N'y a-t-il de salut que par les œuvres

N'y a-t-il de salut que par les œuvres ?
Séance Théophile du mardi 26 mars 2024

Théophile - Séance du mardi 26 mars 2024

N'Y A-T-Il DE SALUT QUE PAR LES ŒUVRES ?

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Propos d’introduction
Comment la question se pose-t-elle pour la théologie chrétienne classique ?

La question que nous posons ce soir est la question qui anime la théologie chrétienne classique depuis le Vème siècle : comment l’Homme peut-il être sauvé ? Peut-il, par ses propres forces, gagner l’amour de Dieu ? Quelle œuvre agréable à Dieu pourrait-il accomplir pour obtenir la rédemption du mal qu’il ne peut s’empêcher de commettre ? Le problème du salut de l’âme et de la relation à Dieu pourrait sembler dépassée dans des sociétés modernes comme la nôtre. Pourtant, si se réaliser soi-même est une des aspirations majeures de nos contemporains, elle n’empêche en rien la question du sens de cette réalisation. C’est dans cette question que resurgit le problème de la part que prend ce qui transcende nos vies humaines, qu’on l’appelle Dieu ou non. La réalisation de notre vie comme une œuvre est-elle notre entière responsabilité ou y-a-t-il une part qui ne nous appartient pas et avec laquelle il faille compter ? Comment faire avec la contradiction interne à toute vie humaine et que résumait ainsi l’apôtre Paul : 

TEXTE 

« Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair : j'ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi » (Romains 7 : 18-20)

Dans une économie du salut telle que le christianisme la conçoit, trois positions peuvent se détacher : 

  • La première est la position "pélagienne", du nom du moine breton du Vème siècle appelé Pélage. D’après lui, l’Être Humain doit se sauver par ses œuvres ; en vivant selon la volonté de Dieu, il finit par mériter son salut. Tout dépend de lui, de ce qu’il pense et fait.
  • La seconde est la position selon laquelle aucun être humain ne peut vraiment mériter son salut parce qu’aucun ne remplit toutes les exigences de la loi divine. Nous avons donc tous besoin de pardon. Dieu accorde ce pardon aux hommes de bonne volonté. Si nous faisons des efforts, il vient nous aider et nous apporter ce qui nous manque. En revanche, il laisse celui qui fait le mal et ne recherche pas le bien. Nos œuvres ne nous font pas gagner, ni mériter notre salut ; néanmoins, elles le conditionnent. Dieu fait grâce à ceux qui cherchent à le servir et à lui plaire, en dépit de leurs insuffisances et de leur échec. Cette position est "synergiste" ou de « semi-pélagianisme » parce que le salut demande la coopération de l'être humain. 
  • La troisième position, est celle qui est défendue par Augustin contre les pélagiens et semi-pélagiens et reprise par Luther et les Réformateurs. Elle fut aussi adoptée un peu plus tard par le jansénisme et déclare que le salut vient entièrement et uniquement de Dieu. C’est une pensée très pessimiste au niveau ontologique de la condition humaine puisqu’elle considère que le péché a totalement corrompu l'être humain. Il le domine, et le rend incapable non seulement de gagner le salut, mais même de faire quoi que ce soit qui puisse lui mériter l'indulgence, ni lui valoir le secours de Dieu. Tout en nous est mauvais. Notre salut dépend exclusivement de Dieu, nous ne pouvons y contribuer en rien. Nous le recevons, comme nous recevons la vie, sans l'avoir mérité, sans l'avoir demandé, ni désiré, sans avoir rien eu à faire. Dieu ne donne pas le salut à des justes ; il n'en existe pas.

La première est celle du sens de mon existence : est-ce que, parvenu là où j’en suis de mon existence, l’acte que je me propose de faire s’inscrit-il dans l’ensemble de ceux que j’ai faits ? Peut-il donner une perspective à ce que j’ai déjà fait ? La corrige-t-il ? Le salut est une mesure de valeur : est-ce que ce que je m’apprête à faire (me marier ; prendre un emploi ou changer d’emploi ; prendre une résolution qui porte sur une gamme ou une grappe considérable d’actes : rompre une amitié que j’estime être délétère ou, au contraire, en gagner une après une rencontre que j’estime décisive) s’inscrit dans une perspective qui importe pour mon existence et contribue à lui donner un sens plutôt qu’à la rendre chaotique. Par ailleurs, – et ce sont les quelques autres caractéristiques du salut – le salut se caractérise par une vision globale de ma vie ; par une conception individuelle de mon existence ; par l’idée aussi d’une certaine distinction : celui qui cherche son salut veut être distingué ou se distinguer, au moins à ses propres yeux. Il y a aussi une certaine urgence du salut. Un dernier trait du salut est que l’on ne peut pas compter uniquement sur soi pour assurer son propre salut.  

C’est cette idée de la « justice passive » donnée par Dieu par pure grâce qui va constituer ce que Luther identifiera comme le moment de bascule d’un état d’angoisse, face à sa culpabilité impossible à satisfaire, vers un état de foi complète en Christ qui le délivre. En lisant l’Épître aux Romains, Martin Luther bute conte l’expression : « justice de Dieu » et se révolte contre le fait que l’Évangile révèle cette justice de Dieu par laquelle il punit les pécheurs. Luther se sent pécheur, malgré sa vie de moine irréprochable et il est accablé par le fait que : 

TEXTE : 

« Comme s’il n’était pas suffisant que des pécheurs misérables et perdus éternellement par le péché originel soient accablés par toutes sortes de maux par la loi du Décalogue, pourquoi faut-il que Dieu ajoute la souffrance à la souffrance et dirige contre nous, même par l’Évangile, sa justice et sa colère ? » J’étais ainsi hors de moi, le cœur en rage et bouleversé, et pourtant, intraitable, je bousculais Paul en cet endroit, désirant ardemment savoir ce que Paul voulait. 
Jusqu’à ce que, enfin, Dieu ayant pitié, et alors que je méditais jours et nuits, je remarquais l’enchaînement des mots, à savoir : « La justice de Dieu est révélée en lui », comme il est écrit : « le juste vit de la foi » ; alors je commençais à comprendre que la justice de Dieu est celle par laquelle le juste vit du don de Dieu, à savoir de la foi, et que la signification était celle-ci : par l’Évangile est révélée la justice de Dieu, à savoir la justice passive, par laquelle le Dieu miséricordieux nous justifie par la foi, selon qu’il est écrit : le juste vit de la foi. Alors je me sentis un homme né de nouveau et entré, les portes grandes ouvertes, dans le paradis même. ( …) Ainsi, l’œuvre de Dieu, c’est ce que Dieu opère en nous, la puissance de Dieu, c’est celle par laquelle il nous rend capables, la sagesse de Dieu, c’est celle par laquelle il nous rend sages, la force de dieu, le salut de Dieu, la gloire de Dieu. 
Préface au premier volume des œuvres latines de l’édition de Wittenberg ( 1545), M. LUTHER, Œuvres, Genève, Labor et Fides, tome VII, 1962, pp. 306-307. 

Dans l’article 4 de la Confession d’Augsbourg, Mélanchthon rédige le point de doctrine de la justification par pure grâce, défendue par Martin Luther, de la façon suivante : 

TEXTE :

Nous enseignons aussi que nous ne pouvons pas obtenir la rémission des péchés et la Justice devant Dieu par notre propre mérite, par nos œuvres ou par nos satisfactions, mais que nous sommes justifiés devant Dieu par pure grâce, à cause de Jésus-Christ et par la foi, lorsque nous croyons que Christ a souffert pour nous, et que, grâce à lui, le pardon des péchés, la justice et la vie éternelle nous sont accordés. Car Dieu veut que cette foi nous tienne lieu de justice devant lui, il veut nous l’imiter à justice, comme l’exprime Saint Paul aux chapitres 3 et 4 de l’Épître aux Romains.

