce que Lacan appelle désir. Cette éthique laisserait trop de place à l’égoïsme. Si nous avons traduit : ne pas céder sur son désir par ne pas se trahir soi-même, c’est par commodité. En réalité, le déplacement de la traduction est faux. Le désir n’est pas - pas seulement, du moins - la promotion d’un Je dans lequel il aurait lieu et qu’il promouvrait ; le désir est bien plus profond en nous que le Je qui n’en est qu’une figure ou qu’un ensemble de figures. Le désir veut à travers nous - comme destinée singulière - quelque chose sur quoi nous ne devons pas céder, mais qui dépasse notre personne. C’est par là que le désir n’est pas égoïste : il est une force qui traverse notre personne et qui a besoin de notre personne mais qui ne cherche pas particulièrement à la promouvoir plus que des myriades d’autres figures que nous produisons et dont l’éthique a besoin.

VIII.2. Dans la Bible

Si, dans la Bible, la trahison est bien aussi une histoire entre soi et soi, il semble toutefois que ce soi soit celui de l’égoïste qui trahit parce qu’il veut garder pour soi.
Dans plusieurs textes des Évangiles, c’est Satan qui s’immisce en Judas pour le faire agir. Il existe beaucoup de figures de traites dans la Bible et nous en avons déjà vu plusieurs.
Dans le livre des Actes des apôtres, on peut lire une histoire de traitrise qui montre encore le sort tragique des traîtres :

Le livre des Actes explique que les premiers chrétiens partageaient leurs biens et que personne n’était dans le dénuement parce que chacun donnait à la collectivité ce qui lui appartenait pour que cela profite à tous. Mais évidemment, dans ce contrat idyllique, deux exceptions vont venir ternir l’image de ce bien commun basé sur la confiance et montrer par la même occasion que lorsque le contrat est rompu, les conséquences sont tragiques, non pas pour le groupe, étrangement, mais pour ceux qui l’ont rompu.

Texte : Actes 5:1-11
1 Or un nommé Ananias, avec Saphira, sa femme, vendit aussi une propriété ;
2 avec le consentement de sa femme, il détourna une partie du prix, puis il apporta le reste et le déposa aux pieds des apôtres.
3 Pierre lui dit : Ananias, pourquoi le Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l'Esprit saint en détournant une partie du prix du champ ?
4 Lorsque celui-ci était encore à toi, ne pouvais-tu pas le garder ? Et même quand il a été vendu, son prix ne restait-il pas sous ton autorité ? Comment as-tu pu envisager pareille action ? Ce n'est pas à des humains que tu as menti, mais à Dieu !
5 Quand Ananias entendit cela, il tomba et expira. Une grande crainte saisit tous ceux qui l'apprirent.
6 Les jeunes gens se levèrent, l'enveloppèrent, l'emportèrent et l'ensevelirent.
7 Environ trois heures plus tard, sa femme entra, sans savoir ce qui était arrivé.
8 Pierre lui demanda : Dis-moi, est-ce bien à tel prix que vous avez vendu le champ ? Oui, répondit-elle, c'est bien à ce prix-là.
9 Alors Pierre lui dit : Comment avez-vous pu vous accorder pour provoquer l'Esprit du Seigneur ? Sache-le : ceux qui ont enseveli ton mari sont à la porte ; ils t'emporteront aussi !
10 A l'instant même, elle tomba à ses pieds et expira. Les jeunes gens, à leur entrée, la trouvèrent morte ; ils l'emportèrent et l'ensevelirent auprès de son mari.
11 Une grande crainte saisit toute l'Église et tous ceux qui apprirent cela.

Le couple de traîtres meurt miraculeusement, ( il n’y a donc pas que des miracles de résurrection dans la Bible) et cet élément surnaturel du récit tend à faire comprendre où est le véritable drame de la trahison. Ce qui est grave ici, c’est que Ananias et Saphira, en trompant la foi des autres chrétiens, ne blessent pas seulement la confiance de leurs frères chrétiens, mais aussi la confiance de Dieu en eux. Ils pêchent contre l’esprit saint. Ainsi sont-ils coupables devant les hommes et devant Dieu, mais surtout par rapport à eux-mêmes. C’est ce que signifie, à grands coups de miracle, ces deux morts successives. Ils n’existent plus à leurs propres yeux.

