Les noms propres

Les Noms Propres
Théophile du mardi 15 octobre 2024

Théophile - Séance du mardi 15 octobre 2024

Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, Pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, Professeur de philosophie

LES NOMS PROPRES

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Séance Théophile du 15 octobre 2024

 

LES NOMS PROPRES

 

Introduction : Noms et Prénoms dans la Bible

 

 

Dans les textes bibliques, les noms des personnages ont toujours une signification comme s’ils étaient des noms communs ou des qualificatifs. Jonas s’appelle colombe, Moïse est « tiré des eaux », Jésus est « Dieu qui sauve » ou Salomon « sa paix », Jean est « Dieu pardonne », Yaël est « chèvre sauvage », Myriam est « celle qui élève », Esther est « un astre », et  Naomie est « douceur » quand Ruth est « amie ».
            Tous ces noms sont de racines hébraïques, une langue qui parle de choses d’abord concrètes pour signifier des choses immatérielles. Le sens du nom donne ici une caractéristique sur la personnalité tout autant que sur le rôle que le personnage tiendra dans le récit.
            On pourrait interpréter ces noms comme des destins qui impliqueraient un chemin tout tracé à ces personnages.
            Mais parfois, ces noms sont des mémoriaux de situations qui servent de leçon, comme le nom donné à Isaac, « rire » qui fait mémoire de la réaction de Sarah quand elle apprend qu’elle sera enceinte. le nom ici est assigné par les envoyés de Dieu et il servira à se souvenir que rien n’est impossible à L’Éternel, même la plus improbable des situations risibles.
            Dans l’annonce de la naissance de Jésus racontée par Matthieu, un nom est mentionné et qui n’est pas « Jésus » mais qui détermine sa mission selon la prophétie d’Esaïe : Emmanuel.
            L’utilisation du nom comme monument est fréquent pour les noms de lieu.
 

D’autres personnages reçoivent un nouveau nom pour marquer une nouvelle identité, une nouvelle naissance, en quelque sorte : Saul devient Paul et Simon devient Céphas «  pierre » en araméen. La pierre sur laquelle Jésus construira son église. Abram devient Abraham et passe du « père élevé » à « père des croyants ».
 

Ces noms, même quand ils laissent place à des surnoms, sont des prénoms et l’on ne trouve pas ce que nous appelons « nom de famille » si ce n’est comme une mention qui explicite de quelle personne il s’agit en mentionnant sa lignée : « fils de ».
            Le nom de famille de Jésus était sans doute : Ben Yossef. Mentionner le nom du père et rappeler la lignée, revient à justifier par les ancêtres la légitimité de celui qu’on nomme. Ainsi, l’aveugle de l’Évangile de Marc ( 10, 46-52) , est nommé Bar Timée, et donc : fils de Timée en araméen  Ce qui est rare quand on raconte un miracle mais très symbolique en l’occurrence puisque Timée en araméen veut dire « impureté, honte ». le jeu des langues à cet égard est intéressant car Thymeo en grec, langue de rédaction de l’Évangile, veut dire au contraire : honorer. Le miraculé passera de la honte à l’honneur.
 

On reçoit donc toujours son nom de ses ancêtres et quand on veut s’en faire un soi-même, c’est souvent un péché. Dans le mythe de la tour de Babel, la porte de Dieu, les humains veulent se faire eux-mêmes un nom en construisant une tour qui puisse monter jusqu’au ciel, jusqu’à Dieu. Ils court-circuitent l’ordre des généalogies et essaient d’éviter leur condition de mortels en montant par leur industrie, jusqu’au point où se trouve Dieu. Dieu met alors bon ordre à cette situation en mettant le désordre entre eux.
On ne se fait pas son nom, de la même façon qu’on ne se fait pas soi-même. Ainsi, le nom est, dans la Bible, la marque de la venue à l’existence. Dans la Genèse, Dieu donne des noms aux choses créées. Il crée par exemple la lumière en la séparant des ténèbres et l’appelle : « jour ».
Il assigne donc à la lumière une fonction : celle de marquer le temps. Même chose avec les ténèbres qui deviennent « nuit », ce qui permet de scander le temps.
Le nom distingue et fait sortir de la confusion et de l’indétermination, il fait rentrer dans l’espace et le temps en étant mémoire d’une origine et tension vers une vocation.
Le nom biblique est donc toujours récit, représentation de la parole divine qui agit dans l’humanité.
 

Mais ce Dieu qui parle a-t-il un nom ?
Il en a de multiples et c’est même une question, posée notamment pour Moïse qui demande, (en Exode 3, 13-15),
« 13 Moïse dit à Dieu : J'irai donc vers les enfants d'Israël, et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais, s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je?

14 Dieu dit à Moïse: Je suis celui qui suis. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël: Celui qui s'appelle 'je suis’ m'a envoyé vers vous ».

 

Le nom de Dieu varie selon les textes bibliques et il est celui dont le nom est noté par le Tétragramme, les quatre lettres : YHWH. Que l’on remplace quand on lit à voix haute par Adonaï, « le Seigneur ».
Les lettres qui forment le tétragramme est à rapprocher du verbe être en hébreu.
Le Dieu d’Israël est un Dieu national, mais il est avant tout : celui qui est et qui sera.
 

Il est parfois
EL, tout simplement Dieu

le Dieu puissant, El Shaddaï ( Gn 48, 25)
El ‘ Olam, Dieu de pérennité Gn 21, 46, 3)
Le Dieu très haut : El Elyôn ( Gn 14-18)
Dieux : Elohim ( Gn 1, 1)
YHWH tseva’oth : Dieu des armées ( 1 S 1, 3)
 

Toutes ces appellations sont toujours liées à une distinction d’avec les autres dieux.
Et l’une des appellations qui distingue le mieux le Dieu d’Israël des autres dieux passe par les prénoms humains de ceux qui ont fait alliance avec lui : le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Ces trois noms circonscrivent Dieu dans des fonctions précises : il est le Dieu d’un peuple de nomades avec Abraham, il n’est pas le Dieu d’Edom mais celui d’Israël avec Isaac, et il est le Dieu du père des 12 tribus d’Israël.
Comme un roi qui rappelle ses alliances et ses vassaux, Dieu se présente grâce ceux qui ont fait alliance avec lui. Dieu est par l’alliance.
Entourés des Baal, les dieux des peuples voisins les Israëlites n’hésiteront pas à instrumentaliser le nom du dieu de leurs ennemis.
Ainsi, le Beelzébul, que les pharisiens tiennent pour le prince des démons, est en fait Le Baal Zabub, autrement dit le Dieu des mouches, ou Seigneur des mouches, c’est lui qu’on invoque pour guérir notamment du paludisme. C’est donc un Dieu guérisseur pour les philistins.
Accusant Jésus de guérir au nom de Beel zebul, les pharisiens ont transformé le nom du Baal en Dieu du fumier, par mépris.
Le nom, on le voit, est aussi armé de propagande.

