Le Vêtement, doublure de soi

Le Vêtement, doublure de soi ?
Théophile 13 juin 2023

Le Vêtement, doublure de soi ?


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Table des matières

Introduction
I. Nudité et habillement
    I.1. Ils surent qu’ils étaient nus
    I.2. Felix culpa
    I.3. Nudité de châtiment et nudité de ruse
II. Les fonctions du vêtement
    II.1. Le prêtre et le prophète
    II.2. Autres points de vue
    II.3. Le vêtement au théâtre
    II.4. Le vêtement est paraître
    II.5. Le vêtement est un langage
III. Les langages du vêtement ; puissance de ces langages, particulièrement sensibles, de nos jours, dans les discours de la mode
    III.1. Dans la Bible
    III.2. Dans la Mode
    III.3. Cinq remarques complémentaires
IV. Les discours de la mode ; ceux de la haute couture. La mode comme création
    IV.1. Prédication d’action de grâce pour Thierry Mugler
    IV.2. Une création sans limite
Conclusions


Introduction

           Le vêtement semble être le propre de l’homme. L’être humain est, de toutes les espèces vivantes, la seule à s’habiller. En effet, pourquoi sommes-nous toujours vêtus, à l’extérieur comme à l’intérieur de nos lieux de vie ? Sans doute le vêtement remplit-il une fonction de protection du corps humain lequel n’est ni adapté au grand froid, ni aux rayons violents du soleil. Mais nous voyons que, même si le climat est tempéré et que nos corps n’ont rien à redouter, nous sommes habillés, et que seuls ceux qui  décident par une idée de retour à ce qu’ils appellent « la nature » vivent nus durant quelques semaines de l’année dans des lieux de vacances naturistes. Alors est-ce la pudeur qui fait de l’être humain, la seule espèce qui s’habille ?

           À coup sûr, le vêtement joue entre le caché et le dévoilé ; la nudité revêt souvent quand elle est imposée un caractère violent alors que, lorsqu’elle est consentie, elle peut devenir signe de liberté ou érotisme. Ce rapport entre la nudité et le vêtement va constituer notre première partie.

           Notre deuxième partie consistera à montrer que le vêtement agit comme un langage indiquant les limites entre l’intime et le public, mais aussi entre le privé et le professionnel, le sacré et le profane. Si le vêtement est un langage, quelles fonctions ce langage pourrait-il remplir ? Il faudra évidemment descendre dans le détail.

           Sans doute, l’enveloppe que constitue le vêtement pour nos corps n’est pas uniquement protection mais il est aussi identification. Le vêtement annonce quelque chose de l’identité de chacun, que ce soit en indiquant les origines ou les appartenances ethniques, sociales, religieuses ou de genre, ou que ce soit en signalant l’activité particulière qui est assignée à chacun : le métier, la fonction symbolique, la fonction hiérarchique ou, parfois même, une fonction discriminante ou marginale, dont on peut être victime ou dont on peut se revendiquer.

           Sans doute, une troisième partie pourra s’intéresser plus particulièrement à ce fait que, par ses fonctions même, le vêtement est un marqueur de la dépendance de l’être humain à l’égard de l’espace et du temps. Marqueur spatial parce qu’on ne s’habille pas de la même façon selon le lieu où l’on se trouve. Certains vêtements sont assignés à certains espaces et l’inadéquation entre l’usage d’un vêtement et le lieu auquel il était réservé provoque soit l’indignation, soit le ridicule, soit la convenance. Il existe donc un « bon usage » du vêtement qui, au-delà des critères pratiques, est enfin un accessoire adapté aux mouvements du corps ou à ses conditions de vie.

           Le vêtement est aussi un marqueur temporel, puisqu’on ne s’habille pas de la même façon à tous les moments de la journée, ni de l’année, et que les ruptures de temps telles que les fêtes ou les cérémonies nécessitent des vêtements particuliers.

           Ces fonctions de marqueurs de temps et d’espace donnent aux vêtements le pouvoir de déterminer les qualités particulières des situations dans lesquelles nous nous trouvons : profanes ou sacrées, officielles ou privées, collectives ou particulières. La maîtrise de ce code vestimentaire dépasse de loin celle des institutions humaines. Elle relève souvent d’un véritable inconscient collectif ou de l’écriture d’un véritable récit autobiographique.

           Si les sociétés traditionnelles ont usé très largement de vêtements comme d’un moyen d’assignation sociale, la modernité a fait émerger un phénomène de brouillage du code vestimentaire traditionnel en généralisant le caractère prescriptible de ce qu’on appelle : « la mode ».

           Comme un mot d’ordre venu d’on ne sait où, et qui, pourtant, jouit d’une si grande autorité au point qu’il définit une tendance en matière de mode et fait du vêtement un objet de convoitise individuelle pour ressembler à d’autres érigés en modèles autant qu’un outil de distinction de l’individu pour se démarquer au sein d’un corps social. 

           La marque d’un vêtement porte bien son nom, puisqu’elle identifie un style à un nom, donnant à ce nom le pouvoir  de prescrire comment il est bon d’être habillé dans une époque et une société données. 

           Alors, que montrons-nous de nous-mêmes par les vêtements que nous portons ? Notre « moi » aussi composite, aussi fictif soit-il, ne serait-il pas caché dans la doublure de nos vêtements ? 

           Nous allons tenter, avec l’aide de l’analyse philosophique et de l’étude théologique d’explorer ces différents langages que porte en lui le vêtement.

           Ce que nous venons d’entendre est évidemment tout à fait compatible avec une recherche philosophique sur le vêtement. Comme les théologiens, les philosophes – pourvu qu’on étende cette acception aux psychologues, aux psychanalystes, aux sociologues, aux ethnologues, aux historiens, aux préhistoriens, aux romanciers – prennent et ont souvent pris très au sérieux l’habillement, le vêtement ; même si c’est, pour certains d’entre eux, afin de dénigrer – par moralisme – le sérieux de cet intérêt et surtout l’intérêt, à leurs yeux excessif, que d'autres leur portent. Le point d'attache de cet intérêt et du sérieux de la question, c’est que, en dehors des situations où il s’agit de se déshabiller, on ne peut pas ne pas s’habiller ; et que, à partir du moment où on s’habille, on est contraint de s’habiller de telle ou telle façon ; délaissant toutes les autres façons de s’habiller. 

           On peut, en s’habillant, faire tel choix plutôt que tous les autres, mais on n’a pas le choix de ne pas choisir ; et une fois qu’on a choisi, on a choisi de s’habiller de telle ou de telle façon et on n’a pas le choix de revenir sur son choix aussi longtemps qu’on est engagé dans une situation ou dans une journée. L’habillement est à la pliure de ce qu’on choisit et de ce qu’on ne choisit pas, de ce qu’on croit avoir choisi pour la plus grande partie et de ce que, en réalité, on n’a pas choisi. Tout habit, tout habillement manifeste, de façon indissociable, une manière de comprendre la situation, un mode de participation à celle-ci et, en même temps, quand il n’indique pas une place précise dans la société, il fait comprendre aux autres comment celui qui le porte participe à une situation et comment il la comprend, quitte à ce que ces autres se trompent en prétendant le comprendre.

           Il semble que ce ne soit pas le seul philosophe, le seul éthicien, le seul moraliste, le seul anthropologue, qui s’intéresse au vêtement et y voit un indicateur puissant des intentions ou des interprétations d’autrui sur le social et sur lui-même sur toutes sortes de registres. Le discours commun ne s’y trompe pas : lorsque quelqu’un dit « Je ne m’habille plus », il ne veut pas forcément dire « je ne me vêts plus » ou « je reste désormais tout nu » mais plutôt « je suis désespéré, je suis dépressif ». J’utilise alors une façon pudique et détournée de sonner l’alarme. Plus banalement, « Je n’ai rien à me mettre » ne veut pas forcément dire que l’on n’a pas d’habits et que l’on va désormais se promener nu, mais simplement qu’on n’a pas d’habit qui convienne aux circonstances données (c.à.d. je n’ai rien qui « colle » avec ce que l’extérieur attend de moi).

           L’argot et le langage familier utilisés pour parler des vêtements le montrent aussi à leur façon : ils sanctionnent les excès d’un côté ou de l’autre : je songe évidemment aux « fringues », aux « guenilles », aux « hardes », au « costard », à la « sape ». De même un très grand nombre de mots suggèrent cette articulation entre l’intime et l’extime (ce qui est montré de soi) : être dépenaillé, fagoté, affublé, attifé, enharnaché sont autant de termes qui marquent un jugement moral dépréciatif ; ou il est « tiré à quatre épingles » qui suggère, à l’inverse, qu'il en fait peut-être un petit peu trop. 

           Ainsi le sens commun s’entend bien avec le philosophe pour sentir et dire que le premier contact que j’ai avec autrui, c’est un contact avec ses habits. Descartes note dans ses Méditations que la seule vraisemblance que les êtres que, de ma fenêtre, je vois déambuler sont des humains, ce sont des habits portés et transportés qui me la donnent ; pour le reste, mes inductions ou mes déductions – comme le fait que ces êtres soient liés à des pensées et à des sentiments – ne sont que probables.

           En revanche, les proverbes du sens populaire sont moins les alliés du philosophe quand ils manifestent leur difficulté à se saisir du rapport très contradictoire qui lie le vêtement à celui qui le porte : à « l’habit ne fait pas le moine » s’oppose « c’est l’habit qui fait le moine ». C’est que les proverbes séparent ce qui est inséparable et ne savent pas penser l’être du paraître et le paraître de l’être.

           Quelle méthode allons-nous suivre ? Celle qui paraît la plus évidente – même si elle n’est pas la plus sûre, comme nous allons vite le voir – consiste à commencer une liste des fonctions des vêtements. Outre l'expression de sa  propre  identité par le vêtement (y  compris  l’identité  fluctuante  de  l’humeur) et de sa différenciation d’avec les autres (ou d’une identité à soi par rapport à laquelle l’on souhaite se démarquer), il existe toutes sortes de définitions du rôle social : d’affirmation non verbale de la valeur de l’individu au sein d’une communauté ; d’indicateur d'une condition religieuse ; d’instrument rituel ; de dispositif pour  le renforcement   des croyances,  des  coutumes  et  des  valeurs ; de   forme   de divertissement (le carnaval, la fête) ; d’indicateur d’un statut  économique ; de signe d'une appartenance politique ; de signe d’appartenance ou de revendication sexuelles (les hommes ne s’habillent pas tout à fait comme les femmes), etc. 

           On va vite voir que ces fonctions sont rarement seules et qu’elles se présentent presque toujours en grappes. Les vêtements répondent à plusieurs fonctions à la fois, si bien qu’il va nous falloir comprendre comment cette multifonctionnalité est possible. Et elle tient probablement au fait que, de même que l’articulation du choix et du non-choix transforme le vêtement en être de lisière, il en va à peu près de même d’un statut de l’habillement comme d’une espèce de langage, qui n’est pas exactement le langage des mots mais qui ne va pas sans être de concert avec lui. Nous parlons avec nos vêtements et nous utilisons une langue que nous ne nous savons pas utiliser et qui contient certainement beaucoup plus d'éléments dont nous n’avons pas conscience que d’éléments dont nous sommes conscients.

