Naissance et mort
Naissance et mort
Séance Théophile du mardi 10 décembre 2024
Théophile - Séance du mardi 10 décembre 2024
Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, professeur de philosophie
Naissance et Mort
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Avertissement de Jean-Pierre Cléro au lecteur :
Lisant en ce moment "L’Essence du christianisme", j’ai trouvé l'admirable citation que Feuerbach fait de Luther dans une note dont je ne donne ici qu’une partie :
« Chaque chose repose à l’endroit de sa naissance. L’endroit d’où je suis né est la divinité. La divinité est ma patrie. Ai-je un père dans la divinité ? Oui, là je ne possède pas seulement un père, mais je me possède moi-même ; avant d’advenir pour moi-même, j’étais né là-bas en la divinité » (cité dans L’essence du christianisme, p. 167).
Ce texte m’a manqué dans la dernière séance de Théophile sur la naissance. Il est admirable et va plus loin peut-être que les analyses de Paul Ricœur sur lesquelles je me suis principalement appuyé.
DISSYMÉTRIE DE LA NAISSANCE ET DE LA MORT EN ÉTHIQUE ET EN RELIGION
La dissymétrie de la naissance et de la mort
a-t-elle quelque importance pour l’éthique ?
La pasteure Béatrice Cléro-Mazire ouvre la séance en présentant quelques textes extraits de la Bible qui expriment des annonciations, tant de la naissance que de la mort. Textes fournis en annexe. Puis elle laisse la parole au conférencier de la séance.
Table des matières (cliquer sur le titre du paragraphe)
- Considérations préliminaires
- Symétries entre la naissance et la mort
- Dissymétries et disparités entre la naissance et la mort
- La projection du sujet du côté de la mort et du côté de la naissance
- Les philosophes, les théologiens et la mort
- Conclusion
- THÉOPHILE. TEXTES POUR LA SÉANCE DU MARDI 10 DÉCEMBRE 2024
- TEXTES BIBLIQUES SUR LE THÈME DE L’ANNONCIATION
- Annonciations de naissances
- Annonciations de mort
- La conversion comme nouvelle naissance
- TEXTES PHILOSOPHIQUES SUR LA DISSYMÉTRIE DE LA NAISSANCE ET DE LA MORT EN ÉTHIQUE ET EN RELIGION
Considérations préliminaires
Préludant à une des plus belles réflexions que je connaisse sur la naissance, Ricœur, dans la Philosophie de la volonté remarque que « l’évocation de la naissance n’est pas familière aux philosophes » pour lesquels « la mort est plus pathétique ; les pires menaces semblent [avec elle] venir au-devant de nous. Or notre naissance, parce qu’elle est révolue, ne nous menace pas » (p. 407). Il est vrai qu’ils ont accordé plus d’importance à la mort qu’à la naissance qu’ils ont presque négligée ; et depuis fort longtemps. Il n’y a pas, chez Platon, de dialogue qui ferait, sur la naissance, le pendant du Phédon sur la mort. Et l’époque moderne, en promouvant l’humanisme, en portant l’accent sur l’action de l’homme plutôt que sur sa nature, sa substance, au point d’identifier l’homme à son action (comme Hegel) ou de souligner, comme Fichte, son néant originel à partir duquel il va devenir ce qu’il veut être par son propre agir, valorisant son avenir par rapport à son passé, met inévitablement l’accent sur la réalité de la mort mais plus encore sur son imaginaire. Heidegger a bien vu que l’existence humaine, se caractérisant par un projet au-devant de soi, renvoie inévitablement celle-ci à sa mort. Même s’il faut se méfier de ce genre de comptage, il y a énormément moins d’occurrences du mot naissance dans L’Être et le Néant que du mot mort et de tous les syntagmes [1] qui l’accompagnent. Ce fait est plus marqué encore chez Heidegger qui parle de l’homme comme d’un être pour la mort, ne parle guère de la naissance sauf pour rappeler, selon le proverbe, que « celui qui vient de naître est assez vieux pour mourir » (L’être et le temps, trad. intégrale / Authentica / 1985, p. 245). On pourrait ajouter que, même si l’on n’est pas né, on peut être assez vieux pour mourir. L’entrée dans l’être à partir du néant inspire moins que la sortie de l’être pour rejoindre le néant. Rares sont les penseurs qui, comme Schopenhauer, remarquent que, tant dans les discussions orales que dans les livres, on a, à coup sûr, « soulevé mille fois plus souvent la question de notre état après la mort que celle de notre état avant la naissance » [2]. Nous allons nous demander comment il se fait que ceux qui s’intéressent à l’éthique accordent plus d’importance à la mort qu’à la naissance et ne s’intéressent guère à la différence entre l’intérêt porté à l’éthique de la naissance et l’importance dévolue à la mort sur le même registre de l’éthique et du religieux.
Pourtant, il y a, çà et là, quelques traits de lumière chez des auteurs soucieux de rétablir la balance entre ce qui se passe du côté de la naissance et ce qui se passe du côté de la mort ; et, parmi eux, Pascal, qui est l’auteur d’un petit fragment très étrange qui est l’esquisse d’un calcul assez fantasmatique destiné à faire pièce dans une argumentation contre les athées qui se moquent de la résurrection de Jésus et de son enfantement par une prétendue vierge. S’appuyant très curieusement sur le miracle de l’enfantement de la Vierge, prétendument plus admissible, pour leur faire accepter l’autre, la résurrection du Christ, qui l’est moins, Pascal écrit ces trois lignes et demie qui vont nous servir de thème de variations comme on dit en musique ; les voici :
« Qu’ont-ils donc à dire contre la résurrection, et contre l’enfantement d’une vierge ? Qu’est-il plus difficile, de produire un homme ou un animal, que de le reproduire ? Et s’ils n’avaient jamais vu une espèce d’animaux, pourraient-ils deviner s’ils se produisent sans la compagnie les uns des autres ? » (Pascal B., Les Provinciales. Pensées. Opuscules divers, Le livre de poche, Classiques Garnier, Paris, 2004, p. 960).
Il n’est pas tout à fait inutile de rappeler que cet ami de Roberval est, sur le terrain des sciences, un spécialiste des balances, qu’il s’agisse de peser des poids, mais aussi des surfaces et des volumes d’objets géométriques pour en trouver les centres de gravité, ou qu’il s’agisse d’évaluer, au beau milieu d’un jeu, en coupant celui-ci et en estimant la somme que le perdant devrait au gagnant si le jeu devait arbitrairement s’arrêter là ; la coupure du jeu et le départ pouvant assez facilement figurer la mort (ce que Pascal fait dans d’autres fragments) tandis que l’arrivée dans un jeu pouvant représenter (et, cette fois, c’est nous qui le disons) assez facilement la naissance.
Mais, pour comprendre ce calcul, il faut se faire une idée juste de ce qui est mis dans le plateau de la naissance et dans le plateau de la mort, établir entre eux une espèce de commensurabilité ; et, à cet établissement, celui qui peut nous aider le mieux et le plus complètement est sans doute Ricœur.
Toutefois, avant de nous livrer à ce calcul d’allure assez utilitariste qui ne se prononce pas sur la vérité de cette mesure mais sur son utilité, il nous faut revenir sur la comparaison proposée par Pascal. Il s’agit de comparer ce que les athées tiennent pour deux fantasmagories : une résurrection (un prétendu phénomène de résurrection qui ressemble beaucoup à la prestation dont parle Rousseau dans le Contrat Social, de charlatan qui jette en l’air le corps d’un enfant qu’il a préalablement découpé pour en restituer l’unité) et une naissance sans collaboration de deux sexes différents (dans les phénomènes, bien connus, sinon explicables, depuis l’Antiquité d’hermaphrodisme, de parthénogenèse et d’autoreproduction). De ces deux fantasmagories, les athées ne risquent pas d’en tenir une qui soit plus vraie que l’autre ; mais l’une apparaissant plus acceptable que l’autre - même pour les athées qui sont, comme les autres, capables de faire des gradations entre des entités imaginaires -, Pascal se fait fort de les rendre équivalentes. La moquerie des athées à l’égard de la résurrection étant plus forte que leur moquerie à l’égard de la fécondation sans sexe, on peut se servir de la seconde pour donner des chances à la première. Si la seconde est mieux admise que la première, la tînt-on pour aussi imaginaire que l’autre, c’est que, sans doute, en premier lieu, on est ordinairement moins exigeant sur la pensée de la naissance que sur la pensée de la mort ; mais aussi que, en second lieu et cela peut, jusqu’à un certain point faire argument en faveur d’un enfantement par une vierge ou le rendre moins miraculeux - si je puis dire - ou moins exceptionnel, il existe des animaux hermaphrodites dont la reproduction n’implique pas un sexe différent du sien chez un autre partenaire. Pascal propose une pesée entre deux inconnaissables mais pas tout à fait impensables ; jamais autant que chez lui, la proximité du pensable et du pesable n’a été aussi grande - pensare, penser, c’est d’abord peser en latin -. Et c’est bien dans cette différence entre connaître et penser que Ricœur va nous faire séjourner pour faire quelques pas en direction d’une solution de notre problème.
Mettons toutefois à part la finesse pascalienne dans ce jeu de symétrie et de dissymétrie : il ne compare pas - ce que nous nous apprêtons à faire - la naissance à la mort, mais l’enfantement sans dualité des sexes à la résurrection, l’entrée dans l’existence pouvant être comparée à la rentrée dans l’existence et non pas à sa sortie, une sorte de renaître, qui ne serait pas du tout son symétrique. Lisons, pour commencer, les deux textes de Ricœur qui se trouvent dans la partie « philosophique » de l’exemplier.
Avant de montrer ce qu’il y a d’authentiquement dissymétrique entre la pensée de la mort et la pensée de la naissance et qui exige peut-être que nous négligions l’une par rapport à l’autre, voyons les quelques symétries qui nous frappent, dès que nous nous attachons un peu à cette comparaison ; même si, de temps à autre, il sera très très difficile de faire ce découpage.