Peut-être pourrait-on risquer une conclusion plus générale sur la dimension salutaire que revêt la trahison.

Un Messie que l’on peut ainsi trahir peut sembler étrangement faible. Mais, cette figure de la victime donnée, livrée à ses agresseurs a été reprise dans la théologie comme une tragédie nécessaire et salutaire par le biais d’une compréhension sacrificielle de la mort de Jésus. Ainsi, Jésus est-il rapproché de la figure de David, comme on l’a vue dans le rapprochement avec la conspiration d’Ahitophel, mais on le rapproche aussi du serviteur souffrant présent dans le livre d’Ésaïe qui est au service du salut de tous les autres en étant la victime expiatoire de tout un peuple.

Les récits montrent un Jésus sachant ce qui va lui arriver, comme si un plan de Dieu était connu et accepté de lui. La martyrologie ayant fait son œuvre dans les rangs chrétiens, où nombre de disciples périrent pour leur foi, il fallut très vite installer Jésus dans le rôle du serviteur souffrant qu’Israël attendait. Ainsi, la mort sur la croix devient un lien avec la promesse des prophètes.

Texte : Ésaïe 52:13-15 et 53:1-10
13 Mon serviteur prospérera ; il s'élèvera, il montera, il sera très haut placé.
14 De même qu'une multitude est atterrée à cause de toi, — tant son aspect, défiguré, n'était plus celui d'un homme, son apparence n'était plus celle des êtres humains -,
15— de même il purifiera par l'aspersion une multitude de nations. Devant lui des rois fermeront la bouche ; car ils verront ce qui ne leur avait pas été raconté, ils comprendront ce qu'ils n'avaient pas entendu.
1 Qui a cru ce qui nous était annoncé ? Le bras du Seigneur, pour qui s'est-il dévoilé ?
2 Il s'est élevé devant lui comme un rejeton, comme une racine qui sort d'une terre assoiffée ; il n'avait ni apparence, ni éclat pour que nous le regardions, et son aspect n'avait rien pour nous attirer.
3 Méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance, semblable à celui de qui on se détourne, il était méprisé, nous ne l'avons pas estimé.
4 En fait, ce sont nos souffrances qu'il a portées, c'est de nos douleurs qu'il s'était chargé ; et nous, nous le pensions atteint d'un fléau, frappé par Dieu et affligé.
5 Or il était transpercé à cause de nos transgressions, écrasé à cause de nos fautes ; la correction qui nous vaut la paix est tombée sur lui, et c'est par ses meurtrissures que nous avons été guéris.
6 Nous étions tous errants comme du petit bétail, chacun suivait sa propre voie ; et le Seigneur a fait venir sur lui notre faute à tous.
7 Maltraité, affligé, il n'a pas ouvert la bouche ; semblable au mouton qu'on mène à l'abattoir, à une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n'a pas ouvert la bouche.
8 Il a été pris par la violence et le jugement ; dans sa génération, qui s'est soucié de ce qu'il était exclu de la terre des vivants, à cause des transgressions de mon peuple, du fléau qui l'avait atteint ?
9
On a mis sa tombe parmi celles des méchants, son sépulcre avec celui du riche, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche.
10 Le Seigneur a voulu l'écraser par la souffrance ; si tu as fait de lui un sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours, et la volonté du SEIGNEUR se réalisera par lui.

Dans cette figure du serviteur souffrant, on retrouve la victime de la traîtrise, élevée au rang de victime expiatoire selon la règle du bouc émissaire retranché du monde des vivants et envoyé au diable, à Azazel. Azazel apparaît dans la Bible (Lévitique 16:7-23) dans la description du rituel du Grand Jour des Expiations, le Yom Kippour.