           Ainsi, comme il n’y a pas de langage sans parole, c’est-à-dire sans acte qui assume la langue, il n'y a pas non plus de vêtement sans leur port qui leur donne quelque sens et les fait sortir du statut de langue. Est-ce tout à fait un hasard si le nombre de mots qui utilisent le vêtement à titre de métaphore est extraordinairement élevé : la pensée se cache, se couvre, se dissimule, revêt telle ou telle allure ; elle est profonde ou elle est superficielle, etc... ; or on pourrait se demander si ces métaphores ne sont pas toutes réversibles par quelques côtés et si, comme notre langage couvre notre pensée à la façon dont nos vêtements nous couvrent, nous ne pouvons pas aussi soutenir l’inverse et dire que nous nous couvrons comme notre langage couvre notre pensée. Ainsi la couverture est à deux sens. On pouvait s’attendre à cette inversion à partir de ce que nous venons de dire. 

           On voit donc un large accord avec le point de vue de la théologienne que l’on fait – en philosophie – simplement entrer  dans un cadre un peu plus large ;  avec toutefois un vœu qui serait, aux trois temps qui ont été distingués, d’en ajouter un quatrième qui concerne proprement la mode, non pas en ce qu’elle est une sorte de faisceau de règles inconscientes – du moins, plus inconscientes que conscientes – que nous suivons sans le savoir ; mais la mode des créateurs que sont les grands couturiers.

           Commençons par l’opposition de la nudité et de l’habillement.


I. Nudité et habillement
 

I.1. Ils surent qu’ils étaient nus 

Genèse 3 : 1-13

Le serpent était le plus avisé de tous les animaux de la campagne que le SEIGNEUR Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : « Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ! » La femme dit au serpent : Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : « Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sinon vous mourrez ! » Alors le serpent dit à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Dieu le sait : le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent ce qui est bon ou mauvais. La femme vit que l'arbre était bon pour la nourriture et plaisant pour la vue, qu'il était, cet arbre, désirable pour le discernement. Elle prit de son fruit et en mangea ; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea. Leurs yeux à tous les deux s'ouvrirent, et ils surent qu'ils étaient nus. Ils cousirent des feuilles de figuier pour se faire des pagnes.

Alors ils entendirent le Seigneur Dieu qui parcourait le jardin avec la brise du soir. L'homme et sa femme allèrent se cacher parmi les arbres du jardin pour ne pas être vus par le Seigneur Dieu. Le Seigneur Dieu appela l'homme ; il lui dit : Où es-tu ? Il répondit : Je t'ai entendu dans le jardin et j'ai eu peur, parce que j'étais nu ; je me suis donc caché. Le Seigneur Dieu reprit : Qui t'a dit que tu étais nu ? Aurais-tu mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ? L'homme répondit : C'est la femme que tu as mise auprès de moi qui m'a donné de l'arbre, et j'ai mangé. Alors le Seigneur Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : C'est le serpent qui m'a trompée, et j'ai mangé.


            Dans ce texte, le vêtement apparaît comme résultant directement de la faute. En Genèse 2 : 25, il est écrit : « Or tous deux étaient nus, l’homme et la femme et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre ». Selon ce mythe d’origine, il existerait un état initial dans lequel les premiers êtres humains n’ont aucun besoin de vêtement car ils sont dans une nudité innocente. Parmi les Pères de l’Église qui ont commenté la nudité d’Adam et Eve, Jean Damascène écrit : « Et même si leurs corps étaient nus, ils étaient couverts par la grâce divine ». On voit ici la prudence du théologien et la volonté de remettre la nudité dans un contexte si particulier qu’il ne peut être question, pour les chrétiens, d’encourager un retour à une nudité originelle. La nudité est traitée ici comme un vêtement, puisqu’elle est le signe que la grâce divine entoure les premiers humains créés à l’image de Dieu. Mais le texte hébreu ne parle pas d’un tel vêtement métaphorique et recèle une indication décisive dans sa langue même. En hébreu, עֶרְיָה, ‘eryat signifie nudité mais aussi honte. Ce mot « nu » dit donc combien la nudité est sujet de honte dans la culture hébraïque. C’est en apprenant à se regarder eux-mêmes qu’Adam et Ève découvrent la pudeur.

           Comme une connaissance qui excèderait leur faculté à la prendre en charge, la nudité semble dévoiler quelque chose de l’être humain si profond et si originel, qu’elle touche à une dimension qui était jusque-là connue du créateur seul. Adam et Ève ne sont plus seulement créatures d’un Dieu qui sait tout d’eux sans qu’ils aient besoin de s’en soucier, ils deviennent eux-mêmes, à leurs propres yeux, créateurs de l’image d’eux-mêmes, eux qui étaient créés par un Autre à son image. Le vêtement qu’ils décident de se fabriquer et de porter est celui qui cachera cette image d’eux-mêmes, en tant que capables de créer d’autres humains. Les feuilles de figuier évoquent ce qui cache dans l’arbre fruitier la figue, traditionnellement l’utérus dans la symbolique de la médecine juive. Ils sont reproductibles et, le découvrant, ils ont honte d’eux-mêmes car ils découvrent leur propre origine, comble de la nudité. Dans cette perspective, l’être humain n’est plus dépendant d’un créateur, mais il gagne la connaissance de soi. Le poids est énorme à porter : ils devront maintenant assumer leur propre vie, là où un Autre les faisait vivre. Émancipation, la connaissance de la nudité est aussi honte, parce que l’homme découvre en même temps son pouvoir et sa vulnérabilité. Il peut donner la vie et il ne peut pas la créer comme le créateur. Il entre donc dans la chaîne de la reproduction et donc dans le cycle naissance et mort. 

            Hors du jardin, chassés pour avoir compris qu’ils ne pouvaient se contenter d’être des créatures dans la main de Dieu, les deux premiers humains seront vêtus de peaux d’animaux, signes de mort sur eux. La nudité apparaît ici comme un tabou relevant de la connaissance de son origine. Dans de nombreux textes, la Bible interdira à quiconque de voir la nudité des gens de sa parenté, reprenant sous diverses formes cette idée d’une innocence perdue sur soi-même. Le vêtement vient marquer la clôture entre ce qu’il est possible d’exposer de soi-même et ce qui ne l’est pas. C’est sans doute la première marque de relation sociale : je suis lié aux autres par le même tabou. 


I.2. Felix culpa

          Il semble que ce texte de la conscience d’un dénuement qu’il faut combler ait reçu une grande audience chez les philosophes. Commençons par lire un texte de Kant :

Kant : l'homme a seulement des mains. L’homme initialement n’a et n’est rien. 

« La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà de l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune autre félicité ou à aucune autre perfection, que celles qu'il s'est procurées lui-même par la raison, en tant qu'affranchi de l'instinct.

La nature, en effet, ne fait rien de superflu et elle n'est pas prodigue dans l'usage des moyens pour atteindre ses fins. Qu'elle ait donné à l'homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, c'était déjà l'indication de son intention en ce qui concerne la dotation de l'homme. Ce dernier devait dès lors ni être conduit par l'instinct, ni être pourvu et informé par une connaissance innée. Il devait bien plutôt tout tirer de lui-même. L'invention des moyens de se nourrir, de s'abriter, d'assurer sa sécurité et sa défense (pour lesquelles la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements, qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et même la bonté de la volonté, tout cela devait entièrement être son propre ouvrage. La nature semble ici s'être complu dans sa plus grande économie et elle a mesuré au plus juste, avec beaucoup de parcimonie, sa dotation animale pour le besoin [pourtant] extrême d'une existence commençante ; comme si elle avait voulu que l'homme, quand il se serait hissé de la plus grande inculture à la plus grande habileté, à la perfection intérieure du mode de penser, et par là (autant qu'il est possible sur terre) à la félicité, en eût ainsi le plein mérite, et n'en fût redevable qu'à lui-même ; comme si également elle avait eu plus à cœur l'estime de soi d'un être raisonnable que le bien-être. Car il y a, dans le cours des affaires humaines, une foule de peines qui attendent l'homme. Il semble pour cette raison que la nature n'ait rien fait du tout pour qu'il vive bien, [qu'elle ait] au contraire [fait tout] pour qu'il travaille à aller largement au-delà de lui-même, pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être. »
Kant E., Propos de pédagogie, in Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard (Pléiade), 1986, p. 1150-1151.

          La nudité est le dénuement ; nous sortons nus des mains de la nature. La nature semble avoir voulu pour nous ce dénuement, ce vide d’être, ce vide d’existence (que ne ressentent pas les autres animaux), de telle sorte que nous soyons les inventeurs de notre vie, y compris dans nos façons de nous protéger, de nous vêtir. Nous devons gagner nos vêtements par nos propres efforts. Le schème important ici est que la culture enveloppe la nature de tous ses encapsulements, de toutes ses couches, de toutes ses strates. Un peu à la façon de sphères qui s’emboîtent les unes dans les autres. On notera ici que, alors que, dans la Bible, la nudité d’avant la faute est heureuse, elle est, chez Kant, dépeinte comme une grande détresse. Le vêtement est un être de lisière entre le naturel et le culturel, entre la détresse dans laquelle il risque toujours de tomber et le bien-être qu'il est seul à pouvoir se donner.

          On notera aussi que la nudité telle qu’elle dépeinte chez Kant n’est pas sans aspect mythique. Jamais – sauf cas très exceptionnel – nous ne nous trouvons dépourvus d’enveloppements à notre naissance. Dès que nous naissons, nous sommes enveloppés de linges de toutes sortes qui nous réchauffent, qui nous acclimatent à nos nouvelles conditions de vie, lesquelles n’ont rien à voir avec la nudité.

          Fichte n’oubliera pas ce texte de Kant et mettra, comme lui, l’avantage de l’homme sur l’animal par le fait que l’homme ne soit originairement rien :
« Chaque animal est ce qu’il est ; l’homme, seul, originairement n’est absolument rien. Ce qu’il doit être, il lui faut le devenir ; et, étant donné qu’il doit en tout cas être un être pour soi, il lui faut le devenir par soi-même. La nature a achevé toutes ses œuvres ; pour l’homme uniquement elle ne mit pas la main et c’est précisément ainsi qu’elle le confia à lui-même. La capacité d’être formé, comme telle, est le caractère propre de l’humanité ».
Fichte J.G., Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, trad. fr. A. Renaut, Paris, PUF (Quadrige), 1998, p. 95.


I.3. Nudité de châtiment et nudité de ruse

Ésaïe 20, 1-6
L'année de son arrivée à Ashdod, le général en chef envoyé par Sargon, roi d'Assyrie, fit la guerre à Ashdod et la prit. En ce temps-là le SEIGNEUR avait parlé par l'intermédiaire d’Ésaïe, fils d'Amots, en disant : Va, détache le sac de tes reins et ôte tes sandales de tes pieds. Il fit ainsi. Il marcha nu et déchaussé. Le SEIGNEUR dit : De même qu'Esaïe, mon serviteur, a marché nu et déchaussé — ce sera pour trois ans un signe et un présage pour l’Égypte et pour Koush — de même le roi d'Assyrie emmènera les captifs égyptiens et les exilés koushites, les jeunes et les vieux, nus et déchaussés, les fesses découvertes. Honte pour l'Égypte ! Ainsi ils seront terrifiés et honteux à cause de Koush, leur espoir, et de l'Égypte, leur splendeur ; les habitants de cette côte diront en ce jour-là : Voilà bien notre espoir, notre refuge pour être secourus, pour être délivrés du roi d'Assyrie ! Comment pourrions-nous échapper ?