Symétries entre la naissance et la mort
Symétries entre la naissance comme entrée dans la vie et la mort comme perte - ou sortie - de la vie
De manière générale, on a affaire à un « Je » qui peut se rapporter au-delà de la limite de la naissance aussi fictivement, aussi illusoirement, qu’au-delà de la limite de la mort. Ce que se dit à lui-même le héros de Tolstoï dans La mort d’Ivan Ilich quand il se demande « où serai-je quand je ne serai plus ? » fait pendant à quelque chose qui n’est pas tout à fait irrecevable sous la forme « où étais-je quand je n’étais pas encore ? », « qu’étais-je avant d’être conçu ? » ou à des vœux qui sont de la forme : « Ô puissé-je ne pas être né ! ». Par ce dernier vœu, Œdipe voudrait passer de nouveau à l’envers par le moment et le lieu où il est né, éventuellement pour ne pas naître et rester à l’état de possible ; de possible non choisi, non élu, non éligible. La volonté de revenir à la matrice maternelle, voire au-delà, est saisissable aussi dans la mort quand le mourant - qui est une mourante en l’occurrence - ne veut pas l’affronter comme c’est le cas dans Cris et chuchotements d’I. Bergman. Le « pas encore » serait-il le symétrique du « ne plus » ?
Comment existe-t-on avant d’être né ? Qu’étais-je avant d’être né ? Sur quel mode existais-je alors ? Étais-je un projet ? Non : ce serait trop dire ; trop d’éléments sont incontrôlables. Comment suis-je devenu cet individu qui n’est aucun des autres, qui n’a jamais été aucun des autres, qui ne sera jamais aucun des autres ?
On pourrait imaginer que le déploiement des probabilités au-delà de la mort, en direction du futur, trouve son pendant, dans la pensée de la naissance, en nous reportant dans le passé, au moment du resserrement de probabilité qui, d’un jeu infiniment dispersé avant la naissance et qui rend ma naissance infiniment peu probable, finit par se transformer en une probabilité maximale qui devient certitude au moment de la naissance, pour re-éclater aussitôt né, car que serai-je ? Que sera cet être qui vient de naître ? Quand on dit adieu à quelqu’un qui meurt, il n’y a plus de place pour la probabilité ; alors que la naissance nage, au contraire, dans un océan de probabilités qui la rend infiniment ouverte et l’on ne voit pas comment on pourrait négliger cette ouverture.
Des deux côtés, il y a barrage à la connaissance ; notre naissance oriente notre psychisme - une fois celui-ci constitué - vers un souvenir ou un ensemble de souvenirs, qui, à un moment, ne devien(nen)t plus que les souvenirs des autres, de nos aînés, de ceux qui se sont occupés de notre naissance. Pour nous autres, certes, nous régressons dans le passé à la façon dont la mémoire peut le faire, mais plus elle approche de l’événement qui fut celui de notre naissance, plus elle rencontre le flou avec, épars et sporadiques, des bouts d’événements, puis un brouillard de plus en plus épais au fur et à mesure que nous nous enfonçons vers le passé dont nous ne saurons jamais rien. À un moment, je perds le fil de ma vie. De l’autre côté, du côté de la mort, nous savons que nous allons mourir avec une certitude aiguë, même s’il n’y a pas de lieu pour nous savoir mort ni aucun sujet, aucune conscience, qui nous permette de nous penser mort. Il s’agit moins de perdre le fil de sa vie que de sa cassure.
Si, pourtant nous insistons sur une certaine symétrie, c’est parce que nous ne pouvons pas nous empêcher de nous projeter, en toute notre conscience, qu’il ne s’agit que d’une projection sans aucune vérité, tant du côté de la mort que du côté de la naissance. Avec un étrange paradoxe : l’événement même de passage dont nous voudrions nous saisir est impensable ; nous avons toujours déjà passé les instants de la naissance et de la mort, ou nous avons encore à les passer, mais ces instants - quoiqu’ils nous mettent éminemment en scène - ne sont pas pour nous : ils ne sont pas des instants dont nous pourrions prendre conscience que nous les passons. Ils sont les étranges croisements impensables, inexistants, et qui ont pourtant lieu, ou qui ont pourtant eu lieu ou qui auront certainement lieu - dont nous ne pouvons pas imaginer qu’ils n’aient pas eu lieu ou qu’ils n’auront pas lieu. Pas plus que la naissance ne fut un événement pour moi, la mort n’en sera un. Toutefois, dans le cas de la naissance, je n’ai pas vu le passage, mais je puis savoir que les choses se sont passées puisque je suis là ; certes, il s’agit plutôt de dissymétrie sur ce point, puisque seul celui qui est né peut dire cela ; celui qui est mort n’a pas ce loisir. Mais, de part et d’autre, l’instant où ces notions semblent avoir le plus de pertinence n’est pas vécu, ne l’a pas été, ne le sera pas. Si ces notions ont un « moment », c’est seulement pour les autres. Ces événements ne nous « arrivent » jamais ; ils ne nous sont jamais présents ; ils sont toujours « déjà arrivés » ou « à venir », « à arriver ». Avec une illusion constamment renaissante : je ne peux pas m’empêcher de me penser vivant ou mort, avant ma naissance ou après ma mort, alors même qu’il m’est impossible de m’accorder cette conscience.
Une autre façon de dire cela serait de prendre conscience que ni la naissance ni la mort ne sont des expériences pour l’individu qui a subi l’une ou l’autre ou qui la subira. « Ma naissance en première personne n’est pas une expérience, mais l’en-deçà nécessaire de toute expérience ; cette nécessité d’être né pour exister reste à l’horizon de la conscience, mais est exigée comme horizon par la conscience même ; le Cogito implique l’antériorité de son commencement en deçà de sa propre aperception » (p. 411). Des deux côtés, commencer, comme partir, a bien lieu dans le monde ; et pourtant, si inexistants sont-ils pour nous, ils ont je ne sais quoi d’inaugural, le commencement n’étant pas un début. Le début est banal et arbitraire : on le prélève dans le cours des choses comme on veut. Le commencement de la naissance n’est pas prélevé sur le cours des choses ; pas plus d’ailleurs que la fin qu’est la mort n’est prélevée sur ce cours des choses, à l’autre bout si l’on peut dire : elle aussi est, à sa façon un commencement, une espèce d’inauguration ; sans qu’il n’y ait plus de connaissance de ce qui est inauguré par la mort qu’il y en ait par la naissance. Dans les deux cas, nous savons que quelque chose commence, mais nous ne savons pas quoi. Dans les deux cas, il s’agit de quelque chose qui se présente comme rien ou presque rien. On pourrait certes invoquer, dans le cas de notre naissance, l’existence de nos ancêtres, de nos parents - du moins la plupart d’entre nous le pouvons - ; mais il ne s’agit jamais que d’un témoignage indirect ou d’une connaissance par le médecin que mes parents auront pu consulter à ce moment ; mais même cette connaissance que j’acquiers ainsi indirectement me fait plutôt découvrir « cette conscience brumeuse d’être suspendu à d’autres êtres et de leur devoir mon être » ; toutefois, si brumeuse soit-elle, elle n’est pas abolie pour autant.
Nous n’avons pas de position de surplomb à l’égard de notre naissance ni à l’égard de notre mort. Pascal la suppose dans le fragment que nous avons lu ; c’est sans doute ce qui fait qu’il est assez peu convaincant quand nous le lisons isolé des Pensées, comme nous l’avons fait.
Dissymétries et disparités entre la naissance et la mort
La mort et la naissance, le temps qui succède à l’une et qui précède l’autre, nous semblent inconnaissables ; mais le sont-ils également et sont-ils également impensables ? Nous l’avons dit : elles le sont, l’une comme l’autre, à titre d’événements, à la fois tout pour nous, puisque nous sommes venus à l’être et que nous allons disparaître entièrement à nos propres yeux présents en tout cas - puisqu’il ne restera rien de notre sujet pensant - et rien pour nous. À ces entités, mort, naissance, ne correspond aucune notion ; même si nous ne pouvons-nous empêcher de faire comme si quelque notion leur correspondait. C’est à ce point que ces notions semblent mettre en question le sujet même qui les pense.
De la projection que nous avons traitée comme égale tant du côté de la naissance que du côté de la mort, nous ressentons, même très faussement, que le rassemblement qui se produit pour constituer le point de réunion des éléments qui nous constituent semble avoir plus de réalité que la dispersion de la mort qui ne nous ramène pas vraiment à nous- mêmes.
La lettre à Sophie Volland a quelque chose de faux puisque la dissolution dont nous parle Diderot n’a rien qui puisse nous ramener à quelque soi. Pourquoi les atomes qui se dispersent resteraient-ils ceux de Sophie Volland et ceux de Denis Diderot ? La conjonction d’atomes, par laquelle nous pouvons penser la naissance, a plus de chances de nous apparaître comme nous constituant, nous. [3] Le rêve diderotien d’un éparpillement qui laisse en place l’éternité des atomes n’est en aucune façon un symétrique de la concentration des possibles vers l’organisation de la naissance d’un individu : des deux côtés, c’est le même cours du temps qui agit et dans le même sens, mais concentrant les atomes d’un côté et les éparpillant de l’autre.
On parle volontiers d’immortalité, du côté de la mort ; il est frappant qu’on n’ait pas de mot pour désigner l’équivalent du côté de la naissance, de l’immense laps de temps durant lequel je n’étais point, mais durant lequel aussi les conditions de mon individualité se réunissaient d’abord avec une probabilité nulle puis avec une probabilité grandissante. Peut-être la création serait-elle, du côté de la naissance, le fantasme le plus proche d’un symétrique de l’immortalité du côté de la mort.
Est-ce que, toutefois, la notion de probabilité de naître a le moindre sens ? N’a-t-elle pas moins de sens que la probabilité infiniment plus grande qui est celle de mourir ? Est-ce que l’être qui est à naître peut être assimilé à un possible ?
Sur un autre front, jamais nous ne pouvons choisir d’exister ; je ne me pose pas seul dans l’être ; et chacun comprendra immédiatement la portée éthique de ce point : la naissance est la vie comme intersubjective : nous ne pouvons pas nous donner la vie et nous ne pouvons particulièrement pas la conserver par nous-mêmes, au début de notre vie ; ce n’est pas la conscience qui me fait vivre ; en revanche, je mourrai seul, même si je suis accompagné et même si je n’ai pas recouru à cette possibilité toujours ouverte de me donner la mort.