 

LES NOMS PROPRES

 

Analyse critique

 

« Cratyle prétend que je ne m’appelle pas Hermogène même si c’est le nom que tous me donnent » (383b - 384 a) dit, à Socrate, Hermogène, estomaqué par le personnage qui a donné son nom à un célèbre dialogue - Cratyle - de Platon, suggérant par là au lecteur, de façon assez violente et au moins impromptue, qu’il y a des noms qui sont vrais et d’autres qui ne le sont pas et qui ne désignent pas vraiment ce qu’ils prétendent désigner ou ce à quoi ils se réfèrent[1]. La plupart du temps, nous pensons que les noms propres sont absolument arbitraires et que nous aurions pu naître sous un autre nom et sous un autre prénom que ceux que nous portons, acquis par convention, quitte à reconnaître que, avec un autre nom et un autre prénom, notre vie aurait probablement pris un autre tour et eût été changée. Mais faut-il prendre le nom et le prénom comme les causes de ces changements : n’est-ce pas plutôt le fait d’appartenir à telle famille (avec telle et telle caractéristiques sociales, économiques, axiologiques, linguistiques, ethniques) qui fait que je porte le nom et le prénom que je porte et qu’ils ne font que me paraître avoir intimé mon destin - une partie de ce destin du moins - ? On voit alors que la moindre réflexion sur les noms propres nous met dans une situation semée d’embûches, dialectique, qui donne lieu à toutes sortes de renversements, sans que nous puissions repérer quels sont les discours les plus forts à leur sujet et qui ne pourraient plus être renversés. Pas d’emblée du moins ; d’autant que le paradoxe que nous venons de souligner n’est pas le seul.

 

I. Un écheveau de paradoxes et de contradictions

 

Notre premier travail est donc de repérer un ensemble de paradoxes, voire de contradictions et d’en dresser le début d'une liste (dont nous savons d’emblée qu’elle ne sera pas exhaustive) ; puis, dans un second temps, qui est le propos même de ce que je veux soutenir ici, de faire quelques pas dans le sillage de chacun de ces paradoxes ou sur chacun de leurs chemins ; en ayant en tête une question, qui sera pour nous comme un fil conducteur : y a-t-il  une raison - ou des raisons - des noms propres, cette raison - ou ces raisons - fût-elle - ou fussent-elles - plus sensible(s) [ressenties] que logique(s) ? Le linguiste et le logicien peuvent-ils nous y aider ou n’y a-t-il que les poètes et les romanciers - lesquels soignent particulièrement le choix des noms et des prénoms de leurs personnages - pour nous en convaincre ?

 

I.1. La diversité des êtres qui portent des noms propres

 

Et d’abord n’y a-t-il que les êtres humains, les personnes, pour porter des noms propres et des prénoms ? Béatrice vient de nous parler des noms propres dans la Bible. Nous pourrions élargir un peu ce propos en nous demandant quels sont les êtres susceptibles d’en avoir. Les animaux domestiques n’en ont-ils pas ? Les lieux géographiques, qu’ils soient de la ville (les rues, les avenues, les voies sur berge, les esplanades, les monuments, les lycées, les écoles, les CES, les gares, les stations de métro) ou de la campagne ; les mers, les montagnes, les vallées, les fleuves, les rivières, les plaines, les déserts, portent des noms propres. Les planètes ont souvent aussi un nom (Pluton, Uranus, Jupiter) et quelques étoiles, parmi les myriades de celles qui existent, ont un nom (Sirius, Acturus, Vega, Capella, etc.) ; et même certaines planètes, qui n’ont pas de noms propres comme la lune, sont-elles couvertes de lieux qui en ont pour désigner ses cratères (Copernic, Tycho-Brahé, Aristarque, Bailly ... Il y a même un Théophile sur la lune !). Les lieux imaginaires ont éminemment un nom puisque c’est le nom qui les fait exister ou qui leur donne leur minimum d’existence (l’Atlantide, Kitièje, etc.). Les anges ont des noms ou plutôt des prénoms, au moins pour certains d’entre eux ; les dieux ont des noms et Dieu lui même dans les religions monothéistes porte un ou plusieurs noms de façon indéfinie. Les organes du corps ont parfois un nom propre : le tendon d’Achille, les faisceaux de His, les trompes de Faloppe, la zone de Broca : celui, présumé, de leur découvreur ; les théorèmes en mathématiques (théorème de Pythagore, théorème de Thalès, le théorème de Desargues, la règle de Bayes, etc.), certaines lois ou certains effets physiques (loi de Coulomb en électricité, loi de Képler, loi de Snell - Descartes, principe d’Heisenberg ; l’effet Compton - on remarquera d’ailleurs que, pour les effets, on accole simplement le nom propre au nom effet ; ainsi en va-t-il aussi de la méthode Coué, laissant ouverte la question : pourquoi ne dit-on pas la méthode de Coué ou l’effet de Compton ?), de certaines unités de mesure (un Pascal, un Newton), certains concepts d’économie et d’autres sciences (les cycles de Kondratiev) : là encore, les noms sont censés être ceux des savants qui les ont démontrés ou des chercheurs supposés les avoir établis ou construits. Et je dis bien : qui sont censés ou supposés les avoir démontrés ou construits, car, la plupart du temps, ces appellations sont fausses puisque lorsqu’on se rapporte aux théorèmes, aux principes, tels qu’ils ont été écrits par ceux qui sont supposés être leurs auteurs on trouve généralement tout autre chose que ce que l’on appelle ainsi. Avec cette question qui revient toujours : pourquoi ces erreurs systématiques d’appellations ou d’attributions ? Sont-elles corrigibles ou n’y a-t-il aucun sens à les corriger ? Ou pire que cela : pourquoi les découvertes les plus fantastiques, les plus sidérantes ne portent-elles pas toujours des noms propres alors que des découvertes ou des méthodes ou des éléments de méthodes plus modestes en portent-ils. On ne parle pas du calcul de Leibniz, mais on parle de calcul différentiel ou infinitésimal ; on dit plutôt la loi de gravitation que la loi de Newton. Lacan aurait bien voulu qu’il y eût une loi de Lacan à propos de ce qui est mieux connu sous le nom de « stade du miroir » ; mais voilà : eût-on des thuriféraires, une telle attribution ne se décrète pas. Les noms propres semblent se distribuer sur les choses et sur les êtres de façon hirsute, sans raison évidente ; mais, en même temps et paradoxalement, si nous ressentons cette absence de raison, c’est que, probablement nous en attendons une et ne croyons pas au caractère arbitraire des appellations ; mais comment vaincre ce caractère arbitraire auquel nous sommes pourtant tout de même confrontés ? Pouvons-nous démêler pourquoi certaines œuvres d’art portent un nom propre et d’autres pas : ne parle-t-on pas de la sonate « Waldstein » alors qu’il n’y a pas l’équivalent pour les peintures, par exemple ? À niveau équivalent de célébrité, on parle de « Variations Goldberg » mais on dit « les Nymphéas » et non pas les « fresques Monet » ou quelque chose de cet ordre. Quels sont les êtres susceptibles de porter un nom ? Et ce qui est encore une autre affaire : quels sont les êtres susceptibles d’avoir un prénom ? Car il semble que le prénom n’ait pas tout à fait la même fonction que celle du nom : il serait ridicule de dire : la loi d’Isaac Newton ou les cycles de Nicolaï Kondratiev ou les faisceaux de Wilhelm His.