          Si l’homme doit parvenir à son humanité par ses propres œuvres, et qu’une de ses œuvres est de se vêtir, on comprend l’importance que prend le vêtement et l’on comprend d’autant mieux l’importance de la perte du vêtement. C’est pour son pouvoir de déshumanisation qu’on a usé du dépouillement des ennemis. La nudité dans ce texte est signe d’humiliation et d’aliénation. Dans la Bible, les prisonniers, esclaves, prostitués, déments, ne disposent pas plus de leur vêtement que d’eux-mêmes. Quand le prophète marche nu et déchaussé sur ordre de Dieu, il mime la catastrophe qui va arriver en Egypte et dans le royaume de Koush. Dans les guerres antiques, des éléments du vêtement de l’ennemi sont saisis par le vainqueur et exhibés en signe de triomphe. Emmener des chaînes d’hommes dénudés sur les routes de l’exil est le comble de la honte pour le vaincu. Ainsi, le vêtement est vu comme ce qui donne la dignité à l’être humain et ce qui oblige son vis-à-vis à le traiter avec respect. S’il n’a plus de vêtement, il est réduit au rang du bétail et traité de la même façon. De tout temps la nudité imposée est signe d’abaissement et de dégradation. Les guerres contemporaines ne se privent pas d’utiliser la nudité pour détruire les rapports sociaux du peuple vaincu ou persécuté. Dans le Nouveau Testament, le corps de Jésus est dénudé pour être outragé et il sera enveloppé dans un linceul pour être mis au tombeau, comme il avait été emmailloté à sa naissance avant d’être couché dans une mangeoire. La nudité se rapporte à la fragilité du nouveau-né et du mort. Ainsi, dévêtir un adulte vivant, le fait changer de situation par rapport aux autres vivants et l’humilie, soit en le ramenant à l’état indigent du bébé, soit en anticipant sa mort. Les récits où des adultes se trouvent ainsi dans un état d’indigence ou d’humiliation, comme les pauvres, les déments, les condamnés à morts ou les suppliciés, appellent de la part du lecteur des Évangiles un sentiment de miséricorde. Jésus lui-même délivrera le possédé qui vivait dans les tombeaux (Marc 5 : 1-17) et quand la légion de démons qui le possédait sortira enfin de lui pour aller dans un troupeau de porcs, le signe qui permettra de voir qu’il n’est plus possédé sera le suivant : « Il virent le démoniaque, celui qui avait eu la légion, assis, vêtu, et dans son bon sens ». Ainsi, par ces descriptions d’abaissement, les Évangiles rappellent que l’être humain est toujours digne de respect et d’attention, même quand il est nu et déplace la honte du côté de celui qui pourrait mépriser l’état d’indigence de l’autre. La fragilité de l’homme est donc prise en compte et sa dignité est au-delà de tout jugement social ou moral. 

          Nous voudrions maintenant opposer les textes de Kant et de Fichte à un texte de Lévi-Strauss qui a écrit un ouvrage de quatre volumes publiés sous le titre « Mythologiques » et dont le dernier des quatre volumes, qui compte presque 700 pages, a pour titre « L’homme nu ». C’est une variation, que son auteur qualifie lui-même de musicale, sur le thème d’un mythe indien (de la côte Ouest de l’Amérique du Nord), qui permet à Lévi-Strauss d’envisager très différemment la relation du nu et de l’habit. 

Klamath : le dénicheur d’oiseaux
On raconte qu’à l’origine des temps, le démiurge Kmúmkamch, qui vivait en compagnie de son fils Aishish, entreprit de créer les choses et les êtres, en particulier les poissons. Il éleva un barrage pour que les Indiens puissent pêcher en quantité chaque fois que le vent du sud asséchait le lit de la rivière.
Mais Kmúmkamch s’éprit d’une des épouses de son fils et voulut se débarrasser de lui. Il prétendit que des oiseaux, nichés sur un plant de kanáwat, étaient des aigles, et il ordonna à son fils d’aller les capturer après s’être défait de sa tunique, de sa ceinture et de son bandeau frontal. Le héros mis à nu grimpa et ne trouva que des oisillons d’espèce vulgaire. Pendant ce temps, la plante s’était élevée si haut que Aishish ne put descendre ; il se réfugia dans le nid et attendit.
Kmúmkamch s’appropria le costume de son fils et prit son apparence physique. Seule la belle-fille qu’il convoitait fut dupe de la supercherie ; les autres le rebutèrent, convaincues qu’il n’était pas leur mari.
Prisonnier au sommet de l’arbre, privé de nourriture, Aishish n’avait plus que la peau sur les os. Deux filles-papillons le découvrirent. Elles lui apportèrent de l'eau, de la nourriture, nettoyèrent ses cheveux, oignirent d’huile son corps décharné, et le firent descendre dans leur panier.
Aishish partir à la recherche de ses femmes. Il découvrit Tchika (pinson) et Klétich (grue du Canada), occupées à extraire des racines sauvages. L’enfant de la première le reconnut d’abord. Les deux femmes, plus une troisième nommée Tûhû, poule d’eau (Fulica Americana) accueillirent avec  joie leur mari qu’elles croyaient mort. À toutes les trois, il offrit des colliers faits avec les piquants de porcs-épics qu'il avait tués.
Instruit du retour de son fils, Kmúmkamch se prépara à le recevoir. Le héros ordonna à son petit garçon de s’emparer, en jouant, de la pipe de son grand père et de la jeter au feu. Aussitôt qu'elle se consuma, Kmúmkamch mourut. Il ressuscita plus tard et voulut se venger de son fils en enduisant le ciel de résine qu’il incendia. Un lac de résine fondue recouvrit la terre, mais Aishish su tenir sa cabane à l’abri. Sa troisième femme Tûhûsh voulut regarder dehors, une goutte de résine lui tomba sur le front. La Poule d’eau porte toujours cette marque ».
Lévi-Strauss C., L’homme nu, Plon, Paris, 1971, p. 26-27.

          Commençons par affronter un préjugé trop facile : La nudité n’est pas le début naturel d’un homme qui naît déshérité et que la culture va couvrir. Elle est le fruit d’une ruse qu’un dieu met en œuvre pour priver un homme de ses vêtements et abuser de ses femmes. Le moment que l’on serait tenté de prendre pour naturel n’est pas plus naturel que les autres ; il est celui d’une carence de culture, d’une espèce d’entre-deux extrêmement dangereux, un peu à la façon dont Hobbes considère l’état de nature – comme un état d’où la culture s’est brusquement éloignée pour toutes sortes de raisons (guerre, famine, désastre). L’état de nudité n’est pas plus naturel que l’état habillé. La nudité n’est pas, comme nous en avons l’illusion, un état primitif du monde ; mais un état de dénuement qui est second par rapport à celui de se vêtir.

            Le deuxième trait important est que la relation nature / culture met en jeu est la sexualité et une ruse dans la sexualité dont le héros est la victime. Il se trouve dans des conditions telles qu’il ne peut pas revenir à son ancien état de culture sans qu’on ne l’y aide ; et ce ne sera pas la même culture avant et après cette dangereuse phase « naturelle ». La nudité est un avatar entre deux phases culturelles. La sexualité liée à la nudité n’est pas moins découverte dans le mythe de Lévi-Strauss que dans la Bible, mais elle n’est pas honteuse ; ce n’est pas la honte qui fait découvrir la nudité ; nous y reviendrons.

            Le troisième trait est qu’il y a inversion de la trahison par rapport à la Bible : c’est le dieu qui trompe l’homme dans le mythe indien et non l’homme qui trahit le dieu comme dans le mythe biblique. On a affaire à la mauvaise plaisanterie d’un dieu. Le regard compte pour très peu de choses dans le mythe indien. Ce qui est extrêmement important, en revanche, c’est que le vêtement est ce qui peut nous être volé, ce dont on peut être dévêtu, dépouillé. Un faussaire peut nous voler notre identité en endossant nos vêtements. La nudité n’est pas ce sur quoi s’empilent les vêtements pour être cachée, elle est l’ultime reste des déshabillages, des habits retirés.

            Le quatrième trait, qui n’est pas tout à fait dans notre texte, c’est que – à la différence, là encore, de ce qui se passe dans la Bible – ce n’est pas le fait de s’apercevoir que l’on est nu qui rend honteux ; la nudité n’est pas forcément impudique ; et le fait d’être habillé n’est pas forcément pudique. Un habit peut être très impudique ; une nudité peut être très gracieuse et en quelque sorte habiller la personne dénudée.

            C’est un point sur lequel Sartre, le vieil adversaire de Lévi-Strauss, s’était attardé : il avait montré que ce qui sépare l’obscénité de la grâce n’est pas la nudité, mais que, dans le premier cas, il n’y a pas de contrôle des parties dénudées, tandis que, dans l’autre cas, le contrôle en est parfait et exact. Divine ou pas, la grâce habille :

 « La suprême coquetterie et le suprême défi de la grâce, c'est d'exhiber le corps dévoilé, sans autre vêtement, sans autre voile que la grâce elle-même. Le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d'un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair, bien que la chair soit totalement présente aux yeux des spectateurs ». En revanche, « l'obscène apparaît lorsque le corps adopte des postures qui le déshabillent entièrement de ses actes et qui révèlent l'inertie de sa chair »
(L’être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 441).

            Enfin, si le vêtement est une variation sur l’intérieur et l’extérieur dans le mythe indien comme dans le mythe biblique, cette variation prend une tout autre tournure dans le premier contexte et dans le second.  Certes, des deux côtés, le vêtement est une enveloppe, une sorte d’écorce protectrice ; mais Lévi-Strauss nous découvre de façon assez inattendue, d’autres fonctions que celles de vêtir. Il montre, en particulier, dans une topologie très subtile, qui est tout autre que celle d’un noyau de nudité que l’on protège, que le vêtement joue en sens inverse de l’ingestion des nourritures puisque porter en soi pour l’ingérer est l’inverse d’accumuler des enveloppes vers l’extérieur, à moins que l’ingestion des nourritures ne soit une prolongation de la fonction de vêtir. Le héros se met à se manger lui-même quand il ne peut pas se couvrir. Nous avons trop à faire aujourd'hui pour nous perdre dans les diverses variations du mythe indien ; mais dans d’autres variations du mythe, on voit le dénicheur d’oiseaux manger ses propres vêtements, tandis qu’il crève de faim, que l’absorption de nourriture est une sorte d’habillage, de calfeutrage par dedans. Il n’est plus question d’envisager le rapport du vêtement à la nudité comme un encapsulage ; n’ayant pas de vêtements pour faire des strates vers l’extérieur, et faute de pouvoir se nourrir du dehors, il se nourrit du dedans et se mange lui-même (p. 307).

