Réinterpréter la place de Dieu dans les épreuves de la vie
Conférence débat du 01/02/2025 dans le cadre du cycle "Brunch libéral"
Conférence du Rabbin Josué Ferreira de Montpellier, membre de l'Association libérale "Judaïsme en mouvement"
Introduction par la Pasteure Béatrice Cléro-Mazire

Conférence débat du 1er février 2025 dans le cadre du cycle "Brunch libéral" animé par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire.
Conférence du Rabbin José Ferreira, de Montpellier, membre de l'Association libérale "Judaïsme en mouvement"
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Quel sens donner aux épreuves de la vie selon les textes de la tradition juive ?
Au cours de sa vie, toute personne est confrontée à diverses épreuves: injustices, violences, deuil, maladie, précarité… sont autant de situations susceptibles de survenir au cours d’une existence. La survenue de telles épreuves amène souvent son lot de questionnements : pourquoi cette épreuve ? A-t-elle un sens ? Que nous enseigne-t-elle sur nous-mêmes et sur le monde ? Comment la surmonter et y répondre ? Quel impact sur notre relation à l’Eternel ?
Dans la mesure où les textes de la tradition juive affirment que les décrets de l’Eternel sont toujours justes, il n’était pas envisageable – pour les Sages de l’Antiquité et des siècles ultérieurs – qu’une épreuve s’abatte de façon arbitraire sur une personne. Si un malheur frappait quelqu’un, ce malheur avait forcément un sens, même si ce sens restait mystérieux aux yeux des humains. Ainsi, de nombreux textes rabbiniques cherchent à donner un sens aux épreuves – même si ces textes témoignent aussi des limites de cette démarche.
I – L’épreuve comme « châtiment divin »
Certains textes présentent la survenue d’épreuves comme une forme de châtiment divin. Bien sûr, de nos jours cette explication paraît très problématique, dans la mesure où elle viendrait culpabiliser la victime. Ce type d’explication peut aussi contribuer à stigmatiser les personnes qui se trouvent dans des situations difficiles.
En outre, les rabbins de l’Antiquité eux-mêmes étaient conscients des limites de ces interprétations : comment expliquer que de terribles épreuves frappent des personnes qui n’avaient rien à se reprocher ? D’autres explications devaient alors être trouvées ; par exemple, le fait que les Justes souffrent dans ce monde-ci pour être totalement « blanchis » de leurs fautes dans le Monde Futur…
Voyons déjà quelques exemples de l’approche selon laquelle l’épreuve viendrait comme un « châtiment divin » :
Exemple 1 : la tsara‘at ( צָרַעַת )
La tsara‘at était une maladie de peau (mais qui pouvait aussi toucher les vêtements et les maisons…) décrite dans le livre du Lévitique, chapitres 13 et 14. Lorsqu’une personne était suspectée d’en être atteinte, elle devait être placée sous surveillance. Si le diagnostic était confirmé, elle était isolée de la communauté jusqu’à sa guérison.
Une fois guérie, la personne devait effectuer un rituel de purification pour réintégrer la communauté. Au cours de ce rituel, deux oiseaux étaient impliqués : l’un était tué ; l’autre était libéré au-dessus des champs.
A partir de la symbolique de ce rituel, des rabbins des époques antique et médiévale ont déduit que la tsara‘at frappait une personne à cause de la « mauvaise langue » : c’est parce qu’une personne s’était livrée à la médisance qu’elle était frappée de tsara‘at.
En effet, c’est en parlant trop que l’on risque de médire : or les oiseaux font entendre continuellement leur voix.
Ainsi, l’oiseau sacrifié ferait référence aux « mauvaises paroles » dont la personne se sépare, auxquelles elle renonce au moment où elle est guérie de la tsara‘at. L’oiseau libéré au-dessus des champs ferait référence au discours juste qui viendrait désormais remplacer ces mauvaises paroles.
La personne atteinte de tsara‘at aurait été châtiée pour un mauvais comportement ; la maladie l’aurait poussée à une remise en question; après cette remise en question, elle serait désormais prête à s’améliorer.[1]
Cette interprétation est renforcée par un autre épisode, dans le livre des Nombres, chapitre 12 : Myriam aurait médit au sujet de la femme de son frère Moïse… en châtiment, elle a été frappée de tsara‘at pendant sept jours ![2]
Exemple 2 : la tsara‘at ( צָרַעַת ) de la maison…
La tsara‘at pouvait aussi toucher les vêtements (Cf. Lévitique chapitre 13, versets 47 à 59) ou les maisons (Cf. Lévitique chapitre 14, versets 33 à 57).
