2017-2018 N°6 - Paul Tillich par Denis Guénoun

Cycle de conférences 2017-2018 "Philosophie et Théologie"sur la religion d’un philosophe ou la philosophie d’un théologien organisée par Denis Guénoun et Philippe Gaudin
Conférence N°6 du 6 mars 2018
« Persévérer sur la frontière, A propos de la relation entre théologie et philosophie selon Paul Tillich »
par Denis Guégoun, professeur émérite de l'université Paris-Sorbonne

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Tillich, théologie et philosophie
Persévérer sur la frontière. À propos du rapport entre théologie et philosophie selon Paul Tillich.
par Denis Guénoun

Quoi qu’il soit un théologien de première importance, un des plus marquants du XXème siècle, Paul Tillich n’est pas très connu de ce qu’on appelle, dans un raccourci expéditif, le grand public. Cela signifie en fait qu’il n’a fait l’objet, récemment et dans nos parages immédiats, d’aucune vaste campagne publicitaire. Rappelons alors quelques informations qui le concernent. Tillich est né, allemand, en Allemagne mais sur le territoire actuel de la Pologne, en 1886. Il est mort, américain, en 1965, à Chicago. Sa vie et son travail sont coupés en deux par la date de 1933. Avant cette année, il vit et enseigne en Allemagne, écrit en allemand de nombreux articles et livres de philosophie et de théologie. Après 1933, émigré puis naturalisé aux Etats-Unis, il enseigne et poursuit son œuvre en anglais. On a donc l’habitude de partager ses écrits en ces deux grandes parties, allemande et américaine, mais il faut nuancer la division : d’une part, sa pensée connaît déjà de nets changements entre 1919 et 1933, même si les préoccupations et l’intuition générale peuvent se reconnaître. En outre, aux Etats-Unis, il évolue entre sa première période, l’avant-guerre et les années du deuxième conflit mondial – lequel oppose, entre autres, son pays natal et de culture et sa patrie adoptive – puis l’époque postérieure à la guerre, où sa pensée théologique s’exprime dans son ampleur systématique, d’une façon qu’on peut dire apaisée. En outre, la fracture médiane, et les évolutions que je viens d’évoquer de part et d’autre, n’affectent pas la cohésion intime et réfléchie de ses principes. Mais s’il quitte l’Allemagne, chassé de son travail et voyant ses livres interdits dès la prise du pouvoir par Hitler et les siens, c’est que son œuvre est marquée, depuis plusieurs années, par une opposition tranchée envers la mue de l’Allemagne et le nazisme. Dans ce refus se manifestent les sources et les échos les plus profonds de sa pensée, philosophique et théologique 1.

Philosophique et théologique. En effet, non seulement Tillich peut être considéré comme philosophe autant que comme théologien, mais surtout le rapport entre théologie et philosophie se voit questionné au cœur de sa réflexion. Un exemple très clair en est sa Théologie systématique, vaste ensemble publié entre 1951 et 1963. Ce traité, ou ce groupe de traités, se compose de cinq parties, qui donnent lieu à cinq ouvrages dans l’édition française 2. Le titre de chaque partie comporte, d’une façon évidemment réfléchie et que Tillich a souvent explicitée, deux termes mis en relation l’un avec l’autre. Or, systématiquement – c’est le mot – le premier de ces termes est un concept philosophique, et le second un thème de théologie. Je les cite : I. Raison et révélation, II. L’être et Dieu, III. L’existence et le Christ, IV. La vie et l’esprit, V. L’histoire et le Royaume de Dieu. Raison, être, existence, vie, histoire : cinq notions philosophiques majeures. Révélation, Dieu, Christ, Esprit, Royaume : cinq motifs pleinement théologiques. Dans son développement intérieur, chacun de ces ouvrages est composé de deux parties, qui se suivent et se répondent. Dans chaque cas, le premier volet donne lieu à un exposé philosophique, répondant au premier mot du titre, cependant que le second est une analyse théologique du deuxième terme, ou symbole. Ainsi, on le voit, le lien complexe et difficile qui fait la matière de nos séances depuis deux ans 3 est ici, formellement, pris comme objet, et articulé dans une problématique.