            On voit ici que les sauvages ne sont pas aussi sauvages qu’ils en ont l’air et qu’ils donnent, à leur façon, à penser aussi subtilement que les civilisés.

II. Les fonctions du vêtement.
 

II.1. Le prêtre et le prophète

           Dans la Bible comme dans toutes les cultures antiques, les vêtements permettent d’assigner les fonctions de chacun au sein du peuple et de distinguer ceux qui sont au service de Dieu. Deux grandes fonctions se distinguent par le vêtement : celle de prêtre et celle de prophète. 

Exode 28, 1-4
Quant à toi, fais approcher de toi, d'entre les Israélites, Aaron, ton frère, et ses fils avec lui, afin qu'il exerce pour moi le sacerdoce : Aaron et les fils d'Aaron, Nadab, Abihou, Eléazar et Itamar.
Tu feras pour Aaron, ton frère, des vêtements sacrés, afin de marquer son rang et sa dignité. Tu parleras à tous ceux qui sont habiles, à ceux que j'ai remplis d'un souffle de sagesse ; ils feront les vêtements d'Aaron, afin qu'il soit consacré et qu'il exerce pour moi le sacerdoce. Voici les vêtements qu'ils feront : un pectoral, un éphod, une robe, une tunique brodée, un turban et une écharpe. Ils feront des vêtements sacrés pour Aaron, ton frère, et pour ses fils, afin qu'ils exercent pour moi le sacerdoce.

          Le Livre de l’Exode parle de cette tribu particulière qui est celle des Lévites, d’où sont tirés ceux qui doivent exercer la fonction de prêtres. On y détaille chaque partie du vêtement du prêtre ; chaque prêtre ayant une fonction particulière, son vêtement diffère à chaque fois. Mais toujours, le vêtement du prêtre doit être le signe de la pureté, puisque sa fonction est de purifier ce qui est impur et d’offrir ce qui est pur à Dieu. Son vêtement ne peut en aucun cas évoquer la mort, puisque le contact avec un homme ou un animal mort rend impur sauf quand il est sacrifié selon la règles de purification. Les vêtements du prêtre ne peuvent être faits que de matière végétale ou minérale. Le prêtre est donc revêtu de lin naturel ou coloré de rouge par du murex, colorant obtenu par l’extraction et le broyage du coquillage venant des côtes phéniciennes. Dans le sanctuaire, le prêtre ne porte pas ses sandales de cuir et évolue pieds nus. Il lui est prescrit de retirer son vêtement pour changer d’espace et sortir du lieu saint vers le lieu profane, signifiant ainsi les clôtures entre le pur et l’impur. (Ézéchiel 42:14). Le vêtement de lin est en fait un rappel de la nudité primordiale, d’avant la chute d’Adam. En effet, socialement, quand on est en tunique de lin fin, on est considéré comme étant nu, puisqu’on ne pourrait sortir ainsi en public. Le prêtre revêt aussi le pectoral, qu’il garde toujours sur lui et qui est incrusté de douze pierres semi-précieuses représentant les douze tribus d’Israël. On retrouvera ces douze pierres dans la Jérusalem céleste de l’Apocalypse. Le prêtre porte aussi une ceinture de lin brodée qu’il passe en plusieurs tours autour de sa taille, préservant ainsi les débordements des passions que les représentations traditionnelles situent dans les reins. Ceindre ses reins, c’est maîtriser ses passions pour se mettre à l’écoute de la volonté de Dieu. 

            On retrouve cette ceinture, mais cette fois, en cuir, chez les prophètes. Tout au contraire des prêtres, Jean le baptiste est vêtu de cuir, de peau et de poil d’animaux, marquant son statut de prophète, allant se mêler à la population, au profane, à la nature mortelle de ses contemporains. Si Jean prône le baptême de purification dans les eaux du Jourdain, il n’a pas du tout la même fonction qu’un prêtre. 

            Outre le vêtement religieux, le statut social est particulièrement marqué par un élément vestimentaire essentiel : le manteau. La loi de Moïse prévoit que si un pauvre doit laisser son manteau en gage pour une dette, on lui rendra avant que la nuit tombe pour qu’il puisse dormir dedans (Exode 22 : 26 ss). Il faut dire que le manteau sert à tout. C’est une grande pièce d’étoffe souvent carrée sur laquelle on peut s’installer et dans laquelle on transporte des vivres si besoin. Dans l’histoire de la guérison de l’aveugle Bartimée, le manteau dit à la fois son identité d’être fragile socialement, et sa guérison, puisqu’il peut jeter son manteau et s’en aller sur le chemin sans crainte de précarité. On peut aussi y voir le symbole de l’arrivée du nouveau roi David en la personne de Jésus, puisque jeter son manteau sur le chemin était un geste que l’on faisait à l’approche d’un roi. 

Marc 10 : 46-52
« Ils arrivent à Jéricho. Alors que Jésus sortait de cette ville avec ses disciples et une foule de gens, un aveugle appelé Bartimée, le fils de Timée, était assis au bord du chemin et mendiait. Quand il entendit que c'était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Jésus, Fils de David, prends pitié de moi ! » Beaucoup lui faisaient des reproches pour le faire taire, mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! ». Jésus s'arrêta et dit : « Appelez-le ». Ils appellent donc l'aveugle et lui disent : « Courage, lève-toi, il t'appelle ! ». Alors il jeta son manteau, se leva d'un bond et vint vers Jésus. Jésus lui demanda : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L'aveugle lui répondit : « Rabbouni, ce qui signifie “maître”, fais que je voie de nouveau ! ». Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t'a sauvé ». Aussitôt, il retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin ».

           Nous allons, pour ce qui est de la philosophie, étoffer quelque peu ces fonctions sacerdotales ou ecclésiales, qui ne sont évidemment pas les seules, passer en revue quelques autres fonctions, et voir comment elles s’entrelacent les unes avec les autres, en nous servant des romanciers et des gens de théâtre qui ne peuvent éviter d’habiller leurs personnages. Ils s’habillent, se déshabillent, changent de vêtements et, nous allons le voir, s'expriment avec leurs vêtements qui ne sont pas portés uniquement pour avoir chaud mais pour énormément d’autres raisons dont nous ne sommes pas conscients pour la plupart d’entre elles.

            Mais d’abord, il se trouve qu’un philosophe s’est demandé s’il valait la peine, pour exercer les fonctions religieuses, de porter un vêtement particulier, en semblant commencer par incliner vers une réponse négative, puis, semblant se raviser, en lui donnant plus nettement une réponse positive. Rousseau s'est demandé en effet s’il est nécessaire que les fonctions ecclésiales soient volontiers marquées par des vêtements que les États laïques d’aujourd’hui n’obligent nullement à porter ; laissant ainsi ouverte la question : est-il important de se distinguer des autres hommes pour conduire un culte ?

            Rousseau la pose tout en incluant une réponse : « C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et à toutes ses génuflexions ». Mais Rousseau semble y répondre autrement un peu plus loin. Le costume fait faire une très grande économie de signes. On n’est pas forcé de dire et de répéter à chaque fois que ce qu’on dit est dit à titre de pasteur quand on porte la robe uniforme qui l’indique. On est marqué suffisamment comme pasteur(e) en se (re)vêtant comme tel ; Rousseau prend l’exemple des Romains :

« Que d’attention chez les Romains à la langue des signes ! Des vêtements divers selon les âges, selon les conditions ; des toges, des saies, des prétextes, des bulles, des laticlaves, des chaires, des licteurs, des faisceaux, des haches, des couronnes d’or, d’herbes, de feuilles, des ovations, des triomphes : tout chez eux était appareil, représentation, cérémonie, et tout faisait impression sur les cœurs des citoyens. Il importait à l’État que le peuple s’assemblât en tel lieu plutôt qu’en tel autre ; qu’il vît ou ne vît pas le Capitole ; qu’il fût ou ne fût pas tourné du côté du sénat ; qu’il délibérât tel ou tel jour par préférence. Les accusés changeaient d’habit, les candidats en changeaient ».

           Un nombre considérable d'actes des Romains, même civils, étaient pénétrés de religion et ils comportaient des éléments vestimentaires plus ou moins stricts. La religion pénètre beaucoup moins présentement nos actes civils.

II.2. Autres points de vue

            Mais – encore une fois – ces fonctions, religieuses ou dont des composantes importantes sont religieuses, ne sont pas les seules ; pour un grand nombre de fonctions, il est des tenues de rigueur. Pour un grand nombre de métiers, il existe des tenues spécifiques, ne serait-ce que pour que ceux qui ont besoin de s’identifier les uns les autres sachent à qui ils ont affaire en un clin d’œil. On peut, pour cette raison, punir certaines usurpations d’identités (feindre d’être policier, médecin, infirmier ou infirmière, etc. ; porter un uniforme que l’on n'a pas le droit d’endosser). Toutefois il n’est pas non plus de fonctions que des métiers. On ne peut pas se présenter dans n’importe quelle tenue devant un auditoire, devant un jury, devant un tribunal, devant un amphithéâtre, devant une classe.

           Essayons d’épeler quelques fonctions qui ne sont pas d’office ou de métiers mais qui ne pourraient être remplies sans les vêtements. Les romanciers se sont souvent attachés à de telles fonctions. Ainsi on peut s’habiller pour envoyer des signaux ou des signes. Mme de La Fayette le montre bien dans La Princesse de Clèves, ouvrage dans lequel il est constamment question de vêtements. Les amants, ne pouvant s’avouer ouvertement leur amour – les lois ne le permettent guère, du moins pas sans les transgresser –, il faut que leurs vêtements parlent à leur place dans une langue de signes. Le vêtement fonctionne comme une parole empêchée ; ou plutôt comme une parole se substituant à une parole empêchée. Aucun personnage n’est jamais introduit sans qu’il ne soit indiqué comment il est vêtu ; et il ne s’agit vraiment que de langue de signes. Cette langue est à la fois ambiguë – elle ne doit pas être déchiffrable par ceux à laquelle elle n'est pas destinée – et parfaitement claire. Le vêtement est le substitut d’une parole qui, soit est empêchée, soit ne sait même pas qu'elle est une parole et qu’elle est en train de parler. Sans compter que les vêtements peuvent aussi, plus directement, dissimuler des lettres qui peuvent comme par mégarde ou sciemment tomber des poches.

            Plus délibérément et plus ouvertement sexuel, l’interdit est commenté chez Freud par la remarque selon laquelle rêver de vêtements et rêver de nudité sont des rêves équivalents. « La nudité est remplacée, dit-il, par des habits et uniformes » (Interprétation des rêves, PUF, Paris, p. 138). Et on peut, réciproquement, se rêver nu dans une assemblée de gens qui ne remarquent pas notre nudité, comme cela se passe dans certaines peintures de Paul Delvaux – le même Delvaux qui a fait la couverture de L’homme nu –, et comme cela se passe aussi quand nous portons nos vêtements : nous sommes nus sous nos vêtements et il est des circonstances où nous sentons cette nudité. Un peu plus loin, Freud classe parmi « les symboles sexuels masculins » : « les chapeaux et les manteaux » - encore eux ! – en avouant que leur signification symbolique est à la fois incontestable et peu facile à deviner » (ibid., p. 140). Dit avec cette relative abstraction, le discours de Freud manque de caractère plausible ; mais si on lit conjointement Proust, par exemple, qui écrit sensiblement à la même époque, on comprend alors presque coenesthésiquement ce que veut dire Freud. Tel est l’épisode du manteau de Charlus que passe le héros d’À la recherche du temps perdu.