 

I.2. La fonction d’identification des êtres dans leur singularité

 

            C’est alors que se découvre une fonction des noms et des prénoms : celle d’identifier certains êtres dans leur singularité. Le nom effectue déjà une bonne singularisation ; mais, complété par un prénom, voire par deux prénoms comme chez les Anglophones, la singularisation est sinon parfaite, du moins déjà beaucoup plus fine. Donc le nom opérerait une fonction d’identification, de repérage ; reste à savoir de quoi et de qui. Qu’est-ce qui se trouve repéré par le nom, attaché ou non à un prénom ? Peut-on interroger en ce sens ce jeu de classifications que sont les intersections des êtres classés par noms et par l’assemblage des prénoms dont nous avons parlé (qui n’est d’ailleurs pas une caractéristique des prénoms puisque certains noms sont eux-mêmes composés) ? On voit le but, qui est parfaitement clair : il n’est pas tant, pour le nom propre, de nommer un objet que de désigner cet objet en tant qu’individuel. Y parvient-on ? Il faut croire que cette intention puisse paraître assez bien engagée, ait quelque chance d’atteindre cette fin et qu’il y ait un lien très intime entre les prénoms et l’individualité, puisque - comme le rapporte Katherin Tenenbaum - les Nazis avaient, parmi leurs pratiques de désindividualisation et de déshumanisation des personnes juives dont ils s’apprêtaient à détruire la vie dans les camps d’extermination, pris le parti d’appeler toutes les femmes juives « Sarah » et tous les hommes juifs « Israël ». D’une manière beaucoup plus innocente et infiniment plus inoffensive, les taquins cherchent volontiers à mettre en colère les personnes qui n’aiment guère que l’on joue durablement avec leur nom ou avec leur prénom - c’est-à-dire à peu près tout le monde car chacun ressent bien, à travers la taquinerie de celui qui s’y exerce une volonté de l’abaisser et de le transformer en une chose banale et plutôt ridicule.

            D’autant que presque tous les noms propres et presque tous les prénoms n’offrent que trop de facilités à le faire en constituant des anagrammes avec des noms et des mots communs : Dumoulin, Fenstermacher, Fontaine, De la Fontaine, Racine, Cléro, etc. jusqu’aux plus forcés - Lacan n’avait-il pas fait ce jeu de mots tiré par les cheveux avec son propre nom : « j’ai claque ; han ! », pour inscrire le destin particulier d’un moment particulier de fatigue dans son nom[2] ? - ; ces anagrammes ouvrent à l’imaginaire toutes sortes de combinaisons. Mais, précisément :

 

I.3. Y a-t-il des caractéristiques très nettes qui permettent de distinguer le(s) comportement(s) linguistique(s) d’un nom propre ou solidaire d’un nom propre par rapport à celui d’un nom commun ou solidaire d’un nom commun ?

 

Il semble évidemment, à première vue, que les noms propres échappent dans presque toutes les langues aux déclinaisons et autres changements grammaticaux auxquels sont ordinairement soumis les noms communs et autres mots communs. Ils paraissent n’avoir pas de pluriel ; au moins pour les noms, sinon pour les prénoms, ils ne se masculinisent pas ou ne se féminisent pas. À la différence de la plupart des autres mots, le nom propre paraît insensible aux changements grammaticaux. On dit Notre Dame de Paris ; et il ne viendrait à personne l’idée de dire Nos Dames s’il existe d’autres Notre Dame dans le monde. Le nom résiste à tout accord et à toute absorption par la grammaire à laquelle doivent se soumettre, en principe, les autres mots. C’est peut-être grâce à cette relative imperméabilité au changement que l’on compte sur lui pour assurer une individualisation. Ainsi ne traduit-on pas les noms propres : Miller ne se traduit pas par Meunier, sauf par désir de dénigrement. Le nom propre est insubstituable par un autre nom propre au moyen du nom commun ; ce qui tend à dire qu’il n’est pas une description - car toute description qui s’effectue en certains termes peut ordinairement s’effectuer en d’autres termes -. Jusqu’aux années 50-60, c’est un credo qui traverse les sciences humaines. Lévi-Srauss n’y échappe pas qui écrit, dans son Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1996, p. 236-237 : « Les linguistes ne prêtent guère d’importance au sens hypothétique des noms propres puisqu’en bonne règle, le sens d’un terme ne peut être défini qu’en le replaçant dans tous les contextes  où il est attesté. Or les noms propres sont par définition hors contexte ». Reste à savoir si Lévi-Strauss est bien fondé de tenir cette règle pour bonne et si le nom propre tient le rôle sur lequel on l’attend.