Mais alors que deviennent les œuvres dans une telle théologie où Dieu fait tout pour le salut de l’Homme ? Dans son traité intitulé : Des bonnes œuvres, Martin Luther montre que la première des bonnes œuvres au sens où toutes les autres découlent d’elle est celle de la foi en Christ. 

TEXTE : 

La bonne œuvre première et suprême, la plus nobles de toutes, est la foi au Christ, ainsi qu’il le dit (Jean 6) : Quand les juifs lui demandèrent : « Que devons-nous faire pour accomplir les œuvres bonnes et divines ? » il leur répondit : « l’œuvre bonne et divine, c’est de croire en celui que Dieu a envoyé. ». 
« De cette bonne œuvre dépendent toutes les autres, même les plus profanes » (p. 441)

La philosophie est un peu en retard pour introduire le sujet ; ce qui est assez légitime pour traiter de pareilles questions.

Autant les positions précédentes ne peuvent pas se concevoir sans un contexte théologique, plus étroitement dans un contexte chrétien et même, plus étroitement encore, dans un contexte protestant, autant les philosophes modernes et contemporains, même s’ils parlaient ou parlent dans un cadre chrétien, ont élargi ces notions et les questions qu’elles posent en leur donnant une dimension plus humaniste ou plus anthropomorphique. Ne croyons pas que cela simplifie la tâche :  il est difficile d’accumuler, par cette simple interrogation " n’y a-t-il de salut que par les œuvres ? ", plus de difficultés en aussi peu de mots. Et regardons ce qui se passe aux deux ou trois points stratégiques du problème puisqu’il y a la question du salut, la question des œuvres, et, bien entendu, celle de leur articulation.

La question du salut

On peut commencer par ouvrir la question du salut bien au-delà d’une référence au christianisme, voire bien au-delà du rapport qu’un individu ou des individus ont à l’égard de Dieu. Le mot de salut est assez rarement défini par les philosophes. Envisagé de manière assez large, il recouvre plusieurs notions.
Les composantes du salut sont donc assez nombreuses.

On notera, d’entrée de jeu, deux choses : la notion de salut n’est pas forcément théologique ; une conception humaniste de l’existence a tout son sens. C’est ainsi que le langage courant parle bien de « gagner sa vie » pour parler d’un emploi et que Pascal reconnaissait, sans afficher l’aide de Dieu, que rien n’importe plus aux hommes que le choix d’un métier. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier ; le hasard seul en dispose. La seconde chose est que, presque à l’inverse de la première, les questions théologiques entrent, si ce n’est nécessairement, du moins évidemment et comme naturellement, dans cette idée de projet global contenue par le salut. Elles y entrent d’autant plus facilement que le salut – à tort ou à raison, qu’il s’agisse d’une illusion ou pas – est une perspective qui s’élève à une vue globale de mon existence. Pour reprendre un exemple chez Pascal, l’argument du pari met en jeu mon salut, parce qu’il élève ma vie à la conception d’un tout et rapporte des séquences particulières de ma vie à cette conception globale. 

L’antinomie déclenchée par la question des œuvres

J’en arrive à une deuxième série de difficultés de notre sujet. Et je vais commencer par un aveu – ce qui est peu commun en philosophie, qui plus est ici même où, dans cette activité dite de « théophile », nous pratiquons peu la confidence – : il m’est très difficile d’envisager que l’existence puisse comprendre son salut autrement que par ses œuvres. La valeur d’une existence dépend de ce que son « existant » en a fait, en fait et en fera. Il est rare qu’une antinomie – qui n’est rien d’autre que l’affrontement de deux thèses contraires – se présente de telle sorte que ceux qui sont intimement convaincus de la thèse ne puissent même pas comprendre ceux qui sont convaincus de l’antithèse ; et réciproquement. Mais, dans le cas qui nous intéresse, il est rare que notre parti ne soit déjà pris avant qu’on ne l’étudie et qu’il ne persiste pas après. Et ce n’est pas mauvaise volonté : c’est incapacité. À tel point que Nietzsche, par exemple, accuse de mensonge la partie adverse :

TEXTE :

Nietzsche, Aurore, L. I, § 22.
« Les œuvres et la foi. - Les docteurs protestants continuent à propager cette erreur fondamentale que seule la foi importe et que les œuvres sont une conséquence naturelle de la foi. Cette doctrine n’est tout bonnement pas vraie mais elle a l’air si séduisante qu’elle a ébloui des intelligences bien autres que celle de Luther (je veux dire celle de Socrate et de Platon) ; quoique l’évidence et l’expérience de tous les jours prouvent le contraire. La connaissance et la foi, quelque assurées qu’elles soient, ne peuvent donner ni la force ni l’habileté nécessaires à l’action. Elles ne peuvent pas remplacer l’habitude de ce mécanisme subtil et complexe qui a dû être mis en mouvement pour que n’importe quoi puisse passer de la représentation à l’action. Avant tout, en premier lieu, les œuvres ! C’est-à-dire l’exercice, l’exercice et encore l’exercice ! La « foi » adéquate viendra par surcroît – soyez-en certains ! ».

Ce phénomène est rare, car, quoique je sois attaché au continuisme ou au discontinuisme, je puis très bien envisager la thèse que je ne partage pas, lui accorder un droit à la vérité et même au sens. Mais dans le cas du rapport des œuvres et de la foi, l’opposition dialectique, l’antinomie, ne touche pas seulement au refus (Verwerfung ou Verneigung) d’adhérer (Bejahung) à la partie adverse, mais elle va jusqu’à l’incompréhension de la partie adverse. Ainsi dois-je avouer d’entrée de jeu ma radicale incompréhension d’un salut qui ne passerait pas par les œuvres. C’est ce que nous faisons, ce que nous essayons de faire, du moins, dans le monde, dans les phénomènes du monde, qui donne de la valeur à notre existence. Cela me semble tellement vrai qu’il n’y a, pour moi, aucun argument qui me convainque de quelque vérité possible de l’autre côté et même de la signification de la thèse opposée à celle à laquelle je crois.

Et pourtant, comble de difficulté, cette question des œuvres a quelque chose de lancinant quelle que soit la thèse qui ait été choisie par celui qui considère l’antinomie ; et de si rebondissant que, une fois une option prise, celle-ci continue de se diviser par la question même du rapport des œuvres au salut. Personne, même si cette personne croit le plus intensément qu’il se peut, ne se contenterait de l’intention d’agir sans agir. Mais personne non plus n’en resterait à l’idée que nous ne sommes que ce que nous nous faisons. Il y a aussi une position ambiguë des athées sur la question : les uns disant que, s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’urgence du salut, que ce soit par les œuvres ou non ; les autres disant au contraire que la reconnaissance par les autres de ce que l’on fait devient absolument déterminante s’il n’y a pas de Dieu.

Toutes les positions sont ambiguës, d’une ambiguïté probablement sans remède. Peut-être la clé de ces difficultés est-elle que la thèse, comme son antithèse, pèchent par le fait qu’elles posent toutes deux, comme ayant une consistance en soi, les deux termes d’œuvre et d’opération (le fait de faire pour que l’œuvre soit faite – comme résultat) alors que ces deux termes ne cessent de jouer dialectiquement l’un avec l’autre. On peut trouver cette sagesse du côté de Jankélévitch, qui la tient de sa lecture intelligente du kantisme.


