Réflexions sur le vocable "Royaume de Dieu"

Conférence donnée aux Journées du protestantisme libéral à Sète les 21-22 octobre 2023

OÙ ALLONS-NOUS ? RÉFLEXIONS SUR LE VOCABLE « ROYAUME DE DIEU »
L’expression est-elle recevable d’un point de vue philosophique ?

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Table des Matières

Introduction
I. Saint Augustin
I.1. La Cité de Dieu (413-427) comme repère majeur
I. 2. Le Royaume de Dieu, une utopie ?
II. Kant
II.1. Kant et le souverain bien
II.2. Le Royaume de Dieu : comme un homme ?
III - Hobbes et Le Royaume de Dieu
III.1. Il ne faudra pas se forcer beaucoup pour trouver chez Hobbes une lecture scrupuleuse des termes de royauté et de règne
III.2. Le royaume de Dieu comme projet politique ?
IV. Pour finir : un retour à saint Augustin est-il possible ?
V. La Cité de Dieu, idéal collectif et idéal individuel
VI. Conclusions


OÙ ALLONS-NOUS ? RÉFLEXIONS SUR LE VOCABLE « ROYAUME DE DIEU »

L’expression est-elle recevable d’un point de vue philosophique ?


Introduction

            Parmi toutes les expressions issues du domaine religieux ou en usage dans le domaine religieux, il en est qui font plus de problèmes que d’autres pour le philosophe : comment entendre résurrection, surtout appliquée à la chair ? ascension ? pentecôte ? qu’est-ce que le salut des corps ? et un très grand nombre d’autres encore ; elles le font ordinairement d’emblée, frontalement, et elles marquent, dès les premiers instants, les difficultés pour le religieux d’être assimilé par le philosophique et sa résistance à toute analyse critique, laissant le choix au philosophe entre deux attitudes : « je ne comprends pas cette notion, mais je vais m’efforcer de l’interpréter, puisqu’elle ne se laisse pas conceptualiser » ou « Je ne comprends pas cette notion qui n’est pas un concept et je l’abandonne puisque je ne peux pas travailler avec elle ». Si le philosophe a déjà appris à faire quelque chemin dans le religieux, particulièrement dans la religion chrétienne, plus encore chez les Protestants, voire - en affinant plus encore son alliance - chez les Protestants libéraux, il adoptera plutôt la première attitude d’interprétation ; ce qui ne l’empêchera pas de se heurter à des expressions qui, tout en étant extrêmement ordinaires, se dérobent particulièrement à la réflexion : c’est le cas de cette locution « royaume de Dieu ». Ce vocable a beau être très petit par son nombre de mots, il se révèle redoutable à repérer, à considérer en entier, à lire même, sans qu'on en fasse aussitôt une transcription qui tente de l’accommoder aux concepts ordinaires de la philosophie et l’édulcorer dans la familiarité plutôt que d’essayer de le prendre tout hérissé qu’il est de difficultés.

            Redoutable à repérer d’abord : comme tous les autres, le philosophe, réputé pour faire attention à ce qu’il dit, dira, s’il prie avec les autres, invoquera « Notre Père qui êtes aux cieux », parlera du « règne » de ce Père dont on souhaite ou espère qu’il vienne, qui sont autant de formules prononcées sans beaucoup d’explications dans le « Notre Père » par exemple. Certes, on peut se promettre, en les prononçant, d’y réfléchir et de l'identifier, mais il est rare qu’on tienne sa promesse comme on le fait plus volontiers quand il s’agit de l’existence de Dieu, de son caractère indémontrable, de l’immortalité de l’âme, du salut des corps ou de la résurrection de la chair.
            Redoutable à lire en entier, ensuite : les philosophes lisent souvent l’expression en ne retenant que le terme de Dieu, en laissant complètement de côté la « royauté » et le vocabulaire politique de l’expression, comme s’il n’avait aucune importance et pouvait rester dans l’imprécision métaphorique. Je veux dire : comme si, à la place de « royaume », on avait pu écrire sans que rien ne change au sens de l’expression : « république » - avec quelque consonance platonicienne -, ou « démocratie », voire - de façon plus neutre - « État » ou « société ». Ou, au contraire, en s’attachant à l’aspect politique de l’expression et à la spécificité du régime choisi, mais en laissant délibérément tomber la question de Dieu et en anthropologisant outrancièrement la question. Ou encore, laissant dans l’obscurité l’interrogation sur le génitif : que veut dire « de Dieu » ? Veut-on dire que la royauté lui appartient ? Suggère-t-on qu'il l'exerce directement ou indirectement à travers d’autres personnes, humaines ou non ? En ce cas, la royauté s’exercerait au nom de Dieu. Il faut dire que, sur chacun de ces points, la Bible même, qui est le document auquel on se réfère pour parler du Royaume de Dieu, n’a pas aidé ceux qui ont voulu conceptualiser l’expression puisque ce très court vocable trouve encore le moyen de se moduler en « royaume des cieux », « règne des cieux », « royaume du Seigneur », « royaume du Christ », « règne du Père », « paix dans la vie éternelle », « vie éternelle dans la paix », voire parfois en termes qui sont seulement négatifs : « mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean, XVIII, 36) ; nous laissant devant la difficulté de prendre ces expressions comme équivalentes alors qu’elles ne le sont probablement pas. Il arrive même que l’on parle simplement de royaume : « l'évangile du royaume » (Matthieu, IV, 23).

            En tout cas, il nous reste à considérer une attitude de lecture qui semble rendue nécessaire par les équivoques du texte biblique en grec et qui consiste à traduire sans vergogne et sans scrupule l’expression « royaume de Dieu » par une expression plus monnayable en termes philosophiques. On parlera alors, changeant deux mots sur trois, quand bien même on continuerait de se référer explicitement, entre parenthèses, aux expressions bibliques de « règne des fins », de « souverain bien », de « cité des justes », sans grand souci du déplacement que l’on opère alors, sans doute d’abord par la traduction, mais surtout par l'autorisation que l’on se donne d’accommoder les expressions bibliques avec les concepts de la philosophie classique, moderne et contemporaine.

            Nous voudrions tenter, dans cette présentation, d’esquisser à grands traits quelques attitudes philosophiques qui, typiquement, représentent, à nos yeux, autant de façons de lire une expression - ou plutôt un faisceau d’expressions - dont il semble qu’on ne puisse se l’approprier sans avoir à l’interpréter. Tant en raison du temps qui nous est imparti et qui est forcément limité qu’en raison de la multiplicité de sens à laquelle l’expression donne lieu - songeons que Varron, cité à l'occasion par Augustin, a repéré et classé 298 sens du souverain bien ! -, nous choisirons nos points de repère principalement dans trois philosophies :

  • celle de La Cité de Dieu d'Augustin d'Hippone, ce puissant penseur du IVe siècle, qui nous est apparue comme la réflexion qui, mutatis mutandis, oublie le moins d’aspects d’une notion prise systématiquement, dialectiquement, historiquement et qui en équilibre peut-être au mieux les éléments, à condition d’en reprendre quelques-uns ;
  • celle de Kant qui, à la fin du XVIIIe siècle, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs et dans la Critique de la raison pratique, « anthropologise » ou plutôt rationalise radicalement la notion, qu’il lit comme une sorte d’Idéal éthique et dont le souverain bien perd tout intérêt religieux ; 
  • celle, enfin, de Hobbes qui, dans Léviathan et dans De Cive, politise la notion, lit le mot royaume en le prenant politiquement au sérieux, sans perdre pour autant son lien avec le religieux, mais dans des termes tels que, s’ils peuvent inspirer une position actuelle, ils ne sauraient être repris comme tels aujourd’hui.

            Ce choix comporte évidemment de l’arbitraire ; il aurait pu être autre. Chacun de ces auteurs, pris sans aucune considération de la chronologie et choisi simplement en raison des thèses qu’il est parvenu à isoler, à articuler, voire simplement à défendre, nous aidera à considérer comment l’entrelacement peut être fait ou refait pour notre temps dans une perspective « libérale » qui, si elle n’encourage a priori aucune thèse, se trouve néanmoins - par cela même - incompatible avec quelques-unes d’entre elles. Il n’empêche que nous est apparu comme tout à fait central un domaine de recherche auquel les philosophes ont attaché beaucoup d’intérêt par le passé mais qu’ils semblent avoir négligé aujourd’hui.

 

I. Saint Augustin


I.1. La Cité de Dieu (413-427) comme repère majeur

« Deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu. L’une se glorifie en soi, et l’autre dans le Seigneur ». La Cité de Dieu, éd. du Seuil, Paris, 1994, vol. 2, ch. XIV, 28, p. 191.

             Commençons par voir pourquoi La Cité de Dieu d'Augustin est un repère majeur qui, sur la question, ne saurait être évité, en ce qu’il en distingue les fils essentiels quand bien même on pourrait discuter le contenu de certains des éléments qu'ils relient.

            L’un des leitmotive de La Cité de Dieu, c’est que les cités des hommes - ou la cité de l’homme, comme Augustin dit parfois au singulier -, dans leur promotion de valeurs, qu’elles soient de justice, de vérité ou de bonté, quand bien même elles seraient portées et incarnées par des hommes de bonne volonté, ou du moins dont il n’y a pas lieu de supposer qu’ils soient pervers ou méchants dans leur recherche même de perfection, tournent presque fatalement à des contradictions, à des affrontements d’orgueil à orgueil, d’amour propre à amour propre. Ces échecs, là où on avait mis tous les efforts possibles pour réussir, donnent à penser, en creux, que d’autres valeurs, qui ne dépendent pas seulement des hommes, doivent être poursuivies ; que les cités humaines et toutes les valeurs qui les animent - juridiques, politiques, économiques, éthiques - ne peuvent pas se contenter de valeurs fabriquées par les hommes sans qu’ils ne désignent en même temps encore d’autres valeurs dont les premières ne sont que des indications ou des signifiants.