 

I.4. D’ailleurs le nom est-il aussi statique qu’il en a l’air et ne se met-il pas au service d’une dynamique ?
 

Un homme n’a-t-il pas tôt fait de me dire son nom et son prénom que je puis avoir déjà une idée - vraie ou fausse, conforme ou non aux faits et aux événements de sa vie ou non - de son histoire, de sa provenance, de son héritage. Il donne une gerbe ou une poignée de signes en même temps et il donne d’emblée ce à quoi je puis m’attendre. Le nom est un mixte d’héritage involontaire et de projet volontaire. On peut être honteux ou fier de son nom qui indique ou étiquète au moins des pans entiers de son passé ; de toute façon nous héritons de ce nom quelles que fussent les tribulations de notre naissance. Mais, fût-il très indécis, vient toujours un moment (dans les couches temporelles qu’il suppose ou qu’il implique) où nous devenons responsables de notre nom et essayons d’en faire une sorte de programme ou de projet, pour nous et/ou pour l’ensemble de ceux qui le portent dans notre entourage. Ce point est source de division jusque chez les penseurs. Le nom propre est-il légitimement source d’orgueil ou est-il mal fondé dans cette recherche d’honneur, de célébrité par laquelle nous attachons à ce que nous avons fait une sorte d’étiquette qui a une fonction de le synthétiser, de l’unifier ou de le réunifier ? La notion de « se faire un nom » est-elle absurde ou a-t-elle le moindre sens et lequel ? La question est probablement très mal posée parce que le nom est lui-même une composante dans un écheveau d’héritage et de projet - d’héritage qui ne pourrait pas être ressenti sans le projet ; de projet qui ne serait pas permis sans l’héritage - d’un individu dont il est très difficile de déterminer les contours. Il se pourrait que la volonté de se faire un nom ne soit que de l’orgueil mal placé et que Falconnet et Montaigne, avant lui, aient eu raison contre Diderot de ne pas attacher trop d’importance au nom et de le tenir pour une synthèse approximative et sans grande portée aux actions que nous faisons, sans y attacher particulièrement notre éternité et notre victoire sur la mort. Que l’œuvre soit faite n’est-ce pas une considération plus importante que le nom sous lequel elle est faite, même si ce nom est une sorte de pointillé, de vague projet, de guide ? Le principe de réalité n’est-il pas dans l’œuvre plutôt que dans le nom qui est parfaitement imaginaire ?

            Mais prenons garde que ce n’est pas une raison pour négliger l’imaginaire qu’il enferme et nous trouvons, là encore, un paradoxe qu’il faudra tenter d’expliquer, en partie avec Proust, qui a essayé de mettre en œuvre et de débusquer avec autant d’intelligence que de sensibilité, une sorte d’imaginaire qui accompagne la symbolique des noms et qui fonde, au moins autant qu’elle, une universalité qui est généralement refusée aux noms propres au moins par ceux qui, comme le linguiste Saussure, prétendent souligner le caractère arbitraire du signe linguistique qui le distinguerait ainsi de tous les autres signes ; caractère qui s’accuse encore quand celui-ci entre dans la combinaison ou l’anagramme d’un nom propre.

 

II. Il faut soumettre à la critique les points précédents

 

Toutefois, avant d’atteindre ce point que j’estime très important - le plus important de notre propos de ce soir, de celui que je défends en tout cas - et qui nous fait revenir d’une certaine façon au Cratyle -, il nous faut reprendre chacun d’eux de façon critique en dénonçant, à chaque fois, les opinions qu’elles contiennent, les propositions précédentes que nous admettons facilement mais qui sont, la plupart du temps, fausses ou fallacieuses, de toute façon partielles, et que nous aurions grand tort de prendre pour la totalité de ce qui doit être tenu à chaque fois pour être vrai.

 

II.1. Raison pour laquelle les désignations par les noms propres sont presque toujours fausses

 

À propos du premier groupe de remarques, j’ai fait ressortir que les désignations par des noms propres étaient presque toujours fausses et je crois pouvoir en expliquer facilement la raison. Il est clair que l’on n’a pas commencé à parler de coordonnées cartésiennes du temps de la géométrie de Descartes mais très postérieurement : « nul ne dit cartésien que celui qui ne l’est pas » ! ; ni de la règle de Bayes du temps où Bayes l’écrivait, mais - là encore - postérieurement, c’est-à-dire en un temps où le besoin que l’on a d’elles n’est plus celui où l’on a forgé telle ou telle méthode ou tel ou tel théorème. Au moment où on les forge, ces inventions répondent à une certaine utilité qui évolue comme des pièces d’un système qui est constamment en changement. Le décalage se fait ainsi de plus en plus saisissant.

            Sans nous occuper trop de ce qui se passe dans les sciences ou en mathématiques avec ce déplacement du sens des théorèmes[3], on peut voir presque le même argument utilisé par Montaigne contre le fait de faire grand cas du nom. Il montre en effet qu’il ne faut pas beaucoup d’années pour que ce que l’on croit être important dans son nom se volatilise de telle sorte qu’il ne reste plus que le texte écrit, ou l’action faite, ou son résultat et que tout le reste, comme le désir de se faire un nom est vain. Voici le texte :
            « Nous appellons agrandir nostre nom, l’estandre et semer en plusieurs bouches ; nous voulons qu’il y soit receu en bonne part, et que cette sienne accroissance luy vienne à profit : voylà ce qu’il y peut avoir de plus excusable en ce dessein. Mais l’exces de cette maladie en va jusques là que plusieurs cerchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. Trognus Pompeius dict de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu’ils estoyent plus desireux de grande que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle ; et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure. Il semble que l’estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d’autruy ». (Montaigne M. de, Essais, Liv. II, chap. XVI, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 609-610).