Pourquoi cette préoccupation, dont l’articulation apparaît comme si centrale dans la structure même de l’œuvre maîtresse et terminale de Tillich ? Il s’en explique à plusieurs reprises, à des périodes différentes de son travail. J’en choisis trois : la première que j’évoquerai se situe au début de la Théologie systématique, dont le volume initial paraît en 1951. La deuxième nous conduira au troisième livre, qui date de 1957. Et la troisième nous fera remonter bien plus haut, à un écrit allemand datant de 1930.

Le tome 1 de la Théologie systématique est intitulé Raison et révélation, ce qui est déjà, en soi, une exposition du lien entre théologie et philosophie. Ce volume s’ouvre par une introduction générale au système de Tillich. Celle-ci comporte, dès ses premières pages, un double sous-chapitre consacré, précisément, à l’examen de ce lien 4. Tillich commence par indiquer que, selon lui, philosophie et théologie approchent un objet commun, qui est l’être. Ni philosophie, ni théologie, chacune à sa manière, ne peuvent se tenir quittes d’un rapport essentiel au souci ontologique. Mais la philosophie interroge ou présuppose l’être pour questionner la structure générale de la réalité. Non pas tel domaine de la réalité, ou tel autre, qui délimitent la compétence des sciences. Mais la réalité comme structure d’ensemble, qui rend possible les sciences elles-mêmes, c’est-à-dire ce qui fait que la réalité est connaissable. Pour le dire autrement, la philosophie se demande comment il se fait que le logos qui soutient et organise la réalité, sa structure, puisse être commun ou compatible avec le logos humain qui veut la connaître. C’est cette double dimension du logos, ou sa nature unique, selon l’interprétation qu’on en donne, qui fonde l’intérêt de la philosophie pour le réel, et donc pour l’être qui en est la condition. La philosophie cherche à comprendre, ou à rendre compte, de ce qui fait que la réalité est ce qu’elle est, et que nous pouvons lui appliquer une démarche cognitive, voire y agir : métaphysique, épistémologie, éthique sont des branches de cette réflexion. De façon très différente, la théologie s’intéresse à l’être dans la confrontation au non-être. Ce qui importe à la théologie, c’est la résistance de l’être, sa victoire sur le néant. Or, on pourrait penser à première vue que c’est là une question classiquement philosophique au contraire : pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? Mais ce n’est pas exactement ainsi que Tillich la pose. Je vais tenter de dire pourquoi.

Un des aspects les plus frappants de la pensée de Tillich à ce propos est que, selon lui, la théologie n’aborde la question de l’être qu’en tant qu’elle nous interroge, nous questionne, nous ébranle, ou bien, pour le dire en ses termes, en tant qu’elle fait pour nous l’objet d’une préoccupation ultime. La préoccupation ultime est : pourquoi sommes-nous là, et le monde avec nous, et nous dans le monde ? Pourquoi ne sommes-nous pas emportés dans le néant ? Pourquoi en sommes-nous sortis, et pourquoi pouvons-nous y replonger, par la mort 5 ? En d’autres termes, la question ontologique, la question de l’être, nous ébranle, elle nous secoue, et cela en fait pour nous la préoccupation ultime, celle dont toutes les autres dépendent. C’est à ce titre, et à ce titre seulement, qu’elle concerne la théologie. La théologie, dit Tillich, ne se préoccupe jamais d’un objet, quel qu’il soit, en tant qu’objet. Elle ne s’en occupe qu’en tant qu’il engage pour nous une préoccupation ultime. Prenons un exemple. La théologie se soucie de la Révélation. Or, dit Tillich de façon frappante, qu’il n’y a pas de Révélation qui ne soit une révélation pour quelqu’un à qui elle se révèle. Donc la Révélation n’intéresse la théologie que dans son rapport à celui ou celle qui la reçoit, au point où la « révélation de » devient indissociable de la « révélation à » 6. Mais c’est vrai de tous les concepts ou questions théologiques. La théologie ne s’intéresse à une idée, ou un problème, qu’en tant qu’ils saisissent notre existence, et le font de façon ultime.

Que veut dire ici le mot « ultime » ? Tillich s’en explique dans un paragraphe que je souhaite vous lire.