Au sujet de la tsara‘at qui touchait la maison, nous lisons dans le Talmud de Babylone (traité Yoma 11b) :
« Il est enseigné : une synagogue, une maison d’associés, la maison d’une femme peuvent contracter une impureté rituelle à cause des plaies [qui touchent les maisons]. » C’est évident ! [Puisque le texte biblique évoque ces plaies pour les maisons en général.] [Réponse : non, c’était nécessaire de préciser ces cas particuliers] ; qu’aurais-tu pu dire ? Celui qui possède la maison ira etc. (Lévitique 14 : 35) : [le verset a dit] « Celui » et non « Celle » ; [il a dit] « Celui » et non « Ceux ».[3] [C’est pourquoi cet enseignement] vient nous faire entendre [que même la maison d’associés ou celle d’une femme peut être atteinte d’une plaie et contracter une impureté rituelle]. Mais tu pourrais dire : [un autre] verset a aussi dit cela : [une plaie de tsara‘at] dans une maison du pays de votre héritage (Lévitique 14 : 34).[4] Plutôt, pour quelle raison [le verset Lévitique 14 : 35 précise-t-il] « Celui » ? [Réponse : pour signifier que] : Si quelqu’un se réserve sa maison pour lui seul, en ne voulant pas prêter ses affaires en disant qu’il n’a rien, le Saint Béni Soit-Il rend public [le fait qu’il avait menti et aurait pu prêter l’objet demandé] lorsqu’il vide sa maison [touchée de tsara‘at]. »
Autrement dit : la tsara‘at de la maison surviendrait à cause du refus d’une personne de prêter ses affaires à autrui, en prétendant qu’elle ne possède pas l’objet demandé. Ainsi, le Saint Béni Soit-Il susciterait, en « châtiment », une plaie sur la maison qui forcerait la personne à tout vider et ainsi à montrer, malgré elle, qu’elle possédait bien les objets qu’elle prétendait ne pas avoir.
Exemple 3 : Le vin transformé en vinaigre
Dans le Talmud de Babylone, Berakhot 5b, nous lisons :
« Quatre cents tonneaux de vin de Rav Houna tournèrent au vinaigre. Rav Yehouda, le frère de Rav Sala Hasida, alla le voir [en compagnie de] nos maîtres ; et certains disent, Rav Ada bar Ahava [alla le voir en compagnie de] nos maîtres. Ils lui dirent alors : « Que le maître médite sur ses actions ! »[5] Il leur dit : « Serais-je suspect à vos yeux ? » Ils lui dirent : « Le Saint Béni Soit-Il est-il suspect d’avoir accompli un jugement injuste ? » Il leur dit : « S’il y a quelqu’un qui a entendu quelque chose à mon sujet, qu’il le dise ! » Ils lui dirent : « Voici ce que nous avons entendu : que le maître ne donne pas de sarment à son métayer. » Il leur dit : « Me laisse-t-il quelque chose [à lui donner] ? Il vole tout entière [la part qui lui reviendrait] ! » Ils lui dirent : « Cela correspond à ce que disent les gens : Vole après le voleur, et goûte-s-en le goût ! » Il leur dit : « Je prends sur moi de lui donner. » Certains disent : [son] vinaigre redevint du vin ; et d’autres disent : le prix du vinaigre augmenta, et il se vendit au prix du vin. »
Ici aussi, un malheur survenu (le vin qui se transforme en vinaigre…) est interprété comme un châtiment qui vient à cause d’un manquement de Rav Houna. Néanmoins, cette épreuve suscite aussi une remise en question et un changement d’attitude de la part de Rav Houna – une fois ce changement opéré, une résolution positive survient. Ainsi, l’épreuve peut être perçue comme une occasion de se remettre en question, et de s’améliorer.
