Le sacré et le profane

Le sacré et le profane
Séance Théophile du 27 mai 2025

Théophile - Séance du mardi 27 mai 2025

Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, professeur de philosophie

Le sacré et le profane
A quoi s'appliquent les notions de sacré et de profane

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Table des matières

Remarques préliminaires. 2

Le sacré, Kant et la loi morale. 4

L’organisation des valeurs chez Max Scheler. 5

Le moment nietzschéen. 8

L’espace-temps du sacré. 9

L’apport de Mircea Eliade. 10

Les apports de Mary Douglas. 12

Le sacré en hébreu. 12

Le Dieu isolé du monothéisme. 13

La consécration ou la mise à part : 13

Une alliance holistique de la vie avec Dieu. 15

La consécration de l’espace de vie. 15

La consécration du temps de vie. 16

Profaner c’est transgresser, faire passer du sacré au profane. 16

Dans le deuxième Testament, le sacré perdure mais se déplace. 16

Incarnation et symbole. 17

Sacré et sacrilège, profane et profanation. 17

Le sacré et le rite. 18

Du sacré au tabou. 19

Le caractère composite du sentiment religieux. 21

Conclusions. 24

NOTES.

Remarques préliminaires

Avant de poser notre problème, on pourrait considérer la signification ordinaire de ces mots et constater d’entrée de jeu qu’ils ne posent pas de difficultés trop graves, en dépit des contra­dictions qu’ils enferment.
sacer : dédié à la divinité
           dont la transgression fait ou doit faire horreur
           (particulièrement bien rendu en anglais par les mots awe, awful, awfulness).
           qui appelle un respect absolu
profane : ce qui est en avant de l’enceinte consacrée ;
               pro (en avant) ;
               fanus le lieu consacré, le temple.

            Les difficultés viennent dans un second temps quand on s’aperçoit que le terme sacré a des voisins, peut-être des concurrents : « saint » est-il un exact synonyme de sacré ? La piété peut être aussi candidate dans le même secteur ; et la piété n’est pas la sainteté ; l’homme pieux prend les affaires saintes au sérieux, mais il n’est pas forcément saint lui-même. Le saint est quelqu’un qui se fait saint, est en devenir de sainteté et pratique la sainteté. Le pieux ne pratique pas forcément lui-même la sainteté. Il la vénère un peu à la façon dont le philosophe aime la sagesse, ce qui ne veut pas dire qu’il est sage. L’homme pieux aime la sainteté ; mais on peut aimer ce qu’on n’est pas : c’est même le cas le plus ordinaire.  On dirait volontiers de l’homme pieux qu’il a le sens du sacré ; mais ce ne serait pas suffisant pour être saint. La sainteté requiert beaucoup plus que le sens du sacré : elle effectue ce qui est sacré ; elle le prétend du moins.

            Ces difficultés deviennent plus grandes quand on décide – ce qu’il est difficile d’éviter en philosophie – de convier les auteurs de langue allemande pour démêler notre problème. Là où l’anglais, qui est au moins autant une langue romane qu’une langue saxonne, a à peu près la même gamme de mots qu’en français pour dire sacré, saint, l’allemand qui est beaucoup plus purement saxon n’a qu’un mot principal : heilig, avec son contraire unheilig. La grande difficulté de traduire sur ce point l’allemand en français ou le français en allemand rend délicate l’identité voire l’homogénéité des problèmes d’une langue à l’autre. Même si – ne nous le cachons pas : le mot sacré est souvent pris pour saint, en français –. Toutefois, il serait difficile de parler, en français, de la sainteté de la nature ; nous préférons parler de son caractère sacré. L’allemand ne peut guère parler d'autre chose que de sa Heiligkeit : à nos oreilles de francophone, l’allemand manque, pour indiquer la sacralité de la nature, d’un mot différent de la sainteté. Or Kant n’attribue la sainteté qu’à la loi morale et à l’humanité ; il ne lui viendrait pas à l’idée de parler de la Heiligkeit de la nature ; ce en quoi il a tort, à nos yeux, parce que, s’il n’y a pas de sainteté de la nature, il y a au moins une sacralité de la nature.

            Les difficultés redoublent encore – mais ce n’est pas fini – quand on s’aperçoit que sacré et profane qui semblent jouer en duo, chacun à son pôle,  sont en liaison beaucoup plus dissymétrique qu’il n’y paraît. D’abord profane semble avoir un contenu moins consistant que sacré ; tout ce qui n’est pas sacré tombe dans la grande escarcelle du profane. Mais quand on se demande – ce qui est notre question – quelles sont les caractéristiques du sacré et à quels critères on le reconnaît, on s’aperçoit alors que le verbe profaner – plutôt que profane, l’adjectif étant très dissymétrique par rapport au sacré que le verbe – nous paraît avoir un contenu plus facile à définir que tenir quelque chose pour sacré ou pour saint. Il en va de même pour le mot de sacrilège – cette fois c’est un adjectif ! – qui, a contrario, semble mieux indiquer ce qui est saint et sacré que ces substantifs ou adjectifs lorsqu’ils sont pris positivement. Le sacré et le saint semblent plus faciles à caractériser par ce qui les nie, les renie – c’est-à-dire l’acte de profaner, la profanation –, que par ce qui les pose.

            Nous tenons déjà là une indication sur le problème que nous voulons traiter : les choses, les événements, les actes qui nous heurtent du point de vue du respect, du sacré, du saint, sont de meilleures indications sur le contenu de ces trois dernières notions que ces mêmes notions livrées à elles-mêmes, dans leur positivité. Nous savons ce que nous tenons pour sacré à partir du moment où cette notion est piétinée, négligée, voire simplement inaperçue tant qu’un événement n’est pas venu nous faire comprendre que nous ne le voyions pas. C’est souvent à l’occasion d’une exaction que l’on s’aperçoit du sacré. Le sacré est paradoxalement plus sûr dans l’exaction que dans le respect. C’est seulement apagogiquement, par contrariété, que l’on s’aperçoit que quelque chose, ou que quelqu’un était sacré.

            Et, de fait, si l’on violente, par des coups ou par des injures, devant moi, sans raison, une personne, l’impression d’irrespect, de sacrilège va m’envahir aussitôt. Il en va de même si je vois un bien public saccagé arbitrairement ; et d’ailleurs il se pourrait même que, si je vois quelqu’un briser un objet de valeur alors même qu’il lui appartient, je vais aussi avoir le sentiment d’un acte répugnant[1]. Mais évidemment, il est des degrés plus subtils de sacrilège et a contrario de sacré. Lorsqu’un ami ou qu’une amie me déçoit par quelque comportement que je n’attendais pas de sa part et que l’amitié s’éteint ou faiblit notablement, je m’aperçois que je tenais son amitié pour une valeur sacrée – ce dont je ne m’étais pas forcément aperçu positivement avant l’expérience de cette déception. Nous commençons à entrevoir que des choses, des situations et des personnes très diverses peuvent susciter ce couplage de sacrilège et de sacré, sous la forme d’un sentiment et avant même que nous puissions le caractériser par un travail conceptuel. Prenons garde que les personnes et les choses qui leur appartiennent singulièrement ou collectivement ne sont pas les seuls éléments susceptibles de déclencher une impression de profanation ou de sacrilège, si elles sont agressées. Si je vois, même dans une forêt profonde qui n’a rien d’un jardin public, quelqu’un qui saccage gratuitement un arbre, j’aurais aussi ce sentiment de sacrilège ; il en va de même, peut-être même à plus forte raison, si je surprends quelqu’un en train de martyriser un animal. Nous pourrions multiplier les exemples ; chacun peut trouver les siens : il y a des montagnes sacrées, des rivières sacrées, des rivages sacrés.
 
            La difficulté particulière qui nous saisit alors est que ces personnes, ces choses, ces vivants, qui déclenchent en nous l’impression du sacré, s’il nous paraît violé, sont tellement hétérogènes et disparates qu’on se demande s’ils ont des points communs qui nous permettraient de commencer à caractériser le sacré. L’énumération précédente a de quoi nous décourager et laisse le sentiment qu’à peu près n’importe quoi peut déclencher l’impression de profanation et de sacrilège. Chacun sait bien que ce n’est pas la montagne, la pierre ou telle rivière qui est sacrée ; mais serions-nous mieux lotis en nous tournant vers nous-mêmes, vers celui qui ressent cette impression ? Il semblerait bien certes qu’il n’y ait que des êtres humains pour éprouver quelque chose de cet ordre. Les choses, naturelles ou culturelles, les animaux, domestiques ou sauvages, ne se savent pas sacrés ; il n’y a que les hommes pour les trouver tels dans certaines circonstances et se trouver tels.

            Mais, là encore, ce n’est pas seulement en se tournant vers soi que l’on découvre le sacré ; ce qui, en nous, ressent le sacré ne semble pas à proprement parler provenir de nous, mais de quelque chose qui est plus général, plus grand, plus haut que nous, avec lequel nous sympathisons. Nous sommes plutôt le théâtre du sacré ; il est quelque chose qui se produit en nous sans nous et que nous ne sommes pas seuls à ressentir ou à pouvoir ressentir ; à tel point que, fussions-nous seuls, cette impression du sacré ne ferait de nous qu’une partie prenante avec d’autres partenaires qui, s’ils avaient été là, n’auraient pas manqué d’avoir la même impression que nous ou du moins qui, s’ils ne l’ont pas, auraient dû l’avoir. Dans l’expérience du sacré, par la profanation et le sacrilège, nous ne nous prenons pas pour la source du sacré et du sacrilège, mais pour le lieu où il passe pour se communiquer à d’autres. Est-ce à dire que le sacré est une expérience du tout autre par rapport à nous et dont nous serions le siège ? Peut-être. Mais il faut ici prendre garde à ne pas trop mêler de religieux au sacré au point de l’y identifier exclusivement, même si le religieux prend une bonne part au sacré. C’est l’erreur d’un très grand nombre de définitions de le faire[2]. La loi peut être sacrée, la nation peut être sacrée, l’amour que nous portons à la nation peut l’être aussi ; et l’on peut ressentir certains actes de détestation de la nation comme sacrilèges. Il faut peut-être alors réviser notre conception du sacré en ces termes : le sacré n’est-il pas ce qui, en nous, nous dépasse comme sujet quoiqu’il puisse y avoir son siège ? L’ignoble, le sordide, le satanique étant ce qui est au-dessous de nous et le profane étant dans une sorte de moyenne, de médiocrité entre le haut et le bas. Nous pouvons partir avec cette hypothèse, vague – mais il faut bien commencer ! –, beaucoup trop large et voir si elle peut être déterminée davantage et comment.

Le sacré, Kant et la loi morale

Et, plus précisément, nous allons partir de Kant et de ce qu’il nous dit de la loi morale.

            D’entrée de jeu comprenons bien pourquoi nous nous servons de Kant et de ce qu’il nous dit du « heilig » - du saint et du sacré – et de la façon dont il qualifie par ce terme la loi morale. Cette qualification nous sert ici d’exemple : il ne s’agit pas du tout ici de suivre Kant pour dire que seule la loi morale est sacrée ; mais plutôt de nous instruire de ce qu’il entend par « sacré » quand il l’applique à la loi morale, étant bien entendu que, à nos yeux comme aux siens d’ailleurs[3], le terme de sacré pourrait s’appliquer à autre chose.
 
            Il ne mêle aucunement Dieu à l’affaire, si ce n’est comme visée, mais certainement pas comme principe[4]. Il n’y a que l’humanité qui soit sacrée à condition toutefois de ne pas du tout la confondre avec les hommes réels et empiriques[5]. Il distingue donc le religieux du sacré. Ce qui ne l’empêche pas d'établir que nous autres hommes, qui tentons de respecter notre humanité dans notre personne et appelons cela « nous conduire moralement », sommes incapables de sainteté. Seul Dieu est capable de sainteté.

            Nous ne pouvons faire que tendre à cette sainteté, sans jamais y parvenir. La loi morale est ce que nous devons faire – il n’y a pas d’échappatoire à cela –, mais, en même temps, il nous est impossible, sans imaginer disposer d’un temps infini, de nous approcher de cette sainteté. Nous avons idée de cette sainteté ; nous savons même que nous avons le devoir d’être saints, mais il est hors de question, pour nous autres hommes, de coïncider avec cette sainteté. « La loi morale n’est sainte que pour la volonté d’un être parfait ». Pour les autres volontés, plus profanes, c’est un devoir[6]. Nous sommes donc dans un rapport désastreux à l’égard de la sainteté qui, chez nous, est forcément malheureuse, et qui faisait dire à Hegel que la loi morale kantienne s’inscrivait dans un mauvais infini. Il n’y a pas de degrés dans la sainteté[7] dans le sens où ce n’est pas le fait de nous approcher d’elle qui fait de nous des saints. Nous n’en finissons pas d’approcher ce que nous devons approcher mais que nous n’atteindrons jamais[8], notre humanité faisant l’obstacle principal à cette sainteté. C’est pourquoi la loi morale est vécue comme un devoir[9], comme une séparation que nous avons à combler mais que nous ne remplirons jamais. Nous vivons la sainteté comme une sorte de désastre intime. Trop profanes pour atteindre ce que nous visons ; pas assez pour ignorer ce que nous avons le devoir d’atteindre, et absolument certains que ce n’est pas la recherche exclusive du bonheur qui fait la moralité[10]. Ce qu’il appelle l’immortalité est cette espèce d’infini ou plutôt d’indéfini qui est ouvert devant nous mais qui est une sorte de vide puisque nous ne le remplirons jamais. Ce système constitué par notre volonté, la loi morale, l’infini que nous devons nous donner comme postulat et le devoir qui le remplit est l’horizon de notre existence ; la sainteté et le sacré sont donc des notions très ambiguës, dont nous n’avons aucune expérience. D’une certaine façon, nous trouvons là l’un des sens profonds de la sainteté : ce qui se tient au-dessus de nous, mais séparé ; ce dont nous sommes indéfiniment séparés[11]. Seuls l’héroïsme et la vertu sont à notre portée[12].