Texte : Lévitique 16:7-10 et 16:21
7  Aaron prendra ces deux boucs et les placera devant l'Éternel à l’entrée de la Tente d'assignation.
8  Il tirera les sorts pour les deux boucs, attribuant un sort à l'Éternel et l’autre à Azazel.
9  Aaron offrira le bouc sur lequel est tombé le sort “À l'Éternel” et en fera un sacrifice pour le péché.
10  Quant au bouc sur lequel est tombé le sort “À Azazel”, on le placera vivant devant l'Éternel pour faire sur lui le rite d’expiation, pour l’envoyer à Azazel dans le désert ».
21  Aaron lui posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes les fautes en un lieu aride »

Cette tradition est à l’origine de l’expression « bouc émissaire ». C’est une façon de séparer le bien du mal, de mettre au loin le mal.

Cette figure des deux boucs est à rapprocher de Jésus et de Judas. Jésus est le bouc offert en sacrifice, à rapprocher de l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Et le bouc envoyé à Azazel, c’est Judas, pour lequel il n’y a pas de sublimation mais une mort complète figurée par le suicide, mort du désir même de vivre du coupable.

L’Évangile de Judas relate, entre Jésus et Judas, une discussion au cours de laquelle Jésus demande à Judas de le débarrasser de son enveloppe charnelle. Dans l'Évangile de Judas, Judas est celui qui a été choisi par Jésus pour l'aider à mourir en allant signaler sa présence aux Romains afin que son sacrifice puisse avoir lieu. Cet évangile dit de Judas qu’il est le disciple ultime et pose une relation de complicité et d'amitié entre ces deux personnages, acteurs d’un même projet salutaire.
 

THÉOPHILE : TRAÎTRE ET TRAÎTRISE

TEXTES POUR LA SÉANCE DU 8 FÉVRIER 2022

 

Introduction

La traîtrise n’est ni le mensonge ni une simple tromperie.

« Quand on court de soi-même à sa perte, les dieux y mettent la main aussi » (p. 63)
« Zeus est là pour châtier les pensées trop superbes, dont il demande un compte sévère » (p. 65).

Jago : « Divinité d’enfer ! quand les démons veulent insinuer aux hommes leurs œuvres les plus noires, ils les suggèrent d’abord sous une forme céleste, comme je fais maintenant » (p. 110).

I. L’objet de la trahison

À quoi pouvons-nous être traîtres ? À quel type d’être ? Sans doute à des femmes et à des hommes ; mais les personnes ne sont pas les seuls objets de traîtrise.

I.1. On peut l’être aussi à des valeurs

Nietzsche F., Par-delà le bien et le mal, p.68 :  « Voilà ce que j’ai fait », dit ma mémoire. « Je n’ai pu faire cela », dit mon orgueil, qui reste inflexible. Et finalement c’est la mémoire qui cède.

I.2. Si l’on veut être précis, ce n’est pas tellement aux valeurs que nous devons d’être traîtres ou victimes de traîtrise qu’à leur façon d’être remplies.

« Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n’est pas bien nécessaire qu’un prince les possède toutes ; mais il l’est qu’il paraisse les avoir. J’ose même dire que s’il les avait effectivement, et s’il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu’il lui est toujours utile d’en avoir l’apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère ; il l’est même d’être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu’il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées ».
[Machiavel, Le Prince, chapitre 18 : Comment les princes doivent tenir leur parole]

I.3. Si, maintenant, on s'en tient aux personnes : qui est particulièrement apte à ce qu’on soit traître avec lui ou susceptible que l’on se conduise de façon traîtresse avec lui ?

Othello se dit à lui-même dans un échange avec Desdémone : « C’est le malheur des grandes âmes ; elles sont moins bien traitées que les hommes vulgaires. C’est un sort inévitable, comme la mort ».

« La définition du héros - c’est celui qui peut impunément être trahi ».
[Lacan J., Le Séminaire, VII, p.370]
 
Matthieu 26:14-16 :
14
Alors l'un des Douze, celui qu'on appelle Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres
15
et dit : Que voulez-vous me donner pour que je vous le livre ? Ils le payèrent trente pièces d'argent.
16
A partir de ce moment, il cherchait une occasion pour le livrer.
 
Marc 14:10-11 :
10
Judas Iscarioth, l'un des Douze, alla trouver les grands prêtres afin de le leur livrer.
11
Quand ils l'entendirent, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l'argent. Il cherchait une occasion pour le livrer.

