Plaisir et Ascétisme
Plaisir et Ascétisme
Séance Théophile du 1er avril 2025
Théophile - Séance du mardi 1er avril 2025
Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, professeur de philosophie
Plaisir et Ascétisme
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Conférence de Jean-Piere Cléro : Plaisir et Ascétisme dans la philosophie
Conférence de Béatrice Cléro-Mazire : Plaisir et Ascétisme dans la religion
PLAISIR ET ASCÉTISME
L’ascétisme est-il le contraire de la recherche du plaisir ?
Considérations préliminaires
La première remarque que je voudrais faire est que la question telle que nous l’avons posée est une fausse fenêtre, une fausse symétrie ; nous ne demandons pas si le plaisir est le contraire de la douleur, mais nous proposons à la réflexion une opposition entre le plaisir et la recherche du plaisir à une attitude plus générale à l’égard de la - ou des - douleur(s), certes, mais aussi à l’égard du - ou des plaisir(s). Car l’ascétisme n’est pas seulement une attitude à l’égard des douleurs mais aussi à l’égard - voire à l’encontre des plaisirs -.
Il existe peu de définitions du plaisir et de la douleur ; puisque c’est plutôt à partir de leurs notions tenues pour indéfinissables, mais prises comme socles et aussi dans leurs entrecroisements, que l’on définit les autres affects ou les autres passions. Kant, qui utilise des centaines de fois le mot « plaisir » dans la Critique du jugement, en dépit de quelques esquisses insistant sur le caractère « subjectif » du plaisir, et se risquant aussi vaguement que timidement à dire qu’il est une « capacité à éprouver quelque chose plutôt qu’à se le représenter » ou de « principe de détermination du jugement (ou de la faculté de désirer) », finit par avouer que l’ « on voit aisément ici que le plaisir ou le déplaisir, parce qu'ils ne sont pas des modes de connaissance, ne peuvent aucunement être définis en eux-mêmes, et qu'ils réclament d'être ressentis, mais non pas compris ; et qu'en conséquence on ne peut les définir, de façon bien pauvre, que par l'influence qu'une représentation exerce au moyen de ce sentiment sur l'activité des facultés de l’esprit ».
La recherche de l’étymologie des mots de plaisir et d’ascétisme se solde par un résultat moins décevant que celle de la définition du plaisir. De manière assez ambiguë toutefois, plaisir ne se substantive pas en latin aussi facilement qu’en français. Si placeo, placere veut dire plaisir, il faut recourir à voluptas pour parler de plaisir, alors que la circulation est on ne peut libre en français pour parler de plaire et de plaisir. Placere veut dire convenir, agréer et il est clair que le mot de plaisir en dépend directement ; la proximité avec placare qui signifie calmer, adoucir, peut être remarquée. Nous allons voir que le jeu de l’ascétisme avec le plaisir implique autant placere que placare ; d’autant que si placare veut dire adoucir, placere laisse entendre les notions de place, de déplacement, de déplacer. Nous verrons quelle importance revêtent les notions de vidage et de remplissage de place dans les stratégies du plaisir et du déplaisir.
Quant à l’étymologie d’ascétisme, on voit qu’elle nous entraîne assez loin de ce que nous entendons spontanément par là dans la langue française vernaculaire. Ascétisme est un mot grec askèsis qui évoque moins la douleur que l’exercice, l’entraînement. Nietzsche en trouvera peut-être la meilleure traduction en usant du mot de la langue anglaise - dont il n’aime pourtant pas la culture et particulièrement parce qu’il ne l’aime pas - de training[1]. Le terme d’askèsis n’a pas été retenu en latin si ce n’est par un biais qui va donner au terme une allure plus nettement religieuse en gardant l’idée d’exercice : asceterion veut dire couvent et ascetriæ sont des religieuses.
Ce qui va particulièrement nous intéresser aujourd’hui, ce sont les stratégies auxquelles donnent lieu les plaisirs et les douleurs, soit pour les rechercher soit pour les fuir. Certes l’ascétisme n’a ni l’exclusivité ni la primauté de déployer des stratégies à l’égard ou à l’encontre des plaisirs et des douleurs ; à sa façon, la médecine est bien un faisceau de telles stratégies ; de même, quoique d’une façon très différente, le libertinage, confondu à tort avec une vie de débauche tous azimuts, est bien aussi la constante invention d’un tel faisceau - de dissimulations, de surprises, de maîtrise de soi et de l’autre - même s’il ne recoupe guère le premier. Par choix, nous allons nous demander comment l’ascétisme, dans ses modalités très diverses, s’y prend pour développer ses propres stratégies à l’égard ou à l’encontre des plaisirs et des douleurs, des uns ou des autres et parfois des deux, soit pour s’en accommoder soit pour les rejeter. Mais nous ne voulons pas suggérer l’idée que l’ascétisme - les ascétismes, peut-être - est (ou sont) les façons principales de prendre en compte les plaisirs et les douleurs.
Nous sommes enclins à penser que Schopenhauer n’a pas eu tout à fait tort de s’enorgueillir d’être le premier philosophe à avoir pensé l’essence de l’ascétisme et de ne pas l’avoir confondue avec l’essence du religieux, ce qui était souvent le cas avant lui. Feuerbach, par exemple, dans son Essence du christianisme, consacre des dizaines de pages - peut-être plus d’une centaine - à l’ascétisme, mais il distingue assez m al l’ascétisme d’une conduite religieuse, voire assez étroitement chrétienne. Ce qui est une erreur que relève bien Schopenhauer qui ne cite Feuerbach dans Le monde comme volonté et comme représentation que sur un détail insignifiant et qui déplacera le préjugé qui consiste à croire qu’il n’y aurait d’ascétisme qu’au sein de la religion chrétienne. Dans Le monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer va considérablement étendre la sphère de l’ascétisme. Rien ne sera plus sur la question de l’ascétisme comme avant la parution du Monde comme Volonté et comme représentation. Les auteurs qui suivront et s’intéresseront à la question de l’ascétisme réserveront toujours une place à Schopenhauer qui a imposé cette réflexion[2] et qui n’a pas oublié la pensée indienne (brahmanisme, bouddhisme, hindouisme) et, plus généralement, asiatique, de la question.
Même quand des auteurs sont aussi séparés que Kierkegaard et Nietzsche, ils garderont, chacun à l’horizon de la question de l’ascétisme, la figure de Schopenhauer, voire seulement l’ombre de celle-ci. Comment ne penserait-on pas à Schopenhauer quand on lit dans La généalogie de la morale : « Le bien et le mal, dit le bouddhiste, l’un et l’autre sont des entraves : l’homme parfait se rend maître de l’un et de l’autre »... « L’action et l’omission, dit le croyant des Vedântas, ne lui cause aucune douleur ; en vrai sage, il secoue loin de lui le bien et le mal : aucun fait ne trouble plus sont royaume ; le bien et le mal, il les a franchis tous deux »[3] ?
Telles sont les raisons pour lesquelles nous ferons une grande place aux incursions dans le débat de Schopenhauer, de Kierkegaard et de Nietzsche.
Mais commençons par repérer quelques caractéristiques qui rapprochent le plaisir et la douleur et aussi quelques autres par lesquelles ils s’éloignent et qui nous serviront pour comprendre l’ascétisme dans sa diversité
Il existe quelques caractéristiques communes ou symétriques du plaisir et de la douleur.
Le plaisir est par lui-même plaisant ou agréable ; il est plaisant d’en éprouver. La douleur est par elle-même douloureuse : nous ne l’aimons pas spontanément : elle sape l’espérance, dès qu’elle se prolonge quelque peu, en proportion inverse de celle que le plaisir laisse se profiler. Nous verrons qu’il ne s’agit pas là d’une caractéristique purement contingente et empirique, mais d’un aspect qui nous conduit à l’essence même de l’ascétisme, lequel n’est pas seulement une attitude à l’égard du Dieu chrétien.
Toutefois les différences sautent aux yeux.
Il y a une légitimité du plaisir, largement reconnue ; alors que la douleur apparaît toujours moins légitime au plus grand nombre et c’est ce qui fait que l’ascétisme, par la préférence qu’il paraît accorder à la douleur, est toujours ressenti comme vaguement anormal. Feuerbach dit d’une façon que ne désapprouveraient ni les utilitaristes ni Spinoza, par exemple : « Ce qui est a nécessairement un plaisir, une joie en soi-même, s’aime soi-même et s’aime avec raison. Si tu lui reproches de s’aimer, tu lui reproches d’être. Être signifie s’affirmer, se confirmer, s’aimer ; celui pour qui la vie est pesante s’ôte la vie ... » (p. 187)[4]. Au contraire, la douleur fait que l’individu se resserre sur lui-même, rechigne à exister.