            On peut en tirer plusieurs conséquences différentes et d’importance inégale. La première est que la cité des hommes (ou la cité de l’homme) et la cité de Dieu ne s’opposent pas comme deux choses qui existeraient en soi, et auxquelles on aurait le choix d’appartenir. Elles sont, pour les hommes, deux façons, deux modalités d’agir, car nous n’agissons pas de même s'il s’agit de remplir des fonctions humaines ou si nous prenons conscience que ces actions humaines pourraient être sous la dépendance de valeurs qui les dépassent. La seconde est que nous appartenons aux deux cités, car nous ne pouvons pas ne pas appartenir à la cité des hommes, d'une part, même pour porter des valeurs supérieures, et nous ne pouvons pas non plus porter ces valeurs supérieures sans les incarner. Sans doute, ces deux conduites ne coïncident-elles pas miraculeusement en quelque merveilleux engrenage puisque c'est des conflits que jaillit la nécessité de valeurs supérieures, plus stables, éternelles, immuables ; mais si elles sont d’essence différente, l’existence des unes ne va pas sans l’existence des autres. Est-ce à dire que le péché est structurel, lié à la misère de l’homme sans Dieu, dans un décalage que l'homme ne contrôle pas ? Certainement pas : le péché est aussi individuel, faute de quoi on se servirait commodément de la structure pour s’en disculper. Tout en étant notre faute, il est aussi dans l’impossibilité qu'il en soit autrement. La troisième est que les valeurs qui sont celles de la cité de Dieu sont respectées dans leur transcendance, et non pas d'emblée rabattues sur les valeurs de la cité de l’homme comme étant leur vaine projection qu’il conviendrait de soupçonner puis de dénoncer comme on dénoncerait des entités fictives à partir d'entités réelles qu’il faudrait seules prendre en compte.

            Une des idées qui a gagné le plus de finesse dans sa précision par rapport à Paul - qui la connaissait déjà - est que la langue de la cité de Dieu, qui prend ses signifiants dans la cité de l’homme, doit être comprise comme une langue d’action plutôt que de métaphysique. « Nous sommes les collaborateurs de Dieu » dit l’Évangile [1], cité par Augustin qui retient ce point. Nous agissons pour faire advenir la cité de Dieu, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elle ne vient que par nos efforts, à la différence de la cité des hommes qui, elle, se réduit à nos actions. Les modalités différentes de nos actions sont les façons d’exister de la cité des hommes et de la cité de Dieu, quand bien même elles seraient imbriquées l’une dans l’autre, à la façon d’un symbole. C’est pourquoi la logique qui préside aux discours de La Cité de Dieu déconcerte souvent ceux qui privilégient la cité de l’homme. La question délicate est de savoir comment les hommes qui font les discours et les actes peuvent être les artisans du dépassement de ces discours et de ces actes.

             Il est un avant-dernier point qui va nous servir pour inspecter les trois mots comme nous le faisons depuis le début : c’est le génitif exprimé par le petit mot « de ». Augustin n’a pas jugé inutile de s’interroger sur la signification de ce terme de jonction. Le génitif est suffisamment énigmatique pour que Augustin s'avise de le penser. S’agit-il du royaume confectionné par Dieu ? Ou s’agit-il du royaume des hommes qui veulent vivre selon la loi de Dieu ? En tout cas, cette ambiguïté est extrêmement importante et rejoint la question de l’hétéronomie des valeurs sans laquelle l’humanisme, qui promeut l’autonomie, sombre dans le nihilisme quand il se veut exclusif. Sans doute, la notion de nihilisme paraît anachronique appliquée aux IVe et Ve siècles alors qu’elle n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle ; mais enfin il fustige ces hommes dont « l’exaltation de l’orgueil impie nourrit une enflure d’autant plus hideuse qu’ils en ressentent moins de douleur. Si quelques autres montent à ce prodigieux délire d’adorer en eux-mêmes cette inflexibilité que rien n’élève, rien n’excite ; que rien n’émeut, rien n’incline ; ces hommes sont plutôt déchus de l’humanité qu’en possession de la tranquillité véritable » [2].

             Enfin, l’augustinisme se caractérise par la place particulièrement précise accordée au politique qu’il n’expédie pas en termes vagues. Augustin veut comprendre comment la république romaine, en dépit d’hommes parfois d’exception qui sont parvenus au pouvoir, n’a jamais pu combler les espérances qu’offre la société de Dieu ; et que, sous les valeurs de la première, travaillant ses valeurs, c’est bien la seconde qui lui donne son sens [3]. Le § XXI du Livre XIX donne des définitions du peuple, de la république qui ne laissent pas de doute sur la pleine conscience que l'auteur prend du politique dans sa spécificité. Il montre, avec quelque détail, que jamais les Romains ne sont parvenus à faire une République qui fonctionne vraiment comme telle. Ce n’est pas qu’ils ne s'y soient sérieusement attelés, mais ce sérieux même qui conduit à l’échec n’apporte que trop la preuve qu'un tel régime rencontre trop de contradictions [4]. De même, « il n’est personne qui ne veuille avoir la paix » [5]. Même ceux qui guerroient n’ont d’autre but que celui de parvenir à la paix. Même le violent donc recherche la paix [6]. « Il ne saurait y avoir guerre sans une sorte de paix, non pas en tant que la guerre est guerre, mais en tant qu’elle a pour acteurs ou pour théâtre, certains êtres, certaines natures, qui ne sauraient nullement subsister sans paix quelconque » [7]. Toutefois, « la paix des hommes d’iniquité, en comparaison de la paix des justes, ne saurait même être appelée une paix » [8]. Spinoza et Kant se souviendront de ce passage. Mais ne croyons pas qu’un grand changement d’apparence ait lieu quand le philosophe devient citoyen de la cité de Dieu. Simplement la finalité de chacun de nos actes change par un presque rien qui est presque tout. Cependant, en dépit de toutes ces finesses, il est clair que les valeurs théocratiques sont dominantes chez Augustin. Il n’y a véritablement peuple à ses yeux que lorsque Dieu culmine [9] ; ou - ce qui revient au même - lorsque le principe de son association est régi par la « règle d’or ». C’est le point que, presque unanimement, la plupart des modernes voudront changer. Je pense évidemment à Hobbes ou à Kant. Et pourrait-on se dire libéral sans le changer ou le contrecarrer ?

            En raison de la très grande cohérence de ses thèses, nous reviendrons à Augustin d'Hippone dont nous croyons la doctrine la plus équilibrée sur la réflexion du Royaume des cieux ou du royaume de Dieu ; mais il nous faut voir ce sur quoi les modernes ont pu insister, au risque de détruire ce bel équilibre augustinien qui met le religieux dans sa splendeur - et c’est peut-être là le problème. Les philosophes modernes se sont beaucoup intéressés au jeu des métaphores dans la Bible et ils ont essayé de le déchiffrer. La très grande difficulté n’est toutefois pas d’en accommoder deux entre elles, mais de les prendre toutes en compte. Je ne suis pas sûr que, si la chose est possible, elle n’ait jamais été mieux réussie que par Augustin.

            Mais, auparavant, un passage plus approfondi par le thème de la Cité tel qu’il en est traité dans la Bible se révèle ici nécessaire.

I. 2. Le Royaume de Dieu, une utopie ?

             Il est, dans la Bible, une Cité qui a inspiré Augustin pour sa réflexion sur la Cité de Dieu. Il s’agit bien sûr de la Jérusalem céleste du livre de l’Apocalypse.

            Elle est la Cité sainte par excellence, portant dans sa construction même les attributs symboliques du pectoral du grand prêtre. Ce sac qui contenait les deux pierres pour tirer les sorts était en effet recouvert de douze pierres semi-précieuses, chacune représentant une tribu d’Israël. Ces pierres semi-précieuses deviennent dans l’Apocalypse, les fondations de la ville sainte (Apocalypse 21 : 9-27). La nouvelle Jérusalem est une ville pure comme du cristal, une ville/prêtre consacrée à Dieu et qui vit en lui. Dans cette ville, il n’est plus besoin de sanctuaire, puisque la conversion est accomplie parfaitement en chacun. Seuls peuvent y entrer ceux qui sont inscrits dans le livre de la vie de l’Agneau victime de la violence des hommes, transfigurée au point de devenir le symbole du croyant parfait.  À lire ces pages, et celles qui suivent et qui décrivent un nouveau jardin d’Eden, le lecteur est transporté dans un monde futur, où plus aucun mal ne viendra troubler la vie du croyant. Mais ce royaume de saints se projette sur fond de persécutions et de martyre. Et c’est une situation de deuil bien réel qui motive la création de ce monde imaginaire d’après mort. Ici, la royauté de Jésus n’est pas de ce monde, comme Jésus le déclare à Pilate dans l’Évangile selon Jean (Jean 18:36).

            De sorte que le Royaume de Dieu, ainsi décrit, n’est-il ici qu’une espérance projetée à la fin des temps, comme une consolation pour celles et ceux qui sont maltraités dans leur actualité. Cette cité enfin dévoilée dans un geste apocalyptique a tous les attributs des récits utopiques qui visent à dénoncer les injustices et les dysfonctionnements d’une société bien réelle, en racontant de façon fictive le combat pour faire advenir le bien et la société idéale.

            Est-ce le sort du royaume de Dieu de n’être jamais qu’une utopie ? Dans la Bible comme ailleurs, qu’il soit pensé dans des textes prophétiques ou dans des textes apocalyptiques, le royaume a toujours une portée politique.

            Par le vocable de Royaume, la Bible entend aussi bien le règne que le royaume ( βασιλεια ) . La Cité céleste est une image que l’on retrouve chez les prophètes et dans les apocalypses comme celle de Jean pour parler de ce royaume espéré et à venir au milieu d’un temps de crise. Chaque fois, la description permet de faire des liens avec l’histoire concrète et le pouvoir, ennemi des rédacteurs de ces textes, même si l’époque actuelle est transposée analogiquement dans un autre temps. Dans le livre de Daniel, la fiction du texte nous transporte à l’époque de la déportation du peuple juif à Babylone, mais cette fiction est utilisée pour évoquer la situation du peuple juif aux prises avec un ennemi bien concret : le roi Séleucide Antiochos IV. Daniel écrit au moment de la révolte des Maccabées (170-160 av. JC). Dans ce cas, l’histoire du peuple juif sert de code pour comprendre les vicissitudes actuelles du peuple.

            Dans le cas de l’Apocalypse de Jean, rédigée entre 70 et 90, l’ennemi visé est l’empereur romain Néron (54-68) et la projection se fait non pas dans un temps passé qui servirait de code, mais dans un temps imaginaire, celui du règne des fins ( εσχαον ) dans lequel on peut imaginer que le code de compréhension du présent sera enfin dévoilé.