Notre destinée est celle d’un être qui sait qu’il va mourir. On pourrait objecter que nous savons aussi que nous sommes nés : nous ne le savons pas avec la même précision que celle de notre mort. Parce que nous connaissons mieux celui qui meurt, quand il s’agit de nous-mêmes, que lorsqu’il s’agit de naître. La mort concerne l’être déterminé que nous sommes ; la naissance restait pleine de flou, au moins à nos yeux et même aux yeux des autres. On sait mieux ce qui disparaît dans la mort que ce qui apparaît dans la naissance, car nous émanons d’une brume épaisse. La mort transforme notre existence en destin, dit Malraux cité au moins deux fois par Sartre dans L’Être et le Néant. La naissance n’est pas un destin dans le même sens : il y a beaucoup plus de bougé dans la naissance que dans la mort. La mort fige à jamais ce que nous avons été.
Que va-t-il m’arriver après ma mort ? Et qu’étais-je avant de naître ? Certes, dans les deux cas, il est possible de répondre : rien. Mais ce rien a-t-il exactement dans les deux cas les mêmes propriétés ? Rien quand quelque chose comme une vie - pour sa plus grande part - a eu lieu ne saurait être le même rien que lorsque cette vie reste encore à faire et que rien n’y est encore joué ou plutôt qu’il reste encore tellement de choses à jouer dans cet ensemble d’éléments dont certains sont déjà déterminés.
Ce qui est étrange, c’est la grande disparité d’affect dont il est difficile de se défendre et que déclenchent la naissance et la mort. Les Épicuriens, les Stoïciens [4] et Diderot ont beau faire : il est difficile de ne pas s’attrister quand l’un de nos familiers, l’un de nos parents, l’un de nos enfants, ou l’un de nos amis disparaît ; cela ne veut pas dire que cette conduite à l’égard de la mort soit à opposer à une conduite forcément joyeuse à l’égard de la naissance. S’il y a un flou du côté de la naissance, il ne semble pas être de l’ordre de l’inquiétude ou de la tension comme peut nous apparaître ce qui est d’un danger mortel. La ligne d’horizon de la mort a quelque chose à voir avec celle du rivage des Syrthes (J. Gracq) : elle est une espèce d’inquiétude permanente ; non pas de peur ni d’angoisse paralysante, puisqu’après tout il n’y a pas - il n’y a pas eu - de mort pour le mort et les vivants le savent bien, même s’ils ne peuvent retenir leurs sanglots. La dissymétrie tient au fait que la naissance est toujours déjà-là, on est toujours, à nos yeux, déjà né ; alors que, par définition, la mort, quand elle est là et qu’elle est la nôtre, n’est précisément et contradictoirement plus pour nous. On n’affronte pas sa naissance ; on affronte sa mort. La naissance n’est jamais une épreuve pour nous, puisqu’on est toujours déjà né. On est toujours intellectuellement gêné d’éprouver une sorte de peine à l’égard de la mort que ce soit de la nôtre ou de celle d’autrui ; et pourtant on ne peut pas s’empêcher d’en éprouver quand il en est question pour nous ou quand elle est là sous la forme de la mort d’autrui et surtout de l’être aimé [5]. « Si l’amour souffre, c’est parce que l’un est parti et l’autre est resté ; chacun meurt seul et chacun est laissé seul sur le rivage » (p. 434). Ce n’est pas le cas de la naissance ; celui qui naît passe du même côté que moi, et prend graduellement sa place sur le même rivage.
Il faut, à cette occasion, corriger le mot de flou : si la naissance nous paraît opaque et floue, au point que je perds mes traces dans la remontée vers la naissance dont je voudrais me remémorer l’événement, en revanche la mort que nous ne connaissons pas n’est pourtant pas floue. Elle est parfaitement certaine dans sa réalité, quoiqu’elle soit incertaine dans son heure et dans ce qu’elle est.
Restons quelque temps sur cette différence entre la vie et la mort qui sera si importante pour la réflexion éthique. Il vaudrait mieux parler, du côté de la mort, du vide qui peut avoir des contours nets, à la différence du flou et de la brume qui irrite l’intelligence par leur manque de netteté et dont l’être, même s’il nous dérobe des objets et fait à sa façon le vide, est beaucoup plus compact et consistant : enlisant.
Le symbolisme est d’emblée plus fort du côté de la mort laquelle se situe d’emblée du côté de l’écriture, du dessin. Qui meurt quand je meurs et qui naît quand je nais ? On ne sait jamais vers quel Je ont convergé les possibles pour que ce soit moi qui sois le produit de cette convergence. Il n’est pas facile de dire qui est né quand il s’agit de moi, à cause du retard de la conscience sur l’être : j’ai été avant d’être conscient d’être. En revanche, ma mort a toujours été devancée d’une conscience, fût-elle partielle. Il semble beaucoup plus facile de dire quel moi meurt, parce que, ce moi, je l’ai été, du moins avec quelque degré de certitude.
Une autre grande différence de la naissance et de la mort sur laquelle Ricœur insiste de façon apparemment assez contradictoire, c’est que, après nous avoir dit, dans un discours ordinaire, que nous ne connaissions pas la mort, qu’il n’y a pas de situation de la conscience pour la connaître, il fait ressortir que : autant il n’ y a pas de savoir de la naissance qui soit le mien, mais seulement des témoignages obtenus auprès de mes parents, du gynécologue, de la sage-femme et de quelques -autres, autant la certitude de la mort est plus proche d’un savoir que d’une expérience ; le plus certain de tous les savoirs concernant mon avenir, mais seulement un savoir. Un savoir qui est un non-savoir, plus radical qu’un savoir flou. "Grave" est une tombe en anglais et "engraving" une gravure ; la gravure d’une langue que nous ne connaissons pas. Il est certain qu’elle retient quelque chose avec un caractère absolu et décisif. Mais ce n’est pas un affect, quoiqu’elle en ait la structure : un non-savoir de savoir ; ou un savoir de non-savoir. Il ne faut pas commencer par l’angoisse si on veut comprendre la mort ; elle ne nous angoisse pas dans toutes les circonstances comme une sorte d’affect princeps ou d’affect absolu ; elle est de la même nature que l’écriture [6]. Certes, « adopté passionnément, ce savoir peut devenir effroi ou angoisse, mais, à la différence de la vie, d’emblée révélée par le sentiment, la mort est d’abord découverte par la connaissance ; l’angoisse qui tient à la contingence et qu’elle révèle primitivement, s’associe secondairement à ce savoir abstrait et nu. C’est en effet du dehors que l’idée de mort pénètre en moi » (Ricœur, La philosophie de la volonté, p. 430-431). Notre rapport à la mort est beaucoup plus précis qu’un rapport de passion ; il y a certes un imaginaire de la mort, ainsi qu’un imaginaire de la naissance : mais le symbolique est plus profond que cet imaginaire et que ces affects.
Il semble que cette idée soit aussi celle de Feuerbach qui voit dans cette clarté de l’avenir une condition de l’éthique : « Où serait le sens de la vie future si, en y plongeant mes regards, je ne rencontrais que des ténèbres profondes ? » (p. 216).
Si l’on voulait résumer le propos de la précédente section, il nous semble clair que la différence entre la conception de la vie (la naissance) et la conception de la mort est moins à chercher dans les affects que, plus profondément, dans la structuration symbolique qui les sous-tend l’une et l’autre et qui est proprement la seule chose qui compte en éthique.
Ce passage de l’imaginaire au symbolique n’empêche pas, dira-t-on, d’avoir affaire à de l’impensable. Oui, mais cet impensable, cet illusoire peut-être, une fois reconnus, n’ont toutefois pas à être dénoncés ; ils ne sauraient être évacués sous prétexte qu’ils ne sont pas tout-à-fait rationnels. Ils font partie de la vie. Nous ne pouvons faire autrement que de vivre certaines choses sur le mode de l’imaginaire - ou plutôt des imaginaires, car il y a des imaginaires de la naissance et des imaginaires de la mort -. Le symbolique peut enregistrer cela.
Au bilan, naissance et mort nous laissent devant un chiasme : dans la naissance, l’existence est certaine, mais l’essence - ce que nous serons - est incertaine ; dans la mort, au contraire, s’il reste encore quelque incertitude sur l’existence de notre mort, il ne reste plus d’incertitude sur l’heure et sur l’essence de notre être - la partie est jouée et nous ne pouvons plus y ajouter grand-chose.
Les remarques précédentes, d’allure très métaphysique, peuvent-elle désormais prendre un tour plus éthique ? Oui et il suffit de choisir quelques circonstances où elles le sont, pour que, par une extension métonymique, nous sachions l’étendre à de nombreux cas.
La projection du sujet du côté de la mort et du côté de la naissance
Quel est l’avantage à penser que la projection du sujet du côté de la mort et au-delà d’elle, vaut mieux que la projection du sujet du côté de la naissance ? Ou l’inverse ? Mais comment se fait-il que le privilège accordé à la pensée de la mort soit aussi marqué ?
Entendons bien qu’il ne s’agit pas de dire où il y a le plus de vérité. Les projections du sujet au-delà de la naissance sont tout aussi imaginaires qu’au-delà de la mort ; mais elles ne se valent pas toutes et certains imaginaires sur le même sujet valent mieux que d’autres sans forcément être plus vrais que d’autres. L’imaginaire de la mort et l’imaginaire de la naissance sont sans doute nécessaires à l’éthique, quoiqu’ils soient absolument, l’un comme l’autre, fictitious comme disent les Anglais. Le problème n’est pas de savoir si l’on a raison de projeter son « Je » avant sa naissance et après sa mort ; on pourrait poser la même question à propos de la projection que l’on fait dans le « Je » d’autrui et à laquelle on donne souvent le nom de sympathie ; en revanche, il est important de savoir, quoique ces projections soient toujours « ficticieuses », si elles sont de bons vecteurs pour l’éthique, ce qui peut les faire devenir des bons vecteurs s’ils ne le sont pas encore ou s’il s’agit de les réduire à néant si décidément ils ne servent à rien. On pourrait poser le problème encore autrement : que ces projections au-delà de la naissance ou au-delà de la mort soient des fictions ne fait aucun doute ; mais sont-elles de bonnes fictions ? Et quelles sont les meilleures de ces fictions ?