Une lecture intelligente du kantisme

Partons précisément du kantisme pour manifester cette ambiguïté moderne.

Pour un moderne, de nos contrées du moins, et cela depuis le XVIIIe siècle, il n’est pas de valeur plus élevée en morale, en éthique et en politique, que celle de l’autonomie. Nous pensons qu’il n’y a pas de liberté, pour un être, autre que celle de faire ce qu’il veut faire et de se faire ce qu’il veut être, pourvu qu’il prévoie, dans son action, que l’autre fasse aussi ce qu’il veut faire et se fasse aussi ce qu’il veut être. Personne ne le fera à sa place et nous nous trouvons en quelque sorte désignés par l’existence même à faire quelque chose que les autres ne peuvent pas faire à notre place, tandis qu’ils font quelque chose que je ne puis faire à la leur. Cette autonomie tient donc à cette possibilité de nous faire à nous-mêmes la loi de notre existence.

L’ambiguïté tient au fait que l’on ne peut pas prouver cette autonomie : il n’y a pas de science de la liberté ; son existence tient à une sorte de nescience. Quand je me crois libre peut-être est-ce quelque ivresse ou quelque enchantement, quelque enthousiasme qui m’y pousse. Le sentir qu’on l’est, de ce point de vue, est une mauvaise preuve. Mais il n’y a pas d’autre façon d’agir moralement, éthiquement, que de postuler cette liberté. Il s’agit de faire comme si nous étions libres et d’agir en conséquence ; ainsi pouvons-nous être accusés d’avoir commis tel acte parce que nous admettons – sans pouvoir le prouver – que nous aurions pu ne pas le faire ; nous pouvons être punis pour la même raison. Nous sommes là en face d’un pilier de notre culture et peut-être même de notre civilisation.

Ce pilier, qui semble très fort puisque nous en sommes comme naturellement convaincus, est peut-être plus fragile qu’il ne paraît. Et nous venons de voir, chez Kant lui-même, le mode du comme si envahir la sphère pratique. Cette invasion pourrait être vérifiée dans le détail. La loi morale repose sur un comme si <als ob> qui n’interdit ni l’affirmation entière et sans limites de notre liberté ; ni le fait opposé que notre liberté ne soit qu’imaginaire comme une sorte d’illusion partagée ; encore que les phénomènes semblent nous désigner comme des êtres à part et doués de liberté. Mais enfin, cette thèse de l’autonomie trouve en face d’elle une antithèse qui affirme, sans plus ni moins de raison, que tous nos actes sont déterminés, que ce soit naturellement ou culturellement, sociologiquement. Peut-être sommes-nous comme des marionnettes de Vaucanson, sans que nous n’ayons conscience de cette manipulation.

D’un côté, nous trouvons les affirmations de Fichte dans les années où, contemporain de la Révolution française, il s’enthousiasme pour elle et pose que l’homme se fait lui-même, est lui-même créateur de son avenir et crée cet avenir par ses œuvres mêmes. Nous trouvons à peu près la même chose chez Hegel qui, avec Fichte, devient un existentialiste avant l’heure ; à moins que ce ne soit les existentialistes qui furent des fichtéens ou des hégéliens tardifs !
De l’autre côté, nous trouvons ceux qui prennent la liberté pour une illusion.

À cette première antinomie, s’en adjoint une seconde qui croise la première et dont la thèse est que : ce qui fait la valeur d’un acte n’est pas la chose même qui est faite et qui pourrait, à la limite, se détacher de cet acte, mais son intention, c’est-à-dire la bonne – ou la mauvaise volonté qui l’anime. Ce n’est pas sa matière même, mais sa forme. C’est la bonté du vouloir qui a de la valeur, mais non pas le résultat de ce que l’on fait dans sa réalité elle-même. Mais, à cette thèse, s’en oppose tout aussitôt une autre, et chez Kant lui-même, l’antithèse qui est qu’une action n’est véritablement morale, non seulement parce qu’elle est faite par bonne volonté, mais parce que, de toutes ses forces, on a voulu faire cette chose que l’on croit être bonne. De nombreux auteurs (aussi divers que Pascal et Hegel) insisteront sur l’insuffisance des intentions qui se couperaient des actes et de la réalité de leur contenu. Une action implique de ne pas se couper des intentions mais d’aller jusqu’au résultat, leur « réel » étant la preuve de leur bonne foi. Nous allons toutefois principalement nous intéresser à la première antinomie, ne nous penchant sur la seconde que lorsqu’elle croisera la première.

L’affirmation de la liberté : du statut de postulat à celui d’existence.
La valeur indépassable des œuvres.

Fichte a soutenu que, à la différence de « l’animal [qui] est ce qu’il est », possédant l’essence qui détermine son existence, l’homme, seul, « originairement n’est rien » et il doit, dans le mouvement de son existence construire son essence. (A. Philonenko, Théorie et praxis, Vrin, Paris, p. 101). Hegel et Sartre seront sur cette même ligne.
Cette position a plusieurs conséquences que nous pouvons dénombrer ainsi :

1. L’homme, n’ayant pas d’être, est ce qu’il se fait ; il n’a pas de règle, de norme et de modèle qui le précède, puisque c’est cette espèce de néant qu’il est qui lui permet ce possible de création des règles, des normes, des modèles.
   On ne peut se réclamer du passé pour savoir ce que l’homme doit être ; de ce que l’on doit être, c’est l’avenir qui en décide par ce que nous avons à faire. L’avenir est le temps fort de la temporalité humaine. Ce n’est pas parce que l’homme est dans les fers qu’il ne peut s’en libérer. Il n’y a pas de fatalité essentielle de l’homme. Il y a une contingence de la liberté. 

 2. L’homme ne peut pas se justifier en disant : les choses humaines ont toujours été comme cela. On connaît le discours du conservatisme : il ne faut rien changer car les siècles ont entériné que les choses se passaient ainsi et ont permis qu’on en soit arrivé là ; il y a une sagesse historique : la tradition a fait ses preuves ; ne touchons à rien. Tout doit demeurer comme il est actuellement ; le fait que les choses en soient arrivées là aujourd’hui par l’histoire à travers laquelle elles sont passées est la preuve qu’il ne faut rien changer. 
   La contradiction de cette position conservatrice est que, pour ne rien changer, il faut changer beaucoup. M. Maeternick, conservateur entre tous, en avait parfaitement conscience qui disait que : conserver c’est agir.

 3. Est-ce à dire que l’on n’a rien à apprendre de l’histoire ? Et qu’il faut abandonner complètement l’histoire ou, du moins cesser de la prendre en compte ou de s’y référer ? « Oh que non ! Mais il faut l’arracher de vos mains, [à vous autres conservateurs] vous qui demeurerez toujours des enfants et ne saurez jamais faire autre chose qu’apprendre, vous à qui on ne peut que donner, sans que vous ne puissiez jamais produire vous-mêmes, et dont la plus haute puissance créatrice ne dépasse jamais l’imitation » (Théorie et praxis, p. 103). Contre cette idée qui substitue la connaissance à l’action ou qui se masque derrière la connaissance pour ne rien faire, Fichte écrit dans une lettre à Rahn « Je ne veux pas seulement penser, je veux agir » (Philonenko, p. 79).
   L’illusion de Rousseau, c’est d’avoir cru que l’homme est initialement bon. En réalité – et c’est une idée que Kant soutiendra aussi – comme son cadet, Fichte, contre Rousseau – qu’il se fait jusqu’à la bonté de son vouloir ; cette bonté ne lui est pas donnée. L’âge d’or n’est pas dans notre dos ; il est devant nous.
   Fichte, dans La destination du savant écrit une page sévère contre Rousseau, dont il n’oublie pas qu’il est l’auteur du Contrat social et d’Émile, mais qui, à ses yeux, a contrepesé cette écriture de trop de sensibilité malheureuse :