            Proust fait particulièrement sentir de l’intérieur la sensualité, la sexualité même, du vêtement qu’il enfile. Le héros de La recherche étant saisi par le froid, Charlus lui propose son manteau mais on comprend aussitôt que ce manteau n’est pas seulement un ustensile pour avoir plus chaud, même s’il n’est présentable que de cette façon. La gêne que ressent le héros à s’abriter dans le vêtement de cet autre particulier est liée à une participation à laquelle personne n’a ordinairement droit. D’ordinaire, nous connaissons les gens par l’extérieur du manteau si j'ose dire et nous plongeons affectivement chez l’autre de l’extérieur vers l’intérieur et sommes arrêtés très vite ; il en va de même avec les sentiments que j’éprouve pour quelqu’un et qui sont probablement sans aucun rapport avec les sentiments de cet autre. Là, c’est l’inverse : nous gagnons trop vite, par ce prêt du manteau, avec une sorte de précipitation de réel, des degrés d’intimité auxquels nous n'avons pas droit et qui, accordés trop vite, embarrassent et presque nous rebutent ; et nous nous trouvons dans la position inverse d’une intimité dont on ne sait plus si elle est la nôtre ou si elle est celle d’autrui. Une sorte de fusion avec l’autre est possible qui ne l'aurait pas été sans le manteau. L’autre nous fait goûter de sa chair, en prime si je puis dire, sans que nous ne l’ayons demandé. Cette inversion ne va pas de soi et elle peut être irradiée sur un mode de dégoût. Les vêtements – dont Freud donne un peu plus loin le détail : linge blanc, toile, soulier, pantoufle – sont des contenants du corps intime.

           Dans le récit de la crucifixion de Jésus, les Évangiles racontent comment le vêtement se fait dégradant et infamant par la dérision. On revêt Jésus d’un manteau de pourpre et d’une couronne, lui donnant ainsi l’apparence d’un roi. Mais la couronne est faite d’épines et le manteau de pourpre rappelle ce qu’on lui reproche. L'Évangéliste Jean raconte que les soldats, voyant la tunique sans couture de Jésus décidèrent de ne pas la déchirer mais plutôt de la tirer au sort entre eux. Les commentateurs de ce passage y ont vu plusieurs significations. Tout d’abord, une image de l’unité de l’Église du Christ qui se constituerait au pied de la croix, dès la mort de Jésus. D’autres y ont vu l’unité du peuple de Dieu qui serait retrouvée après la longue période de diaspora du peuple. D’autres enfin y ont vu la possibilité pour ces soldats païens, d’avoir accès au salut promis par la venue de Jésus comme Christ (Jean 19 : 23-25). La référence au Psaume 22 est explicite dans le texte même de l’Évangile de Jean, rappelant que c’est le juste qui est ainsi traité comme un bandit. Le cynisme avec lequel les soldats accomplissent l’Écriture, sans le savoir, ajoute à l’horreur du sacrilège. Aucune pièce de vêtement ayant appartenu au Christ ne peut ainsi être élevée au rang de relique. Il n’a plus rien à lui et ce qui reste à ses disciples, c’est sa parole. 

II.3. Le vêtement au théâtre

            Au théâtre aussi, les vêtements ont une telle importance qu’ils sont des acteurs à part entière qui partagent les rôles des personnages. Un acteur m'a dit une fois que le vêtement de Scapin était la moitié du rôle. Le personnage est tordu ; il n’est pas facile à jouer en raison de la fatigue de rester dans cette torsion tout le long du rôle. Si je parviens à rendre et à maintenir ce côté tordu, tout est gagné. L’acteur en question avait gagné la partie grâce à un pneu usagé de bicyclette qu'il mettait sous les vêtements visibles par les spectateurs et qui lui permettait de se reposer et de se maintenir relativement stable dans la torsion qu'il voulait imprimer à la fois au vêtement et au corps du personnage de Scapin dont il jouait le rôle. Le pneu jouait une grande partie du rôle à la place de l'acteur.

            Jouer Tartuffe ou Don Juan en complet veston a pu légitimement passer, quand cela a été essayé, pour une nouveauté absolue, comme si on avait profondément changé la pièce, alors même qu’on n’en avait pas changé un seul mot ; on avait pourtant introduit des personnages nouveaux. La mise en scène implique une particulière réflexion sur les vêtements. Si je suis metteur en scène, il faut que je fasse un choix des vêtements qui écarte tous les autres ; comme lorsque je m’habille moi-même ou habille mes enfants. Et je serai jugé là-dessus ; ou mes personnages le seront, d’un jugement multiple qui m’échappe dans la multiplicité de ses aspects.

            Toutefois si l’acteur n’est rien sans son vêtement, celui-ci n’est rien non plus sans son « port » ; il ne l’est pas plus qu’une langue sans la parole. Portés par un autre – ce qui est une situation très rare au bout du compte, car vaguement sacrilège –, les vêtements prennent une toute autre allure. Ils deviennent radicalement différents. Personne ne peut porter mes vêtements comme je les porte.

            Nous aurions pu, sociologisant et politisant le propos, faire une place, comme l’aménage longuement Bourdieu, dans La distinction, à ce fait que les classes sociales se lisent les unes les autres par le vêtement ou à travers le vêtement. Dans le Discours sur l’origine des langues, Rousseau se faisait fort de savoir d’où venait un homme dès qu’il avait commencé à parler ; il en est certainement de même pour le vêtement. Si le vêtement, sa mode, son port sont des choses si sérieuses, c’est qu’ils participent d’une sorte de destin que l’on ressent dès qu’on a quelqu’un devant soi, qui est vêtu, ou dès que l'on regarde un film ou une pièce de théâtre. Dès lors qu’un personnage est habillé, il est habillé de telle ou telle façon, qui exclut toutes les autres. Il en va du vêtement comme de notre corps dont il participe radicalement et de notre esprit dont il affiche les goûts, les appréhensions, les ambitions, les obligations – consenties ou non consenties. La peinture est obligée de peindre des vêtements : ou elle fait des nus, ou elle fait des personnages habillés, mais dès lors qu’ils sont habillés, le peintre est obligé de peindre comment ils le sont.

II.4. Le vêtement est paraître

            Le vêtement est paraître ; nous voudrions montrer la vanité de la moralisation du vêtement en prétendant préférer l’être au paraître. Il y a un être du paraître et l’on ne peut pas être – il ne peut y avoir d’être – sans paraître, ni sans que le fait que l’on paraisse d’une certaine façon nous ancre dans l’être sur un certain mode (il y a un sérieux du paraître). Il faut dire de nos hardes ce qu’on dit de la plupart de nos pensées : elles ne nous sont pas connues dans l’effet qu’elles font sur autrui et dans la résonance de cet effet sur nous-mêmes. Nos vêtements font partie de notre inconscient : ils nous présentent et nous représentent mais nous ne le savons pas. Ils paraissent aux yeux d’autrui, peut-être mieux qu’à nos propres yeux ; ils résonnent profondément dans leur sensibilité. C’est toujours par eux – sauf très rares exceptions – que nous connaissons autrui et que nous nous faisons connaître à autrui. Nos vêtements en savent et surtout en disent plus long sur notre être que nous ne sommes capables d’en dire.

            L’apparente maîtrise que nous tentons de notre paraître est souvent l’occasion de cuisants échecs et de porte-à-faux qui font les délices de la littérature, depuis au moins l’âge classique. À l’exacte adéquation – consciente ou inconsciente – avec ce que l’on est socialement, avec le rang social que l’on occupe, s’oppose la volonté – elle non plus, pas toujours consciente d’elle-même – de paraître plus et autre chose que ce que l’on est. Ce qui n’est parfois pas sans effets réels. C’est ce que montre Mandeville dans une page satirique, et à nos yeux très injuste, à l’égard des femmes qui, plus que les hommes, voudraient par le vêtement paraître plus qu’elles ne sont.

« On ne saurait croire la quantité énorme de parures aussi bien que d’habillements qu'achètent et que portent les femmes, qui ne seraient jamais parvenues à les avoir sans priver leur famille, restreindre leur marché, et autres moyens d’attraper et de friponner leur mari. D’autres, à force de tourmenter leur époux, l’amènent de guerre lasse à ce qu’elles veulent, et triomphent des ladres les plus récalcitrants par leur obstination et leur constance à demander. Une troisième espèce s’indigne d’un refus, et en criant et tempêtant ouvertement, elles arrachent à ce niais soumis tout ce dont elles ont envie. Enfin, par milliers, elles savent la force des cajoleries pour vaincre les arguments les plus judicieux et les refus les plus nettement répétés ; celles qui sont jeunes surtout se rient de toutes les remontrances et de toutes les protestations, et il y en a peu qui aient scrupule à mettre les plus tendres moments conjugaux au service d’un intérêt sordide ».
Mandeville B., La fable des abeilles, Paris, Vrin, 1998, p. 175.

           C’est l’orgueil des femmes, et la surenchère permanente qu’il occasionne, qui feraient la mode. Le texte est évidemment très injuste, car chacun connaît sur ce point bien des hommes qui sont femmes. Les aspirations sont bien réelles dans le vêtement et le vêtement-aspiration est bien une réalité dont Bourdieu a vu qu’elles caractérisaient certaines classes sociales ; mais il a montré aussi qu’elles ne dupent ordinairement pas ceux à qui elles sont destinées. Les clés du processus de la mode sont ailleurs.

            Si on laisse de côté la question de savoir si l’aisance dans un vêtement est naturelle ou pas et si on laisse côté la question attenante de savoir si la liberté de mouvement d’un vêtement de pauvre est la même que celle d’un vêtement de riche, ce qu’on trouve est que les phénomènes de paraître plus qu’on est, comme ceux de la déférence – dont parle Harsanyi –, dépendent, beaucoup plus finement, de stratégies de pouvoir dont la théorie des jeux cherche à donner les règles depuis sept ou huit décennies. S’habiller, c’est toujours plus ou moins se classer, se déclasser ou se surclasser, en un interminable jeu. Il en résulte une extraordinaire tension, plus sentie que visible : un jeu de symbolique et d’imaginaire trame les vêtements aussi sûrement que les fils qui les constituent. Les vêtements sont discours sans que nous ne soyons capables de recueillir ou de capter par des mots ce qu’ils nous disent, alors qu’ils parlent parfaitement à notre inconscient. Ils nous font un certain effet, extrêmement précis, et nous ne savons pourtant pas exprimer lequel.

II.5. Le vêtement est un langage

            C’est en ce sens que le vêtement est un langage : on dit, avec ses vêtements, beaucoup de choses que l’on ne peut pas dire autrement. Les vêtements nous sont des signifiants et l’on dit, par leur moyen, beaucoup de choses que l’on ne sait pas que l’on dit. Car il est difficile de savoir comment on s’inscrit ou ne s’inscrit pas dans sa classe sociale ou dans une classe sociale. À l’inverse de l’impression très nette que le vêtement des autres nous donne pour leur assigner une place, une classe, nous sommes beaucoup plus perplexes sur l’impression que nous faisons sur les autres par nos vêtements. Il nous arrive que nous soyons embarrassés par la façon dont nous nous habillons ou nous devons nous habiller. Le message que l’on veut faire passer ne coïncide pas toujours avec celui que l’on fait passer malgré soi.