Exemple 4 : la Askarah :
Dans le Talmud de Babylone, traité Shabbat 33a/b, nous lisons :
« Nos maîtres ont enseigné : la Askarah vient au monde à cause de la dîme [qui n’a pas été prélevée sur les produits agricoles avant leur consommation]. » Rabbi Eléazar fils de Rabbi
Yossi dit : « [La Askarah vient au monde] à cause de la médisance. » […]
Selon le commentaire de Rashi sur le Talmud, la « Askarah » serait une maladie intestinale qui s’étendrait dans un second temps à la gorge. Dans ce passage, les rabbins du Talmud cherchent une cause à la survenue de cette maladie : pour certains, elle frappe une personne pour ne pas avoir prélevé la dîme sur les produits agricoles avant leur consommation. En effet, selon la Torah, certains produits agricoles étaient soumis au prélèvement de dîmes (1/10e de la récolte) avant de pouvoir être consommés. Or le châtiment pour ne pas avoir prélevé les dîmes était « la mort par la main des Cieux », et cette sentence divine aurait donc été exercée au moyen de la Askara. En effet, tout comme les aliments consommés de manière « illégale » étaient d’abord entrés par la gorge puis dans les intestins, la Askara partait des intestins pour s’étendre à la gorge… (Cf. Rashi sur Shabbat 33a/b).
Dans la suite du texte, d’autres interprétations sont proposées :
- Peut-être la Askarah vient-elle à la fois à cause de la consommation d’aliments dont les dîmes n’ont pas été prélevées et à cause de la médisance…
- Peut-être la Askarah vient-elle parce que l’on s’abstient d’étudier la Torah…
La diversité des explications implique que les rabbins de l’Antiquité n’avaient pas d’explication dont ils étaient certains. Selon eux, cette maladie survenait forcément pour une raison, mais il n’y avait aucune certitude quant à la « raison ». Leur approche peut nous être problématique car elle impliquerait que les personnes malades ont forcément fait quelque chose de mal. Or eux-mêmes ne peuvent dire avec certitude ce que ces personnes ont fait…
II – L’épreuve comme marque d’amour de l’Eternel ?
Voici le passage traduit depuis le Talmud de Babylone, Berakhot 5a/b :
Rava a dit, et certains disent : Rav Hisda a dit : « Si un homme voit que des souffrances (yisourin) viennent sur lui, qu’il scrute ses actions, comme il est dit : Examinons nos voies, scrutons-les et retournons à l’Eternel ! (Lamentations 3 : 40). S’il a scruté, et n’a pas trouvé – il imputera [les souffrances] au fait d’avoir négligé l’étude de la Torah, comme il est dit : Heureux l’homme que tu redresses, Eternel, et que tu instruis dans ta loi ! (Psaumes 94 : 12). S’il a imputé [les souffrances à la négligence de l’étude de la Torah] et n’a pas trouvé [que telle pouvait être la cause], il est de notoriété que ce sont des souffrances d’amour, comme il est dit : car celui qu'il aime, l'Eternel le châtie, [tel un père le fils qui lui est cher] (Proverbes 3 : 12).
Rava a dit au nom de Rav Sehora qui a dit au nom de Rav Houna : « Toute [personne] que le Saint Béni Soit-Il désire, il l’opprime de souffrances, comme il est dit : L’Eternel désire le briser, l’accabler de maladies (Isaïe 53 : 10) – on pourrait [penser que c’est le cas] même s’il ne les accepte pas [= les souffrances] avec amour. C’est pourquoi l’Ecriture enseigne : s’il s’offre lui-même comme sacrifice expiatoire (Isaïe 53 : 10) – tout comme un sacrifice expiatoire [s’offre] en conscience, de même, les souffrances [sont reçues] en conscience. Et s’il les accepte, quel est son salaire ? Il verra une descendance et prolongera ses jours (Isaïe 53 : 10). Et non seulement cela, mais son étude se maintient dans sa main, comme il est dit : et le bien de l’Eternel, dans sa main réussira (Isaïe 53 : 10). »
Rabbi Yaaqov bar Idi et Rabbi Aha bar Hanina ont été en désaccord à ce sujet. L’un a dit : « Voici les souffrances d’amour : toutes celles qui n’impliquent pas d’annulation d’étude de la Torah, comme il est dit : Heureux l’homme que tu redresses, Eternel, et que tu instruis dans ta loi ! (Psaumes 94 : 12). » Et l’autre a dit : « Voici les souffrances d’amour : toutes celles qui n’impliquent pas d’annulation de la prière, comme il est dit : Loué soit Dieu qui n’a pas repoussé ma prière, et ne m’a pas retiré sa grâce ! (Psaumes 66 : 20). Rabbi Aba fils de Rabbi Hiya leur a dit : « Ainsi a dit mon père au nom de Rabbi Yohanan : Celles-ci et celles-ci sont des souffrances d’amour, comme il est dit : car celui qu'il aime, l'Eternel le châtie, [tel un père le fils qui lui est cher] (Proverbes 3 : 12). Plutôt, qu’enseigne ce qui est dit : et que tu instruis dans ta loi ! (Psaumes 94 : 12) ? Ne lis pas : « tu lui enseignes » mais « tu nous enseignes » : « tu nous enseignes cette chose depuis ta Torah. »[6]