Le plaisir est plus incertain dans son existence que la douleur. La douleur est toujours ressentie comme plus réelle que le plaisir. À quantité égale, si cette mesure a un sens, la douleur est vécue comme plus vive que le plaisir. Une somme que je gagne me fait toujours un plaisir moindre qu’il ne me fait déplaisir de la perdre. Le principe de Maupertuis, d’où le calcul utilitariste est parti, met en relief que le plaisir ne peut pas entrer dans les calculs affectifs selon les mêmes proportions que la douleur. La douleur, paraissant plus existante, plus réelle, paraît moins « subjective », plus « objective » que le plaisir, lequel ne paraît pas exister en soi, à la différence de la douleur qui le paraît davantage. On peut invoquer, pour le prouver, qu’il es possible de demander à un patient sur une échelle de 1 à 10 d’assigner un degré à la douleur qui le tourmente ; pourrait-on en faire de même avec le plaisir ?
Mais l’une des dissymétries les plus importantes tient à ceci que, à quantités égales si l’on ose dire, quand bien même la douleur serait plus vive que le plaisir, il semble plus normal de rechercher son plaisir que de rechercher la douleur ; l’ascétisme même en paraît convaincu comme s’il était un hommage, plus ou moins conscient, rendu par la douleur au plaisir.
La répétition tue le plaisir, alors même que le plaisir nous y pousse ; la répétition nous rend plus accommodants à l’égard du désagrément de souffrir : elle est une stratégie pour supporter la souffrance. La bobine de Freud ; la répétition ou la reprise de Kierkegaard.
Si l’on accepte la souffrance, c’est ordinairement pour obtenir un plus grand plaisir. Or un renversement est possible qui va particulièrement nous occuper puisque c’est précisément lui qui se trouve au principe de l’ascétisme. C’est ainsi que, commentant la parabole des ouvriers de la onzième heure (Mtt, XX, 1-16), Kierkegaard fait ressortir que la téléologie économique ordinaire travail - salaire -nourriture peut être retournée, le travail devenant la véritable nourriture - ce qui semble être une logique de l’ascétisme - : « Au sens terrestre, on travaille - et ensuite on reçoit le salaire, ou si on ne le touche pas, on en a pourtant besoin ; parce que le travail est, au sens terrestre, ce qui consume, et le salaire ce qui nourrit. Mais au sens chrétien, travailler est nourriture, comme dit le Christ : ma nourriture est de faire la volonté de mon père [Jn, IV, 34]. Donc ce n’est pas : plus je fais la volonté de mon père, plus je suis fatigué et comme affamé de salaire, mais plus je suis rassasié. Ici aussi c’est vrai que l’appétit vient en mangeant »[5]. Toute l’habileté de la parabole est d’exprimer le contenu religieux dans la forme d’une structure économique qui fait hurler d’injustice. Il ne s’agit pas de préconiser un tel système économique, mais de se servir de son injustice pour mettre en œuvre un autre type de justice, lequel n’a toutefois pas forcément lieu ailleurs que sur la terre. On exprime dans les termes terrestres ce qui est céleste, mais aussi ce qui doit déjà être - est déjà à l’œuvre ici bas -.
Ce point a vivement intéressé Bentham qui voit ici un risque pour le religieux de basculer dans l’ascétisme alors qu’il n’est pas, à ses yeux, une fatalité pour le religieux.
En effet, si Bentham est parti de l’attitude irréligieuse de D’Holbach, Helvétius, Hume, Diderot, il a très vite changé de perspective à l’égard de la religion, non pas pour adhérer à quelque religion que ce soit - je pense qu’il n’a jamais été religieux - mais pour faire une distinction beaucoup plus politique et intéressante du point de vue de l’utilitarisme. Et c’est précisément la question de l’ascétisme qui est déterminante pour établir cette distinction. Quand l’ascétisme se fait militant et sacrifie à une sorte de dolorisme, il devient nécessairement un adversaire de l’utilitarisme pour qui le bonheur prend la place de l’ontologie. On lit, à l’entrée de la Table des Arts et des Sciences que Bentham dresse au début du XIXe siècle : « Eudémonique (d’un mot grec qui signifie l’œuvre d’un bon génie, et par suite de la félicité) est un nom englobant qui s’applique à l’art et à la science en général, et par suite à chacune des branches d’Art et de Science, considérées comme conduisant au bien-être ; dont l’être fait évidemment partie. Il a pour objet, comme ci-dessus l’existence des créatures sensibles dans un état où elles puissent en jouir ; et pour sujets les êtres c’est-à-dire les créatures en général considérées comme étant, pour quelques-unes d’entre elles, des réceptacles ou des sièges, pour toutes des sources ou des instruments, dont la modalité particulière, pour autant qu’on la considère comme un Art peut s’appeler, comme ci-dessus, Eudémonique ; dans ce dernier cas, pour autant qu’on la considère sous les traits d’une science, on peut l’appeler ontologie ». En revanche, quand le religieux, fût-il ascétique, ne se veut pas universel, quand il ne prétend pas se faire la loi pour tous, quand il reste l’affaire de chacun, on ne voit pas pourquoi il devrait être combattu. C’est alors que la distinction entre le prétendu christianisme de Paul et le christianisme de Jésus fait son apparition. En 1823, Bentham publie un livre qui témoigne de sa connaissance très approfondie du Second Testament sous le titre éloquent : Jesus, not Paul qui présente Paul comme une sorte d’intriguant militant pour sa propre cause sous couleur d’être l’apôtre feignant humblement d’être indigne de Jésus Christ, alors qu’il se croit très supérieur à tous les autres apôtres qu’il imagine surpasser en esprit.
Paul aurait préconisé l’ascétisme alors que le Christ ne l’aurait nullement fait[6] et se serait limité à rencontrer la douleur sur son parcours, non pas en l’ayant cherchée mais en l’affrontant comme une sorte de redoutable contingence, pris dans un nœud qui a étranglé les partenaires plutôt qu’ils ne s’en sont trouvés les initiateurs. La fin de vie du Christ est-elle un dessein - de qui d’ailleurs le serait-il : du sien ? De celui de Dieu ? - ou est-elle un engrenage, une machine qui s’est mise à penser et à fonctionner toute seule, quoiqu’elle soit située au fond des intimités, sans que ces intimités ne prennent la moindre initiative ? La réponse à une telle question me paraît directement indécidable.
Mais il y a, de façon latente, derrière cette question posée à propos de Paul et l’hésitation que l’on a à y répondre, un autre discours, parfaitement explicite chez Bentham dans Les Ressorts de l’action, qui esquisse un autre diagnostic sur l’ascétisme, lequel consisterait plutôt à voir en lui, une recherche assez perverse du plaisir qui viserait à impressionner les autres et à prendre sur eux un ascendant qu’il est impossible de prendre autrement. Évidemment, chacun reconnaît tout de suite un discours qui sera repris par Schopenhauer, quoique l’auteur du Monde comme Volonté et comme Représentation est assez ébloui par l’ascétisme - nous essaierons d’expliquer pourquoi -, mais surtout, outre Schopenhauer, par Nietzsche et par Freud[7].
Restons encore quelque temps sur le soupçon benthamien que l’ascétisme ne serait qu’une tartufferie destinée à s’emparer des esprits.
« Directement hostile [à l’utilitarisme] : ascétisme » (Les ressorts de l’action, p. 70). Il dira aussi que, non seulement l’opposition de l’ascétisme au plaisir et au bonheur est « directe », mais qu’elle est « déclarée » (p. 93). « L’ascétisme est destructeur de bonheur ou lui fait obstacle et ceux qui le préconisent sont les adversaires du bonheur » (p. 78).
On découvre un registre nouveau lorsqu’on accuse « ceux qui préconisent l’ascétisme » de le faire en paroles mais de ne pas agir conformément à leurs discours. L’argument est quelque peu ad hominem et il agit alors à la manière d’un coup de force.
« Dire : « Je réfère la vertu au bonheur » est aussi facile à dire que le contraire. Mais personne d’autre [que moi] ne se soumet à une telle formule ». Et il ajoute, juste après cette proposition, une autre proposition qui suggère, avec moins de naïveté optimiste[8], que les citoyens peuvent très bien être soumis à l’ascétisme mais qu’ils s’y soumettent dans une parfaite hypocrisie : « Supposez que l’on énonce le précepte : « Préférez la vertu au bonheur » et même qu’il produise de l’effet. On concède qu’il puisse produire de la vertu. Mais s’il en est ainsi, ce n’est pas par des moyens tels qu’ils produisent un sacrifice intentionnel du bonheur à la vertu » (p. 89). On peut bien imposer à quelqu’un l’ascétisme ; cette personne peut même s’y soumettre ; mais elle ne le fait pas délibérément, en y consentant. En ce sens, Bentham propose de qualifier l’ascétisme d’anti-rationnel : « Nul n’embrasse, dit-il p. 94, le principe ascétique par la voie du raisonnement, mais on ne le fait que par l’imagination - et cette voie s’oppose directement à celle de la raison : ainsi, on peut rigoureusement la qualifier d’anti-rationnelle ». Quand un pouvoir exige des citoyens une adhésion à l’ascétisme, il ne compte pour rien un calcul rationnel de leur part comme si des conséquences pouvaient en résulter. L’ascétisme « exige de ses adhérents de laisser le plaisir pour la souffrance, sans espérance d’un avantage supérieur sous quelque forme que ce soit, c’est-à-dire, dans chaque cas, en tenant compte des conséquences qui pourraient en résulter » (p. 93-94). L’accusation de tromperie est délibérée dans la page 121, où il parle de « la folie de l’ascète, de sa maltraitance envers lui-même, et par là de son manque de probité envers les autres ; par exemple, quand il s’efforce, par intimidation ou par tromperie, de les engager à sacrifier les éléments de bonheur qui sont en leur propre pouvoir ».