Car, si tous les imaginaires relèvent de la fiction, il n’est pas possible de dire que certains imaginaires valent mieux que d’autres. Nous avons vu, avec le fragment des Pensées de Pascal, une première approche de cette pesée d’imaginaires ; il faut, pour l’entendre correctement, le rapprocher d’un fragment où il dit presque la même chose en guise de légère variation. Lisons-le ; c’est le fragment Sellier, frag. 444 : « Athées. Quelle raison ont-ils de dire qu’on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile : de naître ou de ressusciter ? Que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’y revenir ? La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger ! ». Vous aurez noté qu’il ne s’agit plus, cette fois, de peser la virginité de la Vierge par la résurrection de Jésus ou l'inverse, mais de confronter la résurrection avec le phénomène de naître qui, même brut et naturel, n’est pas sans mystère, virginité de la procréatrice ou pas, et peut être confronté avec des phénomènes qui paraissent, eux, plus directement chargés de mystère.
Ce qui me paraît intéressant dans cette façon d’envisager un calcul sur la naissance et sur la mort, c’est qu’il met l’accent sur un certain mystère de l’existence qui n’est nullement incompatible avec la prise en compte rationnelle de problèmes éthiques que pose cette existence. « L’existence humaine est ceinturée de mystère : l’étroite région de notre expérience est un îlot perdu dans une mer infinie qui nous terrifie et stimule notre imagination par sa vastitude et son obscurité. Comme si ce mystère ne suffisait pas, vient s’ajouter à l’existence terrestre non seulement une île dans un espace infini, mais aussi dans un temps infini. Le passé et le futur nous sont pareillement dissimulés : nous ne connaissons jamais l’origine de quoi que ce soit, ni sa destination finale » [1]. On peut mettre en balance un événement qui concerne la vie avec un événement qui concerne la mort, ainsi que les imaginaires qui accompagnent l’un et l’autre. Dans l’impensable ou dans le symbolique impensable, il y a encore des degrés qui permettent des calculs.
La philosophie est mise au défi par le mystère dont elle ne dit rien, dont elle ne sait que dire, même quand elle ne répugne pas à en poser l’existence. Elle n’en dit rien, à la différence de la religion et de la musique, qui vont peut-être un cran plus loin.
Pour ce qui est de la mort, son impossible pensée se transmue volontiers en immortalité. C’est peut-être même parce que notre mort est impensable que nous finissons par penser que nous ne pouvons pas mourir. Or ce n’est pas du tout parce que quelque chose est impensable qu’il n’a pas lieu : Pascal nous met constamment en garde contre cette naïveté qui nous fait croire à nos pleins pouvoirs dans le monde et sur les choses, quand il s’agit de les penser. « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être » nous dit Pascal (frag. 262, p. 961).
Côté « naissance », comme nous l’avons remarqué, à la suite de nombreux auteurs comme Schopenhauer par exemple, il y a moins de recherches ; on pourrait se demander si cette carence n’est pas liée au tabou de la sexualité ? Parler de la naissance garde toujours quelque chose d’un peu obscène - il y va du sexe des parents -. « D’où est-ce que je viens ? » est aussi la question « comment se font les enfants ? ». Ricœur l’exprime plus élégamment et assez délicatement quand il montre que le fait de devoir mon existence à deux personnes, loin de lever la brume et le flou de ma naissance, m’intime la pensée assez obscure que : « Être issu de tels parents et être uni à tel corps, c’est un seul et même mystère » (p. 413). La vie, par la naissance, prend alors les allures d’un capital d’hérédité, dont l’ancêtre est comme le donataire. Ce legs d’un capital est parfois aussi celui d’une hypothèque ; une malformation, la condamnation à une vie courte, un handicap. Le jeu, quand j’en prends conscience est déjà largement esquissé. J’ai commencé ; il y a un commencement de moi-même qui a précédé toute conscience.
Mais, direz-vous, jusqu’à présent, vous n’avez pris que des exemples fantasmagoriques et vous me demanderez si l’on ne pourrait pas en prendre de plus pertinents. On le peut, évidemment, en se tournant vers des problèmes d’éthique médicale ; nous nous en tiendrons à un exemple qui nous a été suggéré par une surprenante lecture de R.M. Hare. C’est peut-être dans le travail de cet auteur anglo-saxon que nous voyons à l’œuvre une pesée d’imaginaires à propos d’un problème crucial. Tout utilitariste qu’il est, Hare se livre à une évaluation de l’avortement à partir d’un imaginaire de la naissance et se trouve là où on ne l’attendrait pas. Certes, il ne s’agit pas, pour lui plus que pour nous, de condamner l’avortement ou son inscription dans le droit, mais de voir s’il n’est pas, lui aussi, calculable et pas forcément à l’unique profit de la personne qui porte le fœtus et des adultes qui ont intérêt à voir disparaître le fœtus ou qui se l’imaginent du moins. Aimant la vie, aurais-je aimé qu’on me la retire avant que je la vive, étant simple fœtus, fût-il inconscient d’être en vie au moment où on la lui retire ? Pourquoi se donner le droit de retirer toute chance de bonheur à un être qui avait toutes possibilités d’être heureux ? On voit ici que l’utilitarisme n’est pas forcément du côté que l’on croit. Le bonheur d’un futur être humain n’a pas lieu d’être négligé au profit du bonheur de la personne qui le porte et qu’on voudrait prendre exclusivement en compte. Des évaluations prennent leur sens dans l’imaginaire de la vie. Hare demande qu’on ne l’oublie pas et que l’on ne donne pas seulement droit à l’imaginaire de la mort.
Malgré toute la bienveillance que nous pouvons avoir pour l’inscription dans la constitution même du droit d’avorter - et loin de moi l’idée de la contester dans le droit -, il y a tout de même l’idée de la suppression d’un être qui aurait pu être heureux, qui aurait pu nous rendre heureux, rendre heureux quelques hommes, voire l’ensemble de l’humanité. L’avortement paraît nous plonger dans une antinomie indépassable entre les intérêts d’une adulte ou d’adultes et les intérêts d’un être qui ne peut pas défendre les siens.
Dans cette évaluation, je fais jouer un rôle particulier aux notions de possible et de potentialité. Un être humain potentiel a-t-il des droits ? Si l’on ne peut pas répondre un oui net à une telle question, on ne peut pas non plus dire : Non, il n’en a aucun ; la rationalité du calcul ne peut pas ici s’appliquer ; elle n’a de prise que sur des chimères et nous n’avons pas à en tenir compte. On ne voit toutefois pas pourquoi la mère, les parents, auraient seuls l’autorité pour répondre à la place de celui qui aurait pu être un être humain à part entière.
Il y avait bien d’autres façons de développer ce rapport de l’éthique à la naissance. Chacun connaît la vieille antienne : c’est la faute de la mère ou du père si je suis là dans cet état déplorable ; ils n’étaient pas assez riches pour avoir des enfants. Leur éducation était trop précaire. Leur patrimoine génétique - au moins celui de l’un d’eux - a fait de moi un infirme, etc. Nous n’avons pas le temps de montrer les limites de ce type de discours.
Côté mort, maintenant, sur le compte duquel nous serons plus brefs puisque la littérature y abonde. On pourrait, à l’égard de la mort, trouver, dans l’éthique de la médecine, des positions symétriques à l’égard de celles que nous venons de considérer du côté de la naissance : devons-nous, nous autres hommes, nous donner l’autorisation de donner la mort à un.e patient.e qui souffre trop sans espoir de guérison ? Pourrait-on envisager de demander à un soignant la mort alors même que notre santé physique est bonne et qu’une lassitude s’est emparée de nous de telle sorte que nous ne soyons plus créateurs de notre existence ? Peut-on en toutes conditions, autoriser le personnel médical à donner la mort au patient, dès lors qu’elle lui a été demandée par ce patient ? Quelle est la valeur des directives anticipées ? Il y a ici de multiples questions que nous ne cherchons pas à régler en quelques secondes, mais qui pourraient faire l’objet de discussions juste après le présent exposé. On pourrait se trouver devant des problèmes de pesée tout aussi compliqués que les précédents (de l’avortement).
Ce que nous voudrions faire pour terminer est autre chose : pouvons-nous échapper à cette prédominance de la notion de mort en éthique ?
Les philosophes, les théologiens et la mort
Si l’humanisme et le prométhéisme ne semblent pas pouvoir échapper à une promotion de la mort en nous projetant vers l’avenir, qu’en est-il des positions qui, qu’elles soient athées ou religieuses, tentent de nous débarrasser de l’humanisme ?
On aura repéré que l’approche du problème de l’avortement a été faite du point de vue utilitariste : il s’agissait de peser le bonheur des parties impliquées dans une situation d’individus situés diversement. L’utilitarisme n’est pas la seule estimation de positions repérées comme contenant en grande partie des fictions.