[Cela se déduit] par un raisonnement a fortiori (qal vahomèr) à partir de la dent et de l’œil : qu’en est-il de la dent et de l’œil ? Il s’agit d’un seul membre du corps humain, or [si le maître les as endommagés], l’esclave est affranchi par eux [= en compensation de ce qu’il a été estropié] ; c’est d’autant plus le cas pour des souffrances qui purgent tout le corps de la personne ![7] Et cela correspond à [ce qu’a dit] Shimon ben Laqish, puisque Rabbi Shimon ben Laqish a dit : « Il est dit alliance au sujet du sel, et il est dit alliance au sujet des souffrances. Il est dit alliance au sujet du sel, selon ce qui est écrit : tu ne feras pas cesser le sel de l’alliance (Lévitique 2 : 13) et il est dit alliance au sujet des souffrances, selon ce qui est écrit : Telles sont les paroles de l’alliance (Deutéronome 28 : 69). Tout comme [dans] l’alliance mentionnée au sujet du sel, le sel adoucit la viande, de même l’alliance mentionnée au sujet des souffrances, les souffrances nettoient toutes les iniquités de l’être humain.
Il est enseigné : Rabbi Shimon ben Yohaï dit : « Le Saint Béni Soit-Il a donné trois bons cadeaux à Israël, et tous ont été donnés seulement par l’intermédiaire de souffrances. Ce sont : la Torah, la terre d’Israël et le Monde à venir. La Torah, d’où le sait-on [dans l’Ecriture] ? De ce qui est dit : Heureux l’homme que tu redresses, Eternel, et que tu instruis dans ta loi ! (Psaumes 94 : 12). La terre d’Israël, selon ce qui est écrit : Tu reconnaîtras donc en ta conscience que si l'Éternel, ton Dieu, te châtie, c'est comme un père châtie son fils (Deutéronome 8 : 5) et il est écrit ensuite : Car l'Éternel, ton Dieu, te conduit dans un pays fortuné (Deutéronome 8 : 7). Le Monde à venir, selon ce qui est écrit : Car le devoir est un flambeau, la doctrine une lumière, les dictées de la morale un gage de vie (Proverbes 6 : 23).
Un Tanna[8] a enseigné devant Rabbi Yohanan : « Toute personne qui s’occupe de la Torah et des actes de charité et qui enterre ses enfants, on lui pardonne toutes ses iniquités. » Rabbi Yohanan lui a dit : « Cela convient pour la Torah et pour les actes de charité, comme il est écrit : Par la bienveillance et la vérité, l’iniquité est effacée (Proverbes 16 : 6) : la bienveillance, ce sont les actes de charité, comme il est dit : Mettez-vous en quête de la justice et de la bonté : vous trouverez vie, salut et honneur (Proverbes 21 : 21) ; la vérité, c’est la Torah, comme il est dit : Achète la vérité et ne la vends pas (Proverbes 23 : 23). Mais [celui] qui enterre ses enfants, d’où [le sait-on dans le Tanakh][9] ? Un ancien lui a enseigné, au nom de Rabbi Shimon ben Yohaï : « C’est déduit grâce à un raisonnement par analogie à partir du mot « iniquité » présent dans deux versets. Il est écrit ici : Par la bienveillance et la vérité, l’iniquité est effacée (Proverbes 16 : 6) et il est écrit là-bas : tu fais aussi retomber l’iniquité des pères sur la tête de leurs descendants (Jérémie 32 : 18).[10]
Rabbi Yohanan a dit : « Les plaies et [la mort des] enfants ne sont pas des souffrances d’amour. » Mais, les plaies n’en sont-elles pas ? Il est pourtant enseigné : « Toute personne qui a en elle l’un de ces quatre aspects de plaies, ce sont seulement un autel d’effacement des fautes. » [Réponse :] « Ces plaies sont [certes] un autel d’effacement des fautes, mais elles ne sont pas des souffrances d’amour. » Et si tu veux, dis : « Cet [enseignement-ci] est le nôtre [en Babylonie] et cet [enseignement-là] est le leur [en terre d’Israël]. » Et si tu veux, dis : « Cet [enseignement-ci] concerne [les plaies que l’on a] en secret[11], et cet [enseignement-là] concerne [les plaies que l’on a] en public.[12]» Et les enfants [morts] n’en sont-ils pas ? Comment cela ?