L’organisation des valeurs chez Max Scheler

            A cet agencement kantien qui scande et articule notre humanité, la loi, son sacré inatteignable et l’espérance d’un infini pour l’atteindre en dépit de cette sorte d’impossibilité, Max Scheler (1874-1928) préfère substituer un tout autre schéma.

            Il ne s’agit nullement de devenir la loi, de l’incarner ou de devenir saint comme l’est la loi. Cette conception confond l’existence avec l’essence des valeurs ; il est juste de nous repérer grâce à des valeurs qui sont très inégales les unes par rapport aux autres, mais il est absurde de nous proposer de nous identifier à quelques valeurs que ce soit. L’éthique ne saurait se confondre avec un tel projet. Il ne s’agit pas d’être saint comme s’il s’agissait d’incarner une essence. L’essence de la sainteté dépasse sans doute toutes les autres valeurs, mais le primat que l’on donne à vouloir être saint ne saurait exclure les autres valeurs. Il faut donc montrer ce jeu de valeurs et expliquer ensuite comment nous le vivons. L’aspect méthodique ne doit pas se mêler à des considérations existen­tielles ; ce mélange embrouille le domaine éthique aux yeux de Scheler, en précipitant l’éthique dans une sorte de déchirement invivable et en condamnant à la fois les valeurs devenues inattei­gnables et l’existence irrémédiablement déchirée et déchue.

             L’idée de Scheler est qu’il y a des valeurs de niveau très inégal et qu’il faut les ordonner. L’auteur du Formalisme en éthique (1913-1916) les organise, comme chacun peut les éprouver, selon une hiérarchie : « Les valeurs du noble et du vulgaire constituent une série axiologique supérieure à celle qui constitue les valeurs de l’agréable et du désagréable ; les valeurs spirituelles [ont] une valeur axiologique supérieure à celle que constituent les valeurs vitales ; les valeurs du sacré [ont] une valeur axiologique supérieure à celle que constituent les valeurs spirituelles » (Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs, NRF Gallimard, trad. M. de Gandillac, Paris, 1955, p. 109). Comment entendre cette hiérarchie ?

             Les valeurs ne sont pas des choses ; elles sont visées sur les choses et sur les êtres comme s’ils étaient des supports pour ces valeurs ; un peu à la façon dont les signifiés sont attachés aux signifiants dans le langage.  « Ces valeurs n’apparaissent que dans des objets intentionnellement visés » ; et quand il s’agit de valeurs comme le sacré ou le saint, elles sont visées comme objets-absolus. J’entends par là [...] (fondamentalement) tout objet donné dans la ‘sphère-de-l’absolu’ ». Entendons que, même s’il s’agit de Dieu, je ne le vise pas comme un être existant ; « ce qui oriente la formation des idées et des concepts concernant Dieu, ce sont toujours ces qualités axiologiques du divin, avec leurs nuances propres qui ne peuvent être données que dans la perception affective et la visée intentionnelle de l’amour de Dieu. En définitive, tout Dieu est pensé et représenté d’une façon qui correspond au mode selon lequel a été d’abord donnée son essence axiologique » (idem, p. 304). Et « si nous attribuons une valeur à l’ « homme », c’est que nous présupposons effectivement des valeurs indépendantes des valeurs vitales et qui sont celles du sacré et des valeurs spirituelles [du moins leur atteinte est-elle possible]. L’homme n’est le plus élevé des êtres que dans la mesure où il est le support d’actes indépendants de sa structure-organique biologique, et dans la mesure où il voit et où il réalise des valeurs correspondant à ces actes. Pour lui attribuer la valeur d’être axiologiquement-le-plus-élevé dans l’échelle des vivants, il faut donc poser d’abord le sacré et les valeurs spirituelles comme indépendants des valeurs biologiques et comme surordonnés à ces valeurs. Ce qui apparaît de nouveau en lui ou à un certain niveau de son développement, c’est précisément, du point de vue biologique, un certain superflu d’activité spirituelle, comme si une faille se trouvait ouverte en lui et dans son histoire par où vient au jour un ordre (supérieur à toute vie) d’actes et de contenus (des valeurs), en même temps qu’une nouvelle forme-d’unité de cet ordre, comme celle que nous avons en vue lorsque nous parlons de « personnalité » (par opposition au Je, à la structure organique, etc.), dont l’amour est le lien et sur qui se fonde la pure justice. L’idée de cette forme-d’unité comme support ultime de la valeur du sacré est l’idée de Dieu et le royaume des personnes qui lui appartiennent-à-titre-de-membres et de l'ordre que constituent ces personnes : le « royaume de Dieu ». » (idem, p. 298).

             Nous sommes capables d’une saisie de valeurs différentes les unes des autres et que nous ne confondons pas les unes avec les autres. Cela ne veut pas dire que les valeurs inférieures soient mauvaises ; nous les saisissons et les vivons comme les autres, mais nous ne les fusionnons pas avec les autres et savons les distinguer les unes des autres. Je puis m’attrister du décès d’un ami qui m’importait dans mon existence et en même temps me réjouir que cette personne ait existé, ait apporté au monde et aux autres quelque chose qu’elle était la seule à pouvoir lui apporter. Je puis, sur un tout autre registre, détester un collègue pour telle ou telle raison, et reconnaître qu’il est meilleur musicien que moi ou meilleur philosophe que moi ; enrager qu’il soit meilleur, mais aussi reconnaître qu’il apporte des valeurs que je ne saurais apporter à sa place. Allons même plus loin : il est possible que cette haine que j’ai de lui ait pour cause qu’il soit meilleur que moi sur un terrain qui m’est cher ; il n’empêche que je reconnaîtrai sa supériorité et que c’est un bien que cette supériorité existe. Il y a une hiérarchie des valeurs qui n’est pas mise en cause par l’existence de passions plus basses. En visant certaines valeurs, je les aime, quoiqu’en les visant autrement, je les déteste. Chaque ordre de valeurs est lié à ses propres passions ; il génère ses propres affects, lesquels peuvent fort bien coexister sans causer ni désordre ni fusion dans la hiérarchie à laquelle ils sont liés. Ils ne se gênent pas les uns les autres.

             Ainsi, « les états correspondant à cette série axiologique sont les sentiments de « béatitude » et de désespoir », parfaitement indépendants par rapport au « bonheur » et au « malheur », soit dans leur présence, soit dans leur durée et dans leurs variations, et qui se mesurent pour ainsi dire dans l’expérience vécue selon leur « proximité » ou leur « éloignement » par rapport au sacré. [...] L’acte par lequel nous appréhendons originairement les valeurs du sacré est l’acte d’une sorte bien définie d’amour (dont l’orientation-axiologique précède et défait toutes les représentations  de type imaginatif et tous les concepts concernant les objets sacrés), mais à laquelle il appartient par essence de s’adresser à des personnes, c’est-à-dire à des êtres ayant la forme existentielle de la personnalité, quel qu’en soit d’ailleurs (peu importe) le contenu et quelque idée qu’on se fasse de ces personnes. La valeur-par-soi, dans la sphère des valeurs « sacrées », est par conséquent, en vertu d’une loi d’essence, une valeur-de-personne » (p. 108).

             Dans un texte superbe de Nature et Formes de la Sympathie (1923), p. 236, Scheler montre qu’on peut aimer profondément un homme pour lequel on éprouve portant la plus profonde répugnance physique : « La haine la plus profonde, dit-il, s’étendant à toutes les couches d’une personne (à l’exception de son noyau central et le plus intime), peut laisser intact l’amour « en vue du salut » de cet homme. La haine qui porte sur le côté spirituel est diabolique ; la haine qui porte sur son côté psychique est « méchante » et celle qui porte sur son côté vital est « mauvaise ». »

             On peut être relativement séduit par la façon dont Scheler s’éloigne du kantisme et par sa manière d’envisager les valeurs ; mais si ce travail est fort dans la critique, il nous semble contradictoire dans l’exécution. Scheler nous met dans une situation typique où les schèmes qu’il utilise alternativement ou – plus grave – simultanément ne coïncident pas avec toute l’extension des concepts qu’ils accompagnent et, plus encore, ne peuvent pas s’articuler entre eux. Certes, on ne peut pas se passer de schèmes pour conceptualiser, mais le malheur de ces schèmes est que leur métonymie ne coïncide pas avec celle des concepts : c’est le moment où ils se dressent pour empêcher le travail du concept. Si on laisse passer l’intuition des valeurs – ce qui est déjà hautement contestable (on remarquera que Kant ne s’offre pas cette facilité : n’y a-t-il pas construction des valeurs, échafaudage symbolique ?) –, on pourrait se demander beaucoup plus gravement si cette dispersion (intentionnelle) des valeurs (de plaisir et de douleur, vitales, intellectuelles, sacrées) est compatible avec l’affirmation du schème qu’il donne à leur usage et qui est une sorte d’encapsulage de sphères depuis le Je le plus intime, qui serait aussi le plus central, jusqu’à la sphère la plus extérieure qui serait celle de nos sensations. Scheler file la métaphore des sphères encastrées les unes dans les autres en chacun de ses livres[13]. Outre que ces valeurs d’encapsulage réciproque des sphères se concilient mal avec les valeurs stratifiées de haut et de bas, de supérieures et d’inférieures – le haut et le bas d'une sphère sont partout –, la disposition des sphères convient mal avec les visées de valeurs, les visées d’essences que Scheler veut articuler. De plus, qui accomplit cette disposition des sphères ? Si ce n'est pas le sujet qui l’accomplit, comment en est-il le siège ? Scheler se garde bien d’avancer sur ce terrain dont Mary Douglas – dont nous reparlerons – n’a pas raté l’importance, même si elle ne rattache pas directement sa réaction à l’esquisse trop rapide de la fin du Formalisme en éthique. L’auteur du livre De la souillure montre bien comment les deux logiques se heurtent quand un personnage chargé de mettre en œuvre ces valeurs ne joue plus son rôle et fragilise la hiérarchie des valeurs elle-même : « Prenons le cas d’un responsable qui abuse de son pouvoir temporel. Incontestablement il se conduit mal ; il ne joue pas son rôle ; il n’a donc pas le droit d’exercer le pouvoir spirituel dévolu à ce rôle [...]. C’est un personnage illégitime, un usurpateur, un incube, un bâton dans les roues, un poids mort dans le système social. On peut prévoir que le genre de pouvoir qu’il exerce s’en trouvera modifié » (Douglas M., De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, La Découverte/Poche, Paris, 2001, p. 122). La façon dont les hommes s’assimilent les valeurs, s’en emparent et veulent les faire exister, surtout s’ils sont en position de pouvoir, de domination, risque de perturber la hiérarchie des valeurs elle-même, au moins dans certaines situations. Il est des exercices de pouvoir qui dérèglent les systèmes de valeurs. Est-il possible de concilier la sphère des valeurs avec les sphères de ceux qui socialement sont chargés de les assumer ? Quel modèle faudrait-il construire pour le faire ?

             Il y a plus : après avoir donné à l’articulation de la hiérarchie des valeurs et de leur usage par ceux qui les font exister une spatialité et une temporalité douteuses dans sa possibilité, Scheler finit par nous dire que la valeur sacrée serait hors de l’espace et hors du temps. Nous pensons qu’il s’agit là d’une grave erreur qui, en essentialisant les valeurs, rate ce qui importe le plus. Certes, les valeurs ne sont pas spatio-temporelles comme le sont leurs supports matériels, choses ou personnes ; mais il y a une temporalité et une spatialité propres aux valeurs sacrées qu’il s’agit d’envisager et de décrire. Elles ne sortent nullement du temps et de l’espace. D’autant que cette spatialité et cette temporalité font partie de l’installation et de la création de ces valeurs qui sont moins données qu’inventées.

             Sans doute faut-il saluer un effort de Scheler pour introduire une notion censée caractériser la notion de sacré : la notion d’union qu’il oppose à la division et à la dispersion des autres valeurs. Mais il prend le risque de déshistoriciser les valeurs sacrées. Or le sacré n’est pas sacré à toutes les époques de la même façon ; il doit être recréé et comme ressuscité constamment.