Feuerbach ira très loin dans la formulation de l’ascétisme qui devient, sous sa plume, un dévoiement pervers qu’il relève chez Luther : « Il vaut mieux souffrir le mal que faire le bien » (p. 186).
Comprenons cette proposition dans sa pointe terrifiante : Socrate dit dans le Gorgias : il vaut mieux souffrir le mal que faire le mal ; ici, il est dit, dans un anti-socratisme radical ; si j’ai le choix entre souffrir le mal et faire le bien, il vaut mieux souffrir le mal. C’est une pointe extrême de l’ascétisme. Peut-être y a-t-il une façon maupertuisienne de sauver ce qu’il y a de scandaleux dans cette formulation : il est plus mal - plus laid - de fuir la souffrance du mal qu’il n’est bien - beau - de faire le bien. Il peut y avoir un bien de lâcheté comme il peut y avoir un mal qui incite au courage. C’est la formule du sacrifice.
L’apport propre de Feuerbach est que, comme croyant, je fabrique la nullité du monde ; je vide le monde de toute réalité pour en peupler le ciel ; le ciel est plein de ce que j’ai vidé du monde. Une économie se fait entre le ciel et la terre. Le chrétien fait son bonheur céleste en faisant son malheur terrestre. C’est le même phénomène que celui de la pompe à vide. Le remplissement et le vide sont absolument réciproques. P. 302 : « Cette vie [terrestre] ne perd pas seulement toute sa valeur pour celui qui croit en une vie céleste éternelle » ; la dynamique est celle-ci : « La croyance à la vie céleste EST la croyance à la nullité et à l’absence de valeur de cette vie ». Vous comprenez très bien quelle va être la logique pratique de Feuerbach, aussitôt reconnue cette dynamique : il va s’agir pour lui de restaurer ce qui a été pris au monde pour faire le ciel et de le rendre à ce qui a servi à faire le ciel. L’essence du christianisme est une déclinaison de ce thème de toutes les façons.
Ainsi, le sexe est une horreur ; le mariage est un péché (p. 306). Reconnaissant que les textes fondateurs du christianisme n’ont pas fait du célibat la loi et que le mariage est encore le meilleur remède à la fornication (p. 488), il n’en établit pas moins que le célibat vaut mieux que le mariage (p. 309). « Tout ce qui naît d’un père et d’une mère est pécheur, tombe sous la colère et la malédiction divines, et est condamné à mort » ; seul ce qui est né d’une vierge est véritablement vivant (p. 486)[9]. Tout cela assorti de la misogynie ordinaire [« L’homme est né de la femme donc avec le péché » (p. 486)]. Mais, « dans la mesure où la vie religieuse restaure finalement ce qu’elle abolit initialement, la vie de l’au-delà n’étant donc finalement que la restauration de la vie d’ici-bas, il s’ensuit par conséquent que le sexe doit nécessairement être restauré » (p. 311, note 35).
Évidemment si les choses étaient si simples, elles fonctionneraient comme la pompe pneumatique de Boyle ou comme le jeu de diastoles et de systoles par lesquelles les biologistes décrivent le fonctionnement de certains de nos organes. Le raffinement et le suivant : il est très difficile à celui qui croit de comprendre que c’est la terre qui fait le ciel ; d’ailleurs cette transformation n’est pas évidente : elle est masquée. Le sexe n’est pas passé de la terre au ciel sous la forme qu’il revêt sur terre ; au ciel, les femmes sont vierges, asexuées. Leur amour est un amour plus pur que celui qui existe sur terre. Il faut que l’existence que l’on porte au ciel soit méconnaissable et de valeur supérieure à celle que l’amour tel qu’il apparaît peut être vécu sur terre. La machinerie ou la machination est de faire de l’on soit fasciné par cette inversion qui s’effectue lors du passage des valeurs de la terre au ciel et que l’on ait l’illusion que ce qui est figuré au ciel soit d’une valeur très supérieure à ce qui est vécu ici-bas. Il faut que ce soit de nos frustrations que le ciel soit peuplé si l’on veut que les valeurs célestes nous apparaissent substantielles et nous fixent dans cette croyance.
L’ascétisme est un vide - un vidage - de sensation ; il faut ce vide pour qu’une nouvelle plénitude prenne toute la place ; mais il est aussi une gestion du vide, un désir de remplacement et de remplissement.
Terminons donc par une citation qui va résumer cent ou cent cinquante pages sur la question de l’ascétisme : « Le salut [chrétien] n’est pas un bonheur et un bien mondain, terrestre. Au contraire, les chrétiens les plus profonds, les plus authentiques, ont dit que le bonheur terrestre détourne l’homme de Dieu, alors qu’au contraire le malheur, la souffrance, les maladies le ramènent à Dieu et sont donc les seuls qui conviennent aux chrétiens. Pourquoi ? Parce que, dans le malheur, il ne se rapporte qu’à ce qui est nécessaire [dans le malheur, l’homme se replie sur soi, sur ce qui lui est essentiel, sur ce qu’il a vraiment à faire, sans distraction], dans le malheur, l’homme ressent Dieu comme un besoin. Le plaisir, la joie sont cause d’expansion pour l’homme ; le malheur, la douleur le font se contracter - dans la douleur, l’homme nie la vérité du monde ; toutes les choses qui enchantent l’imagination de l’artiste et la raison du penseur perdent pour lui leur intérêt et leur puissance ; et il s’abîme en lui-même dans ses sentiments » (p. 331).
Certains d’entre vous, qui ont lu Freud, auront probablement reconnu des thèmes très voisins de ceux de la psychanalyse freudienne. J’en vois au moins deux pour ma part : le premier est ce qu’on pourrait appeler d’un mot qui n’est pas feuerbachien, le refoulement ; le second est que l’ascétisme chrétien en particulier lorsqu’il préconise la douleur et la souffrance -mais y a-t-il un christianisme qui ne le fasse [10]? -, est un travail de l’instinct de mort. Sur le premier registre, le refoulement chrétien consiste à « jouir en réprimant et à réprimer en jouissant » ; quant au second registre, il s’agit de se débarrasser de la vie pour un au-delà dans lequel il n’aura plus à lutter contre les désirs de la chair, les attaques du diable (p. 324). Sur le premier registre, Feuerbach parle de l’hypocrisie chrétienne : ils ne vivent pas comme ils disent. « Les païens confirmaient, les chrétiens contredisent leur foi par leurs vies. Les païens font ce qu’ils veulent, les chrétiens ce qu’ils ne veulent pas ». Le texte continue comme vous pouvez vous le figurer. Comme les autres, les chrétiens mangent, boivent, veillent, dorment, se reposent, travaillent, sont soumis aux autres nécessités naturelles ; mais ils feignent que c’est une grande misère et une grande affliction d’y être contraints. Le religieux renonce aux joies de ce monde mais il feint de ne pas voir que c’est avec ce renoncement qu’il fabrique le ciel. L’ascète est un jouisseur qui s’ignore ou plutôt qui se dissimule et dissimule aux autres la jouissance qui le meut. Tel n’est pas le point de vue de Schopenhauer qui, dans son grand ouvrage Le monde comme volonté et comme représentation, ne cite Feuerbach que sur un infime détail. Sur le second registre, celui de l’instinct de mort, nous ne saurions mieux faire que citer Nietzsche à la place de Feuerbach, comme faisant du meilleur Feuerbach que Feuerbach lui-même quand il parle de ces « créatures mécontentes, arrogantes et répugnantes qui ne peuvent se débarrasser du profond déplaisir qu’elles se causent à elles-mêmes, que leur causent le monde, l’existence et qui voudraient se faire mal : - apparemment leur unique plaisir »[11]. Ou quand il dit que « quiconque a jamais bâti un « nouveau ciel », en quelque époque que ce soit, n’a trouvé la puissance nécessaire à cela que dans son propre enfer »[12].
La négation de la volonté de vivre selon Schopenhauer.
« C’est peut-être pour la première fois ici même que, sous forme abstraite, sans aucun mythe auxiliaire, l’essence profonde de la sainteté, de l’abnégation, de la guerre à mort faite à l’égoïsme, de l’ascétisme enfin, aura été traduite en ces termes : la négation de la Volonté de vivre, négation où la Volonté arrive quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition ».
Le Monde comme Volonté et comme Représentation, p. 570.