            Dans ces deux exemples, le royaume est une vérité, cachée au plus grand nombre, et révélée à un voyant qui dialogue avec Dieu par l’entremise de messagers. La révélation du royaume se fait donc dans le secret du cœur d’un individu, même si le sujet de cette révélation est un sujet politique qui concerne tout un peuple. Mais le geste d’écriture permet la divulgation du secret à une communauté dans le but de l’encourager dans l’adversité. C’est donc aussi un acte de dévoilement.

            La Cité céleste telle qu’elle est dévoilée dans le livre de l’Apocalypse n’est pas vouée à exister concrètement. Elle n’a pas de lieu réel et, pourtant, elle évoque une situation tant politique et collective d’une communauté donnée - la communauté chrétienne aux prises avec les persécutions romaines - qu’une situation individuelle et intime - celle d’un croyant vivant dans la peur et la clandestinité. Le Royaume de Dieu, figuré par cette cité idéale apparaît alors comme un appel aux Églises de Jésus Christ à tenir bon dans la fidélité de leur foi malgré l’adversité (Apocalypse 22 : 12-21). Et celui qui encourage n’est autre que le roi oint par l’Esprit de Dieu et le martyr : Jésus Christ, l’agneau de Dieu. Il se présente lui-même comme « le rejeton et la postérité de David» (Apocalypse 22 : 16). Nouveau roi d’un royaume qui adviendra dans un temps espéré.


II. Kant

II.1. Kant et le souverain bien

            On sait que la morale, l’éthique et la politique modernes sont parties d’une affirmation d’une même autonomie, c’est-à-dire de la loi que l’on se donne à soi-même et qui vise à inscrire nos actes dans une nature fictive qui les rend compatibles avec ceux des autres êtres raisonnables, lesquels se conforment à la même loi de liberté.

            Le point qui nous intéresse ici est que cette règle d’autonomie ne doit pas être confondue avec la fameuse règle d’or que le christianisme et, avant lui, le judaïsme, ont posée comme l’équivalent de l’amour de Dieu : celle qui commande d’aimer l’autre en se mettant à sa place afin de mesurer les actions auxquelles on s’apprête à le soumettre ou selon lesquelles on s'apprête à collaborer avec lui. En projetant la maxime de ses actions comme constituant une nature de style newtonien, on n'obtient pas du tout la même fiction qu’en projetant cette sorte de sympathie qu’est l’amour de l’autre. L’humanisme n’est pas posé au principe du kantisme comme il l’est au principe du christianisme qui donne sa règle d’or comme équivalente à l’amour de Dieu. Il résulte de la projection par des êtres raisonnables de la liberté articulée en système de coexistence, système qui ne requiert ni un Dieu, ni une sympathie ou un souci particulier d’autrui. On lit chez Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs :

 « L’idée d’un monde intelligible pur, conçu comme un tout formé de toutes les intelligences, dont nous faisons partie nous-mêmes comme êtres raisonnables (quoique, d’autre part, nous soyons aussi membres du monde sensible), reste toujours une idée d’un usage possible et licite en vue d’une croyance rationnelle, quoique tout savoir se termine à la frontière de ce monde ; par le magnifique idéal d’un règne universel des fins en soi (des êtres raisonnables), dont nous ne pouvons faire partie comme membres qu’en ayant soin  de nous conduire d’après les maximes de la liberté comme si elles étaient des lois de la nature, elle est destinée à produire en nous un vif intérêt pour la loi morale » [10](P. 208).

            Arrêtons-nous quelques instants sur cette énonciation qui n’est pas isolée dans l’œuvre de Kant pour formuler trois remarques.

            La première est que la notion d’autonomie, si fictive soit-elle - ‘Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle (de la nature)’ -, ne l’est pas au même titre et au même degré que la notion de ‘royaume de Dieu’ que Kant transcrit en ‘règne des fins’. Si j’accordais, dans l’ordre des entités réelles et des entités fictives, au règne des fins le premier rang en plaçant ainsi l’autonomie en second ordre ou au second rang, je me tromperais dangereusement sur l’organisation de la morale et de l’éthique. Le souverain bien ou le royaume des fins ne tient son sens que par l’autonomie de ceux qui participent à son élaboration ou à sa construction ; mais pas l’inverse, qui est la porte ouverte à tous les abus et à toutes les dérives. Il n’a de sens et de valeur que comme vif intérêt pour la loi morale ; il peut, tout au plus, être une conséquence, peut-être sa visée, mais pas son principe. À vouloir quelque chose d’hétéronome - fût-ce un royaume des fins en soi - l’être libre et raisonnable serait invariablement conduit à perdre l’essentiel qui tient à une affirmation de l'autonomie et à une authentique régulation, par elles-mêmes, des libertés ; et ainsi à sortir fatalement des impératifs de la morale. Ainsi, en voulant obéir à la loi morale, chacun contribue à la confection d’un royaume des fins, indirectement voulu comme une conséquence, mais ni plus ni moins réellement voulu que la loi morale elle-même. C’est seulement en faisant son devoir - surtout si les autres font de même - qu’on ne peut manquer de construire un souverain bien. Il semble alors que son souverain ressemble fort au « concert de volontés humaines » dont Augustin parle avec ironie. Kant a beau protester que « c’est en vérité une expression absurde que de dire que des hommes auraient le devoir d’instituer un royaume de Dieu (comme on peut à juste titre dire d’eux qu’ils peuvent édifier le royaume d’un monarque humain) » et que « Dieu doit être lui-même le créateur de son royaume », en vérité, ce royaume de Dieu, quand bien même « il viendrait à nous » ne peut jamais être que l’idée d’une « édification d’une communauté soumise à des lois morales qui, l’union faisant la force, serait plus puissante pour s’opposer aux attaques du mauvais principe (auquel les hommes sont sans cela tentés, les uns par les autres, de servir d’instruments) ».

            La seconde est qu’il semble que Kant ne se soit, d’entrée de jeu, guère embarrassé du détail de la notion de « royaume » ; il lui a certes marqué une place mais il ne s’en est pas soucié davantage que de la notion « de Dieu », du moins au moment où il s’est agi de l'examiner. Pourtant, il fait, sans ambiguïté, allusion au christianisme par sa notion de « règne des fins » ou de « règne des fins en soi » et il en donne l’équivalent biblique ou ce qu’il estime être tel. Il est cependant, entre le royaume de Dieu et le « règne des fins en soi » de grandes différences que Kant semble escamoter. On notera, en effet, que la notion de « souverain bien » évite la discussion sur le royaume. On ne discute pas la question de savoir si le souverain bien est de structure républicaine, démocratique, aristocratique ou monarchique ; même si Kant manifeste une certaine sympathie à l’égard du royaume comme monarchie, puisqu’il ne discute pas cette notion chrétienne. Il faut comprendre pourquoi et ce sera notre troisième remarque.

            Si, comme être raisonnable, l’homme ne fait que chercher à obéir à la loi d’autonomie, comme homme, en revanche, il veut aussi être heureux. Cela ne peut toutefois lui être assuré, en ce monde tel que nous le connaissons, par la loi morale qui doit seule primer sur le bonheur : on doit vouloir la loi morale ; on peut - on doit même, dans une certaine mesure - vouloir le bonheur, non pas pour lui-même certes, mais à condition de s’en rendre digne ; cela ne peut toutefois pas être exactement et entièrement de mon fait. Il faut espérer qu’il existe un lien possible entre l’obéissance à la loi et le bonheur, mais il n’est pas question de le fabriquer avec la même certitude que celle de devoir obéir à la règle d'autonomie. Je puis bien vouloir ce lien mais sa réalité n’est pas assurée ; elle ne saurait s’obtenir solitairement ni non plus par une simple discussion républicaine ou démocratique. Dès lors, il ne reste plus de place, pour l’assurer, qu’à une instance de type monarchique. Ce qui redonne peut-être au pater noster une chance qui semblait d’entrée de jeu compromise.

            Sans doute ne doit-il pas être oublié que cette instance, apparût-elle comme transcendante, n’a jamais à se substituer à la suprématie de la loi morale et du sujet moral. Ce qui plonge le kantisme dans une série de paradoxes. Retenons-en deux simplement. Par le premier, il signifie clairement que ce n’est pas Dieu qui fait la sainteté et qui la juge ; c’est moi qui la fais et qui la juge. Ce paradoxe tient en une sorte de sainteté sans Dieu. Dieu serait même plutôt un obstacle à ce que l’individu devienne saint. Que dis-je ? La sainteté de la loi morale et de son effectuation par chacun de nous n’a pas pires ennemies que l’existence de Dieu et la croyance en Dieu. Tout ce qui s’interpose entre moi et la loi morale de liberté est néfaste à la morale. Par le second, il met Dieu dans une étrange situation puisque, même reconnu dans sa transcendance, il n’en est pas moins subordonné, par cette transcendance même, à la loi de liberté qu’est l’impératif catégorique. La transcendance de Dieu est certes un avantage, un inévitable et nécessaire avantage, mais elle est en même temps un inconvénient ; la loi morale est une condition apodictique de la condition de l’homme comme être moral, mais elle ne peut assurer une dimension essentielle de notre humanité. On peut se demander si Kant ne s’est pas contenté, du coup, de faire rebondir le problème plutôt qu’il ne l’a résolu. Sans compter que cette position ne laisse pas d'être étonnante, puisque, à l’autre extrémité de la liberté qui ne semble guère avoir besoin de Dieu, le bonheur ne semble pas le requérir non plus, mais seule l’union du bonheur et de la liberté semble, elle, le requérir, sans tenir le moindre compte d’une doctrine qui, contemporaine du kantisme, ne paraît pas requérir davantage la nécessité d’un Dieu d’où dériverait le bien suprême du bonheur, et dont l’enjeu serait de calculer ce bonheur. Je songe à l’utilitarisme.