Le moment nietzschéen

              Et s’il fallait retourner complètement le système ? Ne pas faire de la sainteté, par exemple, une espèce de dépendance existentielle à l’égard de la hiérarchie des valeurs, depuis les valeurs vitales jusqu’aux valeurs sacrées en passant par celles du plaisir et de la douleur et de la reconnaissance, mais au contraire faire apparaître les valeurs comme ce qui apparaît dans un entrecroisement d’usages des valeurs qui prendraient les strates de ces valeurs pour autant de masques pour donner une existence fictive à ce qui n’a pas d’être essentiel ? « Rien de plus menteur qu’un saint », dit Nietzsche dans Ecce Homo (1er paragraphe de « Pourquoi je suis un destin ») et il fait alors écho à une conviction qu’il a acquise plus tôt dans Ainsi parlait Zarathoustra (IV, 13) : « y a-t-il eu jusqu’à présent sur terre quelque chose de plus impur qu’un saint du désert ? ». « Autour de pareils êtres, précise-t-il, le diable n’était pas seul à être déchaîné – mais aussi [cette fois à la limite de l’injure] le cochon ».  

             Le problème que pose Nietzsche, si on veut essayer de faire dialoguer anachroniquement cet auteur avec les positions postérieures de Scheler, c’est qu’il semble que l’on bute sur une antinomie, difficile à vaincre : ou bien [la thèse de Scheler] les valeurs se distribuent selon des strates et l’on voit mal comment elles se rattachent à des actes individuels réels ou à des actes collectifs réels ; ou bien [l’antithèse de Nietzsche] on part des individus ou des collectivités réels et l’on fait alors une sorte de psychologie ou de sociologie de ceux qui produisent et se servent des valeurs, laquelle ne peut éviter de dégrader le système des valeurs, en faisant, par exemple, de la façon de s’accaparer les valeurs du sacré, des moyens de faire honte à ceux qui ne les ont pas – ce qui implique une sorte de dérivation des valeurs les plus hautes à l’égard des valeurs les plus basses. Le point fort de Nietzsche est qu’il fait apparaître la première position comme « l’écueil contre lequel est venue sombrer la psychologie : ne serait-ce pas avant tout parce qu’elle s’était placée sous la domination de la morale, parce qu’elle croyait elle-même aux oppositions morales des valeurs, qu’elle les voyait, les lisait, les interprétait dans les textes et dans les faits ? » (Par-delà le bien et le mal, § 47). Peut-être ne voit-il pas son propre écueil.

             Nous ne comptons pas résoudre ici cette antinomie ; mais c’est à son orée qu’il faut travailler et, quant à nous, nous choisissons délibérément notre camp sans argumenter complètement ce choix et en reconnaissant qu’il s’agit d’un choix, avec le caractère aléatoire et arbitraire qu’il comporte. En tout cas, peu importe la perfection de la réalisation nietzschéenne – qu’elle soit psychologiste ou sociologiste –, c’est cette réalisation qui présente le plus d’intérêt parce qu’elle ne fait pas exister en soi les valeurs, qu’elle les fait apparaître dans un entrelacs de conduites pratiques et linguistiques qui ne la décrivent pas, mais qui la produisent ; et qu’elle ouvre aux analyses du sacré, telles que les sciences humaines les présenteront quelques décennies plus tard.

             L’intérêt du questionnement nietzschéen tient à ce qu’il retourne le système schélérien. On pourrait faire quelques pas pour explorer ce retournement ; et commencer par ce que j’appellerais volontiers le plus simple – l’espace-temps –, encore qu’il touche à un point délicat : le sacré est-il absolu ou admet-il une certaine relativité dans son caractère absolu même ? Il semble que même les auteurs qui inclinent fortement en faveur du caractère absolu du sacré et du saint, se trouvent contraints d’en relativiser un peu la notion, s'ils ne veulent pas, pour l’un, glisser dans une philosophie de l'existence intenable[14], pour l'autre céder à un platonisme insupportable. Nous terminerons par ce qui est le plus complexe : comment le sujet intervient-il dans ce jeu très éclaté des valeurs dès lors que l’enveloppement des sphères ne convient pas ?

L’espace-temps du sacré

              Le système d’intentionnalité mis en place par Scheler était certainement une bonne idée à travers laquelle on voyait clairement le problème se dessiner ; mais son exécution, qui consiste en emboîtements de sphères concentriques, s’est révélée douteuse et plus encombrante qu’éclair­cissante. Et pourtant, avant Scheler, Kierkegaard – que Scheler ne cite pas volontiers –, et Pascal – qu’il cite plus abondamment comme un de ses inspirateurs –, avaient déjà montré, pour l’un, que le sacré chrétien tenait non pas à une exclusion hors du temps, mais à une reprise à inventer et ressusciter à chaque époque, voire à chaque instant ; pour l’autre, que nous allons citer pour mieux convaincre nos auditeurs, qu’il y a une temporalité de la sainteté :

« Ce qui nous trompe en comparant ce qui s’est passé autrefois dans l’Église à ce qui s’y voit maintenant, c’est qu’ordinairement on regarde Saint Athanase, Sainte Thérèse et les autres Saints, comme couronnés de gloire. Présentement que le temps a éclairci les choses, cela paraît véritablement ainsi. Mais au temps que l’on persécutait ce grand Saint, c’était un homme qui s’appelait Athanase, et Sainte Thérèse dans le sien était une religieuse comme les autres. Élie était un homme comme nous, et sujet aux mêmes passions que nous, dit l’Apôtre Saint Jacques, pour désabuser les Chrétiens de cette fausse idée qui nous fait rejeter l’exemple des Saints comme disproportionné à notre état : c’étaient des Saints, disons-nous, ce n’est pas comme nous » (Pensées, Br. 868, L. 598, Sel. 495)[15].

             Pascal serait-il malicieusement irrévérencieux – même si ce n’est pas au point de Nietzsche – à l’égard de la sainteté ? Est-ce à dire que la sainteté est banale et, au bout du compte, ne se distingue guère du profane, si du moins elle n’est pas pire ? Non pas. Certes, il y a l’illusion rétrospective qui fait que, quand on sait que quelqu’un est saint, on lui attribue la sainteté depuis toujours comme s’il n’avait pas dû devenir saint ; alors que la sainteté est, de toutes façons, un travail plutôt compliqué, qui n'est pas indéfini toutefois, mais dont les autres seuls connaîtront la conclusion après notre mort, quand nous ne serons plus là pour la tirer nous-mêmes. Elle est tout de même beaucoup plus facile à attribuer à l’homme que ne le veut Kant. Chacun porte avec soi non seulement le devoir mais aussi la possibilité d’être saint. Il n’est pas heureux d’exagérer la coupure du saint par rapport au profane. Non pas parce que ce côté « à part » n’existe pas mais parce qu’il appartient à chacun de se faire à part et d’être mis à part par les autres pour de bonnes raisons.
 
            Essayons de faire quelques pas dans cette direction d'un espace-temps du sacré. Nous allons, pour les risquer, nous aider de deux auteurs du XXe siècle : Mircea Eliade (1907-1986) et Mary Douglas (1921-2007) ; et, avant eux, Rudolf Otto (1869-1937), auteur de Le sacré, 1917, trad. en anglais en 1957 et, en français, 1965 ; petite bibliothèque Payot, 1995) - auteur à qui Scheler doit beaucoup[16].

L’apport de Mircea Eliade

              Dans « Le sacré et le profane » (1956) (Gallimard, Paris, 1965), Mircea Eliade se montre d’abord sur la même ligne que Scheler : « Si une pierre sacrée est vénérée, ce n’est pas parce qu'elle est pierre, mais parce qu’elle sacrée ; c’est la sacralité manifestée à travers le mode d’être de la pierre qui révèle sa véritable essence » (ibid., p. 102). Mais c’est pour insister sur un paradoxe. « En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d’être lui-même car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacrée reste une pierre ; apparemment (plus exactement du point de vue profane), rien ne la distingue de toutes les autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle ». « Le sacré et le profane constituent deux modalités d’être au monde, deux situations assumées par l’homme au long de son histoire ». « Les modes d’être, sacré et profane, dépendent des différentes positions que l’homme a conquises dans le cosmos » (ibid., p. 20). Eliade parle de l’espace du sacré comme étant constitué de parties hétérogènes, à la différence de l’espace profane qui serait plus homogène et imaginé plus unifié.

             Pour nous faire sentir ce qu’il entend par hétérogénéité de l’espace sacré, Eliade prend l’exemple de ces petits morceaux d’expériences que nous portons tous en nous et qui sont souvent des expériences de « première fois » : le paysage natal, le site des premières amours, une rue ou un coin de la première ville étrangère visitée dans la jeunesse. Tous ces lieux gardent, même pour l’homme le plus franchement hermétique au sacré, une qualité exceptionnelle, unique : ce sont les lieux saints de son univers privé, comme si cet être non-religieux avait eu la révélation d’une autre réalité que celle à laquelle il participe par son existence quotidienne. Ces expériences ne sont toutefois pas toutes de « première fois », car on peut rêver de se faire enterrer dans un endroit privilégié que nous avons aimé. Eliade résume d’un trait ce qui rapproche ces expériences de l’espace sacré en disant de celui-ci qu’il « implique une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent » (ibid., p. 29) ; tout en soulignant que ces espaces sacrés sont plus « forts » que d’autres, n'hésitant pas à parler d’un degré de réalité plus fort de l’espace sacré par rapport à l’espace profane.

            Parmi les schèmes principaux destinés à penser la dialectique du profane et du sacré et en laissant de côté un certain nombre de poncifs[17], comme celui de l’axe terre - ciel[18], on en trouve d’autres, moins convenus peut-être, comme « la maison qui – à la fois imago mundi et réplique du corps humain – joue un rôle considérable dans les rituels et les mythologies » (p. 152). Et particulièrement cet autre, originalement développé par Eliade : celui des espaces qui communiquent par des seuils, des portes, – les portes des temples et des églises sans doute dont l’orientation n’est pas le moindre souci de leurs constructeurs, mais aussi celles des humbles maisons avec, bien entendu, les conduites qui sont intimées par ces seuils et les lisières de communication entre l’intérieur et l’extérieur de la maison, ainsi qu’entre ses pièces. Chacun sait que c'est souvent en reconduisant les hôtes vers la porte qu’ils nous confient les messages les plus importants de la visite. Le sacré est une conduite de lisière. Chacun connaît, j’imagine, cet étrange et suggestif conte de Kafka qui s’appelle Devant la loi et que devait connaître Eliade, quoiqu’il ne cite pas Kafka à ce propos. Cette histoire extraordinaire dont tout le thème est celui d’un seuil ou d’une porte qui ne seront jamais franchis par le personnage principal est une rêverie de ce que veut dire le mot profane - pro-fanus -. « À l’intérieur de l’enceinte sacrée – si jamais on y accède –, le monde profane est transcendé ». Tout rite est un seuil, un pas de porte en ce qu’il donne une forme active à ce qui est menaçant. Comment ne penserait-on pas aux sacrements, surtout quand ils n’ont lieu qu’une fois, comme le baptême ? Eliade suggère, par ailleurs, que toute œuvre d’art est liée à une conduite de seuil, de porte. Le passage d’une porte ou d’un seuil a quelque chose de la traversée imaginaire et symbolique d’un cadre pour entrer dans un tableau. Il ne serait pas très difficile de montrer que, dans une image qui met en scène la perspective, on retrouve les trois mondes – la terre, le ciel et les régions inférieures – dont la jonction n’est pas aussi rationnelle qu’on l’imaginerait. N. Goodman a montré que ce qu’on croit être d’une rigueur mathématique obéit en réalité à des logiques très différentes, dont la cohérence est loin d’être celle d’une synthèse qui, si elle est loin d’être rationnelle[19], s’effectue néanmoins.

               Le défaut d’Eliade n’est pas de manquer d’intuitions : son livre en est rempli. Est-ce par fidélité à ce qu'il énonçait comme une propriété du sacré – d’être spatialement et temporellement hétérogène –? En tout cas, il ne les gère pas de façon cohérente et il ne s'inquiète pas de se contredire à quelques pages de distance. C’est ainsi que, en ayant souligné que ce n’est pas nous qui faisons le sacré mais que nous nous faisons son théâtre[20], Eliade dit, quelques pages plus loin, qu’il n’y a du sacré que parce que l’on veut qu’il y ait du sacré ; il n’y en a pas en soi. C’est la volonté de sacré qui fait le sacré. « L’homme religieux, dit-il, se veut autre que ce qu’il se trouve être au niveau « naturel » et il s’efforce de se faire selon l’image idéale qui lui a été révélée par les mythes » (p. 159). Le sacré n’est donc pas un caractère ontologique, mais une catégorie pratique. Mais, dix-neuf pages plus loin, p. 178, il n’hésite pas à affirmer que « même la plus élémentaire des religions est avant tout une ontologie ». On avouera le peu de cohérence de la présente affirmation avec l’affirmation précédente. Nous ne nous en formalisons pas outre mesure parce qu’il se pourrait que l’existence ne pût se penser qu’à travers des contradictions ; mais ne vaudrait-il pas mieux dire que toute religion, même élémentaire, se croit une ontologie ou se donne pour telle alors qu’elle est fondamentalement une déontologie ?