II. Les sujets de la traîtrise

Qui est particulièrement sujet à être traître avec les autres ?

III. Les causes de la traîtrise : au nom de quoi est-on traître ?

III.1. On peut partir de Judas

Marc 14:3-9
3
Comme il était à Béthanie, chez Simon le lépreux, une femme entra pendant qu'il était à table. Elle tenait un flacon d'albâtre plein d'un parfum de nard pur, de grand prix ; elle brisa le flacon et répandit le parfum sur la tête de Jésus.
4
Quelques-uns s'indignaient : A quoi bon gaspiller ce parfum ?
5
On aurait pu vendre ce parfum plus de trois cents deniers, et les donner aux pauvres. Et ils s'emportaient contre elle.
6
Mais Jésus dit : Laissez-la. Pourquoi la tracassez-vous ? Elle a accompli une belle œuvre à mon égard ;
7
les pauvres, en effet, vous les avez toujours avec vous, et vous pouvez leur faire du bien quand vous voulez ; mais moi, vous ne m'avez pas toujours.
8
Elle a fait ce qu'elle a pu ; elle a d'avance embaumé mon corps pour l'ensevelissement.
9
Amen, je vous le dis, partout où la bonne nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, on racontera aussi, en mémoire de cette femme, ce qu'elle a fait.
 
2 Samuel 17:23 :
23 Ahitophel, voyant que son conseil n'avait pas été suivi, sella son âne et partit pour s'en aller chez lui, dans sa ville. Il donna ses ordres à sa maison et il se pendit. C'est ainsi qu'il mourut, et on l'ensevelit dans le tombeau de son père.
 
Psaumes 55:10-16 :
10
Supprime, Seigneur, divise leurs langues ! Car je vois dans la ville la violence et les querelles ;
11 jour et nuit elles en font le tour sur les murailles ; le mal et l'oppression sont en son sein ;
12 en son sein, il n'y a que ruine ; la violence et la tromperie ne s'éloignent pas de ses places.
13 Car ce n'est pas un ennemi qui m'outrage, je le supporterais ; ce n'est pas celui qui me déteste qui s'élève contre moi, je pourrais me cacher de lui.
14 C'est toi, un homme comme moi, mon intime, toi que je connais bien !
15 Ensemble nous connaissions la douceur des secrets partagés, nous allions avec la foule à la maison de Dieu !
16 Que la mort les surprenne, qu'ils descendent vivants au séjour des morts ! Car le mal les habite, il est en leur sein.

Jean 13:18-30
18 Ce n'est pas de vous tous que je le dis ; moi, je connais ceux que j'ai choisis. Mais il faut que soit accomplie l'Ecriture : Celui qui mange mon pain a levé son talon contre moi.
19 Dès maintenant, je vous le dis, avant que la chose arrive, pour que, lorsqu'elle arrivera, vous croyiez que, moi, je suis.
20 Amen, amen, je vous le dis, qui reçoit celui que j'envoie me reçoit, et qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé.
21 Lorsque Jésus eut ainsi parlé, son esprit se troubla ; il prononça ce témoignage : Amen, amen, je vous le dis, l'un de vous me livrera.
22 Les disciples se regardaient les uns les autres et se demandaient de qui il parlait.
23 Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, était placé à table contre le sein de Jésus.
24 Simon Pierre lui fait signe de lui demander de qui il parlait.
25 Ce disciple se penche alors tout contre la poitrine de Jésus et lui dit : Seigneur, qui est-ce ? 
26 Jésus lui répond : C'est celui pour qui je tremperai moi-même le morceau et à qui je le donnerai. Il trempe le morceau, le prend et le donne à Judas, fils de Simon l'Iscariote.
27 C'est alors, après le morceau, que le Satan entra en lui. Jésus lui dit : Ce que tu fais, fais-le vite.
28 Aucun de ceux qui étaient à table ne sut pourquoi il lui disait cela.
29 En effet, comme Judas tenait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui disait : « Achète ce dont nous avons besoin pour la fête », ou : « Va donner quelque chose aux pauvres. »
30 Judas prit donc le morceau et sortit aussitôt. Il faisait nuit.
 