Nous avons utilisé l’expression « préoccupation ultime » sans
explication. Il s’agit d’une traduction abstraite du grand commandement : « Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. » 7 La préoccupation religieuse est ultime ; elle enlève à toutes les autres préoccupations une signification ultime ; elle les rend préliminaires. La préoccupation ultime est inconditionnelle ; elle ne dépend d’aucune condition de
caractère, de désir ou de circonstance. Elle est totale ; aucune partie de nous-mêmes ou de notre monde ne lui échappe ; il n’y a pas de « lieu » où l’on puisse la fuir 8. Cette préoccupation totale est infinie ; aucun moment de détente et de repos n’est possible devant la préoccupation religieuse qui est ultime, inconditionnelle, totale et infinie. 9


Il ne faut pas être abusé par le fait que la préoccupation ultime est exprimée ici en termes religieux. Les religions n’en ont pas l’apanage : Tillich n’a cessé de dire au contraire, en s’opposant à d’autres, que nous devons, quant à la préoccupation ultime, être à l’écoute des arts, de la littérature, mais aussi des expériences dans le domaine social et du travail auprès des humains. Quoi qu’il en soit cette définition, pour ce qui nous occupe ici, indique clairement que la préoccupation est existentielle, ce que Tillich souligne dès la ligne suivante : « Le mot “préoccupation” souligne le caractère “existentiel” de l’expérience religieuse. » 10 La théologie n’est concernée par une question que dans la mesure où elle nous secoue, au niveau le plus fondamental de notre rapport à l’existence. Et dans de nombreux autres passages, Tillich indique que cette secousse concerne toujours le rapport de l’être au néant, sa menace par le néant et sa victoire sur lui 11.

Ceci a une conséquence déterminante sur la pratique de la théologie, et en particulier sur l’attitude de celui ou celle qui s’y consacre. Car si, comme nous venons de le dire, « la philosophie et la théologie posent la question de l’être, mais le font d’un point de vue différent », puisque « la philosophie traite de la structure de l’être en lui-même, et la théologie de la signification de l’être pour nous » 12, il en résulte que « le théologien [est] impliqué dans son objet, et non distant de lui. (…) L’attitude du théologien se caractérise par son engagement envers le contenu qu’il expose. (…) Le théologien a une attitude “existentielle” ». Ou, en d’autres termes, il « doit regarder là où se manifeste ce qui le préoccupe ultimement, et se tenir là où cette manifestation l’atteint et le saisit. » 13 Bien sûr, cette opposition est formalisée, et donc un peu schématique. Tillich le dira plus loin, les attitudes s’interpénètrent, les philosophes sont aussi concernés par ce dont ils parlent, et les théologiens font un effort de distance 14. Mais la distinction touchant la nature de ces activités a tout de même une pertinence. La théologie suppose un point de vue selon lequel celui qui la pratique est saisi, ébranlé par son objet. Il n’y a pas de théologie qui s’en tiendrait à un point de vue intégralement distant de ce que sa discipline met en question. Tillich le formule autrement, dans la doctrine de ce qu’il appelle plus haut « le cercle théologique ». En tant qu’il est impliqué dans ce dont il parle, le théologien vise un point où le sujet et l’objet se rejoignent. Mais cette jonction fait la nature même des questions théologiques. Le point ultime de la préoccupation est exactement ce point où sujet et objet se confondent, point où se brouille leur distinction. Du coup, ce que le théologien trouve au terme de son analyse est en fait présent dans sa démarche dès le début, comme un a priori. C’est ce que Tillich appelle le cercle. Le théologien trouve ou décrit quelque chose qu’en vérité il apporte lui-même au principe de son étude. En ce sens, dit Tillich, « c’est sa foi qui détermine le théologien (…) Il aboutit à des affirmations dont seuls ceux qui partagent les présuppositions existentielles du théologien (…) reconnaîtront la réalité. » 15 Quelque chose, que nous pouvons désigner provisoirement par le mot de « foi », est donc une condition de possibilité de la théologie.

L’activité théologique est impliquée dans son objet par une foi qu’elle présuppose. Si le modèle d’une forme d’indifférence méthodologique conditionne l’idée que nous avons des sciences, par une non-implication nécessaire entre le théoricien et ce dont il construit la théorie, et si cette séparation entre le point de vue et ce qui est vu, entre la vision et le visible, semble influer sur notre conception de la philosophie comme pensée objective, il faut dire, tout à l’opposé, qu’il n’existe pas, à proprement parler, de théologie extérieure à ce dont elle traite. La théologie s’implique et s’enroule dans son objet, qui en elle devient sujet. Ceci n’exclut pas l’appel à une pensée rationnelle, ou logique. Peut-être même, au contraire, une telle situation demande-t-elle à l’exigence pensante un effort d’accentuation. Mais cette rigueur n’est pas celle d’un détachement. Le nom de cette indistinction est : foi.
 