            Il y a, si l’on voulait résumer ce point, un conflit de schèmes ou d’images : la loi, poussée dans le sens de la liberté entendue comme autonomie, pointe vers la république ou la démocratie ; la liberté, en tant qu’elle est liée au bonheur, pointe vers la monarchie (la royauté de Dieu). Ce premier axe de tensions croise un autre axe de tensions : si je parle de souverain bien, j’intime que ce n’est pas Dieu qui crée la valeur de bien mais que ses œuvres mêmes lui sont soumises comme le sont celles des hommes, peut-être avec une intelligence et des moyens supérieurs. En revanche, parler de « royaume de Dieu » laisse ouverte une autre interprétation selon laquelle c’est Dieu lui-même qui non seulement fait ce qui peut être mesuré par le bien, mais la valeur du bien elle-même.[11] Si c’est Dieu qui crée les valeurs nous sommes alors légitimés à parler de sa royauté qui décrète ces valeurs qui ont prétention à fonder ; si ce n'est pas le cas, alors, le vrai, le beau, le bien, le juste deviennent discutables et la discussion, comme la dispute, devient la règle. Il semble qu’il y ait les deux tendances dans la Bible [12], comme en philosophie. Et il y a de quoi sympathiser avec les deux tendances. Si Dieu ne crée pas les valeurs, il n’est plus qu’un simple exécutant, avantagé peut-être par rapport à un homme en raison de sa supériorité de connaissance, mais gardant une commensurabilité avec lui ; s’il les crée, sa transcendance est sauve mais nous ne la comprenons pas et c'est l’arbitraire qui devient alors la dominante.

            Il nous semble, en définitive, que le religieux soit diaphane chez Kant et que le moralisme soit écrasant ; le religieux n’a pas d’épaisseur propre par rapport à la morale. La morale traverse le religieux de part en part sans que l’inverse ne soit vrai. Du coup, le religeux ne satisfait ni le croyant, qui ne reconnaît pas dans le Dieu de Kant un être dans lequel il peut placer sa foi, ni l’agnostique qui attendrait du religieux des symboles coriaces à déchiffrer et qui trouve un religieux qui ne change rien à la morale, ne lui apporte rien, dont on exige même qu’il ne lui apporte rien et ne soit supportable qu’à la condition qu’il ne lui apporte rien.

            Avec Hobbes, la lecture politique de la Bible et de cette notion biblique de royaume de Dieu est bien présente, prise dans son épaisseur. L'authenticité symbolique et l’épaisseur biblique qui était perdue avec le kantisme sont retrouvées quand on revient à la lecture du Léviathan et du De Cive. Le mot royaume est pris au sérieux. Nous examinerons de près cette prise au sérieux. Mais, là encore, voyons si cet « humanisme » kantien est tellement en décalage ou en porte-à-faux par rapport à ce qui est fait de la notion de « Royaume de Dieu » dans quelques passages de la Bible.


II. 2. Le Royaume de Dieu : comme un homme 

            Si Kant se passe volontiers de l’instance divine pour articuler son système de coexistence des libertés individuelles dans un système qui tendrait vers le règne des fins, on pourrait se demander si les fameuses paraboles du royaume présentes dans les Évangiles ne relèvent pas du même mouvement d’accomplissement de la volonté autonome de chacun vers un royaume qui en serait le résultat.

            Ce qu’on appelle "parabole du royaume" est un enseignement attribué à Jésus par les rédacteurs d’évangiles, mis en récit à l’usage de la formation de ses disciples. L’enseignement en paraboles est très souvent réservé aux initiés qui reconnaissent la mission de l’homme Jésus. On pourrait penser que cet enseignement du maître aux disciples ne tend pas vraiment vers une autonomie, mais si l’on regarde l’interpellation contenue dans ces paraboles, on comprend alors que chaque auditeur est appelé à se positionner en son âme et conscience et à agir selon sa conscience. Dans le logion 3 de l’Évangile de Thomas,

« Jésus disait : Si ceux qui vous guident affirment : voici, le royaume est dans le Ciel, alors les oiseaux en sont plus près que vous ; s’ils vous disent : voici, il est dans la mer, alors les poissons le connaissent déjà…
Le Royaume : il est à l’intérieur de vous. Quand vous vous connaîtrez vous-même, alors vous serez connus et vous connaîtrez que vous êtes les fils du Père, le Vivant ; mais si vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, vous êtes dans le vain, et vous êtes vanité. »
[13]
 
        Sans doute, de tels versets ont contribué à stigmatiser cet évangile en le taxant de gnostique. Mais comme l’écrit le théologien luthérien Joachim Jeremias, dans son livre Les paraboles de Jésus, l’Évangile de Thomas nous est d’un grand secours car il rapporte, d’après une tradition indépendante, 11 des paraboles que nous donnent les Évangiles synoptiques. Dans toutes ces paraboles qui sont très anciennes et se sont transmises dans une tradition parallèle et indépendante de celle des évangiles synoptiques, on retrouve un schéma selon lequel le royaume n’est pas un lieu, ni une organisation politique, ni un panthéon des puissances divines, mais il est comparé à une personne qui possède ou fait quelque chose :

Logion 9 : Le semeur : voici que le semeur est sorti pour semer …
Logion 21 : Si le maître de maison sait que le voleur doit venir …
Logion 57 : Le royaume du Père est comparable à un homme qui avait une bonne semence. (Le bon grain et l’ivraie)
Logion 63 : Il y avait un homme riche qui avait beaucoup d’argent… (le riche insensé)
Logion 64 : Un homme avait des invités… (le grand festin)
Logion 65 : Un homme de bien avait une vigne… (les mauvais vignerons)
Logion 76 : le royaume du Père est comparable à un marchand… (la perle)
Logion 97 : Le royaume du Père peut être comparé à une femme qui porte un vase rempli de farine. (Inédit de cet Évangile de Thomas) 
Logion 98 : le royaume du Père peut être comparé à un homme qui veut tuer un grand personnage. (Inédit de cet Évangile de Thomas) 
Logion 107 : le royaume est comparable a un berger qui possédait 100 brebis …
Logion 109 : le royaume peut être comparé à un homme qui possède dans son champ un trésor.

            Dans toutes ces paraboles, le Royaume est comme un semeur, comme un marchand, comme un homme riche, comme un berger et même comme une femme.

            Ici, le Royaume est celui du Père ou simplement, le Royaume. Mais surtout, il met en mouvement des êtres humains qui ont des fonctions particulières, des métiers concrets, des projets ou des mésaventures. Il s’agit alors de se déterminer et de reconnaître où se trouve ce qui fait l’essentiel d’une vie humaine. Il s’agit, à chaque fois, de privilégier l’inestimable plutôt que le quantifiable. Il s’agit de voir au milieu du banal ce qui est irremplaçable. L’action ici est centrale, il s’agit de savoir comment agir, comment se déterminer soi-même pour ne pas passer à côté de ce qui est véritablement important.

            Le Royaume est donc dans notre volonté même et notre agir. Il n’existe pas en dehors des individus qui ont à se déterminer pour vivre en faisant attention à la valeur des choses, des relations ou des êtres. À la fin de l’Évangile de Thomas, le logion 113 dit : « Les disciples lui disaient : Le Royaume, quand viendra-t-il ? Jésus répondit : Ce n’est pas en le guettant qu’on le verra venir. On ne dira pas voici, il est là, ou il est ici. Le Royaume du Père est répandu sur toute la terre et les hommes ne le voient pas ». On est loin ici du Royaume des cieux, car c’est à même le sol des humains que se joue le défi éthique proposé dans l’enseignement d’un homme nommé Jésus : reconnaître le Royaume dans la prose de la vie.

            Cette conception très éthique du royaume n’est pas éloignée de la question du bonheur, comme l’évoque Kant. Et ici encore, c’est un bonheur plein de lucidité qui est proposé avec les béatitudes de l’Évangile de Matthieu, qui n’est conçu que comme une cohérence entre son engagement propre et l’acceptation de conséquences parfois redoutables. Là encore, on retrouve la question de la valeur de l’engagement dans la vie. Quel prix a notre propre vie si l’on n’est pas honnête avec sa foi ? Au-delà de la morale kantienne, on retrouve une sorte d’autonomie qui dicte au fidèle ce qu’il doit faire et avec quelle sincérité. Cette loi n’est pas dictée de l’extérieur, elle est découverte en chacun, et oblige à se déterminer avec pour seul étalon sa vie propre.

III. Hobbes et Le Royaume de Dieu

III. 1. Il ne faudra pas se forcer beaucoup pour trouver chez Hobbes une lecture scrupuleuse des termes de royauté et de règne


         Pas plus que Kant, Hobbes n’est un philosophe religieux. Il est un philosophe perspicace du religieux, sans aucun doute, mais il n’adhère probablement pas de foi à ce qu’il sait parfaitement détecter en se mettant à distance du phénomène qu’il examine, avec un scalpel particulièrement aiguisé, à travers la Bible prise comme document central. Il est, en tout cas, l’un des meilleurs analyticiens et dialecticiens de la pensée chrétienne et de ses notions les plus délicates d’accès à la philosophie. Rompu au jeu dialectique qui le rend capable de faire de son matérialisme - généralement tenu pour la preuve de son athéisme aux yeux de la plupart des philosophes -, un argument supérieur à tous les autres en faveur de l’existence de Dieu, la matière devenant, par son "transcender sans transcendance" [14], un marqueur d’existence alors que la spiritualité - généralement attribuée à Dieu de préférence à la corporéité - n’est qu’une marque d’abstraction qui feint d’honorer Dieu mais qui vaut, en réalité, pour un refus de son existence. Il fait de même avec le « royaume de Dieu » en offrant de cette notion une très solide lecture, existentielle et réaliste. Sans doute arrive-t-il à Hobbes d’expliquer que la tâche de Jésus sur terre fut celle de « la prédication, de la régénération, laquelle n’est pas à proprement parler (constitutive de) royaume et, par là, ne donnait pas une autorisation de refuser d’obéir aux magistrats qui existaient alors, car elle ordonnait (plutôt) d'obéir dans la chaire de Moïse et de payer le tribut à César » [15] ; et là, Hobbes prend le contrepied de Pascal selon qui « le royaume de Dieu ne consistait pas en la chair mais en l’esprit ». Mais aussi, de même que seule la matérialité de Dieu en garantit l’existence, seule la royauté de Dieu s’exerçant sur la terre dans un avenir prochain est la garantie d’une promesse qui ne serait pas seulement imaginaire. C’est ainsi que le tribut versé à César ne devait être considéré que « comme des arrhes (versées en vue de l’appartenance au) royaume de Dieu qui devait venir pour ceux à qui Dieu avait donné la grâce d'être ses disciples et de croire en lui, et c'est la raison pour laquelle les hommes pieux sont dits être déjà dans le royaume de la grâce, en tant qu'ils sont naturalisés dans ce royaume céleste » [16]. Avec Hobbes, on a une lecture puissante du terme royaume comme « République », c’est-à-dire comme mode de fonctionnement des lois. Hobbes dit indifféremment « royaume de Dieu » et « république chrétienne ». Il ne s’agit pas là d’une simple métaphore [17] . Et, quand bien même d’ailleurs on dirait que ce terme est métaphorique, le fait que cette métaphore ait été choisie comme politique n’est pas insignifiant et doit être interrogé. Reste que, même en respectant son caractère politique, ce terme se divise aussitôt pour être soit pris dans sa spécificité de royaume (c’est le cas de Hobbes), soit lu comme quelque chose de politique mais sans plus de précisions, une démocratie pouvant dès lors aussi bien convenir à la place de royaume. Les philosophes de la dernière sorte ont une lecture évasive de « royaume » et n’insistent pas sur la spécificité du régime politique que peut représenter la royauté. Quelle est la lecture légitime ? Je ne sais : autant Hobbes pose bien le problème, autant il semble hésitant sur sa solution, qui n’écarte pas la possibilité du martyre, issue qui est assez bizarre sous la plume de Hobbes. Voici son texte :
« […] Dans un État chrétien, l’obéissance est due au souverain en toutes choses : les spirituelles comme les temporelles. Que, du reste, une même obéissance soit due à des souverains non chrétiens dans les choses temporelles, même par un citoyen chrétien, cela est incontestable ; en revanche,  dans les spirituelles, c’est-à-dire dans la manière de rendre un culte à Dieu, il faut suivre quelque Église de chrétiens. Le présupposé de la foi chrétienne est en effet que Dieu ne parle de choses surnaturelles qu’à travers un interprète chrétien de l’Écriture sainte. Mais qui ? Faut-il résister aux chefs lorsqu’il ne faut pas leur obéir ? Absolument pas, ce serait contraire au pacte civil. Que faire alors ? Il faut aller au Christ par le martyre » [18].