III.2 L’intérêt privé, dans toute sa vilénie, est sans nul doute une des réponses possibles ; il est d’ailleurs souvent cyniquement avoué par le traître lui-même.
 
III.3. L’intérêt vital. La trahison de Pierre

« Tout témoignage, en effet, devrait satisfaire à ces conditions contradictoires, que le témoin sorte du groupe, lorsqu’il observe des faits sensibles, et que, pour les rapporter, il y rentre. Il doit successivement et presque au même moment, dépouiller et revêtir à nouveau la nature de membre de la société.

Quand Jésus est arrêté, tous ses disciples s’enfuient et se dispersent. Il n’y a que Pierre qui, de loin, l’accompagne. Le groupe chrétien est peut-être tout entier concentré en Pierre, à ce moment. Mais peut-être aussi Pierre est-il temporairement sorti du groupe chrétien. Des images violentes, inattendues, tout à fait contraires aux façons de penser des disciples, et qu’ils ne pourraient en ce moment, demeurant le groupe des disciples, ni admettre, ni comprendre, s’imposent à lui. Il est naturel qu’il oublie alors qu’il est disciple. À cette condition seulement il peut voir et entendre, comme n’importe lequel d’entre les assistants, et non comme un disciple qui fermerait ses yeux et ses oreilles, ou, en proie à quelque hallucination, empli de quelque vision, apercevrait derrière le Christ et au-delà tout un monde d’êtres surnaturels, suprasensibles.

Tel est le sens qu’on pourrait donner au reniement de saint-Pierre. Il a renié le Christ afin d’être témoin, non par confusion ou mauvaise honte, mais pour qu’il lui soit possible de voir et d’entendre sans que le trouble, la douleur et l’indignation (qu’il dut refouler pour ne pas être chassé) obscurcissent ses sens, et l’empêchent de graver dans sa mémoire ce qui a été dit et fait dans la maison d'Anne ou de Caïphe. C’est le seul moment où le Christ étant entre es mains de Juifs, ses disciples ne peuvent plus l’entendre. Pourtant les paroles qu’il prononça, l’attitude qui fut la sienne devant le Sanhédrin devaient figurer dans les évangiles ».

Halbwachs M., La topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, Quadrige-PUF, Paris, 2008, p. 118-119.

III.4. La perversité la plus cynique. Celle de Jago, encore, qui se situe entre la recherche de l’intérêt privé et la recherche du mal.

III.5. L’intérêt politique
Le débauchage
 
III.6. On peut trahir pour des causes ou des intérêts supérieurs. N’est-ce pas le cas de Judas ? N’est-ce pas le cas de Paul ?

Tenons-nous en au cas de Judas, tel qu’il nous est suggéré par Hegel.

« Jésus avait l’habitude de passer le jour dans les bâtiments et dans les cours du Temple et la nuit à l'extérieur de la ville sur le Mont des Oliviers. Le Grand Conseil n'osa pas exécuter publiquement sa décision de faire arrêter Jésus ; c'est pourquoi nulle offre ne leur parut plus opportune que celle que leur fit Judas, l’un des douze amis les plus proches de Jésus, offre de leur venir en aide et de le trahir en leur révélant, moyennant une somme d’argent, le séjour nocturne de Jésus, afin de le mettre de là secrètement en prison. La cupidité semble avoir été chez Judas la principale passion, laquelle n’avait pas fait place, grâce à la fréquentation de Jésus, à une meilleure disposition : passion dont il se peut bien qu'elle ait été la raison essentielle pour devenir un adepte de Jésus, car il espérait pouvoir la satisfaire une fois que Jésus aurait établi son royaume messianique. Comme Judas commençait à entrevoir qu’un tel royaume n’était pas le but de Jésus et qu’il s’était trompé dans son espérance, il chercha encore à tirer de son amitié avec Jésus le plus grand profit possible en le trahissant ».
                                                                      Hegel G.W.F., La vie de Jésus, Paris, Vrin, 2009, p. 174.

IV. Subjectivité et objectivité de la traîtrise.

Peut-on établir juridiquement une traîtrise ?