Telle est donc la première des trois réflexions que je vous ai annoncées, portant sur le rapport entre les deux disciplines. La deuxième a une portée plus large, et dépasse le seul problème de cette relation. Le troisième volume 16 de la Théologie systématique a été rédigé, puis publié, environ sept ans après les précédents. Tillich choisit alors de l’ouvrir par une récapitulation des acquis antérieurs, légèrement reformulés. Dans cette nouvelle introduction, Tillich lie la structure de ces volumes (et le balancement de chaque titre, de chaque plan d’ouvrage, entre philosophie et théologie) avec sa méthode de pensée, plus générale, à laquelle il donne le nom de « méthode de corrélation » 17. La relation philosophie-théologie devient alors l’expression d’une vision plus étendue, caractérisée par ce principe de mise en corrélation. Corrélation de quoi, avec quoi ? Tillich indique qu’il s’agit, dans chaque cas, d’un rapport entre un problème philosophique et une « réponse » théologique. La philosophie est vue ici comme une discipline qui cherche à se saisir de questions générales posées à la pratique humaine. Qu’il s’agisse de la raison, de l’être, de l’existence, de la vie ou de l’histoire, ces problèmes sont soulevés et traités par la philosophie dans leur dimension interne à l’expérience et à la réalité du monde, dimension qu’on pourrait appeler immanente – mais Tillich n’emploie pas ce terme à ce propos, c’est moi qui l’introduis pour suggérer une équivalence approximative. Or, en se tenant dans les limites, ou la finitude, de l’immanence, ces interrogations aboutissent, dans chaque cas, à une voie sans issue, à des contradictions insurmontables, à des apories. Au terme de la première partie de chacun des ouvrages, c’est cette situation à la limite, cette situation-limite, que Tillich caractérise 18. Et c’est cette situation, dans chaque cas, qu’il confronte à ce qu’il appelle une « réponse » théologique. La réponse consiste, bien sûr, à mettre en rapport la question formulée dans l’immanence avec une certaine position du transcendant, ou de la transcendance. Ainsi, le rapport à une révélation permet de dépasser les apories de la raison humaine (vol I), comme la référence à une transcendance divine permet de surmonter la contradiction entre l’être et le néant (vol. II), et ainsi de suite. La corrélation est donc ce qui permet d’approcher, dans chaque cas, le lien essentiel qui unit la question posée dans l’immanence et la conception du transcendant qui l’éclaire et la dépasse.19

Plus : il existe, en philosophie, et même dans une certaine pratique de la théologie, une opposition entre ce que Tillich appelle un naturalisme et un surnaturalisme, une opposition entre le naturel et le surnaturel. Une certaine façon de penser (naturaliste) conçoit les choses dans leur dimension interne à la nature, et une autre (surnaturaliste) sépare radicalement le naturel du divin. Cette coupure recouvre aussi l’opposition entre autonomie et hétéronomie. On pourrait dire que le mouvement moderne, depuis la Renaissance jusqu’aux lumières et aux révolutions scientifiques, et même jusqu’à une certaine théologie libérale de la fin du XIXème siècle, pousse à son extrême la position naturaliste de l’autonomie – régime autonome de la raison, de l’expérience humaine, de la vie propre du monde, sans recours à rien qui lui soit extérieur ou le surpasse. A l’opposé, une certaine théologie de la crise – représentée d’abord par la pensée de Karl Barth, à laquelle Tillich doit beaucoup 20 – affirme une coupure radicale, une béance ou un abîme entre la nature et l’élément surnaturel du divin. Si paradoxal que cela paraisse (et ça l’est : le paradoxe est revendiqué par Tillich, après Kierkegaard, comme constitutif de sa pensée), notre auteur veut surmonter cette opposition, et tenir ensemble ces deux sortes d’exigence. C’est à quoi sert la méthode de corrélation. Il s’agit d’affirmer, simultanément, l’acquis de l’autonomie, depuis l’humanisme jusqu’aux lumières, et aussi la revendication d’une transcendance radicale. Entre autonomie et hétéronomie, la méthode de corrélation fait intervenir ce que Tillich appelle une théonomie. Il faut établir une corrélation entre l’autonomie du monde et la transcendance divine. Il faut affirmer la plénitude du monde dans ses lois propres, son régime d’existence complètement assumé, et la dimension transcendante de la création, de la révélation, de la rédemption dont la Bible nous offre les récits symboliques. Dans chaque cas, la méthode de corrélation réunit ces deux dimensions dans le paradoxe, la conjonction et la disjonction, l’unité brisée d’un symbole. Alors que naturalisme et surnaturalisme se tiennent, l’un et l’autre, d’un seul côté de la séparation.
C’est à cette rencontre que travaille sans cesse la relation difficile entre philosophie et théologie. La philosophie œuvre à explorer l’autonomie immanente du monde, cependant que la théologie se doit de témoigner, par la pensée, de la transcendance radicale et irréductible du divin. Selon cette orientation, « théonomique », le divin est à la fois présent dans la réalité autonome et immanente du monde – c’est ce que Tillich appelle son auto-transcendance – et dans la séparation radicale dont Barth a produit le concept et la théorie. Seulement, Tillich récuse, tout autant la dissolution de la théologie dans l’immanence de la nature (ce qu’une théologie naturelle, ou une théologie de l’histoire dans sa version hyper libérale a pu produire), et le surnaturalisme, dans lequel il pense que la doctrine de Barth a fini par s’enfermer. La méthode de corrélation a pour visée de dépasser cette double impuissance, et le maintien permanent d’un lien entre philosophie et théologie en est en quelque sorte, à la fois la condition et une espèce de garantie. 21