Les apports de Mary Douglas

             Passons désormais à l’apport de Mary Douglas (Purity and Danger, 1966 ; trad. en français en 1971 sous le titre « De la souillure » ; et nouvelle publication dans La Découverte/Poche, Paris, 2001)

             Le lien avec le théologique est évident, puisque M. Douglas l’établit elle-même en consacrant l’intégralité de son chapitre 3 aux « Abominations du Lévitique ». Ces « abominations » nous ouvrent des chemins que nous pouvons parcourir en toute liberté.

Le sacré en hébreu. 

             En hébreu, le terme קָדַשׁ (qadash) concerne la chose consacrée et veut dire, à la fois, consacrer et sanctifier, mais aussi mettre à part. 

             La question de la place de l’homme par rapport à son Dieu ou à ses dieux est ce qui donne naissance aux systèmes rituels dans les différentes religions et notamment aux rites de purifications. 

             S’approcher de Dieu, c’est changer d’ordre, c’est passer de l’ordre humain à l’ordre divin. 

              Les monothéistes ont accentué les exigences liées à cette rencontre en isolant toujours plus Dieu. Dans l’Hénothéisme, Dieu fait encore partie d’un panthéon divin, comme on en parle encore dans certains textes de la Bible avec les Eloïm. Mais dans le monothéisme, Dieu devient le seul Dieu, mis à part du reste du monde, célibataire et sans enfant, contrairement aux dieux des mythologies grecques et romaines, qui ont leur vie et leurs mélanges, et qui peuvent donc faillir à un moment de leur aventure divine. 

Le Dieu isolé du monothéisme 

             Dans le judaïsme, Dieu est encore entouré, mais il est entouré d’une armée d’anges qui participent à son isolement. Véritables gardes du corps, les anges agissent et rencontrent les humains à la place de Dieu, et portent sa parole et ses messages, sans qu’il n’ait à se compromettre lui-même avec les hommes, êtres corruptibles, limités et surtout mortels. 

            Bien sûr, il existe des récits bibliques où Dieu rencontre les hommes, mais c’est toujours par la parole, jamais par le corporel. Le fin silence qui s’adresse à Elie, par exemple, est encore du langage, pour dire l’incorporéité de Dieu. Le buisson ardent, est un symbole qui parle au lecteur, mais ce n’est pas Dieu qui vient se présenter en chair et en os à Moïse. 

             Et même quand Jacob se bat au bord du Yabbok avec cet être mystérieux, en pleine nuit, le corps à corps ne laisse rien connaitre de la présence de Dieu, sinon dans la conscience de Jacob qui devient Israël, blessé qu’il est dans sa chair par ce combat entre lui et lui-même. 

             Ainsi, l’impossibilité de voir Dieu, de le toucher, et de lui parler face à face, l’isole et participe à le rendre saint. 

La consécration ou la mise à part : 

             L’homme choisi par Dieu pour le servir est mis à part et de ce fait est considéré comme saint par son appel même, par son élection. 

             Le peuple saint est lui-même mis à part par ce qu’on appelle le code de sainteté. Ce qui va l’obliger à répartir dans sa vie ce qui relève du profane et ce qui relève du sacré. Et déterminer ce qui est pur ou impur, c’est-à-dire de connaître où sont les frontières entre le sacré et le profane, dans le temps, l’espace et dans la façon de se comporter dans ces espaces/temps. 

             De même, le nom hébreu ṭahara ( טָהֳרָה ) est également dérivé d'un verbe, dans ce cas ṭaher ( טָהֵר ) "être rituellement pur". et dans le piel transitif "purifier". Le verbe et le nom ont un adjectif correspondant, ṭahor ( טָהוֹר ), "rituellement pur ».

            La codification des catégories de pur et d’impur, de sacré et de profane peut nous sembler très mélangée, tant elle passe des valeurs morales aux observances rituelles en passant par l’organisation du temps et de l’espace. Pourtant tous ces aspects participent de la même organisation du monde où l’humain fait alliance avec Dieu selon un code de lois que l’on appelle Code de sainteté et que l’on trouve en Lévitique 19:1-37

Texte : Lévitique 19:1-37
1. Le Seigneur dit à Moïse :
2 « Communique ceci à toute la communauté d'Israël :
Soyez saints, car je suis saint, moi, le Seigneur votre Dieu ! 
(les humains, ici, sont mandatés par Dieu pour porter dans l’espace profane la sainteté de Dieu). 
3. Chacun de vous respectera son père et sa mère, chacun observera le repos du sabbat. Je suis le Seigneur votre Dieu.
4. Ne vous adressez pas à de faux dieux ; ne vous fabriquez pas de dieux en métal fondu. Je suis le Seigneur votre Dieu.
5. Quand vous m'offrez un sacrifice de paix, faites-le selon la règle, de manière à obtenir ma faveur.
6. Mangez la viande de l'animal le jour du sacrifice et le lendemain ; mais s'il en reste le surlendemain, jetez-la au feu.
7. Si, le troisième jour, quelqu'un en mange, il n'obtiendra pas ma faveur, car la viande est devenue impropre à tout usage religieux.
8. Celui qui en mange profane une chose consacrée à l’Éternel et se rend coupable d'une faute ; il sera exclu de la communauté d'Israël.
(Ne pas respecter la règle commune revient à s’exclure du collectif de l’alliance particulière avec ce Dieu particulier, la règle devient le marqueur identitaire du peuple de Dieu). 
9. Quand tu moissonnes, ne coupe pas les épis qui ont poussé en bordure de tes champs, et ne retourne pas ramasser les épis oubliés ;
10. ne repasse pas non plus dans tes vignes pour ramasser les grappes oubliées ou les grains tombés à terre. Laisse-les pour les pauvres et pour les immigrés. Je suis le Seigneur votre Dieu.
11. Ne commets pas de vol, ne mens pas. Ne trompe pas les autres Israélites. 12. Ne prononce pas de faux serments en te servant de mon nom ; en faisant cela, tu déshonorerais qui je suis : je suis le Seigneur ton Dieu.
13. N'exploite personne et ne détourne rien ; ne garde pas jusqu'au lendemain le salaire dû à un ouvrier.
14. N'insulte pas un sourd, et ne mets pas d'obstacle devant un aveugle. Montre par ton comportement que tu me respectes. Je suis le Seigneur.
15. Ne commets pas d'injustice dans tes jugements : n'avantage pas un faible, ne favorise pas un puissant, mais rends la justice de façon équitable envers les autres Israélites.
16. Ne répands pas de calomnies sur les membres de ton peuple. Ne porte pas contre ton prochain des accusations qui le fassent condamner à mort. Je suis le Seigneur.
17. N'aie aucune pensée de haine contre un autre Israélite, mais n'hésite pas à le réprimander, afin de ne pas te charger d'un péché à son égard.
18. Ne te venge pas et ne garde pas de rancune contre les membres de ton peuple. Chacun de vous aimera son prochain comme lui-même. Je suis le Seigneur.
19. Observe également ces lois-ci : n'accouple pas, dans tes troupeaux, deux bêtes d'espèces différentes ; ne sème pas dans tes champs deux semences différentes ; ne porte pas de vêtements tissés de deux sortes de fils.
20. Si quelqu'un couche avec une servante fiancée à un autre homme, mais qui n'a été ni rachetée, ni libérée, il paiera une indemnité. Mais on ne mettra pas à mort les coupables, car la femme était encore servante.
21. L'homme conduira à l'entrée de la tente de la rencontre un bélier qu'il m'offrira en sacrifice de réparation ;
22. le prêtre effectuera sur le coupable, devant moi, le geste rituel du pardon, et il obtiendra le pardon du péché commis.
23. Quand vous serez entrés dans le pays de Canaan et que vous aurez planté toutes sortes d'arbres fruitiers, vous en considérerez les fruits comme impurs pendant trois ans ; vous n'en mangerez donc pas.
24. Tous les fruits qu'ils produiront la quatrième année me seront consacrés au cours d'une fête de louange.
25. Dès la cinquième année, vous en consommerez les fruits. Si vous agissez ainsi, vos récoltes iront en augmentant. Je suis le Seigneur votre Dieu.
26. Ne mangez pas la viande d'un animal à l'endroit même où vous l'avez saigné. Ne pratiquez pas la magie, ni la divination.
27. Ne taillez pas en rond le bord de votre chevelure et ne vous rasez pas la barbe sur les côtés. 28. Ne vous faites pas d'incisions sur le corps en signe de deuil ; ne dessinez pas de tatouages sur votre peau. Je suis le Seigneur.
29. Ne déshonore pas tes filles en les poussant à la prostitution sacrée, afin que les habitants ne se livrent pas à ces pratiques immorales dans tout le pays.
30. Observez le repos du sabbat, et traitez mon sanctuaire avec respect. Je suis le Seigneur.
31. Ne cherchez d'aucune manière à entrer en contact avec les esprits des morts, car cela vous rendrait impurs. Je suis le Seigneur votre Dieu.
32. Lève-toi devant la personne âgée, traite-la avec considération. Montre par ton comportement que tu me respectes. Je suis le Seigneur.
33. Quand un immigré viendra s'installer dans ton pays, ne l'exploitez pas ;
34. Au contraire, traitez-le comme s'il était un membre de votre peuple : tu l'aimeras comme toi-même. Rappelez-vous que vous avez aussi été immigrés en Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu.
35. Ne commettez pas d'injustice quand vous utilisez des mesures de longueur, de poids ou de capacité ;
36. Servez-vous de balances justes, de poids justes et de mesures justes. Je suis le Seigneur votre Dieu, qui vous ai fait sortir d'Égypte.
37. Prenez bien soin de mettre en pratique toutes mes lois et mes règles. Je suis le Seigneur. »

Une alliance holistique de la vie avec Dieu

            Cette alliance que Dieu passe avec le peuple d’Israël comporte des éléments éthiques, moraux, rituels et très pratiques. 

            Le peuple doit être saint comme son Dieu est saint. Le peuple doit s’identifier à son Dieu pour devenir le peuple d’un Dieu particulier qui ne ressemble pas aux dieux des voisins. Pas de taille de la barbe comme les autres peuples, par de prostitution sacrée comme chez les voisins d’Israël, mais un comportement irréprochable entre israélites et envers les autres dont on aura bien compris qu’il vaut mieux se tenir à distance. Le contact avec la mort est à proscrire, on ne mange pas l’animal qu’on a tué, là où on l’a tué. C’est un lieu de mort, et s’alimenter est un geste vital. On ne mélange pas le monde des morts et le monde des vivants, donc pas de spiritisme. Le Dieu qui fait alliance avec le peuple est à la fois le libérateur et celui qui sauve la vie. Ainsi la prescription selon laquelle on ne mange pas les fruits des arbres qui sont sur la terre qui est occupée par les israélites, montre que Dieu pourvoira et qu’il ne faut pas avoir peur de ne pas récolter les fruits des peuples impurs. On ne mange pas les fruits des autres de peur de se souiller avec le fruit du travail des païens. 

            On ne mélange pas les espèces pour les troupeaux et on n’accouple pas une espèce avec l’autre, le mélange est impur ; on ne tisse pas deux fils différents ensemble pour faire des vêtements, et on ne plante pas deux semences différentes sur la même parcelle. Ce non-mélange reprend l’idée de l’ordre contre la confusion. 

La consécration de l’espace de vie

            Dans cette conception, l’espace de vie du fidèle est organisé en cercles concentriques autour du saint des saint, lieu où réside Dieu, lieu vide et donc absolument pur de toute « corporéité » qui pourrait inscrire le divin dans la finitude. La Mishnah répertorie les cercles concentriques de sainteté entourant le Temple de Jérusalem : Saint des Saints , Sanctuaire du Temple, Vestibule du Temple, Cour des Prêtres, Cour des Israélites, Cour des Femmes, Mont du Temple , la ville fortifiée de Jérusalem , toutes les villes fortifiées d'Israël, et les frontières de la terre d'Israël . Des distinctions sont faites quant à qui est autorisé et ce qui est autorisé dans chaque zone. 

            Dans le livre de l’Exode, la rencontre entre Dieu et Moïse donne naissance à un espace sacré. On pourrait en déduire que c’est la rencontre qui dessine l’espace du sacré, plus qu’aucun lieu construit ou consacré par avance. Les protestants ont repris cette idée en ne faisant pas de leurs temples des lieux sacrés, mais plutôt du rendez-vous que constitue le moment du culte. 

Exode 3:4
Dieu appela du milieu du buisson : Moïse ! Moïse ! Et il répondit : Me voici ! Dieu dit : N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte

La consécration du temps de vie

             Le temps est lui aussi organisé par ces rites de pureté : les fêtes juives et le Shabbat sont considérés comme saints dans le temps ; la Torah les appelle «des jours saints [de] rassemblement». Le travail n'est pas autorisé ces jours-là et la tradition rabbinique répertorie 39 catégories d'activités qui sont spécifiquement interdites. Ce sont les tâches liées à la récolte de la nourriture et à sa préparation, mais aussi au traitement de tout ce qui est vestimentaire (tissage, lavage…) ou encore tout ce qui touche à la peau, comme tuer un animal, travailler le cuir, couper la viande, ou encore tout ce qui touche à la construction (écrire, bâtir …) et enfin tout ce qui peut prendre la forme de perfectionnement, de mise au point. 