            Montaigne explique, dans la suite directe de ce texte, en prenant son propre cas dans les Essais que le nom propre qui, chez lui, était au moins double (Eyquem et Montaigne), quand ce n’est pas triple avec Monta, nom dont l’auteur des Essais a failli être affublé par un titre courant s’il ne s’était insurgé contre son éditeur au moment des corrections de l’ouvrage, est loin de le singulariser :

            Combien y a-il, en toutes les races, de personnes de mesme nom et surnom ? [C] Et en diverses races, siecles et païs, combien ? L’histoire a cognu trois Socrates, cinq Platons, huict Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores : et devinez combien elle n’en a pas cognu. [A] Qui empesche mon palefrenier de s’appeler Pompée le grand ? Mais, apres tout, quels moyens, quels ressors y a-il qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à cet autre homme qui eut la teste tranchée en Aegypte, et qui joignent à eux cette voix glorifiée et ces traicts de plume ainsin honorez, affin qu’ils s’en adventagent ? (Essais, I, XLVI, 269-270).

            Tout nom est une stratification, un empilement sans synthèse qui, peut-être, identifie dans la courte durée, mais à coup sûr pas dans la longue. Quelques romanciers ont été attentifs à ce point. L’un des personnages les plus importants d’Ulysse, puisque c’est ce personnage qui est Ulysse dans le livre de Joyce, porte le double nom de Leopold Bloom et de Virag.

            Mais la famille noble de Montaigne n’est pas la seule dans laquelle a lieu la pratique du double nom : qui n’a pas eu, dans sa propre famille la surprise de découvrir à propos d’un événement important, voire du décès d’un de ses membres que ce parent, peut-être un peu éloigné, s’appelait autrement que sur sa carte d’identité ou sur son passeport ? On trouve là peut-être une loi du langage qui concerne tous les secteurs où se manifeste le symbolique : la nécessité, pour déclencher une signification, au moins de se dédoubler, le plus souvent de se multiplier et de jouer sur la multiplicité des langages. Il est même curieux qu’on ne trouve pas beaucoup d’études sur le fait que nous prenions, dans des contextes différents, tel prénom plutôt que tel autre, et même le prénom plutôt que par le nom, ou le nom plutôt que le prénom.

 

II.2. Il y a, sur certains points, moins de hiatus qu’on a pu le dire entre les modes de fonctionnement des noms communs et ceux des noms propres ; ils sont simplement différents

 

            L’idée selon laquelle il y aurait un hiatus entre le fonctionnement des noms propres et celui des noms communs est une idée fausse ou, du moins, qu’il faut beaucoup corriger ; on a plutôt affaire à deux faisceaux de modes linguistiques différents. Le nom propre est aussi vivant que le nom commun ; il est aussi divers dans ses usages que celui-ci ; simplement, ces usages sont différents, même quand ils ressemblent à ceux des noms communs.
II.2.1. Le nom propre peut être accolé à des articles définis ou indéfinis, comme le nom commun, mais il ouvre alors des intentions très différentes

 

Ainsi, quand on ouvre le clavier des articles aux noms propres, on obtient alors des significations - ou plutôt des valeurs -très différentes qui permettent l'expression d’intentions ou de besoins très différents de ceux qui sont remplis par les noms communs. Je puis avec une espèce de mépris dire : les De Gaulle, les Mitterrand, etc., un peu comme on dit « cet un tel » - ce Catilina, iste Catilina - ou comme on dit, avec quelque regret, que le De Gaulle des années qui suivirent 58 n’était plus le De Gaulle des années 40 ; mais on peut dire aussi que les dirigeants actuels n’ont pas la trempe d’un De Gaulle, d’un Mitterrand, cette fois avec admiration pour ces derniers : il existe alors une dimension exemplaire dans le « un » installé devant un nom propre et une dimension nettement péjorative dans le « les », qu’elle n’a pas lorsque je dis qu’on va dîner chez les un tel. Dans le premier cas, la construction du nom propre avec un article indéfini n’a pas exactement pour fonction de désigner [repérer] un individu, mais elle sert seulement à « présenter cet individu comme un type, c'est-à-dire comme quelqu'un qui possède certaines propriétés suffisamment notoires pour qu'elles servent de points de repère dans une situation qui constitue le thème du discours »[4] ; de même que dans le cas des « les », quand il ne désigne pas banalement et pour aller vite les membres d’une famille. Le nom propre peut donc être aussi accompagné d’articles et prendre ainsi divers sens - et, plus encore, diverses valeurs - selon que l’on utilise l’un ou l’autre. Il est vrai toutefois que le phénomène dont nous parlons reste assez marginal, même s’il est compris par tout locuteur d’une langue donnée comme une fonction originale, vivante et qui apporte quelque chose au discours.
            Il y aurait bien d’autres façons démontrer qu’il y a une gradation entre les noms communs et les noms propres et qu’il est difficile de les tenir pour radicalement séparés. Il y a parfois ambiguïté sur le statut de noms qui proviennent d’abréviations devenues tellement courantes qu’on hésite à les classer d’un côté plutôt que d’un autre : la SNCF est-elle un nom propre ou un nom commun ? Même chose pour un CRS ; Wall Street ; The Sixth Avenue. Certains noms ont donc un statut intermédiaire.
[1]  En l’occurrence, Hermogène veut dire « qui est de la race d’Hermès » ; or, l’échange, le commerce n’ont pas l’air d’être le fort d’Hermogène.
[2]  « Puisque j’en suis arrivé là à cette heure, vous devez en avoir votre claque et même votre jaclaque, puisque aussi bien j’y ajouterai le han ! qui sera l’expression de soulagement que j’éprouve à avoir parcouru aujourd’hui. Je réduis mon nom propre au nom le plus commun »  (Le sinthome, 10 février 1976).
[3]  Nous l’avons fait ailleurs dans une revue intitulée Corpus, n° 50.. [4]  Gary-Prieur M.N., Grammaire du nom propre, PUF, Linguitique nouvelle, Paris, 1994, p. 137.