Schopenhauer ne dissimule pas son admiration à l’égard de l’ascétisme et il faut comprendre pourquoi. Loin d’attaquer l’ascétisme pour son anti-rationalisme, il voit plutôt, dans l’ascétisme, la conscience active, pratique, conséquentialiste, du pessimisme qui est le sien. On devient ascète quand on comprend que le monde n’est pas fait pour notre plaisir et que l’on en tire les conséquences. Qu’il y ait de l’hypocrisie dans une telle position : pourquoi pas ? Mais on ne peut lui retirer une telle conscience et un effort pour dépasser la fureur du monde qui ne poursuit aucun dessein ni aucune raison.
Selon notre façon de ne prendre aux auteurs que des aspects qui n’auraient pas été vus par les autres, Schopenhauer nous semble de grande importance sur deux points principaux : le premier une meilleure catégorisation de l’ascétisme : Schopenhauer en décrit le phénomène comme on ne le voit décrit nulle part ailleurs en entrant dans un tel détail ; le second est plus subtil : on aura sans doute repéré que, chez les auteurs que nous venons de citer, qu’ils soient favorables à l’ascétisme ou qu’ils n’y soient pas, l’ascétisme est toujours une conduite sur terre à l’égard de Dieu, comme si la destination de cette conduite envers un transcendant divin allait de soi. Du moins, les auteurs assènent-ils cette destination sans même se poser la question de savoir s’il ne pourrait pas y avoir un ascétisme qui n’aurait pas ce partenaire divin et qui pourrait donc être parfaitement athée. Cette interrogation est très liée à la première car on ne fait pas les mêmes classements selon que l’on prenne Dieu - et même, souvent, le seul Dieu des chrétiens - pour partenaire sans autre discussion, ou selon que l’ascétisme se joue entre d’autres partenaires ; ce qui permet à Schopenhauer d’ouvrir le jeu en direction des sagesses asiatiques qui n’ont pas les caractéristiques religieuses que nous connaissons dans le christianisme.
« Celui qui voit au-delà du principe d’individuation, qui connaît l’essence des choses en soi et par suite embrasse l’ensemble, celui-là [...] se voit lui-même à la fois dans toutes les places, et il se retire du cercle. – Sa volonté se replie ; elle n’affirme plus son essence, représentée dans le miroir du phénomène ; elle la nie. Ce qui met en évidence cette transformation, c’est le passage que l’homme exécute alors, de la vertu à l’ascétisme. Il ne lui suffit plus d’aimer les autres à l’égal de sa personne, et de faire pour eux ce qu’il ferait pour lui-même ; en lui naît un dégoût contre l’essence de la volonté de vivre, dont son phénomène est l’expression, contre cette essence qui est le fond et la substance d’un monde dont il voit la misère lugubre. Aussi la rejette-t-il, en tant qu’elle se manifeste en lui, et qu’elle s’exprime par son corps ; sa conduite dément ce phénomène du vouloir, et se met avec lui en contradiction ouverte. N’étant rien au fond, qu’un phénomène de la volonté, il cesse de vouloir quoi que ce soit, il se défend d’attacher sa Volonté à aucun appui, il s’efforce d’assurer sa parfaite indifférence envers toutes choses. – Son corps, sain et fort, exprime par ses organes de reproduction le désir sexuel ; mais lui, nie la Volonté, et donne à son corps un démenti ; il refuse toute satisfaction sexuelle, à n’importe quelle condition. Une chasteté volontaire et parfaite est le premier pas dans la voie de l’ascétisme, ou de la négation du vouloir-vivre »[13].
On aura noté que Dieu est absent de ce texte - il n’est pas nommé en tout cas - alors qu’il était omniprésent dans les textes précédemment cités des autres auteurs. Le vide en tient lieu[14]. Les raisons religieuses ne sont qu’en filigrane, éventuellement comme des interprétations secondaires d’une certitude majeure : le vouloir vivre est aveugle, il ne poursuit aucune fin, sinon de se reproduire éternellement lui-même. Ce qu’un être qui vit comme un phénomène du vouloir-vivre peut faire de mieux, c’est de ne rien faire pour ajouter à ce chaos, mais plutôt de tenter de s’y soustraire en en donnant une représentation qui permette de dépasser ce bruit et cette fureur que sont le monde et le vouloir qui l’habite. Ce vouloir qui nie le vouloir vivre est celui du saint, de l’artiste et du philosophe - du moins du philosophe schopenhauerien qui ne cherche ni ne projette aucune finalité dans ce bruit et cette fureur. Certes, « celui qui en est arrivé là ressent encore tous les désirs de la Volonté, en tant qu’il est un corps animé, et une manifestation du vouloir ; mais il les foule aux pieds exprès, il se contraint à ne rien faire de ce qui lui plairait à faire, et à faire tout ce qui lui déplaît, n’y eût-il à en attendre que ce seul résultat, de contribuer à la mortification de la Volonté »[15].
On aura aussi noté la primauté absolue accordée sur la pauvreté volontaire et intentionnelle, sur la nourriture parcimonieuse[16], à la chasteté ; la reproduction du vouloir vivre, au moyen de la participation par la sexualité, est la faute suprême. On voit ici que ce n’est pas parce qu’elle serait recommandée par Dieu ou par le Christ de façon contingente et arbitraire, sans donner de raison. Schopenhauer pense avoir atteint les raisons profondes de la vie ascétique : ne pas répéter, par sa propre initiative, le mal qui est celui d’exister.
Ce qui ne veut pas dire - et cela nous donne un passage vers Kierkegaard - que le christianisme ne soit pas comme les Vedas ou comme le bouddhisme une version particulière de l’ascétisme ; mais il n’en est qu’une version, fût-elle d’une extraordinaire beauté et d’une singulière élévation. C’est ainsi qu’il fait intervenir dans le débat maître Eckhart, dont les écrits prodigieux viennent d’être rendus accessibles en 1857. C’est lui qui dit, tout-à-fait dans le sens que nous venons d’indiquer : « Je m’appuie ici sur le Christ, car il dit : ‘Quand je serai élevé de la terre, j’élèverai toutes choses à ma suite’ (Jean, XII, 32) ».
Pensant au Christ, mais aussi à beaucoup d’autres saints, Schopenhauer explique ce que nous prendrions spontanément pour des outrances de l’ascétisme comme de simples conséquences de la prise de conscience de ce qu’est le vouloir-vivre : « comme lui-même nie la Volonté qui se manifeste dans sa personne, [l’ascète] ne s’opposera pas à ce qu’autrui fasse de même, c’est-à-dire à ce qu’on lui fasse tort ; aussi toute souffrance qui lui vient du dehors, qu’elle soit le fait du hasard ou de la malice d'autrui, est la bienvenue pour lui ; et de même pour les outrages, les offenses, les dommages de toute sorte ; il les accueille avec joie, y trouvant une occasion de se donner à lui-même la preuve que désormais il n’affirme plus sa volonté, qu’il prend volontiers le parti de quiconque est l’ennemi de cette manifestation de la volonté, sa personne. Il endure donc ces injures et ces souffrances-là avec une patience, une douceur inépuisables ; il rend pour le mal le bien, sans ostentation ; il ne laisse pas plus se rallumer en lui le feu de la colère que celui des désirs »[17]. C’est par sa vie même que l’ascète donne, régionalement si l’on peut dire, dans le petit lieu où il est, existence à la négation du vouloir vivre au sein même du vouloir vivre ; le renversant de l’intérieur. On est à la fois proche et aux antipodes des analyses de Feuerbach : « La misère de l’homme est le triomphe de la miséricorde divine ; la douleur qu’engendre le péché est la joie qu’engendre la sainteté divine »[18]. Oui, aux yeux de l’ascète, il faut préférer la misère de l’homme à son exaltation, mais il ne faut pas trop vite se presser à tenir la misère de l’homme et le triomphe de la miséricorde divine comme une seule et même chose. C’est la misère de l’homme qui se fait miséricorde.
La répétition kierkegaardienne
Le recentrage de l’ascétisme kierkegaardien nous fait revenir au christianisme, si toutefois Schopenhauer nous en a éloignés[19], mais cette fois il s’agit d’un retour presque exclusivement privilégié à cette religion chez le penseur danois. Mais Kierkegaard est un lecteur de Schopenhauer et la façon même dont l’auteur du Monde comme Volonté et comme représentation s’y prend pour penser l’ascétisme a quelque retentissement sur Kierkegaard.