TEXTE :

« Il avait de l'énergie, mais plutôt l'énergie de la souffrance que l'énergie de l'action ; il sentait fortement la misère des hommes, mais il sentait beaucoup moins les forces qui étaient en lui, capables de dominer cette misère ; et ainsi il jugea les autres comme il se sentait lui-même : il exagéra la débilité de la race humaine devant la misère universelle, comme il ressentait trop sa propre faiblesse devant sa propre misère. Il calcula les souffrances ; il ne calcula pas les forces que l 'humanité porte en elle pour les vaincre. Paix à ses cendres et bénédiction à sa mémoire ! Il a agi. Il a versé le feu dans bien des âmes qui ensuite allèrent plus loin. Mais il agit presque sans avoir lui-même conscience de sa propre activité. Il agit sans appeler d'autres hommes à l'action, sans calculer la puissance de cette action commune contre la totalité de la souffrance et de la corruption ... Ainsi Rousseau peint la raison au repos et non au combat ; il affaiblit la sensibilité au lieu de fortifier la raison ».
[Fichte, La destination de l’homme, p. 104]

 4. L’homme est profondément action. Même ce qui semble essentiellement passif, comme nos organes des sens, est en réalité actif. Tout son corps vibre de cette liberté : « Je voudrais que l’on prête attention au fait que, pour l’homme, l’œil en lui-même, n’est pas en lui-même un miroir mort et passif, comme la surface d’une eau calme, le miroir que l’art produit ou l’œil animal. L’œil humain est un organe puissant, qui spontanément décrit, esquisse, reproduit la figure, qui doit jaillir du marbre, être jeté sur la toile, avant même que l’on ait touché le ciseau ou le pinceau, c’est lui qui spontanément crée une image pour le concept librement inventé de l’esprit. De par cette vie, de par ce mouvement à l’infini des parties les unes dans les autres, ce qu’elles possédaient de terrestre en leur matière se trouve pour ainsi dire amputé et écarté ; l’œil, de par lui-même s’ouvre à la lumière, et devient une âme visible » (Philonenko, p. 134). L’œil est, chez l’homme, l’organe du possible. Tout notre corps, même dans ce qu’il a de plus physique, respire cette liberté.

5. Est-ce à dire que ces positions fichtéennes sont athées ? On les a accusées certes de l’être en raison de leur humanisme radical. Mais on peut concevoir une religion qui ne soit pas passéiste : le Christ était moins un individu qui se tient derrière nous comme un reproche permanent que comme un projet qui est devant nous et comme étant à faire – on pourrait presque dire : étant à inventer. S’il y a de l’irréligion dans la Révolution française, celle-ci n’est pas irréligieuse dans tous ses aspects. On connaît le discours enthousiaste de Michelet, célébrant je ne sais plus quelle journée (probablement la fête des fédérations) dans son Histoire de la Révolution française (T. I, p. 412), qui écrit : « Nous, croyants de l’avenir, qui mettons la foi dans l’espoir, nous que le passé défiguré, dépravé, chaque jour plus impossible, a bannis de tous les temples ..., nous eûmes un temple ce jour-là ... Plus d’église artificielle, mais l’universelle église. Un seul dôme des Vosges aux Cévennes et des Pyrénées aux Alpes ». (Vous trouvez le texte sur Internet à l’adresse : fr.wikisource.org/wiki/L'Histoire_de_la_Révolution_Française_(Michelet)/livre III/Chapitre_11). Nous nageons ici en plein mythe.

« L’opération est le Soi effectif » (Phénoménologie de l’Esprit, II, p. 30)

On trouve chez Hegel la même attitude, avec une dimension supplémentaire ; il se fait moins le chantre de l’action que celui d’un intérêt porté aux œuvres qui dépendent de cette action. Par l’œuvre, par la chose que je fais, je me sépare de ce que je fais en ce que cette chose devient aussi bien chose des autres que la mienne ; elle n’est pas plus à moi qu’à eux. Et cette aliénation par la chose est plus importante encore que le fait de la faire. Le plus important n’est pas à moi : il est autant aux autres qu’à moi. Nous voilà devant une superbe contradiction qu’il ne faut pas chercher à lever, car les deux côtés sont vrais. Oui, « l’être vrai de l’homme est son opération » (Phénoménologie de l’Esprit, T.I, p. 267) ; mais aussi : « Par l’opération, l’individu a pris congé de soi-même, il grandit pour soi comme universalité et se purifie de la singularité » (Phénoménologie de l’Esprit, T.I, p. 305).

L’aliénation de l’action est sa vérité. Une action qui ne s’est pas risquée avec et devant les autres n’est pas une action vraie. Mais lisons le texte, qui est peut-être plus subtil sur ce point que le texte enthousiaste de Fichte :

TEXTE
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, I, p. 259-260 :

« Langage et travail sont des extériorisations dans lesquelles l’individu ne se conserve plus et ne se possède plus en lui-même ; mais il laisse aller l’intérieur tout à fait en dehors de soi, et l’abandonne à la merci de quelque chose d'Autre. On peut aussi bien dire, et que ces extériorisations expriment trop l’intérieur, et qu’elles l’expriment trop peu.
— Trop, parce que l’intérieur débouche en elles, qu’aucune opposition ne reste plus entre elles et lui ; elles ne fournissent pas seulement une expression de l’intérieur, mais l’intérieur lui-même immédiatement ;
— Trop peu parce que l’intérieur dans le langage et dans l’action se fait un autre et s'abandonne à la merci de l’élément de la transmutation qui, bouleversant la parole parlée et l’opération accomplie, en font quelque chose d’autre que ce qu’elles sont en soi et pour soi en tant qu’actions de cet individu déterminé.
Non seulement les œuvres, résultats des actions, perdent par cette extériorité provenant de l’ingérence étrangère, le caractère d'être quelque chose de stable à l’égard des autres individualités, mais encore quand elles se rapportent à l’intérieur qu'elles contiennent, comme un extérieur séparé et indifférent, elles peuvent, par le fait de l'individu même, être comme intérieur autre chose que ce qu’elles manifestent ;
— soit que l’individu les fasse intentionnellement pour la manifestation quelque chose d'autre que ce qu’elles sont en vérité,
— soit qu’il soit lui-même trop incompétent pour se donner le côté extérieur proprement voulu par lui, et pour lui donner une fixité et une permanence telles que son œuvre ne puisse être pervertie par les autres.
L'opération donc, entendue comme œuvre accomplie, a deux significations opposées ; ou bien elle est une réalité effective libre de l'intérieur et qui est quelque chose de tout à fait autre que cet intérieur. — A cause de cette ambiguïté, nous devons nous retourner vers l'intérieur pour voir comment il est encore dans l'individu lui-même, mais d’une façon visible et extérieure. Dans l'organe cependant, l’intérieur est seulement comme l’opération en acte, immédiate, qui atteint son extériorité dans l’opération faite, laquelle représente ou ne représente pas l’intérieur. L’organe, considéré alors selon cette opposition, ne garantit donc pas l’expression qui est cherchée ».