            La sanction est parfois très dure pour avoir raté aux yeux des autres la propriété du message qu’on leur lance délibérément ou malgré soi. Si la sanction n’est pas trop cruelle pour le bon roi Dagobert de la chanson, dont on pardonne avec le sourire la distraction, elle est en revanche cruelle pour l’accoutrement de Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme. Ou pour le pauvre Charles Bovary à qui le professeur, qui garde l’étude interrompue par la venue de Charles, lui demande, avec un esprit que Flaubert laisse apprécier au lecteur, de se « débarrasser de son casque ». Cette scène primitive, qui touche à un détail du vêtement de Charles, a quelque chose d’annonciateur de ce que seront la vie et le destin de ce pauvre homme.

           Plus finement ironique et sans doute moins cruelle est la mise en scène qui nous fait revenir à la distraction, cette fois sous les traits de Ménalque dans les Caractères de La Bruyère, p. 291 :

« Il entre à l’appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s’accroche et demeure suspendue : tous les courtisans regardent et rient ; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres ; il cherche des yeux où est celui, dans toute l’assemblée, qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque ».

           Comme le ridicule, la distraction fait rire parce que, par son vêtement et son comportement vestimentaire, celui qui le porte et qui en est l’auteur, manifeste et trahit le faible degré de compréhension de la situation dans laquelle il se trouve. Peut-être y a-t-il aussi, dans la distraction un côté « lapsus » comme il existe dans le langage de mots.

           Juste un mot d’éducation pour terminer cette très longue partie ; nous le laissons à Rousseau :

« On ne saurait dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur l’éducation. Non seulement d’aveugles mères promettent à leurs enfants des parures pour récompenses, on voit même d’insensés gouverneurs menacer leurs élèves d’un habit plus grossier et plus simple, comme d’un châtiment. Si vous n’étudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit paysan. C’est comme s’ils leur disaient : Sachez que l’homme n’est rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres. Faut-il s’étonner que de si sages leçons profitent à la jeunesse, qu’elle n’estime que la parure, et qu’elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur ? Si j’avais à remettre la tête d’un enfant ainsi gâté, j’aurais soin que ses habits les plus riches fussent les plus incommodes, qu’il y fût toujours gêné, toujours contraint, toujours assujetti de mille manières, je ferais fuir la liberté, la gaieté devant sa magnificence ; s’il voulait se mêler aux jeux d’autres enfants plus simplement mis, tout cesserait, tout disparaîtrait à l’instant. Enfin je l’ennuierais, je le rassasierais tellement de son faste, je le rendrais tellement l’esclave de son habit doré, que j’en ferais le fléau de sa vie ».

           On repérera, ici, outre les discours que chacun, ici, aura peut-être entendu dans sa jeunesse, la rudesse du remède proposé par Rousseau qui consiste, non pas tant à prendre le contrepied d’un premier traitement néfaste, mais à exagérer ce premier traitement pour en obtenir un absolu dégoût.

           Il est un peu désespéré de repérer l’ensemble des fonctions des vêtements. Nous sommes confrontés au caractère inépuisable de la pluralité des fonctions. Peut-être y a-t-il moyen de se saisir de l’unité d’un grand nombre de ces figures par le biais de la mode et d’une courte réflexion sur la mode. Mais laissons la parole à la théologie pour nous parler de la puissance du langage vestimentaire.

III. Les langages du vêtement ; puissance de ces langages, particulièrement sensibles, de nos jours, dans les discours de la mode

III.1. Dans la Bible

Galates 3 : 25-29 
Maintenant que le temps de la foi est venu, nous ne dépendons plus de ce surveillant. Car vous êtes tous enfants de Dieu par la foi qui vous lie à Jésus Christ. Vous tous, en effet, vous avez été unis au Christ dans le baptême et vous avez ainsi revêtu la manière d'être du Christ. Il n'y a plus ni Juif, ni païen, il n'y a plus ni esclave, ni citoyen libre, il n'y a plus ni homme, ni femme ; en effet, vous êtes tous un, unis à Jésus Christ. Si vous appartenez au Christ, vous êtes alors les descendants d'Abraham et vous recevez l'héritage que Dieu a promis.

           Les prophètes usent régulièrement des vêtements pour annoncer leur prophétie ; ils transforment les vêtements en langage. Ils utilisent le dépouillement du vêtement et se revêtent d’un sac pour signifier le deuil et la repentance. Le prophète Jérémie achète une ceinture de lin et va la cacher dans un endroit humide où elle va pourrir et Dieu lui donne l’explication de ce signe : il s’était attaché par une passion jalouse au peuple et le peuple ne l’a pas écouté. Le prophète Élie, quant à lui, se sert de son manteau comme du bâton de Moïse et refait le geste libérateur du partage miraculeux des eaux. Puis il donne ce manteau à Élisée son successeur en signe de mandat donné à celui qui doit continuer son service. Élisée portera désormais le manteau de son maître. 

2 Rois 2, 8-14
« Élie prit son manteau, le roula et en frappa les eaux du fleuve qui se séparèrent de part et d'autre, et ils traversèrent tous deux à pied sec. Quand ils eurent traversé, Élie dit à Élisée : " Demande ce que tu désires que je fasse pour toi, avant que le Seigneur m'enlève d'auprès de toi. " Élisée répondit : " Que je reçoive une double part de ton esprit prophétique ! " "– Tu demandes une chose difficile, reprit Élie. Si tu me vois, au moment où le Seigneur me prendra d'auprès de toi, ta demande se réalisera ; si tu ne me vois pas, elle ne se réalisera pas. " Pendant qu'ils marchaient et s'entretenaient, un char de feu, avec des chevaux de feu, les sépara ; et aussitôt, Élie monta dans les cieux dans un tourbillon de vent. Lorsque Élisée vit cela, il se mit à crier : " Mon père ! Mon père ! Tu valais tous les chars et tous les cavaliers d'Israël ! " Quand il ne vit plus Élie, il saisit ses vêtements et les déchira en deux. Ensuite, il ramassa le manteau d'Élie qui était tombé de ses épaules et il retourna sur la rive du Jourdain où il s'arrêta. Il prit le manteau d'Élie et frappa les eaux du fleuve, en s'écriant : " Où est le Seigneur, le Dieu d'Élie ? Oui ! Où est-il ? " Il frappa les eaux du fleuve, qui se séparèrent de part et d'autre, et Élisée traversa ». 

            S’il est difficile de parler de la mode des peuples antiques en passant par la Bible, on peut toutefois dire que le vêtement des Hébreux dans l’antiquité était reconnaissable à différents éléments qui étaient censés dire le rapport particulier de ce peuple à Dieu et manifester l’ordonnance divine du monde grâce à des éléments précis tels que les couleurs employées pour les teindre ou encore l’insistance sur les délimitations des contours. Les houppes faites d’un ruban de pourpre violette permettaient de distinguer les Hébreux des autres peuples païens et de rappeler au Hébreux eux-mêmes les commandements de Dieu et le caractère sacré de la communauté (Nombres 15 : 37-40). Normalement, les houppes devaient garnir un pan de manteau tout entier, mais à l’époque de Jésus on n’en met plus qu’aux coins du rectangle que forme le manteau. Aujourd’hui encore, ces houppes sont importantes sur les châles de prière des Juifs contemporains. 

            Dans le peuple de Dieu, le vêtement indique la vocation de chaque membre. 
            Si l’habillement de base est la tunique recouverte d’un manteau, c’est donc dans le détail des lisières rouges ou bleues ou des franges que se joue la particularité du vêtement hébreu. Sous la tunique on porte le pagne, vêtement avec lequel on peut travailler dans les champs ou sur les chantiers de construction. Les Prophètes portèrent le pagne pour rappeler au peuple d’Israël leur première condition d’esclaves en Égypte. La tunique de fête est la seule à être multicolore, soit par une teinture complexe de différentes couleurs selon les parties, soit par des ajouts de broderies luxueuses. 

            Cette tunique est souvent associée au statut particulier de celui qui la reçoit. Étant ainsi attribuée, elle offre une nouvelle identité ou un nouveau statut au sein d’une communauté ou d’une famille. Le fils prodigue est accueilli par son père avec des vêtements de fête accompagnés d’un bijou. Ce traitement de faveur rendra jaloux le frère aîné resté tranquillement au service de son père quand son frère se perdait dans la luxure (Luc 15:22). Jacob donne une tunique princière à son fils Joseph en signe de préférence par rapport à ses frères. Cette tunique attirera les foudres des autres frères qui chercheront à tuer Joseph (Genèse 37:50). La tunique qu’on porte pour les noces est de couleur blanche et elle devient donc signe d’alliance entre Dieu et son peuple dans de nombreux textes de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Dans l’Apocalypse notamment, moment où l’alliance dans les noces de l’agneau ont lieu. Ainsi la tunique, élément du vêtement que l’on porte à même le corps et qui est sans doute la chose la plus intime que l’on puisse montrer à l’extérieur, dit quelque chose de l’identité de celui qui la porte. Dans les banquets des riches maisons, on possède un vestiaire et les convives doivent s’habiller de vêtements de fête pour pouvoir participer aux fêtes telles que les noces. Ne pas porter le vêtement adapté à la circonstance ou au moment, est considéré comme une faute. Dans la parabole du festin de noce dans l’Évangile de Matthieu (Matthieu 22), Jésus s’en servira comme motif pour signifier la difficulté d’accueillir le royaume de Dieu et de se revêtir des vêtements de fête pour honorer ce moment particulier où le Messie est là. Ici, le vêtement marque l’arrivée d’un nouveau temps.

            Ce nouveau temps est particulièrement présent dans les récits apocalyptiques où le vêtement blanc prend une place centrale. La blancheur extraordinaire de la transfiguration, celle de la robe des anges à la résurrection de Jésus ou encore celle des martyrs qui ont une robe blanche : «  Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leur robe et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau » (Apocalypse 7:14). La blancheur de toutes ces robes est celle de la lumière. Ainsi, est-il possible de « revêtir » le Christ, comme le dit Paul dans la lettre aux Galates. Cette fois, le temps nouveau, les choses nouvelles sont manifestées par la foi elle-même devenue vêtement. 

            Le christianisme reprendra ces symboles pour ritualiser le moment du baptême dans lequel une nouvelle naissance a lieu et où l’on revêt symboliquement un vêtement blanc. 

III.2. Dans la Mode

           Toutefois, il reste difficile de parler de mode dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament, mais il vaut mieux parler de force du langage que sont les vêtements. Je voudrais, en nous éloignant un temps de l’univers que nous venons de décrire, vous lire un court texte recueilli sur un des cartons du Musée Christian Dior à Granville pour que vous mesuriez à quel point Roland Barthes est pertinent dans sa critique de la mode.