Sur la question du plaisir et de l’ascétisme, Kierkegaard est sur la même ligne que Schopenhauer dont il partage le pessimisme. Avec même beaucoup plus encore de dolorisme[20]. Non seulement Kierkegaard parle de l’ascétisme comme d’une haine de soi et du monde[21], mais il ne fait aucun doute pour Kierkegaard que la douleur du Christ dans sa réalité ne soit source de salut. Il va jusqu’à affirmer que « la souffrance est la valeur fondamentale du christianisme » et il pousse à l’extrême l’ascétisme[22]. En tout cas, s’il paraît parfois partager avec les utilitaristes le préjugé fondamental selon lequel les souffrances sont plus réelles que les plaisirs, tandis que les plaisirs sont plus fictifs et imaginaires, il porte ce préjugé au point le plus extrême dans un texte terrifiant. Si Dieu abandonne Jésus sur la croix, c’est pour qu’il soit bien sûr aux yeux de chacun que Jésus était parfaitement libre de faire, de laisser faire, ou de ne pas faire, de ne pas laisser faire ce qu’il a fait ou assumé. Si quelqu’un assume une souffrance, il assume cette souffrance et il n’y a pas à la lui édulcorer. Si Dieu était venu au secours du Christ, comme l’ange d’Abraham qui arrête à temps le geste fatal (Gen. XXII, 1-19), il aurait frappé le réel d’inexistence, ou il aurait jeté sur l'existence le soupçon d’une absence totale de sérieux, transformant la crucifixion en une sorte de deus ex machina. « La souffrance non imposée mais librement assumée a en effet, à l’extrême pointe dialectique de sa responsabilité, cette autre douleur : Dieu fait sentir à l’homme qu’il l’a lui-même librement assumée »[23]. Il faut que la souffrance soit réelle pour que la rédemption ait quelque sens. Quand un individu se risque à souffrir, la Providence l’aide à parvenir à souffrir pour de bon[24]. Et si Dieu veut être aimé, c’est par la réalité de la souffrance qu’il veut l’être et non par quelque souffrance au rabais ou par les fumets du plaisir. On voit ici que, si Kierkegaard ne tire pas les mêmes conséquences que l’utilitarisme, le fondement est le même : la douleur l’emporte en degré de réalité sur le plaisir. On l’aura compris : la grâce n’est pas du tout le bonheur et le christianisme authentique est une suprême misère que ne soupçonnent pas l’agnostique et l’athée qui imaginent le christianisme heureux. Il n’y a pas de christianisme heureux : cela a été dit et redit.
Mais ce qui nous apparaît le plus important à nous qui, encore une fois, cherchons le trait caractéristique, décisif, de l’ascétisme chez tel ou tel auteur, c’est ce qu’on pourrait appeler la dégradation interne du plaisir par ce que Kierkegaard appelle la répétition, la reprise. Le plaisir donne la perspective d’un plus grand plaisir qui le répète et il meurt précisément de cette répétition. « Il doit vraiment être de fait qu’au premier instant de l’amour la vie de celui qui l’éprouve soit finie, mais on doit aussi avoir la force vitale requise pour tuer cette mort et la changer envie »[25]. Et, un peu plus loin, regardant ce qu’il en est, cette fois pour la jeune fille, il écrit : « Elle avait imprégné tout son être et lui laissait un souvenir éternellement jeune. Elle avait joué un grand rôle dans sa vie en le rendant poète ; mais par là même elle avait signé son propre arrêt de mort »[26]. À peine commencé, l’amour se vit déjà au passé ; mais, contrairement à ce que dénoncent la plupart des auteurs - Hume le premier dans son texte, pourtant magnifique, sur L’Épicurien[27] - ce n’est pas le temps qui passe qu’il faut mettre en cause, mais un acte que nous faisons et que nous ne nous savons pas faire et qui est celui, dès les premiers instants qui suivent un plaisir, de ne pas pouvoir nous empêcher de le répéter. Cette répétition qui prend le plaisir pour objet en est la meurtrière. Il prend l’exemple d’un amour qui, en voulant se reprendre, se dévoie et se transforme en désir d’écriture chez le jeune homme qui se trouve tombé au fond d’une crevasse avec deux bords aussi redoutables l’un que l’autre : « elle était la bien-aimée, la seule qu’il eût aimée, la seule qu’il voulût jamais aimer. Et d’autre part pourtant, il ne l’aimait pas puisqu’il ne faisait que soupirer après elle »[28]. Avec une redondance pratique de l’affectif : faut-il avouer à l’intéressée ce qu’il en est de cet amour finissant ? Ou faut-il feindre de le vivre en donnant le change ? Dire, même avec délicatesse qu’il s’est trompé ? Ou aller jusqu’au bout de l’imposture en se mariant ? Ce qui constitue l’intérêt particulier de l’analyse que Kierkegaard fait de la répétition ou de la reprise et sous ce titre même, c’est qu’il montre qu’il n’est pas besoin de supposer une machinerie perverse par laquelle l’homme s’abuserait en créant les dieux mais que, au fond même des intimités et sans qu’elles ne le veuillent, se joue une dégradation des projets de plaisirs[29].
Ce n’est pas une dégradation d’effacement comme Hume s’y était arrêté par exemple. Chez Hume, le plaisir ne faisait que se perdre et devenir évanescent. Ce n’est pas on plus, quand il s’agit de vouloir se débarrasser d’une douleur, de s’étourdir contre elle au moyen d’une décharge d’affect - comme Nietzsche en fait le diagnostic au § 15 de La généalogie de la morale[30] -. Il en va tout autrement chez Kierkegaard qui, avec une pureté structurale montre comment le plaisir, comme le déplaisir, se transforment en tout autre chose que ce qu’ils étaient au départ dès lors qu’ils veulent se reprendre et qu’ils ne sauraient se répéter sans se changer profondément.
On trouve toutefois, chez Nietzsche un approfondissement dont nous ne saurions nous passer dans l’analyse de l’ascétisme. Cet approfondissement est celui du soupçon benthamien dont Nietzsche ne paraît pas se soucier, si même il en connaît l’existence. En revanche, l’ironie nietzschéenne met à l’épreuve la conception que Schopenhauer se fait de l’ascétisme
« Toutes les grandes choses périssent par elles-mêmes, par un acte d’ « auto-suppression » : ainsi le veut la loi de la vie, la loi du nécessaire « dépassement de soi-même » dans l’essence de la vie - toujours pour le législateur lui-même, finit par retentir l’arrêt ‘patere legem quam ipse tulisti’ <Assume la loi que tu as toi-même promulguée>. »
[La généalogie de la morale, in : Œuvres, II, p. 887]
« Même à l’arrière-plan de la dernière venue parmi les philosophies, la philosophie schopenhauérienne, se trouve, presque comme problème par excellence, cette épouvantable question de la crise et du réveil religieux. Comment la négation de la volonté est-elle possible ? Comment l’homme saint est-il possible ? — Il semble vraiment que ce sont ces questions qui firent de Schopenhauer un philosophe et qui le poussèrent à débuter dans la philosophie ».
Par-delà le Bien et le Mal, § 47.
Nous ne saurions terminer cette petite recherche sans une lecture de Nietzsche qui reprend la question de l’ascétisme de manière critique dans la troisième Dissertation de La Généalogie de la morale sous le titre : « quel est le sens des idéaux ascétiques ? ».
Après avoir pointé un préjugé des philosophes à l’encontre de la sensualité [« il y a une véritable animosité, une rancune philosophique à l’égard de la sensualité »], Nietzsche relève un petit détail dans la vie des philosophes - qu’il aurait pu aussi relever dans la sienne - : « Le philosophe a horreur du mariage et de tout ce qui pourrait l’y conduire - du mariage en tant qu’obstacle fatal sur sa route vers l’optimum - (ce n’est pas de sa route vers le bonheur que je parle, mais de sa route vers la puissance, vers l’action, vers l’activité la plus puissante, ce qui, de fait, dans la plupart des cas, est sa route vers le malheur). Parmi les grands philosophes lequel était marié ? Héraclite, Platon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Schopenhauer - ils ne l’étaient point ; bien plus, on ne pourrait même se les imaginer mariés. Un philosophe marié a sa place dans la comédie, telle est ma thèse : et Socrate, seule exception, le malicieux Socrate, s’est, semble-t-il marié par ironie, précisément pour démontrer la vérité de cette thèse. Tout philosophe dirait, comme jadis Bouddha, quand on lui annonça la naissance d’un fils : « Râhoula m’est né, une entrave est forgée pour moi » (Râhoula signifie ici « un petit démon ») »[31].
Puis, de la même façon qu’il démystifie le génie ou le don, il démystifie aussi l’ascétisme en particulier celui des philosophes, en montrant qu’il n’est pas du tout le faisceau de vertus pour lequel il se donne volontiers, mais qu’il est l’ensemble de conditions vitales des possibilités qui, aux yeux de l’intéressé, lui permettent de mener à bien l’œuvre qu’il entreprend. Il résume alors d’une formule latine de son cru l’attitude ascétique par laquelle le philosophe protège son travail ou ce qu’il estime être important dans sa vie : Pereat mundus fiat philosophia, fiat philosophus, fiam <Que le monde périsse pourvu que soit la philosophie, pour que soit le philosophe, pourvu que je sois !> ; et il développe - je résume toutefois un peu pour que nous nous en tenions à apercevoir la teneur du propos - :
« On reconnaît un philosophe à ce qu’il évite trois choses brillantes et bruyantes : la gloire, les princes et les femmes. [...] Il fuit la lumière trop vive. [...] Quant à son « humilité », il s’accommode aussi, comme il s’accommode de l’obscurité, d’une certaine dépendance et d’un certain obscurcissement : bien plus il craint le trouble de la foudre [...]. Ils demandent enfin assez peu de choses, ces philosophes, leur devise est : « celui qui possède est possédé » : et cela, je ne saurais trop le répéter, non par vertu, par une volonté méritoire de frugalité et de simplicité, mais parce que leur souverain maître l’exige ainsi avec sagesse, impérieusement : ce maître qui n’a dans l’idée qu’une seule chose et qui n’assemble, qui n’épargne que pour cela, temps, force, amour, intérêt ».