Il est donc un point qui ne sera plus oublié par la philosophie contemporaine et que Hegel met heureusement en avant dans sa philosophie qui ne verse pas dans un idéalisme complètement coupé du réel : l’action est une espèce d’épreuve par le réel. (pp 267-268). Le véritable maître est le réel, un réel qui appartient certainement beaucoup plus aux autres qu’à nous-mêmes. Seul le réel peut garantir, assurer, que ce qu’on fait a de la valeur ou n’en a pas ; nous ne sommes pas les (seuls) juges de la valeur de ce que nous faisons : les autres le sont aussi  ; ils sont même plus qualifiés que nous pour le faire. Même si c’est à nous, si nous en avons la puissance, de créer cette altérité. Au moins la provoquons-nous.

Toutes ces idées vous sont familières. Avouons toutefois qu’il y a quelque paradoxe à vouloir remplir par ses actes une existence qui est désespérément vide ; car l’histoire que ce vide permet n’en résout pas la contingence et ce n’est pas parce que des événements contingents glissent dans le passé qu’ils gagnent quelque nécessité. Le fait d’avoir été est certes nécessaire en ce qu’il ne peut pas ne pas avoir été, mais cela ne donne aucun droit de dire qu'il était et qu'il est nécessaire dans son contenu. Essayons de passer sur le versant opposé de l’antinomie et tentons de comprendre par concepts ce que pourrait vouloir dire que l’homme n’est pas ultimement dans son action, ni surtout qu’il n’est pas ultimement dans ses œuvres, et qu’il n'est pas lui-même le résultat de ses œuvres. Il faut se tourner vers un autre philosophe qui s’est réclamé, lui aussi, du kantisme ; et non sans raison, même si par là il s’oppose violemment à Fichte et à Hegel – à Hegel qu’il néglige et à Fichte qu'il tient pour le verre grossissant des erreurs de Kant ou parfois, avec moins de politesse pour le « singe d’Hercule ». Je veux parler de Schopenhauer, dont j’ai essayé de découper un texte qui ne soit pas trop long dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation.

La théologie luthérienne

En théologie luthérienne, le problème de la liberté se pose dans des termes différents qui n’étaient certainement ignorés par aucun des auteurs qui viennent d’être cités ; mais il faut bien convenir que Schopenhauer est assez isolé en allant si loin dans son adhésion au luthéranisme. Établissons quelques thèses de Luther sur cette question de la liberté ; nous examinerons ensuite comment elles ont pu être reprises par Schopenhauer, en particulier sur la collusion de la liberté avec le péché, qui transforme celle-ci plus souvent pour le mal que pour le bien.

TEXTE :
Article 18. - DU LIBRE ARBITRE

En ce qui concerne le Libre Arbitre, nous enseignons que l'homme possède une certaine liberté de volonté pour mener une vie extérieurement honorable et pour choisir entre les choses accessibles à la raison. Mais sans la grâce, l'assistance et l'opération du Saint- Esprit, il n'est pas possible à l'homme de plaire à Dieu, de le craindre sincèrement et de mettre sa confiance en lui, et d'extirper de son cœur la mauvaise convoitise innée. Ceci n'est possible que par le Saint-Esprit, qui nous est donné par la Parole. Car saint Paul déclare, 1 Corinthiens 2:14 : « L'homme naturel n'accueille point les choses qui sont de l'Esprit de Dieu ». 

Appel à faire les œuvres de la foi. 

La conception protestante du salut par la foi seule pourrait laisser penser que l’homme ne peut accomplir aucune œuvre et n’a aucune prise sur la valeur de sa vie. 
Luther va distinguer les œuvres qui sont accomplies dans la foi et celles qui sont faites indépendamment de toute foi en Dieu. Il redéfinit la vie du croyant comme une nouvelle ontologie relationnelle qui le place dans une relation continuelle avec Dieu et lui donne une nouvelle identité. Dans cette relation croyante, confiante en Dieu, les œuvres de piété ne sont plus des œuvres parmi les autres dont il faudrait s’acquitter, même prioritairement pour être en règle avec Dieu ; c’est la vie du croyant tout entière qui devient œuvre de foi, première de toutes et faisant de toutes les petites actions du quotidien profane des actions de grâce rendues à Dieu. Dans son traité intitulé : Des bonnes œuvres, Martin Luther montre que la première des bonnes œuvres, au sens où toutes les autres découlent d’elle, est celle de la foi en Christ.

TEXTE :

La bonne œuvre première et suprême, la plus nobles de toutes, est la foi au Christ, ainsi qu’il le dit (Jean VI). Quand les juifs lui demandèrent : « Que devons-nous faire pour accomplir les œuvres bonnes et divines ? » il leur répondit : « l’œuvre bonne et divine, c’est de croire en celui que Dieu a envoyé. ». 

De cette bonne œuvre de la foi dépendent toutes les autres, même les plus profanes et Luther condamne la coupure qui est faite entre les actes de piété religieuse et les actes du quotidien ; pour lui tout est action de grâce rendue à Dieu : 

TEXTE :

« Si tu leur demandes s’ils considèrent aussi comme bonnes œuvres le fait d’exercer leur métier, d’aller, de s’arrêter, de manger, de boire, de dormir et d’accomplir toute actions nécessaires à la vie du corps ou au bien commun, et s’ils croient qu’en cela ils sont agréables à Dieu, tu découvriras qu’ils disent « non » et qu’ils limitent les bonnes œuvres si étroitement qu’elles consistent uniquement dans les prières à l’église, les jeûnes et les aumônes ; le reste, ils le considèrent comme inutile, sans importance au regard de Dieu, et ainsi, par leur maudite incrédulité, ils diminuent et amoindrissent le service de Dieu que sert tout ce qui est fait, dit et pensé dans la foi. » 
[Des bonnes œuvres M. LUTHER Œuvres Pléiade NRF Gallimard tome I p 441

De cette transformation possible des œuvres profanes en œuvres de la foi vont découler une possibilité d’être heureux et une autorisation à jouir de la vie dans la foi. Dieu n’est plus le contrôleur des œuvres humaines qui sanctionne et condamne mais il est celui qui accompagne toute la vie dans la confiance du croyant, qui lui rend grâce jusqu’à un certain épicurisme, puisque Luther n’hésite pas à s’appuyer sur le texte de l’Ecclésiaste pour dire combien la vie avec Dieu peut être joyeuse. 

TEXTE :

« C’est ainsi que l’Ecclésiaste, IX, enseigne : « Va, mange et bois avec joie, et sache que Dieu prend plaisir à tes œuvres ; fais qu’en tout temps tes vêtements soient blancs et que l’huile ne manque jamais à ta tête ; jouis de ta vie avec la femme que tu aimes pendant tous les jours de ces temps précaires qui te sont accordés ». « Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs » signifie : que toutes nos œuvres soient bonnes, quels qu’en soient les noms, sans aucune distinction. Or elles sont bonnes si je suis certain et si je crois qu’elles plaisent à Dieu ; et ainsi, quant à moi, l’huile de cette joyeuse conscience ne manquera jamais à la tête de mon âme. »
[Des bonnes œuvres M. LUTHER Œuvres Pléiades NRF Gallimard tome I p 441 

C’est un retournement complet qui a eu lieu, les œuvres ne sont pas des moyens pour obtenir le salut, elles sont les symptômes de la relation nouvelle qui se vit avec Dieu. Et même une fois que cette affirmation est posée, il est impossible de retourner le système en disant mes œuvres sont bonnes pour Dieu, donc c’est la preuve que je suis sauvé ; les œuvres ne sont pas comptés pour le salut. Seule la foi nous rend justes. 