IV.1. La prétendue trahison de Philinte et de Célimène

IV.2. Une trahison non révélée en est-elle moins une trahison ? Faut-il avoir une conception morale de la trahison ou une conception plus éthique ?

IV.3. Se sentir ou ne pas se sentir traître

V. Les modalités de la traîtrise. La ruse

« Le mensonge en lui-même est aussi bien une injustice que la violence ; car il se propose d’étendre le pouvoir de ma volonté jusque sur des étrangers, d’affirmer par conséquent ma volonté au prix d’une négation de la leur ; la violence ne fait pas pis. – Mais le mensonge le plus achevé, c’est la violation d’un contrat […]. En effet, si j’adhère à une convention, je compte que l’autre contractant tiendra sa promesse, et c’est même là le motif que j’ai de tenir présentement la mienne. Nos paroles ont été échangées après réflexion et en bonne forme. La véracité des déclarations faites de part et d’autre dépend, d’après l’hypothèse, de la volonté des contractants. Si donc l’autre viole sa promesse, il m’a trompé, et, en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses desseins, il a étendu le pouvoir de sa volonté sur la personne d’un étranger ; l’injustice est complète. Tel est le principe qui rend les contrats légitimes et valables en morale. L’injustice violente ne déshonore pas son auteur autant que l’injustice perfide ; celle-là vient de la force physique, si puissante pour en imposer aux hommes, quelles que soient les circonstances; celle-ci, au contraire, marche par des chemins détournés, et ainsi trahit la faiblesse, ce qui rabaisse le coupable dans son être physique comme dans son être moral. En outre, pour le menteur et le trompeur, il n’y a qu’un moyen de succès ; c’est, au moment de mentir, de témoigner son mépris, son dégoût contre le mensonge ; la confiance d’autrui est à ce prix, et sa victoire est due à ce qu’on lui attribue toute la loyauté qui lui manque. – Si la fourberie, l’imposture, la tricherie inspirent un tel mépris, en voici la cause : la franchise et la loyauté forment le lien qui met encore de l’unité entre les individus, ces fragments d’une volonté dispersée sous forme de multiplicité, une unité extérieure du moins, et qui par là contient dans de certaines limites les effets de l’égoïsme né de cette fragmentation. L’imposture et la fourberie brisent ce dernier lien, ce lien extérieur, et ouvrent ainsi aux effets de l’égoïsme un champ illimité ».

           Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, trad. G. Heff, p. 503-5.

VI. Le point faible du traître

VII. Éloge - voire apologie - de la traîtrise

VII.1. On découvre, dans la Bible même, cette positivité de la trahison

Genèse 3:1-7
1 Le serpent était le plus avisé de tous les animaux de la campagne que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : « Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ! »
2 La femme dit au serpent : Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin.
3 Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : « Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sinon vous mourrez ! »
4 Alors le serpent dit à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !
5 Dieu le sait : le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent ce qui est bon ou mauvais.
6 La femme vit que l'arbre était bon pour la nourriture et plaisant pour la vue, qu'il était, cet arbre, désirable pour le discernement. Elle prit de son fruit et en mangea ; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea.
7 Leurs yeux à tous les deux s'ouvrirent, et ils surent qu'ils étaient nus. Ils cousirent des feuilles de figuier pour se faire des pagnes.

VII.2. La traîtrise comme création

VII.3. L’attitude ordinaire d’un homme à l’égard de ses anciens maîtres

VII.4. La réduplication de Kierkegaard

VII.5. La dimension plus radicale - en matière de traîtrise - ouverte par Deleuze

« Il y a beaucoup de gens qui rêvent d'être traîtres, dit-il. Ils y croient, ils croient y être. Ce ne sont pourtant que de petits tricheurs. [...] Quel tricheur ne s'est dit : ah enfin, je suis un vrai traître ! Mais quel traître aussi ne se dit le soir : après tout, je n’étais qu’un tricheur. C’est que traître, c'est difficile, c'est créer. Il faut y perdre son identité, son visage » (Deleuze G. & Parnet C., Dialogues, .Paris, Champs Essai, 1996, p. 56) ».