            À vrai dire, la lisière entre les affaires spirituelles et les affaires temporelles s’efface à peu près totalement chez Hobbes, puisque c’est l’État qui, en définitive, définit cette limite [19]. Je serais très reconnaissant aux théologiens s’ils parvenaient à nous indiquer avec précision si l’on doit prendre royaume en un sens rigoureusement politique ou dans un sens plus évasif et imagé, s’entendre sur une lecture ou sur quelques faisceaux de lectures bien définis. Quant à la différence intimée par un choix et par un autre, de cela je puis essayer de dire quelque chose comme philosophe.

            L’honnêteté de Hobbes tient à ce qu’il ne parle pas de l’éternité de Dieu dans la phénoménalité terrestre en feignant d’être concret au moyen de la notion d’incarnation, sans rien dire de cette phénoménalité et en se gardant de toute la précision spatiale et temporelle qui la caractérisent ordinairement [20] ; tout au contraire, il rend compte de cette phénoménalité comme d'une péripétie historique avec l'empiricité maximale qu’elle requiert dans la Bible [21]. Faisant suite à la série d’alliances brisées avec Dieu, celle naturelle avec Adam et Ève, celle remise en cause de façon beaucoup moins mythique par la royauté de Saül, le royaume de Dieu ou le royaume dont le Christ sera le souverain qui doit être attendu sur la terre et non pas en quelque autre monde à l’arrière de celui-ci [22]. Non pas non plus que l’Église, telle qu’elle est, et quelle qu’elle soit, soit le royaume de Dieu ; il est hors de question de la traiter ainsi et son pouvoir est toujours inférieur à celui du politique puisqu'il ne tient qu'à des discours, à des cultes et à l’administration de sacrements, qui sont des symboles d’appartenance pour ceux-là seuls qui veulent bien qu’ils le soient. L’assimilation de quelque Église au royaume de Dieu est une erreur aux yeux de Hobbes qui s'applique à la corriger maintes fois, avec l’argument que tant que le royaume de Dieu n'est pas sur terre, la seule souveraineté à laquelle on doive se soumettre sans faille est celle des États existants auxquels on appartient comme citoyen : c'est la seule règle à laquelle l’Écriture nous demande de nous soumettre. Ainsi, sous couleur d'être garanti par le matérialisme et le réalisme phénoménal, le royaume de Dieu se voit disqualifié dans son effectivité politique tandis que les seuls gouvernements terrestres sont qualifiés pour recueillir l'obéissance des citoyens. Aucune Église ne peut donner de lois à l’État dont une partie seulement des citoyens sont des fidèles, sauf dans le cas rare où l'Église et l’État ne font qu’un [23]. Hobbes met le politique au-dessus du religieux pour des raisons pratiques que le religieux lui-même peut et doit admettre et auxquelles il peut et doit souscrire ; non seulement pour des raisons politiques, mais encore pour des raisons religieuses. Le protestant Hobbes fait, comme le catholique Bossuet, une lecture politique du christianisme qui se voit cautionnée par le Christ lui-même qui tient pour équivalentes la foi religieuse et l’obéissance aux lois, c’est-à-dire l’humilité - réelle ou feinte d’ailleurs [24] - de se soumettre au pouvoir en place sans fomenter de le renverser, même sous prétexte de contradiction avec les valeurs que l'on défend. Non sans malice, car peut-on dire, dans le même ouvrage, que le royaume que le Christ revendiqua devait exister « dans un autre monde » et que le royaume de Dieu se joue sur la terre ?

            Il n’est pas impossible, en effet, que ce qui pouvait être d’abord interprété comme une volonté de mettre fin à la mainmise de l’empire romain sur Israël ait été compris comme une décevante ambition par l’aveu que « le royaume [de Dieu] n’est pas de ce monde ». Hegel est, à notre sens, un de ceux qui ont le plus clairement envisagé ce correctif ou cette variante comme une sorte de ratage historique de Jésus que celui-ci paiera cher. Parti pour une royauté politique, il semble ultimement se dédire, comme si la tâche était insurmontable. Ce qui explique la consternation de Judas, son immense déception devant le renoncement politique, sans vouloir toutefois justifier complètement par là son odieuse délation [25]. Ce qui est consternant, c’est que c’est ce qui va justifier les jugements sévères et de tonalité athée à l’égard du Christ : le Ciel semble l’envers et le produit d’un renoncement terrestre, alors que l’intérêt du religieux - l’Éternel - semblait être d’instaurer la vie du religieux ici et maintenant. Faut-il maintenir, contre le Christ lui-même, ce qu’il voulait établir ? Ou alors prendre acte que ce qu’il voulait faire s’est révélé impossible, contradictoire, au-dessus de ses forces et renvoyer à un Ciel imaginaire et seulement symbolique ce qui aurait dû être fait ici et maintenant ? C’est bien ce que Hobbes semble indiquer dans certaines pages du Léviathan lorsqu’il présente le Christ soulignant que Pierre a bien compris le sens de son royaume qui n’est pas de ce monde [26]. Ouvrant ainsi la voie aux arrière-mondes et aux critiques des athées et des impies qu’il n’est que trop facile d’identifier le royaume de Dieu à un lendemain diaphane, sans vie et sans vigueur ; mais, plus concrètement aussi, comme le note subtilement Hobbes, rendant « impossible pour les ministres de ce royaume, à moins d’être rois, d’exiger l’obéissance en son nom » [27].
 
            Il nous reste quelques remarques à faire pour conclure cette section sur Hobbes.

            Tout républicain qu'il est, avec le sens large qu’il donne à république, celui d’un État régi par des lois censées être connues de tous, Hobbes est partisan de la monarchie comme mode de gouvernement ; il ne voit pas de contradiction dans sa façon de traiter le « royaume des cieux ». Si l’on est convaincu que la loi et l’obéissance qu’on lui doit prennent leurs racines dans le ciel, il n’y a pas de contradiction et l’on peut parler de « Royaume de Dieu ». Mais quand on est convaincu, tout comme Hobbes, par ses raisons qu’il importe de faire exister Dieu dans le réel même, dans les phénomènes mêmes, celui qui est républicain, en un sens plus étroitement démocrate cette fois, dans les questions politiques, ne rencontre-t-il pas la contradiction de ne pouvoir et de ne devoir être que monarchiste dans les questions religieuses ? Nous retrouvons chez Hobbes, par un autre tour, une contradiction qui affectera le kantisme : la loi, envisagée dans le sens de la liberté entendue comme autonomie, oriente vers la démocratie ; la liberté, en tant qu’elle est liée au bonheur, oriente vers la monarchie (la royauté). Royaliste d’un côté, démocrate de l’autre ! Règne d’un côté, État dont le droit est discuté loi par loi, de l’autre ! Ne retrouvons-nous pas la question du double maître qui resurgit encore et toujours comme l’ont craint Machiavel avant Hobbes et Rousseau après lui [28] ? Or, avec deux maîtres et avec une habileté suffisante, le danger n’est-il pas que nous jouions constamment un maître contre l’autre, rendant la vie politique impossible [29] ?

            Si la lecture de Hobbes a su nous intimer de prendre ou de reprendre au sérieux de faire des actes religieux avec des mots anciens, elle nous paraît laisser en place les difficultés : tenir certes, en termes de force et de souveraineté, le politique au-dessus du religieux, mais en prétendant attendre que le religieux s’incarne - et comment pourrait-il s’incarner autrement qu’en se faisant « construction humaine », comme le politique, quoique d'une autre façon que le politique ? Et comment Hobbes pourrait-il éviter cette difficulté en suggérant que, tant que le politique ne fusionne pas avec le religieux, il faut qu’il domine, qu'il s’efforce de donner pour but au religieux d’organiser sans relâche cette fusion ? Enfin ce Dieu de puissance que nous présente Hobbes avec lequel il n’est guère possible de contracter, tant les parties du pacte sont inégales, est-il la seule figure de Dieu ? Il y aurait aussi un autre point qui complique encore les choses et qui tient à une certaine ambiguïté entre les expressions « Royaume de Dieu » et « Royaume du Christ » [30] que l’on trouve en apparence indifféremment dans le Nouveau Testament, mais dont le choix de l'une ou de l'autre n'est pas sans incidence philosophique.