            Il faut rappeler que toutes ces lois de pureté peuvent être violées si la vie humaine est menacée. 

            C’est sur ce modèle que le fidèle va construire sa relation à son Dieu. Pour être saint, il faut être à part, ou plutôt éviter les transferts d’ordre à ordre. 

            C’est une organisation du monde en tant qu’il est vivable pour l’humain qui sous-tend cette idée. Le bel exemple d’ordonnancement du monde que l’on trouve dans la Bible est le récit de la création en sept jours. Tout y est séparé et ordonné pour sortir de la confusion et du chaos.

Profaner c’est transgresser, faire passer du sacré au profane. 

           Les fils d’Aaron sont consacrés en bonne et due forme au service des sacrifices avec leur père, mais, après qu’Aaron a eu fait tous les gestes de sacrifice dans les règles de l’art, ses fils ajoutent un rituel : ils sortent de la graisse brûlante avec de l’encens devant le peuple alors qu’Aaron a déjà tout accompli.  Ils en mourront. 

Lévitique 10 : 1-3
1. Nadab et Abihou, fils d'Aaron, prirent chacun une cassolette, y mirent du feu et placèrent de l'encens dessus ; ils présentèrent devant le Seigneur un feu profane, qu'il ne leur avait pas ordonné.
2. Alors un feu sortit de devant le Seigneur et les dévora : ils moururent devant le Seigneur.
3. Moïse dit à Aaron : C'est ce que le Seigneur a dit :
Je serai reconnu pour saint par ceux qui s'approchent de moi,
Je serai glorifié devant tout le peuple.
Aaron garda le silence.

Dans le deuxième Testament, le sacré perdure mais se déplace

            La diaspora des juifs à travers l’empire romain et l’atomisation des communautés après la destruction du temple de Jérusalem en 70 contribuent à une plus grande présence de l’eschatologie dans le discours religieux. La venue du Messie et la question de l’accomplissement de la promesse de Dieu et de la fin des temps historiques va déplacer la pratique des rites de pureté, de la communauté à l’individu. Le lieu de rencontre entre l’humain et son Dieu n’est plus le sanctuaire, mais le corps et l’âme de chacun. 

             L’expérience de Paul en est emblématique. Il est juif, très observant de la pureté religieuse et condamnant tout ce qui pourrait polluer le judaïsme pur, et son expérience mystique le met en présence d’un messie, qui remet en question la pureté même de Dieu. Dieu n’est plus enfermé au ciel : il est incarné dans un homme. Le Messie n’est plus seulement le Fils de l’homme, être spirituel et mystique qui rejoint la foi de chacun, il devient un homme de chair et d’os qui naît, meurt et donne au vide du saint des saints une nouvelle signification : la vie après la vie, la vie éternelle pour les humains. 

            Dans un contexte devenu très hellénistique, le « logos » va prendre une place prépondérante dans la théologie juive et chrétienne. 

             Le symbolique prend alors la place du rituel concret ; ce n’est plus le corps qu’il faut purifier, ce n’est plus l’humanité qui risque de se tromper d’ordre, c’est la parole qui risque de ne pas être en adéquation avec le changement d’ordre alors possible. Le christianisme transforme les notions de pur et d’impur, car il introduit le verbe, le logos, cet élément créateur et organisateur du monde, comme médiateur entre Dieu et les hommes, mais aussi comme sanctificateur des hommes.

Incarnation et symbole

            Paradoxalement, l’importance du corps concret de Jésus et son humanité ne vont pas contribuer, pour les premiers chrétiens,  à une vénération de Jésus. Au contraire, une imitation du maître va prendre le pas sur une idolâtrie. Plus tard, les rites chrétiens se rapprocheront d’un paganisme où le concret est nécessaire pour se relier au divin. Mais, pour Jésus, c’est sa parole et son enseignement qui seront les points forts du nouveau courant qu’il inaugure. C’est l’éthique de vie qui devient le lieu de la consécration. Le sermon sur la montagne est le résumé de ce passage de l’observance à l’éthique. 

Matthieu 5 : 21-26
21. Vous avez entendu qu'il a été dit à nos ancêtres : “Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commet un meurtre mérite de comparaître devant le juge.”
22. Eh bien, moi je vous dis : celui qui se met en colère contre son frère ou sa sœur mérite de comparaître devant le juge ; celui qui dit à son frère ou sa sœur : “Imbécile !” mérite d'être jugé par le conseil suprême ; celui qui lui dit : “Idiot !” mérite d'être jeté dans le feu de l'enfer. 23. Si donc tu viens à l'autel présenter ton offrande à Dieu et que là tu te souviennes que ton frère ou ta sœur a une raison de t'en vouloir,
24. Laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord faire la paix avec ton frère ou ta sœur ; puis reviens et présente ton offrande à Dieu.
25. Dépêche-toi de te mettre d'accord avec ton adversaire tant que tu es encore en chemin avec lui. Tu éviteras ainsi que ton adversaire ne te livre au juge, que le juge ne te remette à l'officier de justice et qu'on ne te jette en prison.
26. Je te le déclare, c'est la vérité : tu ne sortiras pas de là tant que tu n'auras pas payé ta dette jusqu'au dernier centime.

Sacré et sacrilège, profane et profanation

            Si pertinent soit-il, ce lien de l’ethnologie à la théologie sur la question du sacré n’est pas le seul et il se double d’un intérêt philosophique - même si M. Douglas n’est pas elle-même philosophe - dont il faut dire quelques mots.

            Nous avons déjà repéré que si le sacré n’a pas toujours de contenu positif déterminé, il est en revanche, paradoxalement, très net dans l’exaction que l’on commet quand il prend la forme d'interdits. Le sacrilège et la profanation sont mieux délimités que le sacré, au moins quant à l’existence sinon quant à son essence. C’est au moment où l’interdit est transgressé que se révèle « la contiguïté dangereuse de l’homme et du sacré »[21]. N’ayant pas de positivité, « le sacré a besoin d’être forcément et constamment délimité par des interdits » (MD, p. 42) ; c’est par là qu’il reçoit sa définition. Entre le monde de la souillure et le monde du sacré, il n’y a qu'une simple lisière, extraordinairement fragile.

            Si le sacré est net par les exactions, il sera net aussi dans les purifications. Le sacrifice, l’exorcisme, la purification peuvent restaurer le sacré quand il a été violé, en inversant la transgression. Mais ces actes créent en même temps, avec ces impuretés, une étrange complicité qui vient contrecarrer et contrarier la prétendue mise à part du sacré et du saint par rapport au profane.

            Dans De la souillure, M. Douglas se propose de rectifier un certain nombre de préjugés, et tout particulièrement celui selon lequel le sacré s’opposerait au profane. Le profane, dont Durkheim disait à tort qu’il était diamétralement opposé au sacré, n’est en réalité qu’arrêté à mi-chemin entre le sacré et ce qui est réellement le contraire du sacré, c’est-à-dire le souillé, l’ordurier, le domaine de la sorcellerie, qui va à l’encontre du sacré. Le profane peut rester confiné dans une douce moyenne qui est plus proche de l’ignorance du sacré que de sa contestation satanique ou de sa pollution. D’ailleurs, le sacré cherche moins à rejeter le profane que l’infâme, le satanique, le crapuleux, l’infernal, le sale, le malpropre, les degrés négatifs du sacré et non pas le simple et inoffensif degré zéro.

Le sacré et le rite

            Une autre rectification vise la littérature grincheuse que l’on trouve autant chez Scheler que chez Eliade qui se plaignent, comme beaucoup d’autres, que le sens du sacré « se perd », sans se demander ce qu’ils pourraient faire eux-mêmes pour y remédier si cette perte est si grave et, surtout, si le diagnostic qui est fait de cette perte est tout-à-fait sérieux. Contre les grincheux, M. Douglas montre que les conduites du sacré sont nombreuses dans notre culture et nous surprennent souvent nous-mêmes qui ne nous savions pas aussi pieux. « Animal social, l’homme est un animal [de] rituel. Supprimez une certaine forme de rite, et il réapparaît sous une autre forme, avec d’autant plus de vigueur que l’interaction sociale est intense. Sans lettres de condoléances ou de félicitations, sans cartes postales occasionnelles, l’amitié d’un ami éloigné n’a pas de réalité sociale. Il n’y a pas d’amitiés sans rites d’amitié. Les rites sociaux créent une réalité qui, sans eux, ne serait rien. On peut dire sans exagération que le rite est plus important pour la société que les mots pour la pensée. Car on peut toujours savoir quelque chose et ne trouver qu’après les mots pour exprimer ce qu’on sait. Mais il n’y a pas de rapports sociaux sans actes symboliques » (idem, p. 81). « Le rite est plus important que les mots » est sans doute une expression risquée ; mais il peut être signifiant comme eux quoiqu’à un autre titre qu’eux. Le rite réactive sans cesse le sacré ; beaucoup plus que le langage qui ne le réactive pas sans le représenter. Le langage le plus investi ou le plus impliqué dans ce qu’il dit ne laisse pas de le représenter et ne le fait jamais que de manière imaginaire ou du moins sans conserver des racines imaginaires ; ce qui n’est pas le cas du rituel qui le performe.
 
Cette recherche conduit à deux types d’analyses.
 
            Nos actes à l’égard du sacré ne sont pas descriptifs mais ils sont performatifs[22] ; ils le prennent en charge comme s’il avait une existence par lui-même et c’est seulement à travers ces actes de prise en charge que nous saisissons ce qu’est le sacré, lequel n’est rien en soi. Exactement comme ce dont parlent les discours qui paraît indépendant de leurs actes comme s’il pouvait être décrit par eux mais qui ne peut en réalité apparaître que dans leur entrecroisement. Même si le sacré paraît vécu comme quelque chose qui ne dépend pas de nous et que nous ne « voulons » pas, il est possible que nous le fassions néanmoins même comme quelque chose que nous ne voulons pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas ; il existe comme conduite linguistique, affective, perceptive. Il nous leurre dans ce mode d’existence entrelacée parce que nous avons tendance à lui donner l’existence d’une chose et à faire comme si nous n’intervenions pas dans cette existence. Ne pas faire ce qui est sacré n’équivaut pas à n’y avoir aucune part ; on peut prendre part à l’envers et négativement dans des événements auxquels nous ne nous savons pas participer au point de les confectionner comme ne nous appartenant pas. Dans un rituel, nous n’intervenons pas causalement sur les naissances, les morts, les maladies, les pluies et autres événements atmosphériques ou historiques comme lorsque nous souhaitons dans une prière qu’une guerre s'arrête ; le rituel n’intervient pas comme une cause efficiente ; il est ce par quoi nous nous réapproprions des événements qui nous échappent ; nous les initions, les introduisons dans une série qui n’est pas forcément une série causale. Se sentir créature n’est pas forcément se sentir créé par Dieu. Le rituel est la reformulation d’une expérience ; non pas sa description ; il est une reprise au sens kierkegaardien du terme. Ne pouvant prendre le contrôle de la réalité des opérations, nous prenons au moins le contrôle de leur sens, avec toutes les équivoques possibles. S’appuyant sur les analyses de Lienhardt, M. Douglas souligne que chaque rite a pour fonction de modifier l’expérience, parfois rétroactivement : « Le but du rite est [...] de reformuler une expérience passée. Grâce au rite et au discours, ce qui a eu lieu est réinterprété de telle façon que ce qui aurait dû être prévaut sur ce qui fut, que les bonnes intentions permanentes prévalent sur les aberrations temporaires » (p. 85). Ce n’est pas le rituel qui est stupide, car il ne s’agit nullement de rendre la vie au défunt, de rendre la santé au malade et de faire tomber la pluie comme s’il en avait la puissance physique. Ce qui est stupide, c’est d’imaginer que certains croient à son efficacité physique. S’il fait triompher la vie sur la mort ou sur la maladie, c’est à la façon d’une résurrection, qui n’empêche pas la mort et qu’elle reconnaît parfaitement, mais qu’elle réinterprète. Ainsi la façon la plus stupide que l’on ait de contester un rituel, une prière, c’est de dire qu’ils ne changent rien dans le monde. Croyez-vous que celui qui s’y livre ou qui prie n’en sache rien ? (MD, p. 86).

            Ce qui trompe est souvent que le sacré s’offre à nous comme une projection ontologique d’un rituel alors que son essence est, comme nous venons de le montrer ou de le suggérer, plutôt déontologique. Les rituels sont faits pour tenter de figer quelque peu les ordres dont nous avons parlé et surtout d’isoler relativement le sacré (les pratiques sacrées, les sentiments sacrés) par rapport aux activités et aux sentiments profanes qui le débordent ou le submergent.