Il parle aussi du « désert » symbolique dans lequel il se réfugie. Nietzsche poursuit ce texte, accablant pour les philosophes, mais magnifique en ce qu’il montre la face cachée de l’ascétisme, qui n’a pas en son envers les vertus - de pauvreté, d’humilité et de chasteté qu’il paraît avoir à l’endroit. Là où Schopenhauer s’arrêtait interdit devant l’ascétisme, Nietzsche poursuit l’analyse ; non sans un petit travers « moral » de dénonciation de l’hypocrisie, qui n’est pas sans rappeler, même si l’ironie est constamment présente, les attaques de style moraliste de La Rochefoucauld. C’est bien ce ton qui agacera Lacan dans La généalogie de la morale[32] ; non sans raison.
Toutefois, il est un point qui me paraît particulièrement important dans l’analyse de l’ascétisme entreprise par la « Troisième Dissertation » et qui tient à l’approfondissement de l’instinct de mort ; de la volonté de se détruire, de détruire les autres et le monde en aimant cette destruction.
« Une vie ascétique est une autocontradiction : un ressentiment sans pareil domine, celui d’un instinct qui n’est pas satisfait, d’un désir de puissance qui voudrait se rendre maître, non de quelque chose dans la vie, mais de la vie elle-même, de ses conditions les plus profondes, les plus fortes, les plus souterraines ; il s’agit d’une tentative d’user la force à tarir la source de la force ; on voit le regard haineux et mauvais se tourner même contre la prospérité physiologique, en particulier contre l’expression de cette prospérité, la beauté, la joie ; tandis que les choses manquées, rabougries, la souffrance, le malheur, la laideur, le dommage volontaire, la mutilation, les mortifications, le sacrifice de soi, sont ressentis et recherchés à l’égal d’une jouissance. [...] « Le triomphe précisément dans la dernière agonie » : l’idéal ascétique a toujours combattu sous ce site superlatif »[33].
Cette argumentation conduit Nietzsche à mieux fonder la proposition de départ qui paraissait seulement contingente ; à savoir : que la philosophie a un préjugé défavorable concernant la sensation et la sensibilité. Voici comment s’effectue le fondement qui ferme la boucle (si je puis dire) : « Supposons qu’une volonté aussi formelle de contredire et d’aller contre nature soit amenée à philosopher : sur quoi exercera-t-elle son arbitraire le plus subtil ? Sur ce qu’on a considéré comme vrai avec le plus de certitude : elle cherchera l’erreur à l’endroit même où l’instinct de la vie a le plus absolument placé la vérité. Par exemple [...] elle traitera d’illusion la corporéité et même la douleur »[34].
En dépit d’un moralisme qui se trouve conservé dans ses replis, la force de Nietzsche n’en est pas moins de ne pas s’arrêter à la sublimation comme étant le point au-delà duquel toute critique doit s’arrêter ; comme l’a fait Schopenhauer. Le courage, sur ce point était de continuer et de montrer que ce qui se présente comme valeur ne saurait jamais se produire de cette façon-là : de la façon dont elle se figure ou entend se figurer s’être produite. Ce geste-là doit être préservé ; ce qui d’ailleurs ne retire pas de valeur à la valeur, ce qui ne l’amoindrit pas.
Conclusions
Une recherche comme celle-là, fût-elle d’ambition et de taille très modestes, laisse beaucoup de questions pendantes que nous aurions aimé poser et aimé tenter de résoudre. Parmi celles-ci, il en est une qui brûle les lèvres et à laquelle il semble difficile de répondre - peut-être faudrait-il lui consacrer une séance entière de Théophile pour commencer d’y voir un peu clair - : en embrassant le christianisme doit-on adopter aussi les positions ascétiques dont nous avons vu, chez quelques philosophes, chrétiens ou non, le kaléidoscope dont certaines facettes semblent plus hideuses que riantes - la pire étant peut-être celle selon laquelle il vaut mieux souffrir le mal que faire le bien ?
Il est une seconde question qui est peut-être plus facile à traiter que la précédente et qui dispose d’une littérature moins clivante que la précédente : Y a-t-il des plaisirs plus nobles que d’autres ? Et pour les douleurs, en va-t-il de même ? C’est une question que l’on trouve soulevée dans le Philèbe de Platon et chez John-Stuart Mill qui soutient contre Bentham qu’il « vaut mieux un Socrate malheureux qu’un pourceau satisfait ».
Pour la lecture schopenhauerienne de l’ascétisme, on pourrait sans que cela ne soit trop audacieux, rapprocher la version qu’en donne Schopenhauer de celle qui, beaucoup plus mesurée, achève Tristes Tropiques qui est une demande de restriction de nos exigences de plaisir lesquelles, par leur expansion et leur extension, font subir de façon indue aux autres hommes et à la planète, à sa géographie comme à son histoire, des pertes et des gâchis tout à fait irréparables qui ne devraient pas avoir lieu avec des conduites plus mesurées. L’auteur de référence chez Lévi-Strauss n’est pas Schopenhauer mais plutôt Rousseau qui, dans Émile ou De l’éducation, prête au précepteur d’Émile, des propos qu’il glisse dans l’oreille de son élève ingénument émerveillé, au moment où l’éclat d’un banquet est à son point maximal d’intensité : « Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y arriver ? »[35]. Je me demande si l’une des clés, finalement assez laïque, de l’ascétisme ne se trouve pas là dans une vie délibérément resserrée dans la satisfaction de ses besoins mais dont le resserrement n’affecte en rien la richesse intellectuelle qui, elle, peut être débordante. Il existe un ascétisme écologique, dont le but est de ne pas exagérer le gaspillage que le vivant, par le fait même qu’il vive organise constamment autour de lui. L’ascétisme lévi-sraussien irait exactement à l’encontre de l’ascétisme qui fascinait Schopenhauer en freinant l’entropie du monde plutôt qu’en l’accélérant.
Nous avons rapproché les analyses de Feuerbach de celles que Freud fait du refoulement et du retour du refoulé. On serait peut-être tenté de faire le même rapprochement à propos de Schopenhauer ; d’autant que Freud est un lecteur de ce dernier. Il faudrait alors prendre garde à voir dans l’ascétisme, tel qu’il est envisagé par Schopenhauer, un phénomène de sublimation plutôt qu’une manifestation du refoulement. On lit en effet parmi les dernières remarques que Schopenhauer veut faire sur la question cette étonnante analyse :
« De même que nous avons vu le méchant, par l’obstination de sa volonté, endurer une souffrance intérieure, continuellement cuisante, ou bien, lorsque tous les objets du vouloir sont épuisés, apaiser la soif furieuse de son égoïsme dans le spectacle des peines d’autrui ; de même l’homme qui est arrivé à la négation du vouloir-vivre, si misérable, si triste, si pleine de renoncements que paraisse sa condition, lorsqu’on l’envisage du dehors, de même cet homme est rempli d’une joie et d’une paix célestes. Ce n’est pas, chez lui, cette vie tumultueuse, ni ces transports de joie, qui supposent et qui entraînent toujours une vive souffrance, comme il arrive aux hommes de plaisir ; c’est une paix imperturbable, un calme profond, une sérénité intime, un état que nous ne pouvons nous empêcher de souhaiter, lorsque la réalité ou notre imagination nous le présente ; car nous le reconnaissons comme le seul juste, le seul qui nous élève véritablement ; et notre bon génie nous y convie, « sapere aude » [Aie le courage d’être sage] »[36].
On pourrait se demander aussi - et c’est bien ce que Lacan démontre avec éclat dans son Deuxième Livre du Séminaire - s’il ne serait pas possible de rapprocher ce texte « mozartien » de La Répétition des textes de Freud sur le même sujet lorsqu’il présente la conduite, au premier abord assez opaque mais que analyse rend transparente, de son petit fils qui, pour s’accommoder des départs déplaisants de sa mère se sert du jeu de bobine pour maîtriser le déplaisir de l’événement et le transformer en plaisir, un peu à la façon dont le jeune homme, devenu poète, transforme en écriture ses amours désastreuses.
Retour sur une polysémie
Pour finir, je voudrais esquisser un tableau de tous les sens que nous avons croisés sous le nom d’ascétisme. Ne mettons-nous pas sous le même terme des notions extraordinairement différentes ? La question étant de savoir pourquoi on le fait. Car non seulement la notion n’a pas de bords bien nets - ce qui n’est pas trop grave puisqu’on peut travailler avec des notions aux limites floues - mais elle est aussi tiraillée par toutes sortes de contradictions. Ces tiraillements sont plus gênants mais ils sont souvent la caractéristique des notions existentielles. Essayons d’en faire le relevé en regroupant ce que l’exposé a pu disperser.