            Tant qu’on ne répond pas à ces questions, la - ou les - fonction(s) du royaume de Dieu nous échappe(nt) nécessairement. Notre problème est maintenant de savoir si, avec des outils analytiques mieux aiguisés par ces dernières lectures de Kant et de Hobbes sur des points qui nous ont paru essentiels, nous ne pouvons pas revenir aux que nous avons qualifiées d’équilibrées d’Augustin, et qui sont peut-être moins équilibrées qu’elles ne nous permettent d’envisager un équilibre.


III.2. Le royaume de Dieu comme projet politique ?

            On l’a vu : chez Hobbes, le terme de royaume ou de règne est considéré avec beaucoup de sérieux. Peut-on, dans une perspective croyante, espérer ou appeler de ses vœux l’accomplissement d'un royaume de Dieu au sens politique du terme ? La Bible prend le modèle du roi pour parler de personnages providentiels qui permettraient de retrouver l’indépendance politique du peuple d’Israël. Là encore, c’est un climat de crise qui sous-tend l’idée d’un royaume comme solution à la faiblesse d’un État. L’avènement d’un roi à la tête du peuple est d’ailleurs un exemple de critique interne de la royauté. En effet, l’accession de Saül au pouvoir est décrite comme une erreur qu’il faudra assumer collectivement et une évolution pour laquelle aucun retour ne sera possible. Le roi, s’il est désiré pour unifier et affirmer l’identité d’un peuple n’est pas seulement une fiction utile, mais aussi une accumulation de risques en matière de restrictions de liberté. Ainsi, le prophète met en garde : (… citation Samuel …) dans les récits liés aux rois d’Israël, l’exercice du pouvoir est toujours mis en question avec une contradiction entre l’onction divine reçue par le roi et les fautes qu’il commet qui deviennent, de fait, des péchés. Aucun, même le plus sage des rois ne fait advenir le Royaume de Dieu dans son propre royaume. Dans les Évangiles, Jésus a beau être identifié comme le « nouveau David », ou le « Fils de David », son baptême l’élève-t-il au rang de « bien-aimé de Dieu », qui est la traduction du prénom David ? Il est roi sans royaume et c’est ce manque qui va devenir le schème de sa puissance. Sa mort infamante et sa disparition vont faire de lui une autorité plus certaine que s’il était mort vieux et en bonne santé. Sa présence fictive et symbolique aux côtés de ceux qui portent sa parole va donner lieu à une véritable République de disciples, où des communautés vont se donner des récits mémoriels pour règles et où le partage et la solidarité vont se mettre en place à côté et en cohérence avec l’enseignement et le gouvernement. Les diacres, les anciens, les docteurs et les apôtres forment la structure des communautés primitives. Chaque communauté se donne sa constitution en se réclamant d’un récit (les Évangiles) et le repas (la Cène), structure élémentaire de sociabilité, devient la pratique qui rythme le temps et circonscrit l’espace du sacré au cœur des maisons même. Le royaume réintègre l’intime, le profane, et transforme chaque fidèle en temple du Seigneur, lieu de mémoire et de foi en un roi absent. L’Église n’est pas royaume, mais ministère, service rendu à une parole pour que l’éthique du royaume de Dieu se propage dans la société en de tout petits signes, comme cette graine de moutarde dont parle la parabole.


IV. Pour finir : un retour à Saint Augustin est-il possible ?

            Est-il possible, pour quelqu’un qui s’intéresse, en 2023, au religieux et en particulier au christianisme, autrement que du point de vue assez détaché de l’historien, d’« hériter » d'Augustin d'Hippone, en faisant de La Cité de Dieu une lecture évidemment poreuse, mais munie des quelques approfondissements précédents, et à quelles conditions cela pourrait-il se faire ?

            On peut - nous l’avons remarqué d’entrée de jeu - tirer d'Augustin la position la plus équilibrée, à condition de faire l’impasse sur plusieurs aspects de sa doctrine qu’il vaut mieux purement et simplement abandonner ou contourner (la misogynie ordinaire, en particulier, s’exposât-elle dans une dialectique sans pareille [31], étant l’un des points que nous jugeons très grave mais que nous laissons, ici, délibérément de côté).

            Il nous paraît que La Cité de Dieu contient trois ou quatre propositions décisives.

            La première est que c’est, aux yeux d’Augustin comme à nos propres yeux, un acquis décisif du christianisme que « le culte des dieux ne doit pas être pratiqué en vue de la vie qui vient après la mort ». « Les esprits ne doivent pas être honorés, dit-il, en vue de la vie bienheureuse qui viendra après la mort » [32]. « Nul n’en doute, ajoute-t-il, si peu avisé qu’il soit ». Comprendre le royaume de Dieu comme ce qui ne concerne les hommes qu’après leur mort n’est qu’une pensée superstitieuse, indigne d'une religion correcte.

            Donc, c’est au moment où l’on vit que les choses de notre salut se jouent, la cité de Dieu n’étant pas autre chose qu’un faisceau de modalités d’existence, de modalités de nos actions. Elle n’est que parce que nous la faisons et n’a aucune existence sans notre action [33] . Ce qui ne veut pas dire qu'elle est radicalement improvisée : elle s'effectue au nom de Dieu, au nom du Christ, comme style d'actions. En ce sens, nous sommes très proches de la façon dont Socrate concevait sa république. Il lui importait peu que sa République existât pourvu que le sage y consacrât toute son existence [34]. De son côté, prenant l’exemple de Paul, Augustin montre que c’est à travers nos actes que nous construisons la cité de Dieu, exactement comme nous construisons la cité des hommes, avec les mêmes matériaux, mais pas pour obtenir le même résultat [35]. La cité de Dieu n’existe que dans cette tension vers l’avenir qui met l'homme de la cité de Dieu en pérégrination parmi les autres hommes [36]. Elle n’est pas ce vers quoi nous tendons comme si elle nous attendait à la façon d'une chose qui est à sa place ; son avenir est fondamental précisément parce qu’il n’est pas là. Citant Romains, 8, 24, Augustin le dit avec la plus grande précision : « Nous sommes sauvés en espérance ; or la vue de ce que l'on espère n’est plus l’espérance. Qui espère ce qu’il voit déjà ? Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience »[37]. Nous ne pouvons être sauvés qu’en espérance, et la patience est celle de notre labeur même : « Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin ». Vivre en espérant, vivre comme un espérant : nul n’est forcé de vivre ainsi. Mais la vie du chrétien ne consiste pas à espérer ce qui fait son salut, mais son espérance prend plutôt la forme de la contribution à un souverain bien qui, pour n'être pas de ce monde, participe néanmoins en ce monde à une entreprise qui n’est pas de ce monde. Chacun se faisant le roi de sa chair contribue ainsi à se faire collaborateur du royaume des cieux. « Nous sommes les coopérateurs de Dieu » est-il dit dans La Cité de Dieu [38]. On voit ici que, si c'est bien sur cette terre qu’il faut réaliser son salut sans compter sur les arrière-mondes pour cela, il ne faut pas non plus envisager cette réalisation de façon trop empirique.

            Le mode d’existence du Royaume de Dieu n’appartient qu’au langage - Augustin en fait explicitement la remarque, en II, p. 197 : « la Cité de Dieu est un symbole » - comme tout ce qui est de l'ordre de l’avenir et de l’espoir ; les valeurs qui appartiennent à l’un des mondes servant de signifiant à l’autre. Le juste vit de la foi ; mais il n’est pas non plus de foi authentique sans les valeurs de la vie civile et l’amplitude dont elle est capable. Ce renvoi permanent des valeurs qui appartiennent à l’un des mondes et à l’autre constitue un langage. Car la cité terrestre présente deux figures : la sienne et le signe qu’elle est de la cité céleste [39]. C’est ainsi que les hommes pourront voir Dieu s’ils sont solidaires entre eux ; mais aussi que, si l’on ne se pardonne pas les offenses, personne ne pourra voir Dieu [40]. C'est encore de cette façon que le bien n’a pas besoin d’être posé comme tel mais que les entrelacs du langage sont son meilleur siège ; Augustin en fait la remarque aussi déconcertante qu’éblouissante à propos de la règle qui nous demande, selon quelques variantes, d’« aimer notre prochain comme nous-mêmes » ou à « agir envers les hommes comme nous voulons qu’ils agissent envers nous » [41]. Le mode d’existence du bien ne requiert pas qu’il soit posé à la manière d’une chose : nous faisons fausse route en voulant trop bien faire et en traduisant les propositions que nous venons de donner et qui enferment la règle d’or en ajoutant le mot bien et en précisant, comme si on craignait de « laisser de l’excuse à quiconque, dans la licence de l’orgie », qu’il faut agir en leur voulant et leur faisant « tout le bien que vous voulez qu’ils vous fassent ». Augustin note alors que « l’original grec ne porte pas le mot bien » et que ce mot serait un ajout inutile, le langage faisant ici magnifiquement son œuvre en ne posant ni le bien ni le mal de façon transcendante aux actes, mais par les actes eux-mêmes et par leur entrelacement [42]. En introduisant un mot sous couleur d’obtenir plus de précision, on peut tout gâcher et faire perdre à ces expressions toute leur rectitude [43]. Il faut se servir du jeu de la signification et de la référence sans en concevoir une idée trop dogmatique. Ce déploiement linguistique qu’il faut délivrer de toute raideur est la langue du religieux, comme il en existe une autre en mathématiques, une autre en droit et une autre encore en poésie. Il caractérise le religieux comme une modalité spécifique du dire et de l’agir qui, par raison jusqu'à un certain point et sans jamais manquer de mots, nous conduit au-delà des sens et de la raison [44].

            Cependant il y a, dans cette façon de voir l’avenir comme l’instance forte du religieux et de l’éthique, le risque de donner matière à orgueil. L’autonomie peut devenir facilement une valeur prométhéenne. Augustin convient de l’ambiguïté du fameux « Vous serez comme des dieux » et du danger qu’elle ouvre, inhérent à la liberté, puisqu’on ne sait pas où sont les bornes du propos [45]. Augustin ne fait certainement pas de cette phrase le commentaire qui conviendrait [46], mais c’est le moment où il faut nous souvenir que ce n’est pas nous qui nous faisons entièrement libres et que la liberté nous est donnée. C’est peut-être par là que l’on peut se servir des textes de Augustin pour se démarquer d’un kantisme pratique. Augustin sanctionne le manque d’infini qu’il y a, pour un homme, à mettre son espérance en l’homme [47]. En tout cas, le conflit de l’orgueil et de l’humilité est l’une des clés du statut du royaume de Dieu.