Il est des positions qui, se jetant dans les contradictions qui sont celles de l’existence elle-même, tentent de trouver une sorte d’authenticité à l’égard de la mort, alors même que l’individu qui existe - l’existant - sait que sa projection au-delà de la mort ou en-deçà de sa naissance sont inévitables sans doute, mais aussi illusoires, ou plutôt des sortes de fictions. Heidegger, dans une trentaine de pages d’un chapitre de L’Être et le temps qu’il intitule « L’être pour la mort », examine l’authenticité du rapport que nous pouvons avoir à notre mort sans nous masquer, par toutes sortes de conduites, d’actions, de discours, de recouvrements, de diversions, de recours au sujet, la certitude que nous allons mourir. Cet examen est subtil car il combine des éléments extrêmement contradictoires les uns avec les autres. D’abord, la certitude de mourir individualise radicalement mon être et rien d'autre que le mourir peut obtenir une individualisation aussi absolue. Ensuite, cette individualisation, qui n’est nullement une subjectivisation, n’empêche nullement une projection vers l’avant qui comporte ses fictions et ses illusions. Retrouvant, curieusement d’ailleurs, des dénonciations de ceux qui pensent ordinairement les fictions, Heidegger repère toutes sortes de masques qui me font oublier ou admettre que je vais mourir ; il suggère que l’on pourrait faire le système de tous ces masques comme certains ont tenté de le faire en politique ou en droit. Mais, pour finir, et c’est là où sa position philosophique nous intéresse, il cherche - je ne dirai pas une attitude - mais un mode d’être qui ne serait pas du faux semblant, et qui serait authentique à l’égard de la mort, laquelle nous désigne donc absolument comme individu. Ce qui est étrange - chacun l’aura compris, c’est de rechercher une façon d’être authentique à l’égard de ce qui est sans vérité et le sera toujours. La plupart des hommes s’accommodent de la mort en remplissant d’activités, d’occupations, le vide qu’elle est pour nous.
C’est peut-être le point fort de l’utilitarisme de prendre conscience et de préconiser même ce remplissage, ce remplissement de vide ; mais alors sa loyauté est qu’il ne parle pas de loyauté, mais d’utilité pour les autres et pour nous, éventuellement en remerciant Dieu de nous avoir laissé faire ce que nous avions à faire avant de mourir ; de toute façon en nous laissant faire le calcul, risqué d’ailleurs, du temps qui reste pour faire telle ou telle chose, d’entreprendre tel ou tel travail. Celle de Heidegger est de rechercher une authenticité et tout autre chose qu’une utilité ; on se demande jusqu’à quel point toute pratique, toute préoccupation, tout souci ne se trouvent pas condamnés par là ; ce qui est proprement mettre l’existence humaine dans une position intenable. Quitte à comprendre notre existence comme une impossible possibilité, ne faut-il pas envisager son ouverture comme la liberté, fût-elle infime, d’y essayer des actes ?
Il y aurait, sans doute, au sein de notre culture dite « occidentale » et dans ces pages mêmes de Heidegger qui cherche à rompre avec l’humanisme et le prométhéisme - on pourrait aussi parler de subjectivisme - de la plupart des penseurs de son temps, bien d’autres incursions à faire sur notre thème des rapports entre une certaine prise en compte mais aussi pensée de la mort et de la naissance et de l’éthique. Car prenons garde que Heidegger ne préconise pas du tout un humanisme dans sa philosophie, à la différence de Sartre et de la lecture que Sartre fait de Heidegger. Heidegger écrit à Jean Beaufret : « Les plus hautes déterminations humanistes de l’essence de l’homme, notamment chez les Modernes, celles qui ont exprimé cette essence en termes de « subjectivité », n’expérimentent pas encore la dignité propre de l’homme - savoir que l’homme est non pas sujet, mais « souci », qu’il est ouverture à l’être, « eksistence », et non pas celui qui « décide » de ce qui doit être et ne doit pas être ». C’est une erreur d’interprétation que de rabattre, comme le fait Sartre, l’authenticité heideggerienne sur la subjectivité. Heidegger le récuse tout à fait explicitement, nous rendît-il très perplexe sur ce que peut être une éthique heideggérienne - d’autant que, comme le remarque très bien Sartre, tout en récusant l’éthique, Heidegger use d’expressions qui ont un contenu moral implicite (L’Être et le néant, p. 614) -, alors que l’éthique va de soi dans le modèle sartrien.
Je ne dirais pas que c’est un point grave et qui discrédite une philosophie, mais je noterai, pour la question qui nous occupe, que ce type de philosophie ne nous fait absolument pas renoncer à une surévaluation de la mort mais, tout au contraire, l’aggrave, si je puis dire. Nous voudrions esquisser une autre direction de la question et son éventuelle issue à l’aide d’un autre philosophe qui, il y a deux siècles, a tenté un dépassement de l’activisme de nos temps modernes et contemporains, en tournant notre attention vers des sagesses et des religions orientales censées fournir des approches très différentes de celles qui nous sont suggérées par une sorte de prométhéisme difficile à remettre en question.
C’est ainsi que, s’élevant à un jugement sur les philosophies et les religions européennes de son temps, Schopenhauer - écrivant Le monde comme volonté et comme représentation qui remonte à la première moitié du XIXe siècle mais qui pourrait valoir jusqu’à nos jours, à de rares exceptions près - fait sur leur compte un diagnostic sévère en montrant que le verso de la promotion de l’action, du futur, de l’espérance, du vide indique la vanité de ces « valeurs » et ne peut conduire qu’à une fausse conception de la naissance et de la mort, qu’à une dévalorisation de la naissance par rapport à la mort, à la vanité du prométhéisme, et tout particulièrement qu’à une crainte de la mort, mal dissimulée par un faux héroïsme et un faux activisme, ainsi qu’à ce qu’on pourrait appeler un certain nihilisme - le à quoi bon ? sans réponse. En vain ces doctrines [les philosophies et les religions européennes de notre temps] voudraient-elles masquer les défauts qui les discréditent radicalement et qui ne font que trahir, dans la tentative de leur dépassement, leur attachement profond à ce qu’elles dépassent ? Voici le texte :
« [Tous les systèmes religieux et philosophiques] sont ainsi d'abord comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules méditations, fournit contre la certitude de la mort. Ce qui diffère, c'est la mesure dans laquelle ils atteignent ce but, et sans doute telle religion ou telle philosophie rendra l'homme bien plus capable que telle autre de regarder la mort en face et d'un œil tranquille. En disant à l'homme de se tenir pour l'être primitif lui-même dont l'essence ne comporte ni apparition ni disparition, le brahmanisme et le bouddhisme pourront bien plus pour ce résultat que telles religions qui le considèrent comme formé de rien et ne font réellement commencer qu'avec la naissance l'existence qu'il a reçue d'un autre. Aussi trouvons-nous en Inde une assurance, un mépris de la mort, dont on n'a aucune idée en Europe. C'est chose grave en effet que d'imprimer de bonne heure, sur un sujet aussi important, des notions faibles et sans consistance dans l'esprit de l’homme [celui de l’homme européen], et de le rendre ainsi incapable pour toujours d'en acquérir de plus justes et de plus solides. Lui enseigner, par exemple, que depuis un instant à peine il est sorti du néant, que, par suite, toute une éternité durant, il n'a rien été, et que, malgré tout, il doit être impérissable dans l'avenir, n'est-ce pas comme lui enseigner que, mécanisme mû toujours et toujours par une volonté étrangère, il doit être cependant responsable de sa conduite et de ses actes pour toute l’éternité ? Que plus tard, quand son esprit a mûri, quand la réflexion est née, il vienne à être frappé du peu de consistance de pareilles doctrines, il n'a rien de meilleur à y substituer ; bien plus, il n'est même plus capable de rien concevoir de mieux, et il poursuit alors sa route, privé de la consolation que la nature même lui avait ménagée, en retour de la certitude de la mort. C'est à la suite d'une évolution de ce genre que nous voyons aujourd'hui même (1844) en Angleterre, parmi des ouvriers de fabriques pervertis, les socialistes, et, parmi des étudiants corrompus, les nouveaux hégéliens en Allemagne, s’abaisser jusqu'à des doctrines, toutes matérielles, qui ont pour formule dernière edite, bibite, post mortem nulla voluptas [Mangez, buvez, après la mort nul plaisir], et se peuvent caractériser du nom de bestialité.
Cependant, d'après tout ce qui a été enseigné sur la mort, il est incontestable qu'en Europe du moins, la pensée des hommes, que dis-je, souvent celle d'un même individu, se prend plus d'une fois à osciller entre la notion de la mort conçue comme anéantissement absolu et la croyance que nous sommes immortels, pour ainsi dire, en chair et en os. Les deux idées sont également fausses mais nous avons bien moins à rechercher un juste milieu entre elles qu'à nous élever au point de vue supérieur, d'où les opinions de ce genre s'évanouissent d’elles-mêmes. [...]. Soutenir [...] que la naissance de l'animal est une apparition hors du sein du néant, que sa mort par conséquent est son anéantissement absolu, et ajouter ensuite que l'homme, sorti lui aussi du néant, doit pourtant conserver, et cela sans perdre la conscience, une existence individuelle et indéfinie, tandis que le chien, le singe et l’éléphant seraient réduits à rien par la mort, - c'est émettre une hypothèse contre laquelle le bon sens doit se révolter et qu'il doit déclarer absurde ».
Je vous ai livré le texte en entier, quoique nous n’ayons pas eu le temps de le lire autrement que par fragments. Il me suffira, pour le commenter, de prendre pour repères quelques aspects de la philosophie de Fichte dont la résonance est très profonde dans de nombreuses philosophies de notre temps, comme dans celles qui ont précédé de quelques siècles l’écriture de cette page de Schopenhauer. On trouve, chez Fichte, l'idée que l’homme se distingue des autres animaux en étant initialement rien : « Tout animal est ce qu’il est » assène Fichte, à la suite de Rousseau et de Kant, « et il possède l’essence qui détermine son existence, tandis que l’homme seul originairement n’est rien » (Cité par Philonenko A., Théorie et praxis, Vrin, Paris, p. 101). La compensation de ce vide se fait dans un constant appel à l’action, qui le module, le façonne, qui le met au pluriel - comme s’il y avait des vides, des néants - une infinité de vides et de néants - auxquels il s’agirait de donner forme : La destination du savant s’achève sur l’examen critique de Rousseau : « Agir ! Agir ! Voilà pourquoi nous sommes là. [...] Laissez-nous être joyeux au spectacle du vaste champ que nous avons à travailler. Laissez-nous être joyeux de sentir en nous la force et d'avoir une tâche infinie » (Fichte, La destination du savant, Vrin, Paris, 2016, p. 105). « L’essence de l’homme libre est de créer et de se créer » résume Philonenko (Théorie et praxis, p. 103).