Du sacré au tabou

            Le second type d’analyses est de montrer que nos perceptions, si nous voulons bien nous occuper particulièrement d’elles, sont entièrement tramées par le sacré si bien que celui-ci pénètre nos façons de sentir et d’agir beaucoup plus intimement que nous le croyons. On ne voit pas ce qu’on veut, mais il est clair qu’il y a un choix dans tout ce que l’on perçoit. La perception a ses points d’ancrage et ses intermédiaires dont celui qui perçoit n’a pas toujours conscience. Le langage a tendance à classer ce que nous percevons dans notre perception même sans que nous ne nous en apercevions. Nous croyons volontiers qu’il existe des objets bien classés que nous pouvons recueillir par le langage alors que nous les structurons et que nous laissons apparaître, dans les structures, des failles par lesquelles ces structurations se dérèglent, tout simplement parce que les êtres, tant dans leur singularité que dans leur totalité, ne se laissent pas réduire à ce qui prétend les organiser. La volonté de structuration se heurte à une désorganisation ou à un chaos plus profond et plus menaçant qui hante jusqu’à nos perceptions et nos sensations.
 
            Nous découvrons, à ce propos, chez M. Douglas, une lecture intempestive de quelques pages de L’être et le néant à laquelle leur auteur, ainsi mis au service de la pensée d’un aspect du sacré, ne s’attendait probablement pas. Le sacré sollicite notre corps de diverses façons. On ne fera pas manger n’importe quelle viande à l’adepte de certaines religions. Et ce qui dégoûte n’affecte pas la seule alimentation. Les goûts et les dégoûts sont au moins aussi structurants que les qualités visuelles, auditives, tactiles dont la plupart paraissent nous camper comme sujets au milieu d’objets et plutôt face à eux ; mais il est des façons d’être beaucoup plus subtiles qui laissent une place à des non-objets qui dérèglent ce système trop simple de sujet-objet. Ce texte se tient dans les dernières pages de L’être et le néant. M. Douglas résume ce texte que Sartre envisage comme une psychanalyse du gluant, du visqueux, lesquels tiennent une place et un statut indécis entre le solide et le liquide. La viscosité défie nos catégories ordinaires du sentir.

« Le visqueux est à mi-chemin entre le solide et le liquide. C’est comme une coupe à travers un processus de changement. C’est instable, mais cela ne coule pas. C’est mou, c’est compressible, cela cède au toucher. On ne peut glisser sur sa surface. Cela colle, c’est un piège, cela s’accroche comme une sangsue ; cela attaque la frontière entre soi et moi. Ces longues colonnes qui tombent de mes doigts me font penser à ma propre substance coulant dans une mare gluante. Plonger la main dans l’eau donne une impression différente : le moi reste alors solide. Mais toucher quelque chose de gluant, c’est risquer de se diluer dans la viscosité. Ce qui est gluant s’accroche comme une maîtresse ou un chien trop possessif. C’est ainsi que le premier contact avec une substance gluante enrichit l’expérience de l’enfant. Il apprend quelque chose sur lui-même et sur les propriétés de la matière et sur la relation entre soi et les objets ».

            M. Douglas avoue qu’elle tire ces analyses des « merveilleuses réflexions qu’inspire à Sartre l’idée de viscosité, fluide aberrant ou solide fondant. Ces réflexions confirment mon hypothèse selon laquelle nous sommes capables de penser avec profit à nos principales classifications et aux expériences qui n’y trouvent pas exactement leur place. En général, ces réflexions viennent renforcer la confiance que nous avons en nos principales classifications. Sartre affirme que nous considérons la viscosité fondante et gluante comme une forme ignoble d’existence, et cela dès ses premières manifestations. De sorte que toutes nos premières aventures tactiles nous ont appris que la vie n’est pas toujours conforme à nos catégories les plus élémentaires » (idem, p. 57-58).

             C’est par là que les goûts et les dégoûts concernent le sacré. On retrouve ici l’indécis qui est sa marque autant que celle du sale, du malpropre, que l’on retrouve dans la ségrégation des aliments permis et défendus, avec leurs intermédiaires indécidables. M. Douglas montre que le sacré s’empare volontiers des anomalies, des pathologies, des ambiguïtés, des irrégularités, de ce qui fait exception et met au défi les classements ordinaires. Du moins séjourne-t-il volontiers à leur contact. Est-ce à dire qu’il n’y a aucune logique, aucune rationalité du sacré ? Ce n’est pas sûr et c’est le pari que nous avons tenté d’une raison apagogique du sacré, laquelle ne se révèle que lorsqu’il est menacé et menaçant. Ainsi, « l’existence des tabous n’est plus une énigme incompréhensible mais la manifestation du souci intelligible de protéger la société contre des comportements qui pourraient la mettre en danger » (idem, p. 191). Le tabou apparaît quand on veut se mettre à l’abri de quelque chose qui apparaît comme dangereux.

             Cette seconde série de remarques pourrait être complétée par deux petits ajustements que nous n’aurons pas le temps de développer. Le premier est que, confirmant ainsi que les rites sont fondamentalement des conduites de seuil, de porte, on ne ritualise jamais que des passages : tant que les choses sont ce qu’elles sont, il n’y a rien à ritualiser ; c’est quand elles ne sont plus ce qu’elles sont qu’elles requièrent une ritualisation, c’est-à-dire une stabilisation de quelque chose qui est gluant et qui, par là, risque d’être dangereux. « C’est pendant les états de transition que réside le danger, écrit M. Douglas, p. 113, pour la simple raison que toute transition est entre un état et un autre et est indéfinissable. Tout individu qui passe de l’un à l’autre est en danger, et le danger émane de sa personne. Le rite exorcise le danger, en ce sens qu’il sépare l’individu de son ancien statut et l’isole pendant un temps pour le faire entrer ensuite publiquement dans le cadre de sa nouvelle condition ». « Le rite a le pouvoir de refaire un homme ». Le second petit ajustement - petit par la taille que nous lui donnons ici mais pas par l’ampleur que lui donne M. Douglas - est que le corps dont nous venons de voir quelques façons dont il pouvait être impliqué par le sacré donne lieu à une réflexion sur la salive et son économie inconsciente si je puis dire. Partant d’une comparaison qu’elle fait entre les rituels et la fausse monnaie[23] - mais en existe-t-il de la vraie dès lors que sa valeur n’est que fiduciaire ? - M. Douglas souligne que le sacré permet à une société de bien cacher son jeu. Ainsi, ne pouvant changer causalement et directement les choses, on peut encore faire comme si on pouvait les changer selon d’autres modes. Ainsi feignons nous, par une sorte d’inversion, de charger le sacré de fabriquer des hiérarchies, alors que c’est la hiérarchie qui crée le sacré pour se dissimuler. Poursuivant son investigation sur la façon dont le corps est impliqué dans le sacré, M. Douglas écrit, p. 121 : « Malédiction et bénédiction sont des attributs de l’autorité ; un père, une mère, le frère de la mère, la tante, le prêteur, le chef du village peuvent prononcer une malédiction. Mais on ne peut maudire arbitrairement n’importe qui. Un fils ne peut pas maudire son père. Le tenterait-il que la malédiction serait inefficace. [...] Mais lorsqu’un individu qui est en droit de prononcer la malédiction s’abstient de le faire, on attribue un pouvoir maléfique à la salive qu’il n’a pas crachée et qui demeure dans sa bouche. Nul ne doit donc nourrir en secret un grief justifié, il doit plutôt dire ce qu’il a à dire, sinon il se peut que sa salive exerce subrepticement son pouvoir maléfique ». On ne saurait mieux souligner le rôle du corps dans le fonctionnement des rapports de la conscience et de l’inconscient. On voit graduellement se dessiner et se diversifier un travail qui consisterait à étudier les catégories et les modalités du rituel qui ne sont pas celles du langage qui tente de dire - ce qui est le cas dans les sciences - ce que sont les choses. Le rituel, qui est la langue du sacré, effectue sans représenter

Le caractère composite du sentiment religieux

            Le profane et le religieux ne sont-ils pas liés à diverses compositions d’émotions ? Ne faut-il pas cesser de croire qu’il y a un sentiment religieux comme tel et souligner le caractère composite du sentiment religieux  ?

            Scheler aurait interprété faussement les expériences qu’il nous livre et qui nous impressionnent en faveur de son emboîtement de sphères de Wesen. En fait, il s’agirait d’entrelacements linguistiques qui laisseraient miroiter à tort des essences qui ne seraient jamais que des fictions. Hume affirmait qu’il n’y avait pas de sentiments religieux spécifiques et que ce que nous prenons pour des sentiments proprement religieux n’étaient que des écheveaux de sentiments fort profanes dont les entrelacs seuls font croire à une autonomie du sacré et du religieux[24] ; mais qu’il nous appartenait de ne pas être dupes de ce « pousse à croire ».

            Certes, ce qui ne va pas dans l’analyse de Scheler, nous l’avons déjà souligné : c’est qu’elle présuppose trop facilement un Wesen du religieux et des Wesen du profane ; que ce qu’il imagine être des Wesen sont des entrelacs dans le langage. Les affaires profanes et les affaires religieuses ne se distingueraient que par des nœuds dans le langage. Ainsi le « religieux » du Sacre du printemps de Stravinski est une mosaïque de traits profanes. Entendons-nous : il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de musique religieuse et que toute musique est musique profane ; ou l’inverse : que toute musique est profondément religieuse et qu’il n’y a pas de musique profane. La difficulté est d’inspecter la lisière et de se demander ce qui fait qu’on passe à certains moments d’un côté à l’autre. Ce qui est bon pour la musique peut être versé aussi, mutatis mutandis, au compte de l’éthique.

            Mais il ne suffit pas non plus de parler des sentiments du sacré en disant qu’ils ne diffèrent pas des sentiments profanes dont ils ne seraient que des amplifications en faisant de l’amplification à peu près la seule façon dont les affects religieux ou sacrés se distingueraient des profanes. Ce qui permet évidemment à Hume comme à Feuerbach de donner le dernier mot à l’athéisme en montrant qu’il n’y a pas lieu de faire une rupture entre les affects du sacré et les affects du profane, les premiers émanant des seconds avec une illusion d’augmentation. Or il s’agit, pour passer des sentiments profanes aux sentiments religieux, de déployer de tout autres opérations que des additions ou des multiplications. La terreur qui est liée au sacré n’est pas une peur augmentée ; elle est tout autre chose qu’une peur. Hamlet est transformé par la rencontre du fantôme de son père sur les remparts. Il est distracted, sounded,  aghast - et il ne faut pas avoir fait beaucoup d’anglais pour entendre le mot ghost dans aghast. R. Otto a très bien vu qu’il n’y avait pas de passages simples entre les sentiments communs et les sentiments du sacré ; et surtout qu’un sentiment (du) sacré n’était pas un sentiment profane augmenté. Là-dessus, Hume et Feuerbach se sont lourdement trompés. Mais ils n’en pointent pas moins une difficulté qui est un défi et qui pourrait être un travail[25] : quelles sont les opérations qui permettent ces passages, s’ils ne sont pas des augmentations par ajouts ?[26] Ne parle-t-on pas, dans les milieux religieux, de l’amour que Dieu nous porte, de sa colère, voire de sa jalousie ? Où sont donc ces affects propres au sacré, s’il est vrai qu’ils sont tout autre que les passions qui nous affectent dans la vie profane ? Ce qui rend le travail de R. Otto admirable, c’est qu'il relève ce défi et que, polyglotte maîtrisant l’allemand certes, mais aussi le grec, l’hébreu, le latin, l’anglais et le français, le fait d’être aghast pour Claudius ou d’être distracted et sounded pour Hamlet – nous en avons conservé quelque chose dans hagard – n’est pas une peur ordinaire puisqu’elle les change radicalement. Ce qu’un Anglais appelle awe et ce qu’un Allemand appelle Schaudern ne sauraient désigner une peur ordinaire, surtout si c’est pour déclarer que « Awe is the best of man »[27]. Pourrait-on dire que la peur est le meilleur de l’homme ? À l’opposé, la béatitude n’est pas davantage le bonheur que l'égarement n'est la peur. L’amour de Dieu peut se révéler être identique à sa colère[28], ce qui n’a à peu près aucun sens dans le vocabulaire familier des langues vernaculaires. De même, l’humilité d’Abraham qui prie Dieu avec le sentiment d’être une poussière dans la création, n’a rien à voir avec le fait que cet homme ait été causé par Dieu parmi les créatures[29]. Peut-être le sentiment du sublime pourrait-il nous écraser avec cette pensée ; l’océan en tempête peut bien m’emplir de terreur au spectacle d’un jeu de forces qui me réduit à néant ; mais la foi d’Abraham relève de tout autre chose. Le rapport de grandeurs et de forces est enveloppé dans une majesté qui est d’un autre ordre. Dans un poème cité par Otto, W. James dit avoir ressenti que la nuit l’enveloppait et que cette nuit était elle-même enveloppée par une nuit plus souveraine encore[30]. Peut-être avons-nous là le secret du dépassement du sentiment qui nous saisit lorsque, au début de notre contact avec le religieux, nous nous agaçons d’un vocabulaire qui nous semble inadapté, inactuel, avec des expressions telles que Seigneur, notre Père, les Cieux, et tant d’autres encore, avant que nous réalisions que ce langage et ces paroles d’un autre temps sont précisément ceux qui conviennent pour dire ce qui est de l’ordre du tout autre. Ce qu’effectue le langage du sacré, c’est tout le contraire d’une augmentation, mais c’est celui d’un éloignement infini, absolu, impossible à combler. Le sacré impose de tenir un langage d’éloignement.