II.2.2. Un nom propre peut servir d’adjectif

 

            Mais continuons dans les fonctions originales qui apportent au discours des dimensions qui ne pourraient s’exprimer autrement. Un nom propre peut aussi servir d’adjectif ; c’est ainsi que Balzac écrit : « Un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot ». Joyce jouera aussi sur le nom de Bloom et il parlera d’un temps bloomeux (pour parler d’ « une échappée du soleil levant au nord-ouest » - peut-être veut-il parler de la judéité et de l’errance de Bloom qui, venu d’Orient, a émigré vers l’ouest en Irlande ? -), de façon beaucoup moins audacieuse - car plus diluée - que Balzac qui donne directement le nom propre en adjectif, sans apprêt. Il est clair que, comme le montre pertinemment Jean-Claude Pariente dans un magnifique article[1], cet adjectif constitué par le nom propre ne supporte pas aussi facilement que les autres des degrés : un brouillard pourrait-il être « très Goriot » comme il peut être « très poussif » ou « très vert », ou seulement un peu ? Peut-être pourrait-on dire, dans le domaine des appartenances politiques : il / elle est très X ou un peu Y (Il est très Retailleau voire un peu Ciotti) ; dans les tendances de modes, on pourrait le dire plus librement : on est très Yves Saint-Laurent ; on est un peu Jean Paul Gaultier ; voire dans les goûts musicaux : « il est très Mozart, mais il n’est pas Bach » ou alors il faudrait le présenter comme : « il est plus difficilement Bach ». Ou pour qualifier une allure : « il est très Michel Blanc » ou « très Yves Montand » ; il a un côté « Alain Delon » ou : elle a un côté Catherine Deneuve ». Mais peut-être s’agit-il de tout autre chose, car si on peut comprendre directement « il est très Retailleau voire un peu Ciotti », on ne peut pas comprendre directement qu’un brouillard soit Goriot sans le préparer par d’autres adjectifs plus immédiatement acceptables. On est un peu dans la même expectative lorsqu’on verbalise le nom propre et que l’on dise que tel président se « chiraquise » ou que tel homme politique « se jospinise » ; veut-on dire simplement que sa fin de règne ou de mandat quelconque ressemble - pour la fustiger - à celle du modèle ou de l’anti-modèle ou veut-on dire quelque chose de plus subtil ? « Se poulidoriser » est aussi une expression que l’on forge volontiers pour stigmatiser les gens qui, quelque soit le nombre de fois qu’il se présente à un concours, ratent leur dernière marche et laissent filer la victoire à un autre. Ce qui est à peu près sûr, c’est que l’oreille de l’auditeur ou l’entendement du lecteur saisissent - ou imaginent saisir - ces différences, syntaxiques et sémantiques, aussi sûrement que le musicien ou le mélomane saisissent une syncope ou un contretemps.

 

II.2.3. Le problème posé par ces usages : un problème qui divise les chercheurs eux-mêmes

 

            Il y aurait bien d’autres situations linguistiques originales à inspecter qui montreraient que le nom propre n’est pas quelque chose qui vient comme de l’extérieur de la langue vernaculaire sans s’y incorporer ; en vérité, c’est, dans un grand nombre de cas au moins, un élément de langage qui entre, comme tous les autres, à des conditions particulières dans le système des langues et qui ne doit pas être exclu du fonctionnement du langage en raison d’une supposée ankylose qui n’est pas plus le cas pour les noms propres que pour les noms communs ou d’autres mots. Le nom propre nous met peut-être en présence de véritables fonctions qui n’ont de sens que pour lui mais qui sont autant d’intégrations de modalités originales dans le système du langage. Le malheur est que, si certains pensent que les deux phrases (1) Si Dreyfus n’avait pas été juif, il n’aurait pas été condamné et (2) Un Dreyfus aryen n’aurait pas été condamné sont rigoureusement équivalentes, d’autres pensent qu’elles sont séparées par un gouffre ; il n’y a d’accord là-dessus ni entre les gens qui ne se piquent pas de science, ni entre les savants, qu’ils soient philosophes ou linguistes.

            Le problème demeure de savoir si on a affaire à une façon plus rapide, plus concentrée de dire les choses et d’éviter un détour plus ou moins long, sans perte de sens ou si, véritablement, on a affaire à quelque chose qui ne pourrait pas se dire autrement sans perte de sens. J’incline à penser qu’il existe des usages des noms propres qui sont de ce second type, alors que certains chercheurs le nient et pensent que les noms propres sont des noms comme les autres, remplaçables comme les autres par des phrases plus ou moins longues.

            Ce qui est sûr, c’est que les noms propres participent à leur façon de la vie et de la mobilité du langage et qu’ils jouent au sein du langage, par l’intermédiaire des locuteurs, des cartes très différentes. Le remplacement est parfois possible sans aucune perte ; mais pas toujours et l’on dit avec des usages spécifiques, mais aussi extrêmement variés et inventifs de noms propres des contenus qu’on ne saurait dire autrement.

 

III. Proposition d’un dénouement au moyen d'un détour par l’imaginaire plutôt que par le symbolique

 

Mais sur le point où nous sommes en train de tenter de saisir une sorte d’universalité par la syntaxe et la sémantique, qui serait caractéristique des noms propres, en nous trouvant malgré tout devant des antinomies qui semblent affecter autant le monde savant que le non-savant, nous voudrions prendre les choses plutôt sous l’angle de l’imaginaire qui, certes, est toujours lié au symbolique, même s’il est entendu qu’on ne peut pas séparer l’un de l’autre, mais qui n’obéit pourtant pas aux mêmes lois. Nous avons l’espoir qu’il nous fasse comprendre le type d’universalité que nous cherchons et qui, donc, divise même les spécialistes entre eux.

Que le langage nous ouvre à une expression symbolique n’est pas fait pour nous étonner. Qu’il le fasse par les noms propres ne nous étonne pas non plus puisque nous avons repéré la fonction d’anagramme des noms propres. Ainsi les philosophes ne se sont-ils pas privés de cette dimension, appelant volontiers leurs personnages Éleuthère, Pamphile, Théophile, Philalèthe, Hylas, Philonous, qui entrelacent des significations, un peu à la façon dont Voltaire déduisait le nom de Candide de certains traits de caractères qu’était censé posséder son personnage dans son conte philosophique du même nom. Mais ce qui m’intrigue davantage est cette fonction imaginaire que les poètes et les romanciers, en particulier, - pour la fascination des philosophes -, parviennent à mettre en œuvre dans leur travail sur les noms propres qui est celui d’un passage permanent du singulier à l’universel.