Le premier est que l’ascétisme semble se caractériser par des haines plutôt que par des amours, quand bien même il y aurait une circularité entre ces haines et ces amours : haine du moi, haine du monde, haine de l’autre, haine des plaisirs ; mais aussi amour de ce qui paraît aspirer ou inspirer toutes ces haines, qu’on appelle Dieu ce foyer d’aspirations ou d’inspirations ou qu’on le laisse être une sorte de vide ou de néant innommable et qui joue cette fonction d’aspiration. Où est le positif ? Où est le négatif ? Et le positif l’emporte-t-il sur ce qui est tenu pur négatif ?
L’ascétisme est-il seulement une affaire de religion plus ou moins dissimulée ou peut-il exister un ascétisme athée, qui ne dissimulerait aucune espèce de religion mais qui serait inspiré par une dégoût profond du monde et de son vouloir-vivre ? L’ascétisme pourrait alors même aller jusqu’à un athéisme actif voulant détruire la création de Dieu au moins dans le petit secteur où il nous est donné de vivre et de respirer. Le conflit entre l’irréligion et la religion continuerait d’agir au sein de l’ascétisme, qui ne verserait pas forcément du côté de la religion. L’ascétisme n’est pas seulement la recherche de la souffrance et du mal parce qu’il nous conduit ou nous ramène forcément à Dieu, ou peut-il aussi pour détruire cette prétendue œuvre de Dieu.
Le deuxième est de savoir s’il n’est pas deux sortes d’ascétisme : l’une qui, tout en détestant les plaisirs, semble continuer de penser que la norme est de continuer de les aimer ; ou, dans une conduite plus radicale, de s’efforcer de les détester en tentant de renverser cet ordre de normes et de mettre le déplaisir et la douleur au-dessus du plaisir en trouvant à ce renversement de valeurs toutes sortes de raisons : le salut, la grâce, le mérite.
Il y aurait, là aussi, deux sortes d’ascétisme ; l’une qui irait jusqu’à penser qu’il vaut mieux souffrir le mal que faire le bien ; l’autre qui souffrirait le mal parce qu’on n’a pas pu l’éviter mais qui n’empêcherait pas de continuer de penser qu’éprouver le bien et le faire valent mieux qu’éprouver le mal et le subir ; la rencontre du mal est alors contingente, malencontreuse, mais elle n'est pas le produit d’une recherche. Dans le dernier cas il s’agit d’une privation de plaisir et de trouver une compensation de plaisir dans cette privation même. Dans l’autre, c’est la recherche du déplaisir qui est bonne ; la douleur étant prise - en raison de sa réalité - comme une espèce d’absolu.
Le troisième, assez lié au précédent, est de voir dans l’ascétisme une sorte d’utilitarisme inversé. Il est ordinaire d’opposer l’utilitarisme comme doctrine promouvant le bonheur à la recherche de la douleur. Or il semble qu’il y ait un utilitarisme de la douleur, soit comme une sorte d’hypocrisie - car derrière la recherche de la douleur il s’agirait de rechercher un plaisir simplement plus caché ; soit parce qu’on estime qu’il y a plus d’intérêt dans la douleur que dans le plaisir - ce qui implique une réversion, un renversement, d’ailleurs parfaitement assumé, des façons ordinaires de penser. Ce renversement peut prendre toutes sortes d’allures, la plus courante étant que ce qui est fin peut devenir moyen et réciproquement. (Au lieu de travailler pour obtenir des satisfactions, je travaille pour travailler ce qui me procure des satisfactions qui sont internes à ce travail ; ou je diffère le moment de mon plaisir et feins de préférer la douleur au plaisir). Ce serait le cas de relever que les ascètes n’agissent pas comme ils disent et ne parlent pas comme ils agissent. Leur parole ne serait qu’une bravade qui cache (mal) les sentiments et les valorisations ordinaires. On pourrait trouver un autre exemple des renversements en fins ou l’inverse, comme lorsque l’on fait de la consolation la fin de l’ascétisme qui endormirait, adoucirait les douleurs et qui distrairait des douleurs la volonté de les anesthésier. L’ascétisme enraye les finalités ordinaires. Le principe de Maupertuis pourrait aussi se trouver inversé.
Du coup, le problème pourrait se poser en ces termes : l’ascétisme pourrait-il se passer d’être militant ? Il prend parfois des allures militantes quand il s’agit de travailler à sa grâce ou à son salut voire - du côté athée - quand il s’agit de travailler à la destruction du monde. Mais il peut aussi s’en passer cherchent à banaliser toutes les valeurs et à les traiter uniment.
Le quatrième pourrait tenir au renversement assez ironique d’une parole de Paul qui consiste à se plaindre qu’on fait ce qu’on ne voudrait pas faire et qu’on ne fait pas ce qu’on voudrait faire. Au lieu de s’en plaindre, on peut en faire une règle de vie qui renverse l’ordinaire, car l’acte entend réaliser ce qu’il ne veut pas et ce contre quoi il se cabre et ne pas réaliser ce vers quoi il va spontanément. Cette mortification de la volonté va à l’encontre des estimations et des valorisations ordinaires.
Le cinquième est de savoir si l’ascétisme tient dans le seul dégoût du plaisir ou s’il ne consiste pas à renvoyer dos à dos le plaisir et la douleur, les méprisant ou les détestant l’un comme l’autre, l’un ne valant pas mieux que l’autre. La banalisation du bien et du mal serait le trait dominant de cet ascétisme plutôt que l’héroïsme qui va au-devant de la douleur et ne la craint pas. Avec une certaine équivoque : s’agit-il de se rendre maître du bien et du mal ou s’agit-il de s’en affranchir ?
Le sixième est de savoir si l’ascétisme est une sorte de démonstration de force en se plaçant au-dessus des plaisirs et des douleurs - surtout au-dessus des plaisirs - ; ou si l’on n’a pas affaire à une comédie de la faiblesse qui tente de jouer la force. L’abstinence est-elle forte, délibérée, voulue ? Ou est-elle subie et simplement transformée in extremis en force un peu spectaculaire ? S’agit-il d’éblouir les autres ? Ou s’agit-il de ne tenir aucun compte de leurs façons de penser et d’évaluer ?
L'ascétisme : une fiction ?
S’agirait-il, dans l’ascétisme de pratiquer la répétition ou de tenter de l’enrayer et de la dévoyer ? Ce serait un septième sens de l’ascétisme. La répétition est-elle par elle-même le dévoiement des plaisirs ? Ou est-elle la prise en charge de ce dévoiement ?
Une notion aussi contradictoire que celle de l’ascétisme que nous venons d’analyser, qui ne s’effondre pas sous l’effet de ses multiples contradictions et garde une sorte de consistance en dépit de cette menace permanente d’effritement, porte un nom : c’est une fiction.
Introduction à la conférence de Béatrice Cléro-Mazire
Les auteurs dont nous nous sommes servis ont tous une particularité : Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche sont athées, se disent athées en tout cas, et font vivre intellectuellement les religions comme de l’intérieur. Leur manière même de les contrer implique qu’ils en sont en quelque sorte partie prenante. Cette attitude a quelque chose de nouveau. Kant installait sa philosophie critique à l’égard du religieux en en respectant la spécificité ou l’autonomie, tout en le visitant du point de vue de la raison et de l’entendement. Hegel assimilait le religieux et s’efforçait de lui faire avouer qu’il était seulement maladroitement philosophique mais que la pénétration philosophique pouvait lui permettre de gagner en adresse. Quant à Bentham, s’il a commencé sa vie intellectuelle en attaquant le christianisme, il s’est très vite aperçu que cette attaque n’était pas un avantage politique et que stratégiquement il valait mieux s’accommoder du religieux pourvu qu’il ne cherche pas à empiéter sur le juridique, le politique, l’éthique au point d’inquiéter la souveraineté des États. La pénétration du christianisme par certains auteurs que nous avons commencé de citer que Kierkegaard ne s’offusque aucunement de leur athéisme et qu’il fait sien le pessimisme de l’un pour nourrir son propre ascétisme et la dynamique pneumatique que l’autre envisage dans le christianisme pour regarder le fonctionnement réel, sociologique, de la religion ; sans s’attarder à polémiquer sur le ratage du « tout autre » et de la « transcendance » que l’on trouve chez Feuerbach.
Ce qui est étonnant chez ces auteurs, souvent fils de pasteurs, c’est la fonction de ponts, d’intermédiaires qu’ils jouent entre les croyants et les agnostiques, voire les athées. S’ils ne font pas croire et détournent même de la croyance, ils la rendent fascinante, non pas sur les points les plus dérivés, les plus annexes et les plus secondaires ; mais les plus essentiels qui tiennent au cœur du religieux. Ces textes nous prennent et nous envoûtent philosophiquement comme le font les Pensées de Pascal ou comme le fait la musique de Bach qui tire les larmes par son jeu d’enveloppements même à celui qui n’est pas tenté d’accorder une valeur sure que symbolique à l’existence du Christ et à la vie qu’il a pu mener en ce monde, telle que Matthieu, Jean, nous rapportent qu’elle fut.