             Il y aurait probablement une autre recherche à faire ici concernant les rapports entre le sacré et le sublime. Faut-il les confondre ou faut-il que le sacré dépasse le sublime ?[31] Cette négligence que nous laissons derrière nous n’est pas la seule ; si, pour ne nous en tenir qu’à cet exemple, comme Baudelaire le dit explicitement et comme Hobbes le suggère, le rire est satanique, qu’en est-il du sacré au rire  ? 

Conclusions

             D’un point de vue théologique, on pourrait se demander si les rites, les lieux de cultes et les gestes liturgiques ont encore un sens dans nos sociétés modernes pour un public qui, éduqué par des connaissances rationnelles, scientifiques en particulier, pourrait ne pas croire à une quelconque utilité de ces cérémonies qui consacrent un temps et un espace propres au milieu de la vie profane. 

             Nous disons souvent que nous vivons dans des sociétés sécularisées ; mais il n’en reste pas moins que les clôtures du sacré se déplacent et parfois jusqu’à une errance dangereuse qui permet à quelques personnages inquiétants de déclarer sacré ce qui jusque-là était le territoire du mélange, de la mixité, du lien social. Le blasphème se répand alors, comme s’il était la seule production du sacré. L’interdit apparaît, dans ce cas, comme la seule langue du sacré, alors que la distinction dans le profane, d’espaces et de temps mis à part peuvent produire liberté et espérance, là où les circonstances semblent interdire toute projection vers l’avenir. 

            Prier ensemble semble être au pire une affirmation identitaire, au mieux une compensation de notre impuissance sur le monde et ses déchirures. Pourtant ce temps mis à part est ressenti par celles et ceux qui le vivent comme important, et même efficace. 
            Est-ce une illusion collective ? 
            Il semble bien que les rites opèrent quelque chose en chacun, et que, comme le disait Jean-Baptiste dans sa prédication, il faille préparer les chemins qui feront advenir autre chose de nouveau et que l’amour, l’espérance et la foi soient bel et bien des outils de transformation du monde et non de simples vertus morales. 

            Le baptême, la Cène, la prière, l’énoncé d’une confession de foi, énoncent, par les mots et par les gestes, la représentation d’un autre monde possible. C’est ainsi que nos consciences, aussi rationnelles soient-elles, s’en trouvent transformées, encouragées et édifiées. 

            Les mots prononcés lors des rites, les chants, la musique et aussi les silences, nous replacent dans un espace-temps qui invente une autre configuration du monde et déplacent la valeur des choses dans un autre système hiérarchique que celui que nous pouvons connaitre dans d’autres sphères du social. 

            Le sacré, cette mise à part temporaire dans nos vies nous rend capables d’imaginer un autre monde, de l’espérer et nous prépare à agir en conséquence dans tous les espaces où nous vivons. C’est en nous que se préparent ces chemins où le salut pourra passer. 

            En voyant un baptême, en priant contre le mal, en partageant symboliquement le même pain et le même vin, la même parole héritée, les mêmes chants, nous savons que ce partage est symbolique et que les mêmes personnes ailleurs ne seraient pas forcément des amies, mais, dans cette clôture mise à part, l’espérance est permise d’une amitié a priori. Et c’est une révolution du monde.

             Philosophiquement, c’est peut-être, avant toutes les autres conclusions, un mot de prudence qui convient pour commencer : nous ne disons pas que nous trouvons la solution des problèmes philosophiques - par exemple celle de notre antinomie (valeurs schelériennes / usage nietzschéen des valeurs) - dans les sciences humaines, telles sont pratiquées par M. Eliade ou par M. Douglas, mais nous soutenons qu’elles nous fournissent des informations et des déterminations incomparables sur ces questions. La philosophie cherche à poser et à résoudre des problèmes différents de la psychologie et de la psychologie ; sa façon d’agir est de ne présupposer aucun savoir sans prendre conscience de ces présupposés ; les sciences humaines ne pourraient pas partir dans leurs déterminations et leurs conceptualisations, si elles ne se donnaient pas de présupposés qui peuvent varier d’un auteur à un autre, sans forcément qu’il ait à s’expliquer sur ses options. C’est à la philosophie d’éclairer ces choix, de montrer les plus risqués, les plus prometteurs, ceux qui ont le plus de chances de nous faire penser, d’éclairer sur leurs contradictions certains d’entre eux, de dévoiler le caractère idéologique de certains autres.

Ce qu’a bien vu Nietzsche, c’est qu’on n’en finit pas aussi aisément avec le sacré que l’imaginera, pour le déplorer, Mircea Eliade quand il dit, p. 151 de Le sacré et le profane, que « le cosmos est devenu pour les modernes opaque, inerte, muet : il ne transmet aucun message, n’est porteur d’aucun chiffre ». La science moderne ne pourrait pas se concevoir sans un certain nombre de croyances ; ce en quoi nous sommes encore pieux. On aurait pu rassurer Mircea Eliade en lui suggérant de relire du Gai savoir les deux pages du § 344 qui a pour titre : De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux. Le texte se termine ainsi :

« On aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science, - que nous aussi, nous qui cherchons la connaissance, nous les impies et les anti-métaphysiques, nous empruntons encore notre feu à l’incendie qu’une foi vieille de mille années a allumé, cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon et qui admettait que Dieu est la vérité et que la vérité est divine ... Mais que serait-ce si cela devenait de plus en plus invraisemblable, si rien ne s’affirme plus comme divin, si ce n’est l’erreur, l’aveuglement, le mensonge, - si Dieu lui-même s’affirmait comme notre plus long mensonge ? » (Nietzsche, F., Œuvres, Laffont, Paris, 2009, vol. II, p. 208).

            Le texte pose de multiples questions. Nietzsche parle du « nous » qui « sommes encore pieux ». Mais qui, nous ? Ce « nous » n’est probablement pas indéterminable ; mais il faudrait beaucoup de temps pour le déterminer. Il est au moins encore une seconde question posée par le texte. Il est des ritualisations scientifiques ; sont-elles moins des ritualisations pour être scientifiques ? Et sont-elles moins scientifiques pour être des ritualisations ? Nietzsche ne donne pas beaucoup d’exemples ; il donne un sens métaphysique à son propos, lequel ne requiert pas d’exemples scientifiques. Mais, peut-être en trahissant un peu la subtilité du texte nietzschéen, pourrions-nous en donner nous-mêmes des échantillons, pourvu qu’on les élève à une hauteur métaphysique et qu’on leur donne une ampleur métaphysique : le probable, par exemple, qui circule du scientifique au religieux et du religieux au scientifique. Nous l’illustrerions tout aussi volontiers par la philosophie de la cause chez Hume. Ce que Hume dit sur la cause est un obstacle à ce qu’il dit contre les miracles. Il s’en sort habilement par un calcul très « bayesien » des chances. Mais la cause est, chez Hume, une croyance : elle ritualise des événements que l’on présente en paquets. Quand il condamne les miracles, ne le fait-il pas en un geste irréligieux effectué au nom d’un autre acte de croyance ?

            On pourrait prendre aussi un autre petit exemple qui mènerait loin si on lui donnait sa portée métaphysique. On sait qu’en algèbre +1 x +1 = +1, -1 x +1 = -1, +1 x -1 = -1 ; mais on pose aussi que -1 x -1 = +1 exactement comme si on avait multiplié deux quantités positives. Ce qui est exorbitant au premier moment du processus. Et pourtant on peut se familiariser avec l’idée que nier une négation a valeur d’une position. Si je retire une dette à quelqu’un, tout se passe comme si je lui faisais gagner la somme qu’il me doit. Elle pourrait être l’opération de la grâce, celle du pardon ou celle de tout effacement, réparation de quelque manquement. L’opération qui est symboliquement énigmatique (en coordonnées cartésiennes, par exemple), devient, au moins dans certaines langues vernaculaires et en se racontant par leur moyen certaines histoires, davantage compréhensible. On comprend alors qu’il n’y a pas de pur jeu symbolique dans les sciences sans un entrelacement, un appoint, qui les sortent de leur incompréhensibilité. N’est-ce pas par la croyance que le symbolique peut être amorcé ? Si le symbolique éclaire le banal et le profane, n’est-il pas vrai a contrario qu’il peut se faire que le profane, le commun, le vernaculaire éclairent, donnent un sens à leur tour au symbolique ? Chacun voit ici les équivoques auxquelles donne lieu cet étrange caducée qui fait que l’universel ne peut se garantir par lui-même mais qu’il ne peut se poser qu’entrelacé aux langues vernaculaires contingentes.

Notes

[1]  On veut bien qu’il y ait des riches mais leur décence est de bien gérer les richesses qui leur appartiennent. Hobbes est choquant lorsqu’il dit que le droit de propriété va jusqu’à détruire les biens dont on est propriétaire. Locke limitera le droit de propriété à l’utilité collective et au produit de son travail.

[2]  C’est la trop étroite liaison que Hobbes fait de la sainteté avec Dieu qui peut apparaître comme un défaut de la définition qu’en donne Hobbes, l’auteur du Léviathan : « De [l’] interprétation littérale de l’expression ‘royaume de Dieu’ se tire la véritable interprétation du mot saint. [...] Saint s’entend toujours soit de Dieu lui-même, soit de ce qui lui appartient en propre » (Léviathan, Sirey, Paris, 1971, p. 440).
Mais il est une étrangeté hobbésienne : le religieux sert d’analogon au politique tandis que l’inverse est vrai aussi. Il y a donc du religieux au politique un parallélisme ou une stricte analogie de traitement, si bien que, après avoir exprimé ce qu’il entendait par saint, il ajoute, immédiatement après la première phrase que nous avons citée, que « c’est un mot qui, dans le Royaume de Dieu, correspond à ce que les hommes, dans leurs royaumes, expriment par les mots public ou royal » (Ibid.). Et, après la seconde : « de même que public s’applique toujours soit à la personne de la République même, soit à quelque chose qui appartient à la République de telle façon qu’aucune personne privée ne puisse revendiquer quelque propriété dessus » (Ibid.).

[3]  Kant reconnaît que, même si le bonheur, exclusivement visé, est incapable de fonder la morale, il n’en est pas moins, à sa façon, sacré. De plus, Kant n’est pas seulement l’auteur de textes de philosophie pratique : la Critique du jugement permet de dévoiler d’autres sens du sacré.

[4]  L’existence de Dieu est un postulat ; ce n’est pas le fondement de la morale.

[5]  Critique de la raison pratique, PUF, Paris, 1965, p. 92 : « La loi morale est sainte <inviolable> <unverletzlich>. L’homme est sans doute assez profane <unheilig genug>, mais l’humanité <Menschlichkeit> dans sa personne doit être sainte pour lui ». Plus loin, p. 141, Kant reviendra sur cette notion de « sacré <heilig> pour nous-mêmes » : « l’humanité dans notre personne doit nous être sacrée pour nous-mêmes ».

[6]  « La loi morale est, pour la volonté d’un être parfait, une loi de sainteté, mais pour la volonté de tout être fini et raisonnable, c’est une loi de devoir, de contrainte morale, qui le détermine à agir par respect pour cette loi et par soumission au devoir » (Critique de la raison pratique, PUF, Paris, 1965, p. 86). Cela est répété en maint endroit de la Critique de la raison pure, p. 82 : « On ne peut se rassasier de contempler la majesté de cette loi et l’âme croit s’élever d’autant plus qu’elle voit cette loi sainte plus élevée au-dessus d’elle et de sa nature fragile ».

[7] Contrairement à ce que Hobbes affirmait en soutenant que, « parmi les choses qui sont mises à part pour le service de Dieu, certaines peuvent être mises à part pour le servir de façon plus rapprochée et plus spéciale » (Léviathan, p. 441).

[8]  La loi « est comme un idéal de la sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui cependant est le modèle dont nous devons nous efforcer de nous rapprocher par un progrès ininterrompu mais infini » (idem, p. 88). P. 131 : On ne peut qu’approcher de la sainteté.

[9]  Idem, p. 87 : « Devoir et obligation sont les dénominations que seules nous devons donner à notre rapport à la loi morale ».

[10]  Idem, p. 35-36 : « Si l’une de tes connaissances, que d’ailleurs tu aimes, pensait se justifier auprès de toi d’avoir porté un faux témoignage, en alléguant d’abord le devoir sacré, selon son dire, du bonheur personnel ; si elle énumérait ensuite les avantages qu’elle s’est ainsi procurés, faisait ressortir la prudence avec laquelle elle a procédé pour être sûre de ne pas être découverte, même par toi à qui elle a dévoilé ce secret, uniquement parce qu’elle pourra le nier en tout temps ; puis si elle en venait à affirmer sérieusement qu’elle a accompli un véritable devoir d’homme, ou tu lui rirais au nez, ou tu te détournerais d’elle avec horreur ».