Un peu auparavant, Deleuze avait levé le coin du voile :
Le traître est « traître au monde des significations dominantes et de l’ordre établi. C’est très différent du tricheur : le tricheur, lui, prétend s’emparer de propriétés fixes, ou conquérir un territoire, ou même instaurer un nouvel ordre. Le tricheur a beaucoup d’avenir, mais pas du tout de devenir. Le prêtre, le devin est un tricheur, mais l’expérimentateur, un traître. L’homme d’État ou l’homme de cour, est un tricheur, mais l’homme de guerre (pas maréchal ou général) est un traître » (p. 53).

Et, un peu plus loin, il prend d’autres exemples de traîtrise, qui tranchent par leur radicalité :
« Être enfin inconnu comme leu de gens le sont, c’est cela, trahir. C’est très difficile de ne plus être connu du tout, même de sa concierge, ou dans son quartier, le chanteur sans nom, le ritournelle. À la fin de Tendre est la nuit, le héros se dissipe littéralement, géographiquement. Le texte si beau de Fitzgerald, The crack up, dit : « Je me sentais pareil aux hommes que je voyais dans les trains de banlieue de Great Neck - qui est un quartier de New York - quinze ans plus tôt … » Il y a tout un système social qu’on pourrait appeler système mur blanc / trou noir. Nous sommes toujours épinglés sur le mur des significations dominantes ; nous sommes toujours enfoncés dans le trou noir de notre subjectivité, le trou noir de notre Moi qui nous est cher plus que tout. Mur où s’inscrivent toutes les déterminations objectives qui nous fixent,, nous quadrillent, nous identifier et nous font reconnaître ; trou où nous nous logeons avec notre conscience, nos sentiments, nos passions, , nos petits secrets trop connus, notre envie de les faire connaître. Même si le visage est un produit de ce système, c’est une production sociale : large visage aux rues blanches, avec e trou noir des yeux. Nos société ont besoin de produire du visage. Le Christ a inventé le visage. Le problème de Miller (déjà celui de Lawrence) : comment défaire le visage en libérant en nous les têtes chercheuses qui tracent des lignes de devenir ? Comment passer le mur en évitant de rebondir sur lui, en arrière, ou d’être écrasés ? Comment sortir du trou noir, au lieu de tournoyer au fond, quelles particules faire sortir du trou noir ? Comment briser même notre amour pour devenir enfin capables d’aimer ? Comment devenir imperceptible ? » (Idem, p. 57).

VII.6. Le portrait du philosophe fait par Merleau-Ponty au Collège de France

« [La philosophie] n’est jamais une conception sérieuse. L’homme sérieux, s’il existe, est l’homme d’une seule chose à laquelle il dit oui. Les philosophes les plus résolus veulent toujours les contraires : réaliser mais en détruisant, supprimer mais en conservant. Ils ont toujours une arrière-pensée. Le philosophe donne à l’homme sérieux - à l’action, à la religion, aux passions - une attention peut-être plus aiguë que personne, mais c’est là justement qu’on sent qu’il n’en est pas. […] Le philosophe de l’action, est peut-être le plus éloigné de l’action : parler de l’action, même avec rigueur et profondeur, c'est déclarer qu’on ne veut pas agir, et Machiavel est tout le contraire d'un machiavélique puisqu'il décrit les ruses du pouvoir, puisque, comme on l’a dit, il « vend la mèche ». Le séducteur ou le politique, qui vivent dans la dialectique et en ont le sens ou l’instinct, ne s'en servent que pour la cacher. […]. Les manichéens qui se heurtent dans l’action s'entendent mieux entre eux qu’avec le philosophe : il y a entre eux complicité, chacun est la raison d'être de l’autre. Le philosophe est un étranger dans cette mêlée fraternelle. Même s'il n’a jamais trahi, on sent, à s manière d’être fidèle, qu’il pourrait trahir, il ne prend pas part comme les autres, il manque à son assentiment quelque chose de massif et de charnel … Il n’est pas tout à fait un être réel ».

              Merleau-Ponty M., Éloge de la philosophie, Folio-Essais, Gallimard, Paris, 2016, p. 59-60.