 

Lisons, à ce propos, pour terminer et faire une conclusion dans le sillage de ce dernier axe de recherche, un texte bien connu de Proust mais que je voudrais commenter en un sens peut-être un peu inédit. C’est le texte sur la ville italienne de Parme :

« Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j'avais lu La Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c'était un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d'où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d'un état ancien de lieux, d'une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l'église et auquel je prêtais l'aspect disputeur, solennel et médiéval d'un personnage de fabliau ». (Proust M., À la recherche du temps perdu, Biliothèque de la Pléiade, NRF, Tome I, 1954, p. 388).

Proust travaille ici sur l’imaginaire ; il n’hésite pas - comme on le voit - par pages entières de la Recherche, à étendre à d’autres villes que cette ville italienne, à des villes normandes en l'occurrence, qu’elles existent ou qu’elles n’existent pas, la même méthode ; tel est le cas de Balbec que l’on peut imaginer être Cabourg ou quelque ville côtière de ce genre. Mais le problème n’est pas de savoir si Balbec est une transposition de Cabourg ou du Tréport ou de quelque autre ville. L’essentiel est de repérer un étrange fonctionnement imaginaire des noms propres. Ils déclenchent, peut-être plus que les autres, un foisonnement imaginaire ; mais, ce qui est plus étrange encore, c’est que ce texte, écrit en français, provoque un mouvement imaginaire qui est très improbable dans sa coïncidence entre ce qui se passe dans l’esprit de l’auteur de la Recherche et celui de tel ou tel lecteur, même francophone, ou entre l’esprit de tel lecteur et l’esprit de tel autre. Le plus improbable des accords a miraculeusement lieu ou mystérieusement lieu et crée, à cause de cette improbabilité, une universalité qu’il était très difficile d’attendre et qui pourtant fonctionne. Proust se prête, plusieurs fois de suite, à l’expérience avec des noms différents, avec toujours le même succès, nous laissant devant une énigme : comment se fait-il que ce qui a très peu de chance d’exister existe tout de même et ne soit compris comme accidentel par personne, quoique la prévisibilité d’un accord soit extraordinairement faible. L’universalité se crée par une unification, voire une identification très improbable ; cette improbabilité effectuant cette universalité. Si on s’en était tenu à un discours abstrait sur Parme ou sur Balbec, on aurait obtenu une universalité plate et sans intérêt ; c’est le fait qu’on tienne sur ces noms un discours très improbable et qu’on parvienne à s’entendre sur le sens et la valeur de ce discours qui fait son prix ; il faut toutefois un Proust pour y parvenir ! Notons ici que Nerval s’est prêté à peu près à la même pratique des noms que Proust avec, cette fois, des villes de l’Île France, avec des villes et des bourgs pas trop éloignés de Paris (Longueval, Bucquois, Luzarches, Montmorency, Écouen, Gonesse, Loisy, Ermenonville, Othis, La Thève) là où Proust connaît plutôt Laumes, Argencourt, Villeparisis (c’est aussi le nom d’un de ses personnages), Combray, Doncières, dont on est à peine sûr de l’existence, même si on l’est évidemment davantage de celle de Bayeux, de Vitré, de Lamballe, de Coutances. Une phrase comme celle-ci, extraite des Filles du Feu, travaille sur l’émotion et cherche son universalité dans les affects plutôt que dans les représentations.
« Châalis. Il est quatre heures du matin ; la route plonge dans un pli de terrain ; elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à La Chapelle. À gauche, il y a une route qui longe le bois d’Halbate. C’est par là qu’un soit, le frère de Sylvie m’a conduit dans sa carriole à une solennité du pays. À travers les bois, par des routes peu frayées, son petit cheval volait comme un sabbat. Nous rattrapâmes le pavé à Mont-l’Évesque, et quelques minutes plus tard, nous nous arrêtions à la maison du garde, à l’ancienne abbaye de Châalis. - Châlis, encore un souvenir !

            Cette vieille retraite des empereurs n’offre plus à l’admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière rangée se découpe encore sur les étangs ».

Les Filles du Feu, in : books.google.rw/books?id=BI2GNOfoC&printsec=frontcover#v=snippet&q =village&f=false, p. 131.
            On sent chez Nerval, comme chez Proust, le simple plaisir de dire des noms, en brouillant les pistes de l’existence de ce à quoi elles se réfèrent, en ne cherchant aucune espèce de sens, ni même, chez Nerval, d’images ou d’aboutissement à des images, mais en faisant jouir de la blanche pointée sur le âa de Châalis. La lecture de Nerval a quelque chose d’absolument musical : elle n’a pas nécessairement recours à quoi que ce soit de visuel ; elle se contente de faire entendre au lecteur.

            On songe ici au poème des voyelles de Rimbaud qui, de façon quasi expérimentale, montre comment fonctionne la poésie et fabrique ses unanimités, c’est-à-dire ses coups de cœur à la fois absolument singuliers et absolument universels. On comprend aussi pourquoi il n’y a guère que la musique qui permette de dire les Variations Goldberg ou Diabelli ou la Waldstein ou le concerto « L’Empereur » ; la peinture ne le peut parce qu’elle se propose et procède par principe et initialement par images là où la musique ne met pas les images en avant, mais les laisse être et constituer une sorte d’unanimité d’autant plus probante et frappante qu’elle était inattendue. Ce qui est opaque pour la réflexion, c’est comment il se fait que nous attachions tant d’émotion aux noms et précisément aux noms propres. Le paradoxe de ces noms propres est que, participant éminemment du langage, il nous semble pourtant que nous ne puissions rien en dire. La clé est peut-être en ceci que le langage est, pour l’ordinaire, incapable de dire quoi que ce soit des mystères ; une fois que l’on a dit « mystère », les choses s’arrêtent là et l’on ne va pas plus loin ; en revanche la musique est susceptible d’aller un pas plus loin que le langage dans le sens du mystère. Et se servir du langage comme de musique, ainsi que nous l’avons vu dans les noms propres, c’est ouvrir un champ nouveau au langage par les noms propres ; et c’est bien la fonction des noms propres d’y parvenir.