V. La Cité de Dieu, idéal collectif et idéal individuel

            Le seul point que - pour ce qui est de notre confrontation avec la notion de « royaume de Dieu » - nous mettrions ici volontiers en question chez Augustin et avec lequel nous prendrions volontiers nos distances, tel qu'il en est traité dans La Cité de Dieu, c’est la question du péché. Le péché est structurel chez Augustin et il semble s’en tenir là dans La Cité de Dieu. Nous savons déjà que les maux qui intéressent Augustin sont ceux qui concernent la misère de l’homme et, parmi eux, les maux sociaux, plutôt que la malveillance ou la malignité des individus. Ce qui crée la place du souverain bien divin, c’est l’impossibilité dans laquelle se trouvent les hommes de ne pas pouvoir faire autrement que recourir à des contradictions dans les normes, dans les vertus qu’ils mettent en circulation [48]. Non seulement « la vie de la cité est une vie sociale » à laquelle il ne saurait être question que l’homme de la cité céleste ne prenne part, mais il faut aller jusqu’à dire que la société civile ne peut fonctionner sans le vice : nous avons vu que c’est cela même qui crée un fantastique appel de valeurs supérieures. Toutefois il nous paraît, quant à nous, qu’il ne faille pas se contenter de loger le péché dans un jeu structurel mais dans notre intimité ; pas seulement dans les valeurs telles qu’elles sont civilement pratiquées et qui tombent dans toutes sortes de contradictions quand bien même les hommes ne le voudraient pas et feraient tout pour les éviter. Mais c'est alors plutôt du côté de Kierkegaard qu’il faudrait se tourner pour avoir une version moins collective, plus privée et plus intime du péché.

VI. Conclusions :

Première conclusion

            Le royaume de Dieu, relève de la crise, de l’oppression et de la recherche de liberté. C’est par le deuil que le christianisme se propose comme réforme au cœur du judaïsme. Le deuil d’un juste a permis à des communautés oppressées, persécutées, exilées en diaspora, de se donner des récits ou des collections de paroles comme dans l’Évangile de Thomas. C’est le Royaume de Dieu qui s’annonce dans ces récits et ces documents qui ont permis de résister à des ecclésioles qui n’avaient rien d’autre que la mémoire et les mots pour exister. C’est sur le sol concret des routes commerciales de l’antiquité que les paraboles qui parlaient de marchands et de voyageurs, ont pu, comme le semeur sorti pour semer, semer les graines minuscules du royaume.


Conclusions complémentaires 

            Bien sûr, les esquisses des auteurs dont nous nous sommes servis sont sommaires et caricaturales ; elles ne mettent que des accents et ne font que définir des axes. L’entrée dans le détail permettrait de rectifier bien des points. Par ailleurs, bien d’autres auteurs auraient pu figurer à côté de ceux que nous n’avons pu présenter autrement qu’en note ; nous pensons en particulier à Feuerbach et à Nietzsche.

            Nous avons, en parlant comme nous l’avons fait, soulevé d’autres problèmes que nous n’avons pas d’emblée voulu poser : le royaume de Dieu est-il un idéal, une utopie, une fiction, une idée régulatrice, un guide, une boussole, une réalité imminente, un modèle, un projet, une fallacy, une chimère, un état que nous vivons déjà en le sachant ou sans le savoir, un contrat ? Toutes ces notions sont proches les unes des autres et pourtant on sent qu’elles ne doivent pas être prises les unes pour les autres ; elles interfèrent les unes avec les autres. Si l’on voulait commencer à mettre de l’ordre dans ces notions, comme a commencé à le faire J-Y. Lacroix, en 2004, dans Un autre monde possible ? Utopie et philosophie, avec sa postface de J. Moutaux, on y verrait sans doute plus clair pour démêler, parmi ces catégories de l'imaginaire, le statut du royaume de Dieu ; et réciproquement, la notion de Royaume de Dieu ou des cieux permettrait-elle aussi de modifier les limites entre ces catégories aujourd’hui tellement confuses. On a dit que l’utopie, par la puissance de la langue, sans vis-à-vis d’aucun objet, était la rhétorique de la philosophie ; le royaume de Dieu n’est-il pas, un peu de la même façon, la rhétorique du religieux ?

            Cette notion pose un épineux problème qui plonge des notions politiques au cœur du religieux. Avec un effet retour du religieux cautionnant le politique.

            Dire une prière avec des mots qui n’ont plus cours pour ceux qui la disent, cela a-t-il un sens et lequel ? Pour peu que nous voulions donner un sens à nos attitudes, est-il possible d’être démocrate en politique et royaliste en ce qui concerne le souverain bien ou le règne des fins auquel, si l’on est un tant soit peu chrétien, on doit se référer ? Rousseau, le contractualiste, se méfiera, dans le Contrat social, du christianisme politique, dont les tendances monarchiques ne sont que trop évidentes. Bentham la tiendra pour franchement fallacieuse.

                                                                                   Béatrice Cléro-Mazire et Jean-Pierre Cléro

                                                                                           Sète, les 20 et 21 octobre 2023

Notes

[1] La Cité de Dieu, II, p. 161.

[2] La Cité de Dieu, vol. 2, L. XIV, § IX, p. 165.

[3] Augustin le montre particulièrement bien à propos des valeurs de tranquillité auxquelles même les hommes de guerre aspirent sans le savoir.

[4] La Cité de Dieu, III, p. 133.

[5] La Cité de Dieu, III, p. 117.

[6] La Cité de Dieu, III, p. 117.

[7] La Cité de Dieu, III, p. 122.

[8] La Cité de Dieu, III, p. 119.

[9] La Cité de Dieu, III, p. 141-142, 143 (« Dieu commande de ne sacrifier qu’à lui seul »).

[10] Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, Paris, 1964, p. 208.

[11] Cette antinomie avait fait le thème d’une objection dans le Discours de métaphysique de Leibniz à l’encontre de Descartes qui assez étrangement pour le plus rationaliste de nos penseurs, parlait de vérités créées.

[12] Leibniz attaque le danger de défendre le principe d’une création (arbitraire) du bien, du vrai, du beau par Dieu et il fait très bien ressortir que, dans le texte de la Genèse qui a souvent été tenu pour le pilier du créationnisme, les valeurs du bien, du vrai, semblent échapper à cette création. N’est-il pas dit que, ayant créé le monde, il vit que cela était bon ; ce qui implique qu’il mesure au bien ce qu’il a fait. Si c’était lui qui faisait le bien, il n’y aurait aucun sens à s’arrêter dans sa création et à considérer ce qu’il a fait.

[13] Les logia cités dans ce texte sont tous issus du livre L’Évangile de Thomas, traduits et commentés par J.Y. Leloup, Espaces Libres, Albin Michel, Paris, 2021.

[14] Jean-Yves Lacroix utilise cette expression dans Un autre monde possible ? Utopie et philosophie, Bordas, Paris, p. 251.

[15] Hobbes, Th., Léviathan, (classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/leviathan/leviathan_partie 3/leviathan_3e partie.pdf,, IIIe Part. ch. XLI p. 99).

[16] Ibid., p. 99

[17] « Le royaume de Dieu est donc un royaume réel, et non métaphorique, et considéré ainsi non seulement dans l'Ancien Testament, mais [aussi] dans le Nouveau. Quand nous disons : car c'est à toi qu'appartiennent le royaume, le pouvoir et la gloire, on doit l'entendre du royaume de Dieu, en vertu de notre convention, et non en vertu du droit de la puissance de Dieu, car ce royaume en vertu du droit de la puissance de Dieu, Dieu l'a toujours, si bien qu'il serait superflu de dire dans nos prières : que ton royaume arrive, à moins qu'on ne l'entende de la restauration par le Christ de ce royaume de Dieu que la révolte des Israélites a interrompu par le choix de Saül comme roi » (Léviathan, Part. III, ch. XXXV, p. 40).

[18] Du Citoyen, Chap. VIII, § 13, p. 390.

[19] Du Citoyen, p. 350.

[20] C’est ainsi que « la dénomination royaume de Dieu, dans les écrits des théologiens, et spécialement dans les sermons et les traités de dévotion, a le plus souvent le sens de félicité éternelle, après cette vie, dans le ciel le plus élevé, et c'est ce qu'ils appellent aussi le royaume de gloire, et parfois, à titre de garantie de cette félicité, la sanctification, qu'ils nomment le royaume de la grâce, mais l'expression n'est jamais utilisée pour la monarchie, c'est-à-dire pour le pouvoir souverain de Dieu sur des sujets, pouvoir acquis par leur propre consentement, qui est la signification propre du mot royaume ». Hobbes est revenu maintes fois sur la question : « Pour ce qui est du lieu où les hommes jouiront de cette vie éternelle que le Christ a obtenue pour eux, les textes qui ont été allégués [...] semblent le situer sur terre » (Léviathan, Part. III, ch. XXXVIII, p. 68).

[21] « Au contraire, dans la plupart des passages, on trouve l'expression ROYAUME DE DIEU pour désigner un royaume au sens propre, constitué par les suffrages du peuple d'Israël d'une manière particulière, en ce qu'ils choisirent Dieu pour roi par une convention faite avec lui, sur la promesse de Dieu, qu'ils posséderaient le pays de Canaan. L'expression est rarement métaphorique, et alors, elle est prise au sens d'empire sur le péché (et seulement dans le Nouveau Testament), parce qu'un tel empire, chaque sujet l'aura dans le royaume de Dieu, et sans préjudice pour le souverain » (Léviathan, Part. III, Chap. XXXV, p. 36).

[22] Car « si le Christ pendant qu’il était sur cette terre, n’avait pas de royaume en ce monde », la fin que « visait sa première venue était pour restituer à Dieu, par une nouvelle convention, le royaume qui, étant sien par l'ancienne convention, lui avait été enlevé par la rébellion des Israélites lors de l'élection de Saül » (Léviathan, Part. III, Chap. XLI, p. 99).