La conception par Tillich de la méthode de corrélation est plus ample et plus complexe que ce que je viens d’en dire. Il en propose plusieurs exposés, dans divers contextes. Ainsi, dès le premier volume de la Théologie systématique, il formulait une réfutation claire des deux positions doctrinales symétriques, et selon lui également erronées, dont cette méthode représente le dépassement 22. Il y a donc deux versants pour la réflexion : les questions que pose l’existence humaine et les réponses que leur offre la réflexion théologique. Mais, dit Tillich, les « contenus » des réponses, ce que Tillich appelle « le message chrétien », « ne peuvent pas se déduire des questions, c’est-à-dire d’une analyse de l’existence humaine » 23. Et Tillich ajoute : « Ils [ces contenus] sont “dits” à l’existence humaine d’au-delà d’elle. » C’est en ce sens qu’ils sont issus d’une révélation. La révélation n’est pas le produit de l’existence, elle lui est apportée, elle est le fait d’une parole, elle est dite à l’existence, et non dite par elle. « Autrement » poursuit Tillich de façon très profonde, « ils ne seraient pas des réponses, car l’existence humaine elle-même est la question. » 24 Entendons bien : l’existence humaine ne contient pas la ou les questions, elle est la question. Ce pourquoi elle ne peut se donner à elle- même la réponse. Concéder le contraire serait entrer dans l’erreur d’une théologie « naturaliste », ou « humaniste », qui « déduit le message chrétien de l’état naturel de l’homme. Elle élabore sa réponse à partir de l’existence humaine, sans se rendre compte que l’existence humaine est elle-même la question. » 25 Cette idée de l’existence humaine comme la question posée dans l’être, Tillich en voit le tracé tout au long de l’histoire de la pensée, depuis Augustin jusqu’à Heidegger, en passant par de nombreux autres 26. « L’homme est la question qu’il pose sur lui-même, avant même de formuler une question », écrit Tillich. « Etre humain signifie s’interroger sur son propre être. » 27

Mais une erreur symétrique est celle de « la méthode supranaturaliste (…) en particulier quand elle fait de la Bible un livre “d’oracles” surnaturels, en négligeant complètement la réceptivité humaine. » Car, dit Tillich, et cette réserve est aussi profonde que la précédente à laquelle elle fait face, « l’homme ne peut pas recevoir des réponses à des questions qu’il n’a jamais posées. » 28 C’est l’erreur où, selon Tillich, tombent Barth et un certain barthisme, « qui craignent qu’une corrélation divino-humaine, de quelque type qu’elle soit, ne rende Dieu en partie dépendant de l’homme. » 29 A l’opposé de ces craintes, Tillich affirme de façon très nette que « la relation divino-humaine – et donc Dieu aussi bien que l’homme à l’intérieur de cette relation – change avec les étapes de l’histoire de la révélation et avec les étapes de tout développement personnel. (…) La relation divino-humaine est une corrélation. » 30 Comme on le voit, la méthode de corrélation, à laquelle nous a conduits le rapport entre théologie et philosophie, acquiert chez Tillich une portée considérable, puisqu’elle engage la conception même de Dieu, de l’homme et de leur rapport, impliqués dans le devenir historique, et aussi dans le développement personnel.