Si l’on dit que [quelqu’un] en a eu et qu’ils sont morts, voici que Rabbi Yohanan a dit : « Voici un os de mon dixième fils. » Plutôt, cet [enseignement-ci] concerne le cas où [quelqu’un] n’en a pas eu du tout[13], et cet [enseignement-là] concerne le cas où [quelqu’un] en a eu et qu’ils sont morts.[14]
Rabbi Hiya bar Aba tomba malade. Rabbi Yohanan alla le voir ; il lui dit : « Les souffrances te sont-elles chères ? » [Rabbi Hiya bar Aba] répondit : « Ni elles, ni leur salaire ! » [Rabbi Yohanan] lui dit : « Donne-moi ta main. » [Rabbi Hiya bar Aba] la lui donna, et [Rabbi Yohanan] le releva.
Rabbi Yohanan tomba malade. Rabbi Hanina alla le voir, il lui dit : « Les souffrances te sontelles chères ? » [Rabbi Yohanan] lui répondit : « Ni elles, ni leur salaire ! » [Rabbi Hanina] lui dit : « Donne-moi ta main. » [Rabbi Yohanan] lui donna sa main, et [Rabbi Hanina] le releva. Pourquoi ? Que Rabbi Yohanan se relève lui-même ! On a dit : « L’enchaîné ne se libère pas lui-même de la prison. »
Rabbi Ele‘azar tomba malade. Rabbi Yohanan alla le voir ; il vit que [Rabbi Ele‘azar] était allongé dans une maison obscure. [Rabbi Yohanan] découvrit son bras, et de la lumière tomba. Il vit que Rabbi Ele‘azar pleurait ; il lui dit : « Pourquoi pleures-tu ? Si c’est à cause de la Torah dont tu n’as pas [pu] augmenter [l’étude], [voici que] nous avons enseigné : celui qui fait beaucoup et celui qui fait peu sont à égalité, pourvu qu’il dirige son cœur vers les Cieux. Si c’est à cause de la subsistance : tout le monde n’obtient pas deux tables. Et si c’est à cause des enfants : voici l’os de mon dixième fils. » [Rabbi Ele‘azar] répondit : « C’est pour cette beauté qui s’usera dans la poussière que je pleure ! » [Rabbi Yohanan] lui dit : « Pour cela, il est certain que tu pleures. » Et ils pleurèrent tous les deux. Entre temps, [Rabbi Yohanan] lui demanda : « Les souffrances te sont-elles chères ? » [Rabbi Ele‘azar] répondit : « Ni elles, ni leur salaire ! » [Rabbi Yohanan] lui dit : « Donne-moi ta main. » [Rabbi Ele‘azar] lui donna sa main, et [Rabbi Yohanan] le releva.
=> Par rapport à ce passage, plusieurs éléments se dégagent :
Les souffrances – et donc la maladie – sont perçues, sinon comme un châtiment, comme un moyen de « se purifier » de ses erreurs. Un autre passage du Talmud de Babylone (Bava Metsia 83b et pages suivantes) décrit même comment un Sage, qui redoutait d’avoir fait condamner un innocent à mort et s’en sentait coupable, appelait à lui la maladie pour « expier » sa faute (au grand dam de son épouse qui ne voyait pas du tout d’un bon œil ces mortifications). L’idée que l’Eternel pourrait « vouloir » la souffrance des personnes, et que cela constitue une marque d’amour, peut sembler hautement problématique. Il est néanmoins possible de retourner l’argument à l’envers : plutôt que de penser que « l’Eternel veut faire souffrir les gens pour qu’ils prient et se rapprochent de Lui », on pourrait penser que l’individu a la possibilité de voir « au-delà » de sa souffrance pour découvrir en lui-même des ressources insoupçonnées dans l’adversité. Mais ceci est quelque chose qui doit être vécu et ressenti par l’individu lui-même, et qui n’a aucun sens si la personne n’en fait pas intimement l’expérience. Ce texte présente plusieurs exemples de rabbins qui, étant tombé malades, n’ont pas du tout voulu de cette souffrance ni de tout ce qu’elle pouvait apporter en contrepartie. Ces passages montrent la réaction habituelle de l’être humain face à la maladie : on veut guérir et s’en sortir. Ainsi, nous voyons d’une part l’idée que les souffrances peuvent être perçues comme une occasion de se rapprocher de l’Eternel… mais en même temps, que l’être humain – y compris de grands Sages – ne peut le supporter et voudra se détacher de cette souffrance aussi tôt que possible ! Mais, pour y parvenir, il faut qu’un autre – et parfois quelqu’un qui a vécu la même chose – soit présent, et soutienne la personne à ce moment-là.