Dans la Confession d’Augsbourg, Mélanchthon parle des œuvres comme fruits de la foi : 

TEXTE :
Article 6 : La nouvelle obéissance : 

Nous enseignons aussi que cette foi doit produire des fruits et des bonnes œuvres, et qu’il faut que l’on fasse, par amour de Dieu, toutes sortes de bonnes œuvres que Dieu lui-même a commandées. 
Mais il faut se garder de mettre sa confiance dans ces œuvres et de vouloir mériter par elles la grâce de Dieu. Car c’est par la foi en Christ que nous obtenons la rémission des péchés et la justice, comme le dit Jésus-Christ lui-même en Luc 17:10 : « Quand vous aurez fait toutes ces choses qui vous sont commandées, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ». 

Le luthéranisme de Schopenhauer

Passons donc, comme nous l’avons annoncé, à Schopenhauer qui accepterait à peu près tout le luthéranisme tel qu’il vient d’être exposé mais sans l’hédonisme ou l’épicurisme dont on vient de parler.

Operari sequitur esse : ce que fait quelqu’un est la conséquence de ce qu’il est

Cette fois, nous prenons le contrepied de Fichte et de Hegel ; peut-être pas de Kant, puisque Kant n’a jamais exclu que la liberté ne fût qu’une Idée. Mais nous sommes passés à l’opposé de formules comme « l’homme n’est que ce qu’il se fait » ; de l’autre côté de l’antinomie donc. En réalité, il faut bien que l’homme soit quelque chose qu’il ne s’est pas fait par lui-même pour que son action puisse en découler : tel est le propos de l’antithèse schopenhauerienne. De rien, rien ne peut découler : il faut bien qu’il y ait de l’être pour que l’action s’ensuive. Nous nous éloignons désormais radicalement de l’humanisme des philosophes que nous avons cités. Ne croyons toutefois pas que Schopenhauer devienne pour autant un théologien ; on peut faire une lecture athée de ce rapport de l’homme à ses œuvres. Lisons le texte.

TEXTE :

« Les anciens, les stoïciens notamment, et avec eux les péripatéticiens et les académiciens, s’efforçaient vainement de démontrer que la vertu suffit pour rendre la vie heureuse ; l’expérience proclamait hautement le contraire. Au fond, la raison des tentatives de ces philosophes, quoiqu’ils n’en eussent pas une conscience expresse, était l’hypothèse qu’ils avaient pour eux la justice : l’homme innocent devrait être aussi libre de toute souffrance, et par suite heureux. Mais la sérieuse et profonde solution du problème se trouve dans la doctrine chrétienne que les œuvres ne justifient pas ; en conséquence, celui qui a pratiqué toujours la justice et l’humanité, c’est-à-dire l’αγαθον, l’« honestum », n’est pourtant pas, comme le croit Cicéron, culpa omni carens [libre de toute faute] (Tusc., V., 1) : mais la plus grande faute de l’homme, c’est d’être né « el delito mayor del hombre es haber nacido », selon l’expression du poète Caldéron qui, à la lumière du christianisme, allait plus au fond des choses que tous ces sages. Cette culpabilité que l’homme apporte au monde dès sa naissance ne peut paraître absurde qu’à celui qui le tient pour sorti à l’instant même du néant et créé par une main étrangère. À la suite de cette faute, qui doit procéder de la volonté, l’homme reste, à juste titre, malgré toutes les vertus qu’il a pratiquées, en proie aux douleurs physiques et morales : il n’est donc pas heureux. C’est une conséquence de la justice éternelle, dont j’ai parlé au § 63 du premier volume. Saint Paul (Romains, III, 21 et suiv.), saint Augustin et Luther enseignent que les œuvres ne justifient pas, que nous sommes pécheurs par essence et que nous le restons : le fondement dernier de cette doctrine, c’est que operari sequitur esse [l’action découle de l’être], et qu’alors, pour agir comme nous le devrions, il nous faudrait être ce que nous devrions être. Mais alors nous n’aurions pas besoin d’une rédemption qui nous rachetât de notre état actuel, telle que non seulement le christianisme, mais encore le brahmanisme et le bouddhisme (sous le nom que les Anglais traduisent par final emancipation), nous en représentent comme le but suprême : c’est-à-dire que nous n’aurions pas besoin de revêtir une forme tout autre, opposée même à notre forme actuelle. Mais puisque nous sommes ce que nous devrions ne pas être, nous sommes obligés de faire ce que nous devrions ne pas faire. De là, pour nous, la nécessité d’une transformation complète de notre esprit et de notre être, c’est-à-dire d’une régénération, à la suite de laquelle a lieu la rédemption. La faute peut bien résider dans l’action, dans l’operari ; mais la racine n’en est pas moins au fond de notre essentia et existentia <de notre esse>, principe nécessaire de l’operari, comme je l’ai montré dans le mémoire sur la Liberté de la volonté. Il s’ensuit que notre unique et véritable péché est proprement le péché originel. Le mythe chrétien ne place sans doute ce péché qu’après la naissance de l’homme, et il attribue per impossibile <de façon impossible> à l’homme qui l’a commis une volonté libre : mais il ne fait justement tout cela qu’à titre de mythe. L’essence intime et l’esprit du christianisme sont identiques à ceux du brahmanisme et du bouddhisme : tous ils enseignent que la race humaine est chargée d’une lourde culpabilité par le fait même de son existence ; la différence du christianisme d’avec les antiques doctrines religieuses sur ce point est qu’il procède par intermédiaire et par détour, en faisant naître la faute, non pas directement de l’existence même, mais d’une action accomplie par le premier couple humain. Une telle conception n’était possible que sous la fiction d’un liberum arbitrium indifferentæ et nécessaire qu’à cause du dogme juif fondamental, sur lequel cette doctrine devait se greffer. En réalité, la naissance de l’homme est l’acte de sa libre volonté, et ne fait qu’un avec la chute par le péché ; par là, le péché originel, d’où dérivent tous les autres, s’est produit en même temps que l’essentia et l’existentia de l’homme : mais le dogme juif fondamental ne permettait pas une telle interprétation ; aussi saint Augustin professa-t-il, dans ses livres de libero arbitrio, que l’homme n’a existé innocent et doué d’une volonté libre qu’en Adam, avant la chute due au péché, mais que depuis lors il vit enlacé dans les chaînes fatales du péché. – La loi, ό νομος, au sens biblique, exige toujours que nous changions notre façon d’agir, tandis que notre nature demeurerait invariable. Mais il y a là une impossibilité ; aussi saint Paul dit-il que nul n’est justifié devant la loi : seule, à la suite de l’action de la grâce qui produit un homme nouveau et supprime le vieil homme, c’est-à-dire qui opère dans notre esprit une transformation radicale, la renaissance en Jésus-Christ pourrait nous transporter de l’état d’attachement au péché dans celui de liberté et de rédemption. C’est le mythe chrétien, en ce qui concerne la morale. À vrai dire, le théisme juif, sur lequel il s’est greffé, aurait dû recevoir d’étranges additions pour s’adapter à ce mythe ; la fable de la chute par le péché offrait donc l’unique endroit propice à l’insertion d’une tradition de l’Inde antique. Cette difficulté violemment surmontée est la cause même de l’aspect si étrange des mystères chrétiens qui répugne à la raison commune, s’oppose au prosélytisme et, par l’incapacité d’en saisir le sens profond, amène le pélagianisme ou le rationalisme d’aujourd’hui à se dresser contre eux, à tenter de les détruire par des recherches exégétiques, en ramenant du même coup le christianisme au judaïsme.
(Arthur Schopenhauer Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, numérisé par Guy Heff | www.schopenhauer.fr, p. 1557-1558).