On trouve ainsi que toute l’action de cet homme qui est un être de néant, et pour le néant qu’il appelle sa liberté, passe sa vie à construire des châteaux de valeurs qui ne tiennent guère parce qu’elles ne remplissent jamais ce vide qui est l’essentiel de toute l’affaire. C’est bien ce que l’on trouve chez Pascal, Boyle, Sartre et chez tous les philosophes qui ont cru que, en façonnant le langage, ils trouveraient la consistance qu’ils cherchent désespérément. Qu’ils l’aient appelé progrès ou non, ils ont bien mis l’espoir au cœur de leur systèmes ; une passion qui, comme l’a montré Spinoza, trahit le vide intérieur [7].
L’habileté de Schopenhauer est de prouver par le désir de certains philosophes et de certaines religions de dépasser ce système, d’avouer qu’ils le tiennent pour le schème réel et indéfectible de leur pensée ; elle est aussi de ne pas chercher à « remplacer » ce schème si fondateur dans sa fausseté, ce qui ne manquerait pas de conduire à refaire sensiblement les mêmes variations que celles que les philosophes et théologiens ont faites les uns sur les autres.
L’heure n’est pas d’opérer directement ce changement ; elle est plutôt, à mon sens, de garder ce schème à l’arrière-fond de toutes nos pensées et de nos évaluations éthiques. Nous traitons par antinomies un grand nombre de notions qui n’en seraient pas si on adoptait un point de vue plus puissant. Notre distinction entre début et commencement n’est peut-être qu’un artifice ; notre façon d’énoncer que l’éternité se trouve dans l’ici et le maintenant prend des allures de contestation de notions qui nous sont familières et que nous avons beaucoup de mal à dépasser ; on peut bien distinguer l’éternité et l’immortalité : on se dissimule mal et on cache mal que cette éternité par laquelle nous voulons dépasser l’immortalité reste une contestation de l’éternité, tant la lutte contre des schèmes profonds est difficile.
Nous ne préconisons donc pas de jeter par-dessus bord les vieux mots et les vieux discours, ou de leur substituer des discours que nous ne sommes pas prêts à recevoir du côté du brahmanisme et du bouddhisme, mais plutôt, plus modestement, de regarder à quoi les vieux mots peuvent désormais servir.
Conclusion
La meilleure image que nous puissions donner de l’éthique comme liée à la vie et l’éthique liée à la mort est sans doute que l’une et l’autre se distribuent comme celle de deux lignes fondamentales qui se posent en perspective dans le jeu des lignes diverses qui la structurent : la ligne d'horizon qui est devant nous et qui pourrait figurer celle par laquelle nous tenons compte de notre mort ; et celle qui, comme une sorte de fausse fenêtre que nous ne voyons jamais en face, et qui n’existe jamais que dans notre dos, sans qu’il nous soit permis de nous retourner et que nous pourrions appeler une ligne de vie, une ligne de naissance qui est la réplique, absolument invisible, de la ligne de mort qui se reforme toujours au fur et à mesure que nous avançons. Il se pourrait que nous inscrivions chacun de nos actes entre ces deux lignes, selon des entrelacs et des écheveaux très différents quand nous considérons notre vie vers l’avant ou quand nous la regardons vers l’arrière, selon des imaginaires différents mais également inconnaissables. Ce n’est certainement pas demain que nous connaîtrons les règles des imaginaires de l’éthique envisagée comme perspective, dans le sens où nous entendons cette conque qui nous enveloppe. Mais il est une chose que J.S. Mill a bien pointée et qu’il relève avec finesse dans l’un de ses Trois Essais sur la religion :
« Le principe qui doit régir la culture et la régulation de l'imagination, en vue d'une part d'empêcher qu'elle ne perturbe la rectitude de l'intelligence et la bonne direction des actions et de la volonté, et d'autre part de l'utiliser comme une force pour accroître le bonheur de la vie et élever le caractère, est un sujet qui n'a jamais attiré l'attention sérieuse des philosophes, bien qu'une certaine opinion à ce sujet soit impliquée dans presque toutes les manières de penser le caractère humain et l'éducation. [...] Il me semble que la vie humaine, si petite et si restreinte qu'elle soit, et telle qu'elle soit susceptible de rester, si on ne la considère que dans le présent, même lorsque les progrès de l’amélioration matérielle et morale l'auront délivrée de la plupart de ses calamités actuelles, ait grandement besoin d'un champ d'aspiration plus large et d'une plus grande hauteur pour elle-même et pour sa destination, que l'exercice de l'imagination puisse lui offrir sans aller à l'encontre de l'évidence des faits ; et qu'il fasse partie de la sagesse de tirer le meilleur parti possible de toutes les probabilités, même minimes, sur ce sujet, qui fournissent à l'imagination un point d'appui sur lequel se soutenir ». (Three Essays on Ethics, Religion and Society, Toronto Press & Kegan P. (Londres), vol. X de la Collected Edition of the Works of J.S. Mill, de p. 483).
Il n’y a pas d’éthique sans imaginaire ; la raison n’a pas à détruire cet imaginaire, lequel ne la met pas forcément en péril. Tout en cherchant à le connaître, la raison peut vivre à côté de lui, enveloppée par lui. Peut-être le religieux est-il cet enveloppement, cet enrobement qui de toutes parts entourent le rationnel, qui peut commencer à le penser mais ne rencontre plus très vite que l’opacité de la naissance et l’inconnaissabilité sèche de la mort.
Nous terminerons en citant cette énigmatique inscription au frontispice de l’immense château auquel rêvait Jacques le fataliste où l’on pouvait lire : « Je n'appartiens à personne, et j'appartiens à tout le monde ; vous y étiez avant que d'y entrer, vous y serez encore quand vous en sortirez ». Schopenhauer fut intrigué, fasciné peut-être, par ce passage. Il semble consonner autant avec la philosophie de Schopenhauer qui s’inspire du bouddhisme et de l’hindouisme qu’avec les philosophies qui trouvent leur éternité par dépassement du temps estimé être une sorte d’illusion et alimenter constamment une hantise de la mort et de ce qui se passe après la mort. Bouddhisme ou sans bouddhisme, hindouisme ou sans hindouisme, on peut assez facilement adhérer au propos de Schopenhauer. On peut, même nourri des philosophies qu’il conteste, accepter sans peine ce propos sur lequel nous terminerons :
Si le cœur angoissé fait retentir sa vieille complainte « Je vois tous les êtres sortir du néant par la naissance et y retomber après un court répit ; de même, mon existence, aujourd'hui située dans le présent, ne sera bientôt plus que dans un passé lointain, et je ne serai plus rien », alors la vraie réponse à faire est celle-ci : « N'existes-tu pas ? Ne le possèdes-tu pas, ce présent inestimable, après lequel vous tous, fils du temps, vous aspirez avec tant d'ardeur, ne l'occupes-tu pas maintenant et réellement ? Et comprends-tu comment tu y es parvenu ? Sais-tu si bien les chemins qui t'y ont conduit que tu puisses reconnaître qu'ils doivent t'être fermés par la mort ? L’existence de ton être, après la destruction, de ton corps, te semble impossible et inconcevable mais peut-elle l'être plus pour toi que ton existence actuelle et la route qui t'y a mené ? Pourquoi douter que les voies secrètes qui étaient ouvertes pour toi vers le présent actuel ne le demeurent pas encore vers tout présent à venir ? »
On s’inquiétera - peut-être pour me le reprocher - de l’éclectisme dont j’ai fait preuve en passant de Ricœur à Schopenhauer via Hare et J.S. Mill, en semblant apporter tour à tour à des auteurs aussi différents notre relative approbation. La vérité est que la seule chose que je voulais atteindre au cours de cette séance - sans préjuger de ce que sera notre discussion - tient en ce que nos idées éthiques dépendent très fortement de la façon dont entendons naissance et mort, non seulement dans la partie dont la raison parvient à s’emparer, mais aussi dans cette partie qu’elle laisse à l’imaginaire, non sans tenter toutefois de démêler les faisceaux de notions qui se recoupent aux deux pôles que nous avons privilégiés ici de notre existence que sont la naissance et la mort.
Jean-Pierre Cléro
NOTES :
[1] Les mots naître et naissance n’ont pas beaucoup de syntagmes : avec eux vous ne pouvez pas construire autant de mots qu’avec mourir et mort - mortel, mortifère, moribond, mortifier, mortification, mortalité ...-
[2] Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau. On trouve cette traduction en libre accès sur Internet, p. 277.
[3] Lettre du 15 octobre 1759 : « La seule différence que je connaisse entre la vie et la mort, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que, dissous, épars en molécules, dans vingt ans, vous vivrez en détail. [...] Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. Que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire demeure premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les enferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses ».
[4] Les Stoïciens allaient très loin pour tenter de dissuader leurs disciples ou leurs amis de succomber au chagrin du deuil. « Les hommes passent, mais l'humanité reste, dit un philosophe païen. Comment peux-tu te plaindre de la perte de ta fille ? écrit Sulpicius à Cicéron. Des villes célèbres, de grands empires ont péri, et c'est ainsi que tu te désoles de la mort d'un être qui a si peu d’importance ? Où donc est ta philosophie ? L’espèce, l‘humanité, l’intelligence étaient pour les anciens des choses grandes et sublimes ; l’individu n’était presque rien » (Feuerbach L., L’essence du christianisme, p. 196).
[5] Ricœur en fait la remarque, p. 433.
[6] Ricœur a très bien parlé de ce point d’une façon assez anti-heideggérienne. Heidegger avait écrit, en effet, dans L’être et le temps que « l’affection qui est en mesure de tenir ouverte la menace constante et pure qui monte de l’âtre isolé le plus propre du Dasein [de l’existant], c’est l’angoisse » (p. 265-266). « Pour ma part, écrit Ricœur, p. 435, je ne reconnais pas en moi l’angoisse primitive de la mort. Ce n’est en moi qu’une pensée froide et sans force et en quelque sorte sans racine dans l’existence ». Ce qui, pour ma part existe touchant la mort, c’est la possibilité permanente d’une cassure dans ce que l’on entreprend, qui impose de prendre une sorte de mesure de ce que l’on fait dans cette cassure toujours possible : c’est la pensée même de Pascal.
[7] Three Essays on Religion, p. 418-419.