C’était là une deuxième caractérisation que je voulais vous soumettre, proposée par Tillich quant au rapport entre philosophie et théologie. On peut, dans son œuvre immense, tout entière parcourue par ce fil, en découvrir plusieurs autres. Notre auteur y a même consacré un ouvrage entier, qui date en anglais de 1951 – début de la publication de son système organisé – et tout récemment traduit en français sous le titre Religion biblique et recherche de la réalité ultime31. Ce livre reprend un ensemble de conférences où Tillich réagit à de vives critiques qu’il a reçues, aux Etats-Unis au début des années 50, pour un usage que certains lecteurs ont trouvé trop intense de termes philosophiques dans sa théologie. Et l’ouvrage entreprend de montrer que toute interprétation des récits bibliques met en jeu des notions issues de la philosophie, en le déclarant ou pas, en le sachant ou pas, et que les catégories philosophiques sont elles-mêmes sous-tendues par des a priori portant sur la transcendance. Mais je voudrais ici, à titre de troisième exemple, convoquer plutôt un autre moment de sa pensée, plus éloigné de ceux dont nous avons déjà parlé, et dont témoigne le volume intitulé Ecrits théologiques allemands 32, qui réunit des textes rédigés ou publiés, entre 1919 et 1931, avant l’exil qui allait le jeter hors de l’Allemagne.

Cet ouvrage fait connaître, entre autres choses, l’introduction au livre Réalisation religieuse (Religiöse Verwirklichung), paru à Berlin en 1930. On peut y lire ceci :

Le lieu spirituel où se tient ce livre et dont il témoigne est la zone frontalière 33 entre l’Église et la société, la religion et la culture, le sacré et le profane, la théologie et la philosophie : non pas en général et in abstracto, mais dans la situation concrète du protestantisme allemand contemporain. C’est le lieu où j’ai été projeté dès lors qu’une pensée résolument autonome s’est heurtée à une tradition religieuse fortement conservatrice. C’est là que je suis resté, et ce lien a déterminé ma pensée et mon action dès l’origine 34. Il a trouvé expression dans tous mes travaux, et même au-delà, dans mon destin académique, celui de devoir être, d’abord, en tant que « théologien », « philosophe », et maintenant, en tant que « philosophe », « théologien ».35

On remarquera que, dans ces lignes, le rapport entre théologie et philosophie demande à être pensé à partir de sa « zone frontalière », laquelle est aussi, et simultanément, celle qui sépare Église et société, religion et culture, sacré et profane. C’est exactement à ce point que Tillich entend situer l’ensemble de son entreprise. En effet, écrit-il à la ligne suivante, « le lieu de la frontière en est un fertile pour la connaissance 36. Car toute chose doit être déterminée à partir de sa frontière – à laquelle linguistiquement renvoie le mot “définition”. » 37 C’est ici d’une sorte de valeur ontologique de la frontière qu’il s’agit. En effet, la frontière est le lieu qui sépare, mais aussi le lieu de contact entre les deux espaces séparés, la ligne de leur frottement. Et donc, si toute chose doit être déterminée à partir de sa frontière, ce n’est pas seulement pour la penser par différence à l’égard de ce dont elle diffère, mais aussi pour la considérer depuis ce point, ou cette « zone » singulière, où chaque chose est la plus proche de ce dont elle est séparée. La frontière est, indissolublement, le lieu de la jonction et de la disjonction. Et donc, affirmer qu’il faut penser le rapport théologie-philosophie à partir de leur frontière, c’est dire d’abord qu’il y a une frontière, et donc que les deux disciplines ne peuvent pas être confondues, qu’elles doivent être distinguées et pratiquées dans leur exercice spécifique, mais aussi que cette distinction ne se comprend que depuis le terrain où elles sont le plus proches, et où elles se touchent.

À partir de là, et un peu plus loin, Tillich va écrire les lignes étonnantes que voici :

La relation de la religion et de la culture, de la théologie et de la philosophie, est telle de nos jours que quelques-uns ont peut-être pour mission de persévérer sur la frontière et de résister à la tentation de se soustraire à cette situation qui les déchire en franchissant définitivement la frontière vers l’un ou l’autre côté 38. C’est en tout cas de cette façon que la situation se présente à moi à la lumière de ma destinée personnelle – et pas seulement de la mienne 39.