On pourrait adjoindre à ce texte un autre texte du même ouvrage dans lequel Schopenhauer donne son plein accord avec le christianisme tel que l’envisage Luther, selon lequel « seule l'apparition de la foi par l'effet de la grâce, et non pas nos œuvres, nous procure la félicité, et que, par suite, nous ne pouvons jamais être justifiés par nos actes, mais que nous devons la rémission de nos péchés aux seuls mérites du ‘Médiateur’ ».

On voit que Schopenhauer choisit de Kant l’autre côté de la liberté ; non pas le côté « vide », « néant » de l’existence humaine, où il y a « la personne », ce qui veut dire aussi le côté où « il n’y a personne » ; mais le côté beaucoup plus obscur, beaucoup plus troublant où il y a de l’esse, de l’essence, et où il ne s’agit pas d’expédier les choses en se défaussant sur l’avenir de ce qui ne va pas dans ce que nous faisons. Peut-être a-t-il par là une meilleure lecture de Kant et surtout une meilleure lecture de Rousseau que celle, expéditive, faite par Fichte qui a dû laisser aux lecteurs de Rousseau ici présents, un goût amer, un goût d’insuffisance en tout cas. On ne balaie pas le péché et la faute en un tournemain. Kant soutenait que « l’homme est taillé dans du bois courbe » : c’est cet homme-là qui intéresse Schopenhauer comme il avait intéressé précisément Kant, après Luther, et après Rousseau qui ne croit pas aux effets miraculeux d’une révolution. Quant à Fichte, dit Schopenhauer, il tient sa philosophie comme un instrument optique grossissant les défauts de la philosophie de Kant.

Son allusion au christianisme constitue le point par lequel il adhère aux thèses de celui-ci, alors que cet aspect est précisément ce qui le fait assez ordinairement détester aujourd’hui parmi un certain nombre de libéraux de tous les courants du christianisme, lesquels sont plus souvent existentialistes qu’essentialistes : je veux parler de l’affirmation du péché originel. L’homme n’est pas rien ni personne ; il apporte avec lui un mal radical – thèse également défendue par Kant ; car ex nihilo nihil – de rien, il n’y a rien, rien n’advient ; il faut bien qu’il soit quelque chose pour qu’il fasse advenir, sous le nom d’histoire, un monde terrifiant, qui est celui de La Guerre et la Paix de Tolstoï, mais non pas celui des thuriféraires de Napoléon parmi lesquels on peut compter Hegel. La liberté de l’homme est liberté bien plus souvent pour le mal que pour le bien.

Une antinomie extrême

Nous voilà parvenus à une antinomie extrême :

  • soit on dévalorise les œuvres parce qu’elles ne sont que l’écume de nos actes dont le principe n’a rien à voir avec une volonté libre, subjective et autonome ; 
  • soit les actes et leurs produits constituent le réel des fictions qui seraient les intentions des prétendues bonnes volontés et des belles âmes qui s’extasient sur l’action sans rien faire.

Notons que cette antinomie est si profonde et si effective qu’elle traverse l’œuvre de Diderot, qui ne connaît évidemment aucun des auteurs en lice dont dont avons parlé, mais lui donne la forme d’une correspondance bien réelle, laquelle se terminera par un éloignement, sinon une rupture de Diderot, en mal de gloire – car personne ne le connaît encore quand il croise le fer avec Falconnet qui, lui, couvert de gloire, déclare mépriser celle-ci ou qui – du moins – feint de la mépriser. Ce qui est intéressant dans cette correspondance, c’est que l’un est aussi athée que l’autre et qu’on voit que l’antinomie dont nous venons de parler et à laquelle Schopenhauer donne un sens religieux, ne dépend pas du christianisme ; en tout cas, pas directement dans cet échange. Falconnet soutient, par une sorte d’athéisme radical, que si l’on cassait toutes ses œuvres et si on les réduisait en poudre, cela ne changerait rien à ses yeux ; alors que Diderot, qui n’a pas encore connu la gloire grâce à ses œuvres et qui soupçonne - non sans raison - qu’il ne la connaîtra pas de son vivant, pense que cette reconnaissance est néanmoins nécessaire, qu’elle parachève réellement une œuvre et que ce serait un désastre pour son existence si elle ne bénéficiait pas de cette reconnaissance, fût-ce à titre posthume.

On voit ici au passage que ce n’est pas du christianisme – pas du christianisme seul, du moins – que nous vient cette antinomie ; et que, en dépit du fait que le sujet que nous avons entrepris de traiter nous contraint de citer des auteurs qui le réfèrent au christianisme – Kant, Fichte, Hegel, Jankélévitch comme nous le verrons – nous aurions tort de le traiter uniquement sous cet angle puisque ses contradictions traversent l’athéisme lui-même et le divisent en positions fort diverses au point d’en être contraires.

Cette correspondance montre particulièrement que ce n’est pas simplement une branche du christianisme – disons la branche paulinienne – qui méprise la valeur ou le prix des œuvres, mais que, au sein même de l'athéisme, on peut trouver les deux attitudes envers les œuvres, soit un scepticisme assez cynique, un nihilisme, selon lesquels il ne faut pas compter sur les œuvres pour nous sauver, soit une exaltation selon laquelle nous n'acquérons jamais une existence éternelle que par nos œuvres, qu'elles sont seules nos planches de salut et notre viatique pour l’éternité, puisqu'il n’y en a pas d’autre – si l’on veut, du moins que notre éternité n’en soit pas une de rêve mais qu’elle soit fondée sur quelque réalité. 

TEXTE :

À son père et aîné, en Christ, Staupitz.
Jésus
Salut. Mon père dans le Seigneur ! Étant surchargé de travail, je ne puis vous écrire qu’une courte lettre. Tout d’abord, je vous crois sur parole, lorsque vous dites que mon nom a une mauvaise réputation chez beaucoup de gens. Car ces bonnes âmes me reprochent depuis longtemps déjà d’avoir condamné les prières du rosaire, les couronnes, les oraisons du psautier et toutes les autres, ou plutôt toutes les bonnes œuvres. C’est ce qui est déjà arrivé à saint Paul, lorsque des gens prétendaient qu’il disait : « faisons le mal, afin qu’il en arrive du bien ! » Quant à moi, je suis la théologie contenue dans Tauler et dans le petit livre que vous avez récemment donné à l’impression chez notre Christian During. J’enseigne que les hommes doivent mettre leur confiance uniquement en Jésus-Christ et non dans leur prière, leur mérite ou leurs bonnes œuvres ; car ce n’est pas de notre effort pour courir, mais de la miséricorde de Dieu que dépend notre salut. Tels sont les sermons d’où ils extraient les graines empoisonnées que vous les voyez semer. Mais ce n’est pas le souci de la bonne ou de la mauvaise renommée qui m’a fait entreprendre mon œuvre, ni qui me la fera abandonner. Dieu jugera.
Les mêmes adversaires soufflent la haine contre moi, parce que je préfère aux scolastiques les docteurs de l’Église et la Bible, et l’ardeur de leurs ailes les rend presque insensés. Je lis les scolastiques avec un jugement libre, et non pas les yeux fermés comme ils font. C’est ce que l’apôtre nous a enseigné : « Examinez toutes choses ; retenez ce qui est bon. » Je ne rejette pas toutes leurs propositions, mais je ne les approuve pas toutes. Mais telle est la coutume de ces rhéteurs : d’une partie, ils font un tout, d’une étincelle, ils font un incendie, d’un moucheron, ils font un éléphant.  Quant à moi, avec l’aide de Dieu, je me moque de ces larves. Ce sont des mots, rien que des mots. S’il a été permis à Scott, à Gabriel Biel et à leurs semblables de s’écarter de saint Thomas, s’il est permis aux thomistes de se contredire entre eux à la face du monde, si enfin, il y a, parmi les scolastiques, presque autant de sectes que de têtes – ou même que de cheveux sur les têtes scolastiques – pourquoi ne serait-il pas permis d’user contre eux du droit qu’ils s’arrogent eux-mêmes ? Mais si Dieu est à l’œuvre, nul ne peut arrêter son action. S’il se repose, nul ne peut la susciter.
Adieu, et priez pour moi, et, pour la vérité de Dieu, de quelque côté qu’elle soit. Wittenberg, la veille des calendes d’avril 1518.
Fr. M. ELEUTHERIUS,  moine Augustin.