Christian Dior
Ligne A ; jeux de taille
A printemps-été 1955


« À la rigueur de l’hiver, au parallélisme de la ligne H, la silhouette de ce Printemps substitue une ligne plus libre, plus évasée, que symbolise parfaitement la lettre A, de construction très proche de l’H, mais basée sur l’infléchissement de deux diagonales dont l'angle est susceptible de mille variations.
En résumé, évolution sensible mais non révolution d’une silhouette générale dont les possibilités sont loin d’être épuisées. Si l’effet d’allongement du buste reste la ligne dominante, la barre transversale de l’A est essentiellement mouvante, bien que la taille souple et peu appuyée conserve, sans trop la marquer, sa place naturelle.
La ligne idéale qui l’indique, qu’elle soit ceinture, bouton, nœud ou emplacement peut par contre aussi bien se placer sous la taille que sensiblement au-dessus, parfois même sous la poitrine, qui demeure très haut placée.
Les jeux de taille sont un des points essentiels de la mode de ce Printemps, aussi capricieuse que la saison.
Les épaules restent naturelles.
Les manches sont en général courtes, comptent peu et sont même souvent absentes.
Les cols sont peu importants, ils aiment la forme d’un ruban plus ou moins large, non cousu au corps de la robe et plongeant dans le dos. Quelques cols chemisiers.
Les nombreuses basques comme les ceintures, - barres idéales de l’A qui symbolisent la Collection - ont toutes les proportions, de la plus longue à la plus courte ».

           Un côté bulletin météo ou bulletin militaire qui ne perd pas son temps en circonvolutions inutiles ; peut-être aussi bulletin scolaire par son caractère lapidaire. Il y a en même temps un caractère scientifique et mathématique à ce bulletin. On dirait presque une mathématique arguésienne avec ses courbes accompagnatrices qui courent parmi les problèmes ou parmi les constructions qu’il s’agit de bâtir – ici  des robes.

           La philosophie globale, par son grand usage du mot « naturel », feint d’être rousseauiste.

           Et je voudrais que nous lisions maintenant ce qu’on pourrait définir comme le meilleur commentaire possible d’un texte de ce genre. Ces deux pages de Barthes sont à la fois délicieusement analytiques, mais aussi ironiques et drôles dans le ton qu’elles ont su adopter. Nous n’aurons évidemment pas le temps de les lire en entier. Elles sont extraites du Système de la mode (1957-1963) ; certes, c’est un intellectuel du structuralisme qui écrit ces pages, mais c’est en même temps un écrivain d’un immense talent.

« [Les] métaphores jouées [par la mode] la rattachent tantôt au pouvoir politique (la mode est un monarque dont la charge est héréditaire, elle est un Parlement qui rend la féminité obligatoire, comme l’instruction publique ou le service militaire), tantôt à la Loi religieuse : du décret, elle passe alors à la prescription (que toute femme raccourcisse ses jupes jusqu’au ras du genou, etc.) ; mêlant l’obligation et la prémonition puisque ici prévoir suffit à imposer, elle use avec prédilection du temps moral par excellence, qui est celui du Décalogue, le futur : cet été, les chapeaux étonneront, ils seront à la fois piquants et solennels ; il est difficile d’évaporer davantage la décision de Mode, puisque, sans suggérer en rien qu’elle puisse avoir une cause (par exemple, le fashion group), on la réduit à un pur effet, c’est-à-dire à un événement nécessaire, au sens physique et moral du terme : cet été, les robes seront en tussor : le tussor est ce qui doit arriver aux robes, à la fois par causalité naturelle et par prescription légale.

Avec ces futurs d’obligation, si fréquents en Mode, on touche à la rationalisation décisive [...] qui est la conversion de la loi en fait : ce qui est décidé, imposé, va finalement apparaître comme nécessaire, neutre à la manière d’un fait pur et simple : il suffit pour cela de taire la décision de Mode : de qui les robes cet été tiendront-elles l’obligation d’être en tussor ? Par son silence, la Mode transforme le tussor en événement mi-réel, mi-normatif, c’est-à-dire en somme, fatal. Car il y a une fatalité de la Mode : le journal [de mode] n’est rien d’autre que la chronique d’un temps un peu barbare où les hommes sont esclaves de la fatalité des événements et des passions : le jeu (à vous de jouer sur les couleurs), la folie (on ne résiste pas à la Mode, elle illumine et possède), la guerre (offensive des tons pastel, guerre du genou, honneur au ruban), ces passions fortes placent en quelque sorte la Mode hors de l’homme et la constituent en contingence maligne : la Mode s’installe à la croisée des hasards et des décrets divins : sa décision devient un fait évident. Il ne reste plus alors à la Mode qu’à pratiquer une rhétorique du pur constat (la Mode est aux robes souples), et le journal [de mode] n’a plus pour fonction que de rapporter ce qui est (on note la réapparition du chandail en poil de chameau), même si, à la façon d’un historien sagace, il sait dégager dans un simple événement les grandes lignes d’une évolution (la Mode du vison noir s’affirme). En constituant ainsi la Mode en force inévitable, le journal [de mode] lui laisse toute l’ambiguïté d’un objet sans cause, mais non sans volonté : tantôt, on donnera au trait l’évidence d’un phénomène si naturel qu’il serait incongru de le justifier (noire, en tout cas, votre robe de cinq heures, et bien sûr, vous ajouterez la note blanche de vos gants de chevreau) ; ou encore, pour mieux détacher la mode de ses dieux créateurs, on l’imputera, non pas à ceux qui la produisent, mais à celles qui la consomment (elles aiment les maillots rayés, elles portent des maillots montant devant) ; ou enfin, l’on fera du trait le propre sujet de son apparition (les chemises de nuit, cette année, se font en trois longueurs) : plus de couturiers ni d’acteurs, la Mode a chassé l’homme, elle devint un univers autarcique, où les ensembles choisissent eux-mêmes leur veste et les chemises de nuit leur longueur. Il est donc normal qu’en fin de compte cet univers sécrète sa propre sagesse, élabore ses règles non plus comme des oukases orgueilleux venus de la jeune couture, mais comme la loi ancestrale d’un règne de la pure nature : la Mode peut se dire en proverbes, et se placer ainsi, non plus sous la loi des hommes mais sous la loi des choses, telle qu’elle apparaît au plus vieil homme de l’histoire humaine, au paysan, à qui la nature parle par ses répétitions : à manteaux fringants, robes blanches ; à tissus précieux, accessoires légers. Cette sagesse de la Mode implique une confusion audacieuse entre le passé et l’avenir, ce qu’on a décidé et ce qui va survenir : on enregistre une Mode dans le moment même où on l’annonce, dans le moment même où on la prescrit. Toute la rhétorique de Mode tient dans ce raccourci : constater ce qu’on impose ; produire la Mode ; puis ne voir en elle qu’un effet sans cause nommée ; puis, de cet effet, retenir seulement le phénomène ; laisser enfin ce phénomène se développer, comme s’il ne devait qu’à lui-même la vie : tel est le trajet que la mode parcourt pour transformer en fait à la fois sa cause, sa loi et ses signes. Entre la loi (réelle) et le fait (mythique), on assiste à un curieux chassé-croisé des fins et des moyens ».
Barthes R., Système de la mode, éd. du Seuil, Paris, 1967, p. 300-303.

III.3. Cinq remarques complémentaires

            La première est que le type de règles auxquelles la mode donne lieu a quelque chose à voir avec la façon dont s’écrivent les lois juridiques, lesquelles ne commandent pas à l’impératif – comme le font les lois morales, par exemple – mais au présent de l’indicatif pour la plupart d’entre elles, parfois au futur (mais c’est pour donner un horizon, qui n’est pas forcément un horizon à venir). La mode est curieusement dans ce sillage-là. "Cette année, la mode est au vert" : on ne dit pas qu’elle doit l’être ; on ne dit pas que l’on doit s’habiller en vert. La loi ne dit pas non plus : "vous devez faire ceci ou cela". Il n’est même pas juste de dire qu’elle le sous-entend ; elle ne le fait pas, voilà tout. Bien sûr, il n’y a de sanction qu’imaginaire pour ceux qui ne s’y soumettent pas. Le juge est rarement visible, même si l’équivalent de tribunaux peut tout d’un coup s’improviser, sans avoir beaucoup de force pour châtier, sauf quand la rupture avec la loi est excessive et donne lieu à une exposition impudique du corps. Ce que décèle bien R. Barthes, c’est, derrière tous les vêtements l’existence de règles qui ne se donnent pas forcément comme telles. Sa rigueur est une pseudo-rigueur.

            La deuxième remarque qui me semble digne d’être faite, surtout dans une séance de Théophile, c’est que, de la même façon que Feuerbach a montré le circuit qui consiste à fabriquer les dieux et à leur obéir comme s’ils avaient une transcendance, Barthes utilise le schéma pour la Mode : il fabrique le Dieu Mode et se prennent au jeu de s’y soumettre ; peut-être en ne dupant que très peu de gens au bout du compte.

            La troisième remarque est que le genre de texte que Barthes fustige de manière amusée et amusante ne s’adresse pas à ceux qui pourraient se payer les vêtements dont il est question, mais précisément à ceux qui ne peuvent pas se les payer et qui ne font qu’en rêver mais qui achèteront le journal de mode ; ce qui, d’un certain point de vue, est l’essentiel.

            La quatrième est que ceux qui ont lu R. Barthes reconnaissent ici le ton des Mythologies (travaillé en 1955-1956 et publié en 1957), qui est ici réitéré ou retrouvé. Comment l’autorité de la mode fonctionne-t-elle ? Il semble que Barthes ait pris en compte un fragment des pensées de Pascal par lequel il nous donne ce conseil d’écriture : imaginer une femme vêtue sur le modèle d’une phrase pour corriger celle-ci [chaque mauvais sonnet par exemple, sur quelque faux modèle qu’il soit fait, ressemblant parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle]. Mais on peut aussi inverser le conseil et imaginer un discours sur le modèle d'une femme vêtue.

            Barthes a fait œuvre utile pour repérer et qualifier ce langage de la mode. Certes, ce texte date des années 50 et 60 et il en est complètement dépendant. Il est clair que la mode actuelle ne se dit pas dans les mêmes termes. Toutefois, l’intérêt des textes de Barthes est de nous sortir de la simple conception abstraite selon laquelle la mode est un langage et de commencer à entrer dans le détail pour nous dire quel est ce langage ; et, avec la plus grande finesse, d’expliquer comment ce langage fonctionne, même si – encore une fois – il est évidemment tributaire d’une mode désormais séparée de nous par 60 ans voire 70 ans. Étrangement, ces textes sont encore lisibles, précisément parce qu’ils ont été pertinents en leur temps ; curieusement la temporalité de la mode, comme celle de la littérature, survit à sa contingence, quand elle est pertinente à cette contingence même. Il s’agirait de traduire pour notre temps ces textes anciens : aujourd’hui, à quel type de langage avons-nous affaire ? J’avoue être incapable de répondre à cette question ; elle est difficile et à coup sûr, elle ne se résout pas sans une longue réflexion équivalente à l’effort qu’avait su donner R. Barthes, en son temps, avec une élégance d’écrivain. Il faudrait réactualiser ces textes comme R. Barthes a su mettre les siens à l’unisson du discours de la mode des années 50-60.