[8] L’espoir n’a pas la plénitude de la joie. Il n’y a pas d’espoir sans crainte : « L’espoir est une joie inconstante née de l’idée d’un chose future ou passée de l'issue de laquelle nous doutons en quelque mesure ».
THÉOPHILE. TEXTES POUR LA SÉANCE DU MARDI 10 DÉCEMBRE 2024
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Annonciations de naissances :
Livre de la Genèse 18 : 9-15
9. Alors ils lui dirent : Où est ta femme Sara ? Il répondit : Elle est là, dans la tente. 10. L’un d'entre eux dit : Assurément, je reviendrai vers toi l'année prochaine : voici que Sara, ta femme, aura un fils. Sara écoutait à l'entrée de la tente qui était derrière lui. 11. Abraham et Sara étaient vieux, d'un âge avancé, et Sara n'était plus en état d'avoir des enfants. 12. Elle rit en elle-même en disant : Maintenant que je suis usée, aurais-je encore des désirs ? Mon Seigneur aussi est vieux. 13. L’Éternel dit à Abraham : Pourquoi donc Sara a-t-elle ri en disant : Est-ce que vraiment je pourrais avoir un enfant, moi qui suis vieille ? 14. Y a-t-il rien qui soit étonnant de la part de l'Éternel ? L'année prochaine, au temps fixé, je reviendrai vers toi, et Sara aura un fils. 15. Sara mentit : Je n'ai pas ri, dit-elle, car elle éprouvait de la crainte. Mais il dit : Si, tu as ri !
Livre de la Genèse 16 : 7-16
7. L’ange de l'Éternel la trouva près d'une source d'eau dans le désert, près de la source qui est sur le chemin de Chour. 8. Il dit : Agar, servante de Saraï, d'où viens-tu et où vas-tu ? Elle répondit : J'ai pris la fuite loin de Saraï, ma maîtresse. 9. L’ange de l'Éternel lui dit : Retourne chez ta maîtresse et humilie-toi devant elle. 10. L’ange de l'Éternel lui dit : Je multiplierai beaucoup ta descendance, et on ne pourra la compter tant elle sera nombreuse. 11. L’ange de l'Éternel lui dit : Te voici enceinte ; Tu vas accoucher d'un fils, À qui tu donneras le nom d'Ismaël ; car l'Éternel t'a entendue dans ton humiliation. 12. Il sera comme un âne sauvage, Sa main sera contre tous, Et la main de tous sera contre lui ; Il demeurera face à tous ses frères. 13. Elle appela l'Éternel qui lui avait parlé, du nom de : Atta-El-Roï, car, dit-elle : Ai-je (rien) vu ici après qu'il m'a vue ? 14. C’est pourquoi l'on a appelé ce puits le puits de Lahaï-roï ; il est entre Qadech et Béred. 15. Agar donna un fils à Abram ; et Abram appela Ismaël le fils que Agar lui avait donné. 16. Abram était âgé de 86 ans lorsque Agar lui donna Ismaël.
[Nouvelle version Segond révisée (Bible à la colombe) © Société biblique française – Bibli’O, 1978]
Évangile selon Luc 1 : 5-25
5. Au temps d'Hérode, roi de Judée, il y eut un sacrificateur, du nom de Zacharie, de la classe d'Abia ; sa femme était une descendante d'Aaron, et son nom était Élisabeth. 6. Tous deux étaient justes devant Dieu, et suivaient d'une manière irréprochable tous les commandements et les ordonnances du Seigneur. 7. Mais ils n'avaient pas d'enfant, parce qu'Élisabeth était stérile, et ils étaient l'un et l'autre d'un âge avancé.
8. Or, dans l'exercice de ses fonctions devant Dieu, selon le tour de sa classe, 9. il fut désigné par le sort, suivant la coutume du sacerdoce, pour entrer dans le temple du Seigneur et pour y offrir le parfum. 10. Toute la multitude du peuple était dehors en prière à l'heure du parfum. 11. Alors lui apparut un ange du Seigneur, debout à droite de l'autel des parfums. 12. Zacharie fut troublé en le voyant, et la crainte s'empara de lui. 13. Mais l'ange lui dit : Sois sans crainte Zacharie ; car ta prière a été exaucée. Ta femme Élisabeth t'enfantera un fils, et tu l'appelleras du nom de Jean. 14. Il sera pour toi un sujet de joie et d'allégresse, et beaucoup se réjouiront de sa naissance. 15. Car il sera grand devant le Seigneur, il ne boira ni vin, ni boisson enivrante, il sera rempli de l'Esprit Saint dès le sein de sa mère 16. et ramènera beaucoup des fils d'Israël au Seigneur, leur Dieu. 17. Il marchera devant lui avec l'esprit et la puissance d'Élie pour ramener le cœur des pères vers les enfants, et les rebelles à la sagesse des justes, et pour préparer au Seigneur un peuple bien disposé. 18. Zacharie dit à l'ange : À quoi reconnaîtrai-je cela ? Car je suis vieux, et ma femme est d'un âge avancé. 19. L’ange lui répondit : Moi, je suis Gabriel, celui qui se tient devant Dieu ; j'ai été envoyé pour te parler et t'annoncer cette bonne nouvelle. 20. Voici : tu seras muet, et tu ne pourras parler jusqu'au jour où cela se produira, parce que tu n'as pas cru à mes paroles qui s'accompliront en leur temps. 21. Cependant, le peuple attendait Zacharie, et s'étonnait qu'il s'attarde dans le temple. 22. À sa sortie, il ne put leur parler, et ils comprirent qu'il avait eu une vision dans le temple ; il se mit à leur faire des signes, et demeurait muet. 23. Lorsque ses jours de service furent achevés, il retourna dans sa maison. 24. Quelque temps après, sa femme Élisabeth devint enceinte. Elle se cacha pendant cinq mois, en disant : 25. Voilà ce que le Seigneur a fait pour moi, au temps où il a décidé d'enlever ce qui était ma honte parmi les hommes.
Évangile selon Luc 1: 26-38
26. Au sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée du nom de Nazareth, 27. chez une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; le nom de la vierge était Marie. 28. Il entra chez elle et dit : Je te salue toi à qui une grâce a été faite ; le Seigneur est avec toi. 29. Troublée par cette parole, elle se demandait ce que signifiait une telle salutation. 30. L’ange lui dit : Sois sans crainte, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. 31. Voici : tu deviendras enceinte, tu enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus. 32. Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. 33. Il règnera sur la maison de Jacob éternellement et son règne n'aura pas de fin. 34. Marie dit à l'ange : Comment cela se produira-t-il, puisque je ne connais pas d'homme ? 35. L’ange lui répondit : Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C'est pourquoi, le saint (enfant) qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. 36. Voici qu'Élisabeth ta parente a conçu, elle aussi, un fils en sa vieillesse, et celle qui était appelée stérile est dans son sixième mois. 37. Car rien n'est impossible à Dieu. 38. Marie dit : Voici la servante du Seigneur ; qu'il me soit fait selon ta parole. Et l'ange s'éloigna d’elle.
Évangile selon Matthieu 1 : 18-25
18. Voici comment arriva la naissance de Jésus-Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph ; avant leur union elle se trouva enceinte (par l'action) du Saint-Esprit. 19. Joseph, son époux, qui était un homme de bien et qui ne voulait pas la diffamer, se proposa de rompre secrètement avec elle. 20. Comme il y pensait, voici qu'un ange du Seigneur lui apparut en songe et dit : Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie, ta femme, car l'enfant qu'elle a conçu vient du Saint-Esprit, 21. elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. 22. Tout cela arriva afin que s'accomplisse ce que le Seigneur avait déclaré par le prophète : 23. Voici que la vierge sera enceinte ; elle enfantera un fils. Et on lui donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous. 24. À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait ordonné, et il prit sa femme chez lui. 25. Mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.
[Nouvelle version Segond révisée (Bible à la colombe) © Société biblique française – Bibli’O, 1978]
Annonciations de mort
Il est aussi des annonciations de mort :
Livre 2 Rois, 20 : 1-6 annonce de la mort d’Ezéchias.
1. En ce temps-là, Ézéchias fut malade à la mort. Le prophète Ésaïe, fils d'Amots, vint auprès de lui et lui dit : Ainsi parle l'Éternel : Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir, tu ne vivras plus. 2. Ézéchias tourna son visage contre le mur et pria l'Éternel en disant : 3. De grâce, Éternel ! souviens-toi que j'ai marché devant ta face avec fidélité et intégrité de cœur, et que j'ai fait ce qui est bien à tes yeux ! Et Ézéchias répandit des pleurs abondants. 4. Ésaïe, qui était sorti, n'était pas encore dans la cour centrale, lorsque la parole de l'Éternel lui fut adressée en ces mots : 5. Retourne dire à Ézéchias, conducteur de mon peuple : Ainsi parle l'Éternel, le Dieu de David, ton père : J'ai entendu ta prière, j'ai vu tes larmes. Voici : je te guérirai ; le troisième jour, tu monteras à la maison de l'Éternel. 6. J’ajouterai quinze années à tes jours. Je te délivrerai ainsi que cette ville de l'emprise du roi d'Assyrie ; je protégerai cette ville, à cause de moi et à cause de David, mon serviteur
Textes dans lesquels Jésus annonce sa propre mort.
Évangile selon Jean 2 : 19-21 (comparaison de Jésus et du temple détruit)
19. Jésus leur répondit : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. 20. Les Juifs dirent : Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce temple, et toi, en trois jours, tu le relèveras ! 21. Mais il parlait du temple de son corps.
Évangile selon Matthieu 12 : 40 (le signe de Jonas)
40. Car, de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du grand poisson de même le Fils de l'homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre.
Évangile selon Matthieu 16 : 21
21. Jésus commença dès lors à montrer à ses disciples qu'il lui fallait aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des principaux sacrificateurs et des scribes, être mis à mort et ressusciter le troisième jour.
Évangile selon Marc 9 : 31
31. Car il enseignait ses disciples et leur disait : Le Fils de l'homme sera livré entre les mains des hommes ; ils le feront mourir, et, trois jours après sa mort, il ressuscitera. 32. Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole, et ils craignaient de le questionner.