L’éthique de la trace chez Jankélévitch

Y a-t-il moyen de résoudre cette antinomie et de savoir qui a raison et qui a tort, puisqu’on a l’impression que, en prenant la question par un bout ou par un autre, nous sommes constamment renvoyés de l’autre côté qui paraît réclamer ses droits ?

Jankélévitch, avec sa finesse ordinaire, apporte peut-être une solution que je vous livre un peu sur la pointe des pieds, parce que je me situe, comme je vous l’ai dit, plus volontiers du côté de Fichte et de Hegel, mais aussi de Diderot qui, contre les bravades et rodomontades de Falconnet, fait des doléances peut-être plus humbles qu’elles en ont l’air. 

Dans un texte très important de La mauvaise conscience, Jankélévitch cite Luther qu’il comprend ainsi : que le salut ne dépende pas de nous signifie qu’il y a toujours une marge qui existe entre ce qu’on a fait et ce que nous voudrions avoir fait – ce que nous pensons qu’il est exigible de nous que nous fassions et que nous ne faisons jamais. C’est dans ce hiatus et dans ce reste que l’on voit la justification trouble et ambiguë des actions humaines : « La foi ne demande pas s’il y a de bonnes œuvres à faire, mais, avant qu’on ne l’ait sollicitée, elle les a faites » (La mauvaise conscience, Champs Essais, Flammarion, Paris, 1966, p. 198).

Jankélévitch cite ici un texte de Luther qu’il reprend d’un article d’Eugène Ehrhardt intitulé « Le sens de la révolution religieuse et morale chez Luther », paru dans la Revue de Métaphysique et de de Morale, 1918, (p. 620). La grâce est un don, une offre, un supplément absolu ; ce n’est pas un confort, une assurance. Il en est d’elle comme du bonheur chez les anciens – comme le souligne Schopenhauer : elle est l’achèvement de nos actes, elle n’en est pas l’essence. Et nous nous trompons fortement en croyant que nous l’obtenons par nos actions. Comme le plaisir des anciens, on ne peut pas le vouloir et l’utiliser par ses actes.

Elisabeth Schwab fait un beau commentaire de cette attitude de Jankélévitch : 

TEXTE :

« Si la morale exige par moment le refus, ce refus est aussi celui des fausses morales qui font de nécessité vertu et qui comptent les bonnes actions et les capitalisent. Elle est refus des « moralismes » qui posent des valeurs et assurent que le choix de ces valeurs bonifie par là même celui qui les choisit. Mais elle est aussi refus des austérités complaisantes, des jeûnes inutiles et des pénitences suspectes qui seraient le moment où l’homme, en même temps qu’il fait, se regarderait faire et s’applaudirait en s’installant dans la fêlure de la conscience des arrière-pensées » (Schwab).

Et, pour montrer qu’il ne s’agit pas, en éthique, de comptabiliser les actions pour être quelqu’un, de se refléter dans ses actions – comme si le fait de sacrifier à une valeur avait quelque retentissement sur vous – Elisabeth Schwab écrit en se référant à la pensée de Jankélévitch :

TEXTE :

« Jankélévitch a engagé sa pensée dans une direction personnelle et originale en constatant que la forme éminente du faire, cause de notre admission en ce monde, est aussi de faire le contraire.
Certains lui reprocheront peut-être un excès de subtilité, une agilité dialectique peu commune qui aperçoit en même temps, et comme d’un seul regard, les contraires. Mais ce n’est qu’une apparence au-delà de laquelle il faut savoir s’avancer. Rien n’est plus poignant au fond que cette vision tragique du monde derrière laquelle se cache une expérience douloureuse. Et telle est peut-être la croix singulière à laquelle ce philosophe du déchirement est attaché ».

Ainsi la pensée des limites et des passages à la limite, à laquelle on résume souvent la philosophie de Jankélévitch serait peut-être davantage une pensée de la « dialectique négative » ; ce qui le rapproche évidemment de Saint Paul et explique l’attitude éthique qui fut la sienne : « S’il se tint, lui-même, à l’écart des modes, des dogmes et des troupeaux, ce ne fut pas tant pour les fuir que pour garder intacts les pauvres moyens de défense alloués aux hommes. Seule la liberté de penser, d’agir, de concevoir des non-concepts permet au philosophe de faire son métier dans la simplicité et l’authenticité qu’il souhaite ».

Nous apprécions particulièrement chez Jankélévitch ce que nous appellerions volontiers l’éthique de la trace. Aussi destructeur que soit le temps qui passe, et aussi fragile et de peu de poids qu’ait été mon existence, il ne peut faire que je n’aie point été. Il est pour chacun une impondérable légèreté de l’être, pour reprendre les mots de Kundera. C’est par cette légèreté et sa conscience que les êtres existent le plus. La trace est la dernière ressource, le dernier rempart de l’orgueil ontologique de celui qui n’a rien fait ; et elle est en même temps la modestie – voire le simple rappel à la modestie – de celui qui a fait quelque chose ou croit avoir fait quelque chose.

Le jeu de l’œuvre et de l’acte

Ce que montre particulièrement le roman, c’est que l’œuvre est dangereuse qui consiste à valoriser excessivement des vies dont on dirait spontanément qu’elles n’en valent pas la peine. L’œuvre est un instrument optique grossissant qui peut grandir qui elle veut et ce qu’elle veut – Mme Bovary, Léopold Bloom, qui d’ailleurs ne s’appelle même pas ainsi puisqu’il s’appelle Virag, Ignatius J. Reilly, le personnage central de l’œuvre de J.K. Toole, La Conjuration des Imbéciles <A Confederation of Dunces>. On peut grandir un anti-héros. On pourrait aller jusqu’à se demander si ce n’est pas la fonction même du roman d’éviter de prendre pour héroïne ou pour héros des personnes qui seraient héroïnes ou héros dans la réalité, c’est-à-dire déjà grands dans la réalité ; autrement dit, des personnages historiques. Ceux qui veulent mettre ces derniers en scène dans un roman n’y parviennent pas ; et quand bien même de grandes œuvres les mettraient en scène, il faut que les personnages essentiels soient des êtres de fictions. Le prince André, Pierre, Nicolas n’existent pas alors même que Napoléon est mis en scène à leur côté. Tolstoï se garde de le mettre seul en scène. 

C’est sur cette idée que nous terminerons : le jeu de l’œuvre et de l’acte est un jeu topologique complexe. L’œuvre peut grandir le tout petit et réduire à zéro le grand. Les confins de l’œuvre, de l’action et de celui qui la pose ne sont pas nettement indiqués. Ils ne cessent de bouger ; ils doivent être pris pour des fonctions plutôt que pour des êtres qui existeraient en soi. Le jeu d’avoir l’intention, de faire œuvre et de redevenir intention après avoir été œuvre est une dialectique indéfinie, comme nous le voyons en mathématiques ou en musique où tout acte et tout résultat d’acte deviennent facilement objet d’un autre, sans que la stabilisation ne soit jamais parfaitement achevée.