            Avons-nous progressé un peu mieux sur le terrain sémantique et symbolique ? Non ; pas directement ; mais nous saisissons mieux le travail qui serait à faire pour parvenir à séparer des phrases qui seraient de simples descriptions un peu resserrées tandis que d’autres y voient des propositions d’une autre nature. Nous ne le ferons pas ; en tout cas, pas ce soir. Mais nous pressentons qu’un travail passant par la musique et sur les langages auquel elle donne lieu serait très utile pour que nous nous tirions d’affaire. Il faudrait, pour être complets, organiser un retour au symbolique et au sémantique.

 

IV. Conclusion sur l’expression : « au nom de »

 

            Reste un point majeur sur lequel nous allons conclure et qui est une clé de la vie pratique, éthique et religieuse qui consiste à agir « au nom de ». Le christianisme nous a habitués, depuis ses origines à dire et à penser l’éthique en termes de ce qui se fait au nom de - de Dieu, du Christ, de l’Église, etc. -, en une pensée très désubstantialisée, qui prend le contrepied du fameux operari sequitur esse de Schopenhauer (les ouvrages, les œuvres, les actes, dépendent de ce qu’on est). Le christianisme nous a appris à penser l’action non pas comme dérivant d’un être comme d’une sorte de cause, mais comme aspiré et régi par le nom qui n’est pas une cause, mais plutôt une raison. Certes, les lois, les règles, les projets, n’existent pas tout seuls ; il faut bien qu’ils s’incarnent et il n’y aurait pas de lois s’il n’y avait pas de juge et de justiciable qui, en chair et en os, sont là pour les appliquer et les faire appliquer, mais la loi n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle est désincarnée et dé-substantialisée, c’est-à-dire un travail sur les relations d’exigence plutôt que sur les substances qui agiraient les unes sur les autres. Ainsi importe-t-il peu que le Christ ou la Cité de Dieu existent, aient existé ou existeront physiquement : ce sont bien les hommes tels qu’ils sont et les cités humaines telles qu’elles existent qui importent, certes, et pourtant c’est bien aussi parce que ces mots, les noms propres, pointent une orientation, sans que l’on sache de manière déterminée dans quelle direction - car cette orientation n’est pas à proprement parler un savoir - qu’ils guident nos actions ; tandis que, c’est par les créations et les efforts des hommes qui œuvrent que les premiers (Christ et Cité de Dieu) ont une existence dont ils sont, par ailleurs, infiniment séparés. Ce sont cette non connaissance et cette séparation qui constituent la raison qui laisse aux hommes précisément la liberté dont il leur faut disposer pour qu’il fassent exister leurs œuvres, qu’ils puissent exister eux-mêmes et fassent exister les autres. C’est peut-être là l’étonnante proximité qui existe entre le nom, le nomen latin et le nomos grec. Peut-être est-ce là aussi le sens du baptême qui est libération de l’enchaînement des causes et qui offre, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, par delà les déterminismes familiaux un univers indéfiniment ouvert ; il s’agit d’un passage de la famille causale à la famille nominale. L’importance de ces noms dont on pourrait croire qu’ils sont bien légers en comparaison du réel empirique, c’est que, par eux, ce que je fais prend une objectivité qu’il n’aurait pas si ces noms n’existaient pas. Pour moi-même, dans la solitude, je n’ai pas de nom : je fais les choses, voilà tout ; c’est seulement pour les autres que j’en ai un, que je ne me suis pas fait et que j’ai néanmoins à faire, car ce sont eux qui me donnent cette résistance de réel qui fait que mon faire - mon travail, en particulier - s’objective.
Théophile, séance du mardi 15 octobre 2024

 

TEXTES PHILOSOPHIQUES CONCERNANT LES NOMS PROPRES

 

« Les linguistes ne prêtent guère d’importance au sens hypothétique des noms propres puisqu’en bonne règle, le sens d’un terme ne peut être défini qu’en le replaçant dans tous les contextes  où il est attesté. Or les noms propres sont par définition hors contexte ».

Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1996, p. 236-237.

 

« Nous appellons agrandir nostre nom, l’estandre et semer en plusieurs bouches ; nous voulons qu’il y soit receu en bonne part, et que cette sienne accroissance luy vienne à profit : voylà ce qu’il y peut avoir de plus excusable en ce dessein. Mais l’exces de cette maladie en va jusques là que plusieurs cerchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. Trognus Pompeius dict de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu’ils estoyent plus desireux de grande que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle ; et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure. Il semble que l’estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d’autruy ».

Montaigne M. de, Essais, Liv. II, chap. XVI, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 609-610.

 

« Combien y a-il, en toutes les races, de personnes de mesme nom et surnom ? [C] Et en diverses races, siecles et païs, combien ? L’histoire a cognu trois Socrates, cinq Platons, huict Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores : et devinez combien elle n’en a pas cognu. [A] Qui empesche mon palefrenier de s’appeler Pompée le grand ? Mais, apres tout, quels moyens, quels ressors y a-il qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à cet autre homme qui eut la teste tranchée en Aegypte, et qui joignent à eux cette voix glorifiée et ces traicts de plume ainsin honorez, affin qu’ils s’en adventagent ? »

Montaigne, Essais, I, XLVI, 269-270).

 

 

« Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j'avais lu La Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c'était un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d'où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d'un état ancien de lieux, d'une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l'église et auquel je prêtais l'aspect disputeur, solennel et médiéval d'un personnage de fabliau ».

Proust M., À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Tome I, 1954, p. 388.

 

 

« Châalis. Il est quatre heures du matin ; la route plonge dans un pli de terrain ; elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à La Chapelle. À gauche, il y a une route qui longe le bois d’Halbate. C’est par là qu’un soit, le frère de Sylvie m’a conduit dans sa carriole à une solennité du pays. À travers les bois, par des routes peu frayées, son petit cheval volait comme un sabbat. Nous rattrapâmes le pavé à Mont-l’Évesque, et quelques minutes plus tard, nous nous arrêtions à la maison du garde, à l’ancienne abbaye de Châalis. - Châalis, encore un souvenir !

            Cette vieille retraite des empereurs n’offre plus à l’admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière rangée se découpe encore sur les étangs ».

Nerval G. de, Les Filles du Feu, in : books.google.rw/books?id=BI2GNOfoC&printsec=frontcover #v=snippet&q =villag&f=false, p. 131. p. 131.