III – Quand seul reste le silence…
En Lévitique chapitre 10, Aaron perd ses deux fils aînés.
Aaron et ses quatre fils venaient d’être institués Cohanim (= prêtres), c’est-à-dire qu’ils auraient la responsabilité de l’organisation du culte sacrificiel. Leur investiture s’était faite au cours d’une cérémonie, pendant laquelle ils devaient effectuer des offrandes. Mais les deux fils aînés d’Aaron firent une offrande spontanée, qui n’était pas prévue dans le rituel… Au moment où ils ont amené cette offrande, un feu les a frappés et ils sont morts.
Face à la mort extrêmement brutale de ses fils, Aaron a gardé le silence. Sans doute ce silence était-il la seule réponse possible face à ce drame auquel aucune interprétation satisfaisante ne pouvait être apportée. Les commentateurs rabbiniques ultérieurs ont tous cherché à donner un sens à cet épisode : pour certains, les fils d’Aaron étaient morts à cause d’une faute de leur part : ils étaient orgueilleux, ils attendaient impatiemment la mort de Moïse et d’Aaron pour prendre leur place à la tête de la communauté, ils s’étaient soulés avant la cérémonie, ils refusaient de se marier parce qu’ils ne trouvaient aucune femme assez bien pour eux… D’autres commentaires expliquent qu’ils sont morts à cause de la faute de leur père Aaron, qui avait fabriqué le veau d’or. Il n’avait pas été châtié à ce moment-là, et c’était donc maintenant, le jour de son investiture, qu’il était puni par la mort de ses deux fils aînés. D’autres, au contraire, affirment que la mort des deux fils aînés d’Aaron prouve qu’ils étaient d’une grandeur d’âme extraordinaire : l’Eternel est beaucoup plus sévère envers les Justes qu’envers les autres – en punissant les Justes même pour une toute petite erreur là où Il serait plus « indulgent » envers les personnes « moyennes ». Cf. commentaire de Keli Yaqar [15] sur Lévitique chapitre 10, versets 1 et 3).
Autrement dit : certains disent que les fils d’Aaron sont morts en châtiment de leur faute ; d’autres, en châtiment de la faute de leur père ; d’autres, parce qu’ils étaient au contraire des Justes parfaits… Et finalement, ce flot de paroles et d’explications exprime justement l’impuissance à expliquer ce qui nous dépasse, ce qu’on ignore, et le besoin d’y trouver un sens. Mais peut-être, finalement, la seule réponse qui semblera satisfaisante sera-t-elle le silence, et la reconnaissance de notre incapacité à comprendre les raisons cachées – si elles existent – à cette épreuve.
Notes :
[1] Pour la symbolique du rituel de purification de la tsara‘at : voir commentaire de Rashi (Rabbi Shlomo ben Yitzhaq, rabbin français du 11e siècle) sur Lévitique 14 : 4. Il y mentionne la symbolique des oiseaux, mais aussi celle du bois de cèdre et de l’hysope qui sont utilisés dans le rituel de purification. Le bois de cèdre symboliserait l’arrogance : les plaies cutanées viendraient aussi à cause de l’arrogance… Dont la personne se séparerait en adoptant une attitude plus humble (symbolisée par l’hysope, une espèce végétale beaucoup plus au ras du sol !).