            La mode n’est pas très consciente d’elle-même ; les personnes qui s’y plient ne savent pas jusqu’à quel point ils en sont tributaires ; c’est sur les points où elle n’est pas consciente d’elle-même, où les personnes qui s’y plient ne sont pas conscientes d’elles-mêmes en s’y pliant, que la mode est peut-être la plus intéressante. R. Barthes a réussi à vaincre un peu de cette inconscience.


IV. Les discours de la mode ; ceux de la haute couture. La mode comme création.

IV.1. Prédication d’action de grâce pour Thierry Mugler

           Il existe un jardin extraordinaire dans lequel la féminité d’une guêpe rivalise avec la toile d’une araignée. Un papillon de plumes croise une chimère ailée dont les écailles luisent d’une lumière éternelle. Dans ce jardin merveilleux, Ève est une égérie qui se démultiplie et se métamorphose. Elle défile en dansant dans la puissance de sa beauté, faisant même du serpent qui voulait la tenter, un fourreau séduisant sur son corps flexible. Adam n’en revient pas et tombe en pâmoison. 

           La taille cintrée et le bustier pigeonnant, qu’il soit derrière ou bien devant, procure à ces silhouettes l’adéquation parfaite de l’exigence et de la liberté. La femme Mugler est en armure, mais va ou bon lui semble. Contrainte dans du métal, mais souple comme une liane, portant la crinoline comme on porte un blue-jean. L’exigence des possibles dicte au corps sa silhouette. 

           Emblème d’innovation, exhibant sa jarretière porte-cannette, la glamazone Mugler n’a besoin de personne en Harley Davidson et flambe à Las Vegas toute de rouge vêtue, sous un chapeau country, ou carénée comme une Cadillac.

           Si Paris est une fête, l’esprit Mugler est un Show, élégant, surtout dans la démesure, extravagant mais toujours à propos ; son imaginaire nous parle de la force ignorée de nous-même. Celle de l’image que nous pouvons donner de notre corps : « rendre les gens plus forts en apparence qu’ils ne le sont vraiment ». Un projet superficiel ? Pas le moins du monde : nous vivons dans un monde de fictions parce que nous sommes des êtres de langage. Et ces fictions sont plus réelles que nos corps mêmes. Un mot fait exister ce qui n’existait pas. Deux mots collés ensemble créent une nouvelle idée, un débat, un chemin de réflexion critique. « Bourgeoisie déglinguée », par exemple, n’est plus le corps engoncé dans les codes vestimentaires d’une société marchande, ni d’ailleurs le corps désarticulé des codes de la marginalité. C’est autre chose, un collage surréaliste, une idée nouvelle, une chimère qui nous parle de transgression, de vérité sociale, et d’apparences bien comprises. Créer des chimères revient à coudre ensemble des images pour dire l’indicible ; pour dire une vérité qu'aucun mot classique ne peut exprimer. 

           C’est un créateur de chimères qui a quitté ce monde. Quel beau métier que celui-là. Plus important sans doute que toutes les recherches de vérités toutes nues, ce métier-là implique de n’en avoir aucun, où de le réapprendre sans cesse, avec d’autres artisans d’art, d’autres techniciens de l’impossible. Architectes, chimistes, industriels, peintres, plumassiers, brodeuses, tisserands ou tanneurs, accordés les uns avec les autres, ils relèvent ensemble des défis d’innovation comme les crins de chevaux poussant sur une robe en latex, les pneus imposants formant une jupe élégante, ou le métal étamé et chromé d’une héroïne de comics.  

           « Personne ne coud un morceau de drap neuf sur un vieil habit ». Il faut créer l’habit, le nouveau, celui qui n’existe pas, auquel personne n’avait pensé, et qui ne va à personne et pourtant devra être porté. Comme au matin du monde quand tout reste à créer. 

           Créer des vêtements n’est pas vêtir des corps, mais les transformer. Il ne s’agit pas de couvrir, mais de révéler dans un dénudé-habillé, où le dessous est dessus et l’intérieur est dehors. Matérialiser un mouvement, dessiner un geste, donner corps à une idée.

           Dans la Bible, le vêtement est signe, il crée une identité, il parle d’une situation, il tient lieu de discours. Les manteaux jetés sur le chemin sous les pas du Christ sont en fait sa gloire même ; la tunique multicolore de Jacob contient tout son destin ; la ceinture d’Élie est en fait sa prophétie et la robe des anges est leur divinité. 

           « Coudre un morceau de drap neuf sur un vieil habit », c’est comme un commentaire lointain, un anachronisme qui tire sur les significations jusqu’à les déchirer. Manfred Thierry Mugler était de son temps, il était son temps en le créant, poussant l’art de la métamorphose jusqu’à la création de son propre corps, dans la maîtrise de sa liberté. 

           Il existe un jardin extraordinaire où un kéroub se promène, les ailes déployées, veillant sur des vérités que seul Dieu peut connaître. Un kéroub : un ange, un chérubin, qui garde l’alliance entre Dieu et l’humanité ; il veille sur l’arche de l’alliance, il garde la porte du paradis, il protège tout ce qui est divin en nous. C’est une chimère bien sûr ; il est entre deux mondes et se promène de l’un à l’autre en veillant sur le fil invisible qui les lient. Couturier des espaces, il fait entrer le ciel au cœur des vies terrestres. Il habille l’humanité de divin.

           L’ange de Thierry Mugler, son kéroub à lui, habillait les femmes d’un parfum enveloppant et charnu, inspirant la chaleur et la fête et ouvrant de nouvelles voies olfactives orientales et gourmandes. Imaginer qu’un ange puisse être un parfum et que, suspendu dans l’atmosphère, il annonce les messages divins est une belle idée ; car de quoi est fait le corps des anges ? Ils visitent les Madone et elles enfantent l’Amour ; ils combattent les dragons et font triompher le bien ; ils guident les âmes errantes, mais qui pourra jamais les saisir ? 

           Dans ce jardin extraordinaire, foisonnant d’insectes et de fleurs écloses, le créateur est seul, souvent, et pourtant si bien entouré. Seul comme le sont tous les visionnaires, seul à voir ce que les autres ignorent encore, seul à comprendre l’alchimie des formes, seul à sentir l’air du temps, seul à saisir la présence des anges. 

           Vous avez partagé un peu de ce jardin, chacun à votre façon, avec Manfred Thierry Mugler. Intimement, affectueusement, amicalement, professionnellement, mais aussi peut-être comme tous ceux qui, comme moi, ont vu cette étoile filante apparaître un jour au firmament de la mode et changer les étoffes en rêve, les frêles femmes en héroïnes puissantes, les genres masculin / féminin en androgynes enfin assumés. 

           Aujourd’hui le créateur n’est plus, et pourtant le jardin foisonnant de son imaginaire n’en finira pas d’inspirer ceux qui, comme lui, se risquent à donner libre cours à leur imagination pour révéler la réalité de nos vies. L’œuvre, elle, ne meurt jamais. 

           Aux mains de la résurrection, alors que les disciples du Christ le cherchaient dans un tombeau, ils ont trouvé des bandelettes et un linge qui gisaient sur le sol, là où le corps reposait auparavant. Comme les signes d’une absence, matière d’une mue qui annonce une nouvelle vie, comme le cocon du papillon après l’envol. Et autour de cette absence, deux anges se tenaient là : l’un à la tête et l’autre au pied, kéroubim veillant sur une absence et créant le lien entre ce corps disparu et l’éternité de sa vie. 

           Manfred Thierry Mugler est ressuscité, il vit éternellement en vous, en nous dans ce qu’il a créé, dans la métamorphose du temps où il a vécu. 
           Que Dieu console vos cœurs : il est la vie. 
           AMEN. 
[Pasteure Béatrice Cléo-Mazire]

IV.2. Une création sans limite

            La mode est moins par elle-même langage qu’elle ne met en tension son expression propre avec le langage de mots, comme l’a excellemment montré R. Barthes.

            La mode réalise alors une inversion dans les fonctions du vêtement ; là où ses fonctions visent souvent à se rendre adéquate à des circonstances données, donc à une certaine conformité, la mode peut libérer le vêtement de cette conformité en lui attribuant des fonctions qu’on ne pourrait dire avec des mots, tant elles sont inventives, tant elles sont créatrices. Le vêtement peut inventer son univers comme la musique peut inventer son « écouteur », son auditeur. Il défie les fonctions.

           Les vêtements de la mode sont par quelque côté « immettables ». Non pas parce qu’ils sont laids ; ils seraient plutôt trop beaux. Non pas parce qu’ils ne siéent pas à la personne qui les porte ; ils lui iraient plutôt excellemment et absolument singulièrement. Non pas parce qu’ils ne conviennent à aucune cérémonie, mais parce qu’ils semblent ne seoir qu’à la seule cérémonie de leur port. Ils ne cherchent plus à « correspondre » à quelques circonstances que ce soit, mais ils créent et appellent à créer, index sui, la cérémonie à laquelle leur beauté doit participer et convie à des circonstances qui n’existent pas encore, n’ont jamais existé et qui n’existeront peut-être jamais. Le retournement de l’intérieur et de l’extérieur est alors accompli ; le déplacement de ce retournement dans l’espace du vêtement est créé par le grand couturier. Le vêtement de dépend plus des circonstances – ce qui est toute l’affaire de la mise. Il ne cherche plus à « coller » aux circonstances, mais, à l’inverse, il crée les circonstances imaginaires et symboliques de son port.

            Serait-il sacrilège de dire que, par le costume peu banal qu’il porte, par cet habit qui ne convient qu’à lui, qui est créateur de circonstances nouvelles plutôt qu’il ne s’adapte à des circonstances déjà-là, par sa blancheur exceptionnelle, éblouissante comme la lumière, par sa confection d’un seul tenant sans aucune couture, le Christ ouvrait les voies d’une création sans limites ?

Conclusions

           Nous avons laissé de côté toutes sortes de questions à commencer par une de celles que nous posions dans notre introduction : qu’est-ce qui est susceptible d’être habillé ? La réponse est moins simple qu’il n’y paraît. Un esprit peut s’habiller. D’ailleurs, les fantômes sont habillés.
           Les anges sont-ils vêtus ?
           Y a-t-il une mode pour les saints ?

           Un monument peut être habillé. Christo, l’enveloppeur – car l’empaqueteur de monuments, le faiseur de gué, est d’abord un tailleur ou une certaine manière d’habiller les monuments. Ce qui suppose que ces bâtiments aient une sorte de nudité que l’on peut couvrir. Constituer en nus les bâtiments avant de les habiller quand les habits leurs seront retirés. Christo pensait-il à Balzac, lorsque le narrateur de Béatrix compare Guérande à une femme dont la toilette épouse les différents aspects de la Cité ?

           « Parfois l’image cette ville revient frapper au temple du souvenir : elle entre coiffée de ses tours, parée de sa ceinture ; elle déploie une robe semée de ses plus belles fleurs, secoue le manteau d’or de ses dunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineux et pleins de bouquets voués au hasard ; elle vous occupe et vous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans un pays étrange et qui s’est logée dans un coin du cœur ».