Hume avait déjà remarqué une telle circularité théisme - déisme - athéisme ; qu’est-ce qui change par rapport à Hume ? L’athéisme est avoué par les auteurs du XIX e siècle ; mais, en même temps, les analyses sont tellement profondes qu’elles mettent - est-ce une illusion ? - de plain-pied avec la foi.
Le déplacement des problèmes est lié à une façon pratique de poser les problèmes et non pas ontologique comme s’il s’agissait d’un savoir. Les pratiques se mesurent les unes par les autres ; elles coexistent dans le même monde. On s’aperçoit alors que des attitudes qui paraissaient caractériser le religieux peuvent aussi caractériser tout autant l’irréligieux. La référence à Dieu est très subalterne. Décisive au XVIII e, elle ne l’est plus au XIX e - pas chez tous les penseurs en tout cas -. Où passe désormais le clivage s’il ne passe plus par Dieu ? D’ailleurs, y a-t-il un clivage ?
Au XVIII e siècle, l’athéisme est clivant. Au XIX e, il ne l’est plus. Grande pluralité de façons d’être religieux ? ou plutôt, de se rapporter au religieux. Un reclassement s’effectue.
Depuis se défaire du religieux jusqu’à adopter à son égard toutes sortes d’attitudes.
Ceux qui se disent chrétiens et ne sont chrétiens que de nom ; ils vivent comme les athées et les agnostiques. Jusqu’à ceux qui ne sont athées que de nom et vivent comme les chrétiens.
[1] Nietzsche F., La généalogie de la morale, in : Œuvres, II, p. 865 : « Que de tels sportsmen de la « sainteté », dont toutes les époques et presque tous les peuples nous présentent une si riche collection, aient réussi à se délivrer effectivement de ce qu’ils combattaient [la douleur, le sentiment d’être malade] à l’aide d’un aussi rigoureux training, c’est ce dont on peut sérieusement douter, - car, à l’aide de leur système de procédés hypnotiques, ils vinrent réellement à bout de leur profonde dépression physiologique dans une infinité de cas : aussi leur méthode compte-t-elle parmi les faits ethnologiques universels ».
[2] On est surpris de constater que dans un essai intitulé De la superstition et de l’enthousiasme (1741), où l’on attendrait que la notion d’ascétisme joue un rôle, Hume, son auteur, ne lui accorde aucune occurence.
[3] Nietzsche, II, p. 866.
[4] Trois cents pages plus loin, p. 487, il revient sur la question à peu près dans les mêmes termes : « Toute joie est confirmation de soi, tout plaisir est manifestation de force, est énergie ». [5] Journal, vol. II, p. 342.
[6] « Jésus n’était pas un ascète, mais ses disciples qui renchérissaient sur sa doctrine le furent. Ils détestaient la chair et le monde au même titre que le diable » (p. 106).
[7] La question de l’ascétisme ne paraît pas intéresser beaucoup Lacan. [8] Bentham a beaucoup de mal à envisager qu’un gouvernement ou qu’un pouvoir politique puisse imposer aux citoyens un régime ascétique. Heureux hommes qui ignorait le régime des ayatollahs en Iran ou celui des Talibans quand ils parviennent à s’emparer du pouvoir pour y instaurer quelque république islamique.
[9] Luther cite à ce propos la Lettre de Paul aux Éphésiens, II., en l’assortissant d’un commentaire de son cru : « notre conception et notre naissance sont pécheresses et ordurières ». Cité par Feuerbach, p. 486.
[10] « La religion chrétienne est une religion de la souffrance » (p. 186).
[11] Nietzsche F., II, p. 854.
[12] Nietzsche, II, p. 852.
[13] schopenhauer.fr/oeuvres/fichier/le-monde-comme-volonte-et-comme-representation.pdf, p. 566.
[14] Nietzsche le note très bien dans une parenthèse située à la fin du § 17 de La généalogie de la morale. « Selon la logique de sentiment, dans toutes les religions pessimistes, le néant s’appelle Dieu » (II, p. 867). Nous pourrions dire, plus exactement, qu’il prend la place de Dieu.
[15] idem, p. 568.
[16] Par ce conseil ou cette recommandation, on est évidemment loin du monde de La Mettrie qui célèbre ainsi les banquets : « Quelle puissance d’un repas ! La joie renaît dans un cœur triste ; elle passe dans l’âme des convives qui l’expriment par d’aimables chansons où le Français excelle. Le mélancolique seul est accablé et l’homme d’études y est plus propre [est plus propre à être mélancolique] ». (La Mettrie, L’homme machine, p. 38).
[17] Idem, p. 568-569.
[18] Feuerbach L., L’essence du christianisme, p. 379.
[19] Schopenhauer voit, en effet, les première traces de l’ascétisme comme négation de la volonté dans les Évangiles mêmes qui demandent de « renoncer à soi-même » et de « porter sa croix » (Matth., XVI, 24, 25 ; Marc, VIII, 34, 35 ; Luc, IX, 23, 24 ; XIV, 26, 27, 33). Sans oublier que ces tendances se sont développées petit à petit, et ont donné naissance aux ascètes, aux anachorètes, aux moines. [20] La prédication du Christ a pour fondement que ce monde-ci est un monde en proie au mal ; la perspective ne saurait être d’améliorer le monde, puisque c’est impossible : « le but de cette vie, c’est d’être porté au suprême degré du dégoût de vivre » ; c’est au monde entier que l’on peut appliquer le mot de condamnation par Oedipe de sa propre vie en exprimant son regret d’être né. Mais alors, qu’en est-il de la création si le pessimisme est si profond ? Renversant les valeurs les plus ordinaires, Kierkegaard va jusqu’à écrire dans le troisième alinéa du texte qui figure dans le Journal à la date du 25 septembre 1855 que c’est seulement à ceux qui sont sauvés que Dieu fait la grâce de les porter au suprême dégoût de vivre.
[21] Kierkegaard S., Journal, V, p. 123.
[22] Dans un texte intitulé « Le rapport à Dieu » Kierkegaard pousse l’anti-utilitarisme aussi loin qu’il est possible : « C’est cette conception du rapport à Dieu que, de nos jours, on a entendu exprimer diaboliquement par cette formule : Dieu est le mal. En d’autres termes, l’absolu, le rapport à cet absolu, l’idéal, etc. fait le malheur de l’homme en ce monde. Mais oui, dit le christianisme, c’est ainsi, mais l’absolu sauve pour l’éternité. Pourtant quand l’homme a totalement abandonné l’éternel, alors rien de plus logique, Dieu est le mal - Effroyable ! » (Journal, vol. IV, p. 293-294).
[23] Journal, vol. II, p. 212.
[24] Journal, vol. V, p. 134.
[25] La reprise, p. 699.
[26] Ibid.
[27] Hume a écrit un essai sur les quatre façons typiques de philosopher en décrivant successivement les attitudes du Platonicien, de l’Épicurien, du Stoïcien et du Sceptique. Le plus émouvant de ces portraits est indiscutablement celui de l’Épicurien dont Hume sait peindre l’éloignement des plaisirs dans une vie qui passe trop vite. « Encore un court instant et cela ne sera plus. Nous serons comme si nous n’avons jamais été. De nous sur terre il ne restera passe moindre souvenir » (Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais, PUF, Paris, 2001, p. 304).
[28] La répétition, p. 699.
[29] « Il voyait la jeune fille malheureuse par lui sans qu’il eût conscience d’aucun faute » (La reprise, R. Laffont, Paris, 1993, p. 699).
[30] Nietzsche, II, p. 861 : « En effet, tout être qui souffre cherche instinctivement la cause de sa souffrance ; il li cherche plus particulièrement un responsable, ou, plus exactement encore, un responsable fautif, susceptible de souffrir, bref un être vivant contre qui, sous n’importe quel prétexte, il pourra, d’une façon effective ou en effigie, décharger son affect : car la décharge d’affect est, pour l’être qui souffre, la suprême tentative de soulagement, je veux dire d’étourdissement, le narcotique inconsciemment désiré contre toute espèce de souffrance ».
[31] p. 845.
[32] Il en parle très bien dans le L. II du Séminaire et situe La généalogie de la morale dans la perspective classique de la critique moraliste de La Rochefoucauld.
[33] Nietzsche, II, p. 854. Un peu plus loin, p. 856, on trouve une autre expression de la même idée : « L’idéal ascétique est tout l’opposé de ce que les admirateurs de cet idéal s’imaginent, - en lui et par lui, la vie lutte avec et contre la mort ».
[34] Nietzsche, II, p. 854.
[35] « Tandis que le repas se prolonge, tandis que les services se succèdent, tandis qu’autour de la table règnent mille propos bruyants, je m’approche de son oreille, et je lui dis : Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y arriver ? Quelle foule d’idées j’éveille dans son cerveau par ce peu de mots ! A l’instant voilà toutes les vapeurs du délire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il s’inquiète. Tandis que les philosophes, égayés par le vin, peut-être par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui, philosophant tout seul dans son coin ; il m’interroge ; je refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps ; il s’impatiente, il oublie de manger et de boire, il brûle d’être hors de table pour m’entretenir à son aise. Quel objet pour sa curiosité ! Quel texte pour son instruction ! Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ?
[36] P. 578.