Je remarquerai d’abord la manière très engagée personnellement, le ton très « existentiel » pour le coup, de ce passage. Il y est question de sa « destinée personnelle », mais aussi d’une « situation qui déchire », et aussi d’une « mission » – terme qui dans ce contexte théologique n’est pas mineur – mission qui est de persévérer sur la frontière. Tillich affirme là, évidemment, sa résolution à n’abandonner ni le versant théologique, ni la dimension philosophique de son travail, et à rester engagé dans leur rapport – qu’il formulera de façon plus systématique bien plus tard. Mais l’important pour nous ici est que ce lien, théologie-philosophie, est posé comme le même que celui qui unit et sépare « la religion et la culture » ou encore, il l’a dit plus haut, l’Eglise et la société, le sacré et le profane. En quel sens alors ces « quelques-uns », ont-ils pour « mission » de « persévérer sur la frontière », et surtout « de résister à la tentation de se soustraire à cette situation qui les déchire en franchissant définitivement la frontière vers l’un ou l’autre côté » ? Franchir la frontière, de façon définitive, d’un côté ou de l’autre, c’est donc, par exemple, choisir la culture en abandonnant la religion, ou choisir la religion en délaissant la culture. C’est, pour la pensée, le risque et le choix de se fondre et de se dissoudre dans la culture, comme l’a fait une certaine théologie libérale du début du XXème siècle, ou comme le fera encore sous très peu une théologie pro-nazie en se laissant absorber par les thèmes, les motifs et l’organisation du nazisme pour ne pas s’écarter de la « vocation du peuple allemand » 40 – et en reniant pour cela la dimension transcendante et irréductible du message biblique et de ses injonctions. Mais ce peut être aussi bien le risque inverse, de choisir la religion en abandonnant la culture (la pensée, la recherche des arts, la science, la vie sociale) pour s’en tenir à la séparation d’une révélation considérée en elle-même et pour elle-même, dans un écartement total par rapport à la vie humaine et à ses productions : c’est le risque que courent et où tombent, aux yeux de Tillich, Barth et un certain barthisme – une « néo-orthodoxie » qui, pour sauver la révélation, la coupe hermétiquement du monde à qui elle se révèle. Même si ces lignes datent de 1930, à un moment où la « destinée personnelle » de Tillich n’est pas encore scellée, pas plus que ne l’est celle de l’Allemagne, on ne peut s’empêcher d’être frappé par la résonance de cette thématique, sur la valeur ontologique de la frontière, de la part d’un homme qui, moins de trois ans plus tard, se trouvera exilé de son pays et de sa langue, pour bien longtemps.

Cependant, il l’a fait entendre, si ces réflexions engagent ce que Tillich appelle « ma destinée personnelle », elles mettent aussi en jeu ce qu’il désigne comme « pas seulement (…) la mienne ». En témoigne le dernier passage que je voudrais vous soumettre, et qui étend cette réflexion de façon inattendue :

La situation ainsi décrite se trouve intérieurement liée à ce qui est entendu dans le protestantisme. La situation frontalière commune à l’homme, que le protestantisme a vue et annoncée d’une manière nouvelle, se présente concrètement, déterminée par le destin de cette époque, dans la situation frontalière propre au penseur. (…) C’est la profondeur du protestantisme – en son essence sinon en sa réalité – que de se tenir constamment à sa propre frontière, à la frontière d’autres formes de la conscience religieuse, à la frontière de la profanité. Il est compréhensible qu’à partir du centre non ébranlé, cette situation soit ressentie comme non religieuse, non chrétienne, non ecclésiale. Le centre ne fait que témoigner par là de ce qu’il n’est pas protestant de demeurer au centre, non ébranlé par rapport à la sphère religieuse, chrétienne, évangélique. (…) Le protestantisme (…) ne se tient pas seulement au centre, mais aussi à la frontière de lui-même. 41