Évangile selon Marc 10 : 33 et 34
33. Voici : nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux principaux sacrificateurs et aux scribes. Ils le condamneront à mort, le livreront aux païens, 34. se moqueront de lui, cracheront sur lui, le flagelleront et le feront mourir ; et trois jours après, il ressuscitera.
La conversion comme nouvelle naissance.
Évangile selon Jean 3 : 1-8 (entretien avec Nicodème)
1. Mais il y avait parmi les Pharisiens un chef des Juifs, nommé Nicodème ; 2. il vint de nuit auprès de Jésus et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de la part de Dieu ; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n'est avec lui. 3. Jésus lui répondit : En vérité, en vérité je te le dis, si un homme ne naît de nouveau il ne peut voir le royaume de Dieu. 4. Nicodème lui dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? 5. Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d'eau et d'Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. 6. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit. 7. Ne t'étonne pas que je t'aie dit : il faut que vous naissiez de nouveau. 8. Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais pas d'où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de quiconque est né de l'Esprit.
TEXTES PHILOSOPHIQUES POUR LA SÉANCE SUR LA DISSYMÉTRIE
DE LA NAISSANCE ET DE LA MORT EN ÉTHIQUE ET EN RELIGION
L’enracinement de nos valeurs éthiques dans les notions de naissance et de mort
La question que nous allons soumettre à variations : dissymétries entre la naissance et la mort
« Qu’ont-ils donc à dire contre la résurrection, et contre l’enfantement d’une vierge ? Qu’est-il plus difficile, de produire un homme ou un animal, que de le reproduire ? Et s’ils n’avaient jamais vu une espèce d’animaux, pourraient-ils deviner s’ils se produisent sans la compagnie les uns des autres ? »
[Pascal B., fragment Sellier 259. Pascal B., Les Provinciales. Pensées. Opuscules divers, Le livre de poche, Classiques Garnier, Paris, 2004, p. 960]
Un fragment très proche du précédent, le fragment Sellier 444
« Quelle raison ont-ils de dire qu’on ne peut pas ressusciter ? Quel est plus difficile : de naître ou de ressusciter ? Que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’y revenir ? La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger ! ».
Un texte synthétique de P. Ricœur sur la naissance :
« Ce commencement qui échappe à la mémoire, qui n’est pas pensable rationnellement, que la biologie dissimule dans la succession des générations, ce commencement doit finalement être suggéré au sein de la conscience, comme la limite fuyante en deçà de mes plus antiques souvenirs. Il semble, à première vue, que l’on doive renoncer à trouver dans la conscience le moindre témoignage sur la naissance ; la plus obscure conscience me trouve déjà en vie. Et pourtant, cette fuite de ma naissance, qui échappe aux prises de mon souvenir, est précisément le trait le plus caractéristique de cette expérience, - si on peut appeler expérience ce défaut d’expérience ; cette fuite éclaire la nature du vivant que je suis ; j’éprouve la vie comme ayant commencé avant que je commence quoi que ce soit. Tout ce que je décide est après le commencement, - et avant la fin. Tout commencement par la liberté est paradoxalement lié à une non-conscience du commencement de mon existence même ; le mot commencer comme le mot exister est à double sens ; il y a un commencement toujours imminent qui est celui de la liberté : c’est mon commencement comme acte ; et il y a un commencement toujours antérieur qui est celui de la vie : c’est mon commencement comme état ; je suis toujours en train de commencer d’être libre, j’ai toujours commencé de vivre quand je dis : « Je suis ». Comme la naissance, toute nécessité est antérieure à l’acte même du « Je » qui se réfléchit soi-même. Le « Je » est à la fois plus ancien et plus jeune que lui-même. Te est le paradoxe de la naissance et de la liberté ».
[Ricœur P., La philosophie de la volonté, Aubier-Monaigne, Paris, 1967, p. 415]
Sur la question de la mort, Ricœur est l’un des philosophes les moins pathétiques qui soient.
« Je remarquerai d’abord que cette certitude [de devoir mourir] est un savoir et non pas une expérience, le plus certain de tous les savoirs concernant mon avenir, mais seulement un savoir. Adopté passionnément, ce savoir peut devenir effroi ou angoisse, mais, à la différence de la vie, d’abord révélée par le sentiment, la mort est d’abord découverte par la connaissance ; l’angoisse qui tient à la contingence et qu’elle révèle primitivement, s’associe secondairement à ce savoir abstrait et nu. C’est en effet du dehors que l’idée de la mort pénètre en moi ; je l’apprends par cette biologie élémentaire que m’enseigne le commerce des autres vivants et le spectacle de leur mort ; je découvre en elle une loi empirique sans exception : tous les vivants organisés sont mortels ; point n’est besoin d’une énumération incomplète par définition, pour m’élever à la loi de la mortalité ; je la saisis comme toute loi empirique sur quelques exemples bien choisis, par simple examen des processus d’usure et de réparation de la vie ; il est clair en particulier que la maladie définie objectivement implique la mort [...] ; les cercles concentriques de la maladies où le vivant doit nécessairement pénétrer le conduisent vers les derniers cercles, les cercles de l’incurable où la maladie est à issue fatale : au centre de ces cercles, la probabilité est égale à 1 ; je peux d’ailleurs aborder d’un jour à l’autre les cercles de la mort et sauter d’un seul coup, dès aujourd’hui, au centre du tourbillon : mors certa, hora incerta ».
[Ricœur P., La philosophie de la volonté, p. 431]
Schopenhauer contre le nihilisme européen
« [Tous les systèmes religieux et philosophiques] sont ainsi d'abord comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules méditations, fournit contre la certitude de la mort. Ce qui diffère, c'est la mesure dans laquelle ils atteignent ce but, et sans doute telle religion ou telle philosophie rendra l'homme bien plus capable que telle autre de regarder la mort en face et d'un oeil tranquille. En disant à l'homme de se tenir pour l'être primitif lui-même, [...] dont l'essence ne comporte ni apparition ni disparition, le brahmanisme et le bouddhisme pourront bien plus pour ce résultat que telles religions qui le considèrent comme formé de rien et ne font réellement commencer qu'avec la naissance l'existence qu'il a reçue d'un autre. Aussi trouvons-nous en Inde une assurance, un mépris de la mort, dont on n'a aucune idée en Europe. C'est chose grave en effet que d'imprimer de bonne heure, sur un sujet aussi important, des notions faibles et sans consistance dans l'esprit de l'homme, et de le rendre ainsi incapable pour toujours d'en acquérir de plus justes et de plus solides. Lui enseigner, par exemple, que depuis un instant à peine il est sorti du néant, que, par suite, toute une éternité durant, il n'a rien été, et, malgré tout, qu'il doit être impérissable dans l'avenir, n'est-ce pas comme lui enseigner que, mécanisme mû toujours et toujours par une volonté étrangère, il doit être cependant responsable de sa conduite et de ses actes pour toute l’éternité ? Que plus tard, quand son esprit a mûri, quand la réflexion est née, il vienne à être frappé du peu de consistance de pareilles doctrines, il n'a rien de meilleur à y substituer bien plus, il n'est même plus capable de rien concevoir de mieux, et il poursuit alors sa route, privé de la consolation que la nature même lui avait ménagée, en retour de la certitude de la mort. C'est à la suite d'une évolution de ce genre que nous voyons aujourd'hui même (1844) en Angleterre, parmi des ouvriers de fabriques pervertis, les socialistes, et, parmi des étudiants corrompus, les nouveaux hégéliens en Allemagne, s’abaisser jusqu'à des doctrines, toutes matérielles, qui ont pour formule dernière edite, bibite, post mortem nulla voluptas, et se peuvent caractériser du nom de bestialité.
Cependant, d'après tout ce qui a été enseigné sur la mort, il est incontestable qu'en Europe du moins, la pensée des hommes, que dis-je souvent celle d'un même individu, se prend plus d'une fois à osciller entre la notion de la mort conçue comme anéantissement absolu et la croyance que nous sommes immortels, pour ainsi dire, en chair et en os. Les deux idées sont également fausses mais nous avons bien moins à rechercher un juste milieu entre elles qu'à nous élever au point de vue supérieur, d'où les opinions de ce genre s'évanouissent d’elles-mêmes. [...].
Soutenir [...] que la naissance de l'animal est une apparition hors du sein du néant, que sa mort par conséquent est son anéantissement absolu, et ajouter ensuite que l'homme, sorti lui aussi du néant, doit pourtant conserver, et cela sans perdre la conscience, une existence individuelle et indéfinie, tandis que le chien, le singe et l’éléphant seraient réduits à rien par la mort, -c'est émettre une hypothèse contre laquelle le bon sens doit se révolter et qu'il doit déclarer absurde ». [...].
[Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau]
Pour conclure, un texte de J.S. Mill :
« Le principe qui doit régir la culture et la régulation de l'imagination, en vue d'une part d'empêcher qu'elle ne perturbe la rectitude de l'intelligence et la bonne direction des actions et de la volonté, et d'autre part de l'utiliser comme une force pour accroître le bonheur de la vie et élever le caractère, est un sujet qui n'a jamais attiré l'attention sérieuse des philosophes, bien qu'une certaine opinion à ce sujet soit impliquée dans presque toutes les manières de penser le caractère humain et l'éducation. [...] Il me semble que la vie humaine, si petite et si restreinte qu'elle soit, et telle qu'elle soit susceptible de rester, si on ne la considère que dans le présent, même lorsque les progrès de l’amélioration matérielle et morale l'auront délivrée de la plupart de ses calamités actuelles, ait grandement besoin d'un champ d'aspiration plus large et d'une plus grande hauteur pour elle-même et pour sa destination, que l'exercice de l'imagination puisse lui offrir sans aller à l'encontre de l'évidence des faits ; et qu'il fasse partie de la sagesse de tirer le meilleur parti possible de toutes les probabilités, même minimes, sur ce sujet, qui fournissent à l'imagination un point d'appui sur lequel se soutenir ».
[Three Essays on Ethics, Religion and Society, Toronto Press & Kegan P. (Londres), vol. X de la Collected Edition of the Works of J.S. Mill, p. 483]