[11]  « La conformité parfaite de la volonté à la loi morale est la sainteté, une perfection dont n’est capable, à aucun moment de son existence, aucun être raisonnable du monde sensible. Comme cependant, elle n’est pas moins exigée comme pratiquement nécessaire, elle peut seulement être rencontrée dans un progrès allant à l’infini vers cette conformité parfaite, et suivant les principes de la raison pure pratique, il est nécessaire d’admettre un progrès pratique tel comme l’objet réel de notre volonté » (idem, p. 131-132).

[12]  idem, p. 89 : « l’état moral dans lequel [l’homme] peut toujours être, c’est la vertu, c’est-à-dire l’intention morale dans la lutte et non la sainteté dans la possession présumée d’une parfaite pureté des intentions de la volonté ». Et l’homme risquerait même en allant plus loin de sombrer dans le pur fanatisme moral.

[13]  Nature et forme de la sympathie, p. 51 et ss : « Il me paraît en effet certain que ni le centre spirituel de notre personnalité, avec tout ce qui s’y rapporte, ni notre corps matériel, avec tous les phénomènes qui expriment ses modifications ou en représentant les déterminations (sensations fournies par les organes, sensations sensorielles) ne sont de nature à rendre possibles la fusion affective et l’identification dont les cas que nous avons cités offrent les exemples. La conscience du corps et le centre spirituel de la personnalité, individuel par son essence même, appartiennent à chaque homme en propre et n’appartiennent qu’à lui ».

[14]  Kant paraît, ça et là, infléchir sa morale, ne serait-ce qu’en faisant une place au bonheur ; mais pas seulement. Ainsi, p. 169, après avoir cité Juvénal, il déclare que « tout subordonner à la sainteté du devoir » peut s’accompagner de la « conscience qu’on peut le faire parce que notre propre raison nous en fait un commandement et nous dit qu’on doit le faire ». Mais on voit bien qu’il s’agit ici plutôt d’héroïsme que de sainteté. Juvénal dit en cet endroit : « Sois fidèle tuteur, sois soldat intrépide : Juge, à tous tes arrêts que l’équité préside ; Et s’il faut témoigner sur un fait incertain, Quand lui-même, à tes yeux, de son taureau d’airain, Phalaris, préparant l’effroyable torture, Viendrait, le glaive en main, te dicter un parjure, Résiste, et des bourreaux défiant la fureur, Songe que préférer l’existence à l’honneur, Et renoncer, pour vivre, aux motifs de la vie, Est le comble du crime et de l’ignominie » (Satire VIII).

[15]  Pascal dira à peu près la même chose sur le compte des philosophes (Sel. 457) dans le fragment intitulé ‘Pyrrhonisme’.

[16]  Il lui doit tout particulièrement sa stratification des niveaux.

[17]  M.E., p. 102-103 : Le ciel se révèle infini, transcendant. Il est, par excellence, le ganz andere par rapport à ce rien que représentent l’homme et son environnement. La transcendance se révèle par la simple prise de conscience de la hauteur infinie. Le « très haut « devient spontanément un attribut de la divinité. Les régions supérieures inaccessibles à l’homme, les zones sidérales, acquièrent les prestiges du transcendant, de la réalité absolue, de l’éternité. Là est la demeure des dieux ; là parviennent quelques privilégiés par des rites d’ascension ; là s’élève, selon ls conceptions de certaines religions, l’âme des morts ». « Le ciel révèle, par son propre mode d’être, la transcendance, la force, l’éternité. Il existe de façon absolue, parce qu’il est élevé, éternel, puissant ».

[18]  On trouverait aussi les empilements de sphères les unes sur les autres : cette fois, c’est la terre qui est au centre et qui s’enveloppe du ciel. Gaïa qui s’enveloppe du ciel (Ouranos) qui la couvre de toutes parts. On trouve là une sorte d’inversion par rapport à Scheler puisque, pour le coup, c’est le profane qui se trouve au centre et les valeurs supérieures qui se trouvent enveloppantes et à la périphérie. Mais la métaphore garde néanmoins l’idée d’enveloppement. Et l’on trouve de part et d’autre la même assurance pour affirmer deux propositions contraires ; puisque, dans ce genre de cosmologie, on ne se demande pas pourquoi la périphérie est plus spirituelle que le centre ; on sait qu’elle l’est comme Scheler savait que l’intimité du centre était supérieure aux valeurs de périphérie.

[19]  La logique du sol n’est pas celle du ciel qui n’est pas celle que l’on peut soupçonner des lieux passant sous l’horizon. La liaison des trois logiques s’effectue par une sorte d’étayage sur les bords droit et gauche, et par une sorte d’accumulation ou de juxtaposition sur les bords supérieur et inférieur. « Toute structure d’idées est vulnérable à ses confins » dit M. Douglas ; c’est aussi à leur confins que des accommodements peuvent se faire entre des méthodes différentes.

[20]  « Il ne faut pas croire que la construction d’un espace sacré soit seulement l’affaire d’un travail humain ».

[21]  L’expression est de L. de Heusch. In : Douglas M., De la souillure, p. 16-17.

[22]  C’est un point que Hobbes a bien relevé : il faut un acte spécifique pour qu’il y ait sainteté. « Le genre humain appartient en propre à Dieu ; mais seuls les Juifs étaient une nation sainte. Pourquoi, sinon parce qu’ils étaient devenus sa propriété par un acte ? » (p. 441). Il semble d’ailleurs que Hobbes distingue le saint du sacré par l’orientation dynamique différente du sacré (des hommes vers Dieu) et du saint (de Dieu vers les hommes). Le heilig allemand ne permet guère de faire la distinction.

[23]  M. Douglas montre qu’il en va du rituel comme de la fausse monnaie. La valeur des rituels est fiduciaire ; ils ne valent que ce que vaut la confiance qu’on leur accorde. En ce sens, il y a une économie du sacré et une valeur économique du sacré. C’est ce que souligne très bien M. Douglas dans son livre De la souillure : « Mauss disait de la société primitive qu’elle se payait elle-même avec la fausse monnaie qu’est la magie. Cette métaphore résume admirablement ce que nous souhaitons démontrer à propos des rites. L’argent est un signe fixe, objectif, identifiable ; il représente des opérations qui, sans lui, seraient confuses et contestables. De même le rite est le signe extérieur d’états intérieurs. L’argent est médiateur de transactions, le rite est médiateur d’expériences y compris l’expérience sociale. L’argent est un étalon qui nous permet d’évaluer un produit, de même que le rite uniformise les situations, ce qui nous aide à les évaluer. Tout comme le rite, l’argent crée un lien entre le passé et l’avenir. Plus nous méditons sur la richesse de cette métaphore, plus il devient évident qu’il ne s’agit pas d’une métaphore. L’argent n’est qu’un type de rituel spécialisé et poussé à l’extrême » (idem, p. 87, § du bas).

[24]  Hume insiste sur ce point tant dans son Histoire naturelle de la religion que dans ses Dialogues concernant la religion naturelle : « N’importe quelle affection humaine peut nous conduire à la notion d’une puissance invisible et intelligente ; l’espoir aussi bien que la crainte, la gratitude aussi bien que l’affliction » (Histoire naturelle de la religion, Vrin, Paris, p. 50 ; Dialogues concernant la religion naturelle, Vrin, Paris, p. 124). De plus, les sentiments religieux ne sont pas moins historiques que les autres : les religions suivent ces « révolutions successives des sentiments humains » (Histoire naturelle de la religion, p. 70). Il n’y a pas d’innéité du sentiment religieux.

[25]  Hume en a eu quelque soupçon, quand il dit que ce qui se joue après notre mort ne nous intéresse guère, si ce n’est ce que deviendront ceux que nous aimons quand nous ne serons plus là pour les aider, s’ils ont besoin de notre aide ; bref, c’est encore l’avenir terrestre qui nous intéresse. Mais il ajoute autre chose, plus métaphysique. L’immortalité ne nous intéresse pas parce que nous ne pouvons pas penser les propriétés ontologiques qui les feraient se distinguer si profondément des propriétés d’ici-bas. Par cette remarque, Hume s’autorise à se débarrasser du problème ; or c’est aussi par là qu’il commence.

[26]  R. Otto pose bien le problème : « Plus d’amour, plus de confiance, pour tous la gloire et le bonheur qu’ils apportent, n’expliquent pas le moment de ravissement qui souffle dans nos plus tendres hymnes, ceux qui sont le plus sensibles à notre cœur » (Otto R., The Idea of the Holy. An Inquiry into the non-rational factor in the idea of the divine and its relation to the rational, trad. J.W. Harvey, Oxford University Press, Londres, New York, Toronto, p. 34).

[27]  « Das Schaudern ist der Menschheit bestes Teil. Wie auch die Welt ihm das Gefiihl vertheure, Ergriffen fiihlt er tief das Ungeheuere » (Faust, Ire part., Acte I, scène 5). L’anglais traduit ainsi ces vers de Goethe :  « Awe is the best of man: however the world's Misprizing of the feeling would prevent us, Deeply we feel, once gripped, the weird Portentous ».

[28]  « ' Love ', says one of the mystics, ' is nothing else than quenched Wrath’ [une colère étanchée, une colère éteinte]. » (p. 24). Otto avait déjà analysé, p. 19 que : « ’Wrath’ here is the 'ideogram' of a unique emotional moment in religious experience, a moment whose singularly daunting and awe-inspiring character must be gravely disturbing to those persons who will recognize nothing in the divine nature but goodness, gentleness, love, and a sort of confidential intimacy, in a word, only those aspects of God which turn towards the world of men. This ὀ𝜌𝛾ή is thus quite wrongly spoken of as ' natural ' wrath: rather it is an entirely non- or super-natural, i. e. numinous, quality. The rationalization process takes place when it begins to be filled in with elements derived from the moral reason :-righteousness in requital, and punishment for moral transgression. But it should be noted that the idea of the Wrath of God in the Bible is always a synthesis, in which the original is combined with the later meaning that has come to fill it in. Something supra-rational throbs and gleams, palpable and visible, in the ' Wrath of God', prompting to a sense of ' terror ' that no ' natural ' anger can arouse. Beside the Wrath or Anger of Yahweh stands the related expression 'Jealousy of Yahweh '. The state of mind denoted by the phrase 'being jealous for Yahweh ' is also a numinous state of mind, in which features of the ‘tremendum' pass over into the man who has experience of it »

[29]  « When Abraham ventures to plead with God for the men of Sodom, be says (Genesis xviii. 27) : ' Behold now, I have taken upon me to speak unto the Lord, which am but dust and ashes.' There you have a self-confessed' feeling of dependence', which is yet at the same time far more than, and something other than, merely a feeling of dependence. Desiring to give it a name of its own, I propose to call it 'creature-consciousness' or creature-feeling. It is the emotion of a creature, abased and overwhelmed by its own nothingness in contrast to that which is supreme above all creatures. It is easily seen that, once again, this phrase, whatever it is, is not a conceptual explanation of the matter. All that this new term, 'creature-feeling', can express, is the note of self-basement into nothingness before an overpowering, absolute might of some kind; whereas everything turns upon the character of this overpowering might, a character which cannot be expressed verbally, and can only be suggested indirectly through the tone and content of a man's feeling-response to it. And this response must be directly experienced in oneself to be understood » (p. 9-10). Il reprend la même idée, p. 21: « The difference between the 'feeling of· dependence' of Schleiermacher and that which finds typical utterance m the words of Abraham already cited might be . expressed as that between the consciousness of createdness (Geschaffenheit) and the consciousness of creaturehood (Geschopflichkeit). In the one case you have the creature as the work after divine creative act; in the other, impotence and general nothingness as against overpowering might, dust and ashes as against 'majesty'. In the one case you have the fact of having been created; in the other, the status of the creature. And as soon as speculative thought has come fo concern itself with this latter type of consciousness -as soon as it has come to analyse this ‘majesty'- we are introduced to a set of ideas quite different from those of creation or preservation. We come upon the ideas, first, of the annihilation of self and then, as its complement, of the transcendent as the sole and entire. reality ». 

[30]  'The perfect stillness of the night was thrilled by a more solemn silence. The darkness held a presence that was all the more felt because it was not seen. I could not any more have doubted that He was there than that I was. Indeed, I felt myself to be, if possible, the less real of the two.’ (James W., Varieties of Religious Experience, p. 66).

[31]  Il y a, dans la Critique du jugement une affinité du sublime et du sacré, comme, par exemple dans le texte suivant : « L’étonnement, qui confine à l’effroi, l’horreur et le frisson sacré qui saisissent le spectateur à la vue de montagnes s’élevant jusqu’aux cieux, à la vue de gorges profondes dans lesquelles les eaux se déchaînent, à la vue de solitudes abritées par une ombre épaisse qui invitent à la méditation mélancolique, etc., tout cela ne suscite pas véritablement la peur, dans la mesure où le spectateur se sent en sécurité, mais est simplement une tentative à laquelle nous nous abandonnons par l’imagination afin de ressentir la force de cette même faculté pour lier le mouvement de l’âme suscité de la sorte avec le repos de celle-ci et pour dominer ainsi, aussi bien en nous qu’en dehors de nous, la nature, dans la mesure où elle peut influer sur le sentiment de notre bien-être ». Mais le sublime reste de l’ordre de la représentation ; ce que n’est pas le sacré.