VIII. Traîtrise et fidélité à soi

VIII.1. « La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir » (Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, p. 368).

« Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet - vous l’observerez dans chaque cas, notez-en la dimension - de quelque trahison. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même, et c’est sensible pour lui-même. Ou, plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’st plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte - le pacte quel qu’il soit, faste ou néfaste, précaire, à courte vue, voire de révolte, voire de fuite, qu’importe.

Quelque chose se joue au trou de la trahison, quand on la tolère, quand poussé par l’idée du bien - j’entends du bien de celui qui a trahi à ce moment -, on cède au point de rabattre ses propres prétentions, et de se dire - Eh bien, puisque c’est comme ça, renonçons à notre perspective [car] nous ne valons pas mieux l’un que l’autre, rentrons dans la voie ordinaire. Là vous pouvez être sûrs que se retrouve la la structure qui s’appelle céder sur son désir.

Franchie cette limite où je vous ai lié en un même terme le mépris de l’autre et de soi-même, il n’y a pas de retour. Il peut s’agir de réparer, mais non pas de défaire. Ne voilà-t-il pas un fait de l’expérience qui nous montre que la psychanalyse est capable de nous fournir une boussole efficace dans le champ de la direction éthique ? »
                                                                                      Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, p. 370
 

VIII.2. La trahison comme histoire entre soi et soi

Ésaïe 52:13 à 15 et 53:1-10
13 Mon serviteur prospérera ; il s'élèvera, il montera, il sera très haut placé.
14 De même qu'une multitude est atterrée à cause de toi, — tant son aspect, défiguré, n'était plus celui d'un homme, son apparence n'était plus celle des êtres humains
15— de même il purifiera par l'aspersion une multitude de nations. Devant lui des rois fermeront la bouche ; car ils verront ce qui ne leur avait pas été raconté, ils comprendront ce qu'ils n'avaient pas entendu.
1 Qui a cru ce qui nous était annoncé ? Le bras du Seigneur, pour qui s'est-il dévoilé ?
2 Il s'est élevé devant lui comme un rejeton, comme une racine qui sort d'une terre assoiffée ; il n'avait ni apparence, ni éclat pour que nous le regardions, et son aspect n'avait rien pour nous attirer.
3 Méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance, semblable à celui de qui on se détourne, il était méprisé, nous ne l'avons pas estimé.
4 En fait, ce sont nos souffrances qu'il a portées, c'est de nos douleurs qu'il s'était chargé ; et nous, nous le pensions atteint d'un fléau, frappé par Dieu et affligé.
5 Or il était transpercé à cause de nos transgressions, écrasé à cause de nos fautes ; la correction qui nous vaut la paix est tombée sur lui, et c'est par ses meurtrissures que nous avons été guéris.
6 Nous étions tous errants comme du petit bétail, chacun suivait sa propre voie ; et le Seigneur a fait venir sur lui notre faute à tous.
7 Maltraité, affligé, il n'a pas ouvert la bouche ; semblable au mouton qu'on mène à l'abattoir, à une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n'a pas ouvert la bouche.
8 Il a été pris par la violence et le jugement ; dans sa génération, qui s'est soucié de ce qu'il était exclu de la terre des vivants, à cause des transgressions de mon peuple, du fléau qui l'avait atteint ?
9 On a mis sa tombe parmi celles des méchants, son sépulcre avec celui du riche, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche.
10 Le Seigneur a voulu l'écraser par la souffrance ; si tu as fait de lui un sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours, et la volonté du SEIGNEUR se réalisera par lui.

Lévitique 16:7-23
« Aaron prendra ces deux boucs et les placera devant l'Eternel à l’entrée de la Tente d'assignation. Il tirera les sorts pour les deux boucs, attribuant un sort à l'Eternel et l’autre à Azazel. Aaron offrira le bouc sur lequel est tombé le sort “À l'Eternel” et en fera un sacrifice pour le péché. Quant au bouc sur lequel est tombé le sort “À Azazel”, on le placera vivant devant l'Eternel pour faire sur lui le rite d’expiation, pour l’envoyer à Azazel dans le désert. »

« Aaron lui posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes les fautes en un lieu aride »