Tillich a consacré de nombreux textes à caractériser ce qu’il n’aime pas dénommer l’essence, mais qu’il préfère appeler le principe du protestantisme, le « principe protestant » 42. En général, il réfère plutôt ce principe à ce qu’il pense comme « la vocation prophétique ». Tillich voit deux tendances, deux polarités opposées dans tout phénomène religieux, et donc en particulier chrétien : la permanence sacramentelle d’un côté, et l’arrachement prophétique de l’autre. Ces deux dimensions coexistent partout, mais l’une peut être plus profonde que l’autre, exprimer plus radicalement le principe d’une orientation spirituelle. La dimension sacramentelle tire vers l’origine, l’ancrage, alors que la prophétie attire vers l’appel, ou l’attente. Tillich voit dans le protestantisme, par sa vocation principielle, une dimension prophétique primordiale, même si dans les faits il existe un sacramentalisme protestant, qui conteste et retient la pleine expression de cette polarité prophétique constitutive. Mais il est significatif qu’ici, l’appréhension de la nature du protestantisme ne soit pas formulée en ces termes, mais en termes de position frontalière 43. Le protestantisme, par essence ou par principe, témoigne de cette « situation frontalière » qui est commune aux hommes, et qui s’exprime de façon particulière du fait du destin de cette époque. C’est la situation du penseur qui témoigne aujourd’hui – en 1930 – pour cette position frontalière essentielle. En quoi cette position frontalière du penseur rejoint-elle la vocation intime du protestantisme ? En ceci que le protestantisme se tient, ontologiquement et théologiquement, à la frontière : frontière avec d’autres formes de la conscience religieuse, et frontière avec la réalité profane, la « profanité ». Le protestantisme, qui est lui-même une dissidence religieuse, une protestation (Tillich insiste souvent sur ce sens, non exactement historique, du terme), est en mesure d’écouter et d’entendre les autres expressions religieuses, et de ne pas les ignorer depuis une certitude de sa propre vérité – sans jamais pour autant renier sa vocation singulière au sein du christianisme. Mais dans le même sens, et peut-être plus profondément encore, le protestantisme ne veut jamais rompre avec le monde profane, avec la profanité. Du fait que pour lui, il n’y a pas à découper dans le réel des zones sacrées et d’autres abandonnées à un statut mondain, et que donc en ce sens le monde est à la fois intégralement sacré et intégralement profane, le protestantisme ne peut renoncer à l’écoute, au regard, au partage de destin avec la profanité 44. Il ne renonce jamais à l’appel transcendant, mais celui-ci se donne à entendre et à recevoir, non pas hors du monde, mais en lui. C’est pourquoi toute position dans le monde (c’est-à-dire toute position) est à la frontière, sur la frontière, au point exact de cette limite (qui est aussi un point de passage) entre profane et transcendant, entre le monde et l’appel. C’est la vocation propre du prophétisme que de faire entendre cela, comme appartenance et comme arrachement. Et c’est en quoi le protestantisme lui est, par essence, totalement apparenté, même si, en fait – l’histoire des églises protestantes sous le nazisme va le rappeler cruellement – il arrive plus d’une fois aux institutions de renier cette vocation, de lui être infidèle. C’est en quoi, dit Tillich, le protestantisme n’est jamais vraiment à sa place au centre. Il se tient toujours à la frontière de lui-même. Dans ces mêmes lignes, Tillich écrit que « le protestantisme (…) peut dire Oui à ce qui est contre lui – [c’est le grand Oui avec majuscule, le Oui barthien] – parce qu’il peut se dire Non à lui-même 45. » C’est dans cette puissance protestatrice, y compris à son propre égard, que le principe protestant manifeste sa situation, sa vocation essentiellement frontalière.

En toutes choses, au moins humaines, et peut-être pas seulement, vous le savez, il existe des frontières externes et des frontières internes. Parfois ce sont les mêmes, comme dans notre monde géopolitique où les frontières lointaines qui nous séparent des zones étrangères se retrouvent, répliquées, au dedans de nos villes, au pied de nos immeubles, au cœur de nos zones. Le plus étranger est alors, en un sens, l’immédiatement proche, le tout voisin. Il en va de même pour la frontière où Tillich appelle la pensée à se situer : qu’elle sépare le sacré du profane, le religieux de la culture, nos consciences religieuses d’autres consciences religieuses, c’est la vocation de la pensée que d’interroger cette séparation depuis le point, tendu, difficile, de la plus grande proximité et du plus extrême voisinage. C’est la tâche à quoi se voient convoquées philosophie et théologie : penser l’extrémité de leurs différences au point même de leur contact. Contact se dit de l’amour comme du combat.