[2] L’interprétation de cet épisode est d’ailleurs assez intéressante. Selon le texte de la Torah, Myriam critiquait Moïse car il avait épousé une femme Koushite… Myriam aurait donc – potentiellement – eu des propos racistes. Mais les rabbins ont réinterprété différemment les paroles de Myriam ! Selon certains commentaires (Cf. Rashi sur Nombres 12 : 1), elle aurait constaté que l’épouse de Moïse était délaissée par son mari (qui passait tout son temps avec l’Eternel…) et Myriam aurait donc critiqué Moïse de ne pas être un bon mari pour sa femme. Il est intéressant que plusieurs épisodes de « rivalités » entre femmes dans la Torah sont retournés par les rabbins comme des épisodes de solidarité entre femmes (idem pour la rivalité entre Rachel et Léa : ces deux sœurs sont en compétition dans la Torah, pourtant, dans les textes rabbiniques, elles sont solidaires l’une de l’autre et s’entraident à plusieurs reprises. Par exemple dans le Talmud de Babylone, en Berakhot 60a, Megillah 13b).
[3] Autrement dit : comme le verset, en hébreu, précise bien « celui » au masculin singulier, certains auraient pu supposer qu’une maison appartenant à une femme ou à un groupe de personnes ne serait pas frappée par la tsara‘at de la maison.
[4] Dans ce verset, le mot « votre » implique que toutes les maisons qui sont « dans le pays de l’héritage collectif » peuvent être atteintes. Et donc, des maisons appartenant à des associés ou à une femme sont aussi susceptibles d’être frappées de tsara‘at.
[5] Les visiteurs s’adressent à Rav Houna avec la formule « le maître », à la troisième personne du singulier, par marque de respect. Cette tournure serait à peu près l’équivalent du vouvoiement en français.
[6] Autrement dit : Rabbi Yohanan propose de ne pas lire le verset : « car celui qu’il aime, l’Eternel le châtie et [ensuite/ainsi] il lui enseigne sa Torah » mais : « car celui qu’il aime, l’Eternel le châtie, et c’est depuis ta Torah que tu nous enseignes cette réalité. »
[7] C’est-à-dire : les souffrances qui touchent tout le corps de l’être humain « le libèrent » des fautes qu’il pourrait avoir commises envers le Saint Béni Soit-Il. La maladie est donc perçue ici comme une forme de processus de purification de la personne…
[8] Le mot « Tanna », ici, désignait quelqu’un qui connaissait par cœur un très grand nombre d’enseignements.
[9] L’acronyme « Tanakh » désigne la totalité de la Bible hébraïque : la Torah, les livres des Prophètes (Josué, les Juges, Samuel les Rois, Isaïe, Jérémie, etc.), les Ecrits (Psaumes, Proverbes, Job, etc.)
[10] En Jérémie 32 : 18, l’implication semble être que les enfants subissent les conséquences de l’iniquité des parents – et donc, que des enfants peuvent mourir à cause de la faute de leurs parents. Or le même mot « iniquité » est présent en Proverbes 16 : 6 qui mentionne l’effacement des fautes d’une personne… Or si « l’iniquité » peut être la cause de la mort des enfants, alors la présence du mot « iniquité » en Proverbes 16 : 6 viendrait faire allusion au fait que la mort de ses enfants fait aussi partie des éléments qui effacent les iniquités d’une personne… [Bien sûr il s’agit d’une interprétation extrêmement dure et difficilement acceptable. Elle est toutefois présente dans le texte, avec lequel il faut souvent batailler].
[11] Qui sont des souffrances d’amour… car elles ne se connues que de la personne et de l’Eternel…
[12] Qui ne sont pas des souffrances d’amour, car la personne ressent de la honte, de la gêne du fait que les autres voient ces plaies, en ont connaissance, et vont la mettre à l’écart, la juger, etc. à cause de ces plaies.
[13] Le fait de ne jamais pu avoir d’enfant, pour quelqu’un qui en désirait, n’est pas une souffrance d’amour… (selon ce texte)…
[14] La perte des enfants que l’on a eu serait donc une souffrance d’amour. Selon Rashi, Rabbi Yohanan qui était un grand homme ne pouvait pas avoir eu des souffrances qui ne soient pas des souffrances d’amour. Pourtant, c’est aller à l’encontre de Rabbi Yohanan lui-même pour qui la perte des enfants ne peut pas être une souffrance d’amour ! Il semble donc que ce type de souffrance est finalement impossible à définir et que chaque personne peut – ou non ! – y trouver du sens à sa manière.
[15] Keli Yaqar est le commentaire sur la Torah écrit par Rabbi Shlomo Ephraïm Luntschitz, un rabbin polonais des 16e /17e siècles.