[23] « L’Église, si elle est une seule personne [avec l'État], est la même chose qu'une République de Chrétiens, nommée une République parce qu'elle est constituée d'hommes unis en une seule personne, leur souverain, et Église, parce qu'elle est constituée de Chrétiens, unis en un seul souverain chrétien. Mais si l'Église n'est pas une seule personne, alors elle n'a absolument aucune autorité, elle ne peut ni ordonner ni faire absolument aucune action, et elle n'est pas non plus capable d'avoir un pouvoir ou un droit sur quelque chose, elle n'a ni volonté, ni raison, ni voix, car toutes ces qualités sont personnelles » (Léviathan, Part. III, chap. XXXIII, p. 20). Le dernier § du De Cive, le 14ème, était déjà net sur la question.

[24] Être un bon citoyen obéissant est suffisant pour faire un bon candidat au royaume futur de Dieu.

[25] Sans justifier Judas, Hegel, auteur d’une Vie de Jésus explique ainsi sa conduite (Vrin, Paris, 2009, p. 144). Délaissant l’explication politique selon laquelle Judas fut peut-être déçu par le manque de constance dans la conduite résistante de Jésus contre l’occupation romaine, Kierkegaard, dans son Journal, va peut-être plus loin dans la volonté de comprendre la conduite individuelle de Judas : il a voulu tester l’ambition du Christ et s’est trouvé devant un résultat qui l’a littéralement dépassé d’un Christ « resté fidèle à lui-même » dans l’épreuve (Journal, II, p. 388-389).
Dans L’Antéchrist, § 40, Nietzsche fait une analyse du Royaume de Dieu très comparable à celle de Hegel : « L’attente populaire d’un messie revint encore une fois au premier plan ; un moment historique fut pris en considération : le « Royaume de Dieu » descend sur la terre pour juger ses ennemis... Mais c’est là la cause même du malentendu : le « Royaume de Dieu » considéré comme acte final, comme promesse ! L’Évangile avait précisément été l’affirmation, la réalité de ce « royaume ». Cette mort du Christ était précisément le « Royaume de Dieu ». Élever Jésus et le détacher (p. 1074).

[26] Le Christ souligne, devant les apôtres, que Pierre a compris qu’ "aucune juridiction ne lui était donnée dans ce monde », mais qu’il « avait, de plus, la charge d’enseigner à tous les autres apôtres qu’ils n’en auraient pas non plus ». Hobbes note qu’il fut intimé à Pierre « qu'il devait continuer à croire que le Christ reviendrait et posséderait le royaume au jour du jugement ; ce qui ne fut pas donné par ce texte à tous ses successeurs, car nous voyons qu'il revendique ce royaume dans le monde présent » (Léviathan, p. 437). Un peu plus loin, il dénonce l’erreur de croire que quelque Église actuelle est le royaume de Dieu, en exhibant les bénéfices que les Églises en tirent en termes de pouvoir et d’argent : « La conséquence de cette erreur (que l'Église actuelle est le royaume de Dieu) est [d'affirmer] qu'il doit exister un certain homme, ou une assemblée, par la bouche duquel notre Sauveur, désormais dans le ciel, parle, donne des lois, et qui représente sa personne pour tous les Chrétiens, ou différentes assemblées qui font la même chose dans les différentes parties de la Chrétienté » (p. 492-493). De ce point de vue, les Protestants ne sont pas les derniers à tirer profit d’une telle position erronée et Hobbes conteste à Bèze le droit pour le « collège presbytéral [de] revendiquer le pouvoir d’excommunier son propre roi, et d’être le modérateur suprême en matière de religion dans les lieux où il existe cette forme de gouvernement de l’Église - comme c’est le cas à Genève -, tout comme le pape le revendique universellement » (p. 499). Hobbes revient à la charge p. 544.

[27] Léviathan, p. 412. Hobbes revient constamment sur ce sujet : tant que le « royaume de Dieu était encore à venir, dans un nouveau monde [...] il ne pouvait y avoir d'autorité pour contraindre en aucune Église tant que la République n'avait pas embrassé la foi chrétienne, et par conséquent, pas de diversité d'autorité, quoiqu'il y eût diversité d’emplois ».

[28] Rousseau reconnaît, dans le dernier chapitre du Contrat social intitulé ‘De la religion civile’, que « de tous les auteurs chrétiens, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer [...] de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais aucun État ni gouvernement ne sera bien constitué » (Œuvres complètes, T.III, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 463).

[29] Rousseau donne comme exemple de « religion bizarre, qui donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et citoyens. [...] Tel est le christianisme romain. On peut appeler [cette religion] le religion du prêtre. Il en résulte une sorte de droit mixte et sociable qui n'a point de nom » (Œuvres complètes, III, p. 464).

[30] Dans le De Cive, Chap. XVII, § 14, Hobbes relève l’expression « Royaume du Christ » qui semble concourir avec celle de « Royaume de Dieu ». J’ai évidemment moins d’obligation dans un Royaume du Christ que dans un Royaume de Dieu ; et, surtout, la monarchie y est moins pesante, plus discutable. Sans compter tous les décalages temporels que cette dissociation impose et qui sont répertoriés aux paragraphes suivants 5 et 6. Il semble que Hobbes se délecte des ambiguïtés du pouvoir de ce royaume, en montrant, comme dans un kaléidoscope, toutes les figures qu’il prend quand on le fait varier. Je ne dirais qu’il le fait malicieusement car les problèmes qu’impose ainsi sont réels. Si c’est Dieu qui est le roi, le Christ n’a guère qu’une charge pastorale, un droit d’enseigner au monde la voie et la connaissance du salut ; bref, une autorité doctrinale et de recommandation ; il n’a même pas le droit dont disposent les rois de la terre, qui consiste à juger du tien et du mien. « Vendez tout ce que vous avez » n’est pas une loi ; c’est une phrase de recommandation ou un appel à la foi ; en revanche, pour que le propos ait le moindre sens, il faut déjà qu’il y ait un État qui ait défini et fixé les échanges autorisés.

[31] Dans le volume II de La Cité de Dieu, p. 235, Augustin d'Hippone nous explique, avec son habileté ordinaire comment les femmes trompent les hommes bons par leur beauté et les écartent du royaume de Dieu.

[32] La Cité de Dieu, Institut d’études augustiniennes, Paris, 1993, vol. I, p. 506.

[33] C’est un point que Nietzsche n’oubliera pas dans L’Antéchrist, §34, II, p. 1069 : « Le ‘Royaume des cieux’ est un état du cœur, - ce n’est pas un état au-dessus de la terre » ou bien « après la mort ». Toute l’idée de la mort naturelle manque dans d’Évangile : la mort n’est point un pont, point un passage ; elle est absente puisqu’elle fait partie d’un tout autre monde, apparent, utile seulement en tant que signe. L’ « heure de la mort » n’est pas une heure chrétienne - l’ « heure », le temps, la vie physique et ses crises, n’existent pas pour celui qui enseigne la « Bonne nouvelle ». Le « Royaume de Dieu » n’est pas une chose que l’on attend, il n’a point d’hier et point d’après demain, il ne vient pas en « mille ans », - il est une expérience du cœur ; il est partout, il est nulle part... ». Peut-être minimise-t-il quelque peu le caractère à venir qu’est l’action qui sous-tend le royaume des cieux.

[34] Platon, La République, 592 b : « Je comprends ; tu parles de la cité dont nous avons tracé le plan, et qui n'est fondée que dans nos discours, puisque, aussi bien, je ne sache pas qu'elle existe en aucun endroit de la terre. Mais, répondis-je, il y en a peut-être un modèle dans le ciel pour celui qui veut le contempler, et d'après lui régler le gouvernement de son âme. Au reste, il n'importe nullement que cette cité existe ou doive exister un jour : c'est aux lois de celle~là seule, et de nulle autre, que le sage conformera sa conduite » (Œuvres complètes, trad. R. Baccou, Garnier, Paris, p. 352).

[35] La différence étant que « la famille des hommes qui ne vivent pas dans la foi poursuit une paix toute terrestre dans les biens et les avantages de cette vie temporelle » ; tandis que « la famille des hommes vivant de la foi attend au contraire ces biens à venir que l'éternité lui promet, n’usant des biens de la terre et du temps que comme étrangère, non pour se laisser prendre par eux et détourner du but où elle tend » (La Cité de Dieu, III, p. 128).

[36] Ce thème du voyage, d’un voyage qui n’a pas de terme, est omniprésent dans La Cité de Dieu. II, 200, 203, 233, 235 ; III, p. 128, 129, 130, 131. Abel est un pèlerin sur la terre (II, p. 196). Ce ne sont là que quelques citations parmi d’innombrables autres.

[37] La Cité de Dieu, III, p. 108.

[38] La Cité de Dieu, II, p. 261.

[39] La Cité de Dieu, II, p. 198.

[40] La Cité de Dieu, II, p. 202.

[41] La Cité de Dieu, II, p. 157. Le passage de l’Évangile auquel Augustin fait allusion est évidemment en Mt, VII, 12.

[42] Augustin a dépassé le manichéisme qu’il a d’abord admis.

[43] Il est curieux de constater que Kant, quatorze siècles défendra la même position, en excluant de ces formulations de l’impératif calorique toute référence au bien et au mal, sans même qu’il soit question de les sous-entendre.

[44] La foi peut nous aspirer en des lieux où les sens et la raison ne peuvent plus aider. La Cité de Dieu, III, 130.

[45] La Cité de Dieu, II, 172.

[46] De cette phrase sublime, qui contient le « comme » à titre de limite suffisante (La Cité de Dieu, II, p. 172), Augustin fait un commentaire étriqué, « petit-bourgeois », qui n’est pas à la hauteur de celui qu’il fera, un peu plus loin, de la règle d’or. Augustin dit en effet de cette magnifique phrase de la Genèse, II, 5 : « Aspirer à plus d’être, c’est déchoir de son être. L’homme, aimant à se suffire à lui-même, perd celui qui pourrait en vérité lui suffire ». Mais qu’est-ce que serait La Cité de Dieu tout entière sans cette aspiration ?

[47] « ‘Maudit l’homme qui met son espérance en l’homme’ [Jr, XVII, 5] et par conséquent en soi-même » (La Cité de Dieu, II, 228).

[48] La Cité de Dieu, III, p. 111. Prenant l’exemple du fonctionnement de la justice, Augustin écrit : « Ces maux sans nombre, ces maux inouïs, le juge qui les cause ne les estime pas être des péchés ; car on ne saurait les imputer à la malice de sa volonté, mais à la fatalité de son ignorance, et puis au besoin impérieux de la volonté civile qui le lie à son tribunal. C’est donc ici misère de l’homme et non malignité du juge ».