Le libéralisme et le christianisme social

Conférence débat du 08/06/2024 dans le cadre du cycle "Brunch libéral"
Conférence du pasteur Laurent Gagnebin
Introduction par la Pasteure Béatrice Cléro-Mazire

Conférence débat du 8 juin 2024 dans le cadre du cycle "Brunch libéral" animé par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire.

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Le libéralisme et le christianisme social

Conférence du pasteur Laurent Gagnebin du 08/06/2024 dans le cadre du cycle "Brunch libéral" animé par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire

[Ce texte n'est pas un texte original. C'est un texte transcrit depuis l'enregistrement de la conférence avec les défauts habituels que cela peut entrainer. En particulier, et dans la mesure où les citations s'intégraient bien à l'exposé, on a pu renoncer à ouvrir et fermer les guillemets]

Préambule

Merci Béatrice pour cette remarquable introduction, parce qu'elle me permet de situer dans une perspective biblique et historique ce que je vais vous dire, alors que je ne l'avais pas inscrit de cette manière-là dans ces contextes

Mon sujet, c'était le libéralisme et le christianisme social. Si on est bien d'accord que c'est le thème de cette rencontre, la question reste de comment l’aborder. On peut faire une énumération de figures à la fois chrétiennes, sociales et libérales et évoquer une douzaine au moins de personnes, avec les dates de leurs œuvres. Mais cela aurait été fastidieux et, à bien des égards, un peu superficiel. J'ai donc préféré faire comme lorsque je suis venu parler du symbole dans le libéralisme. J'avais choisi de retenir seulement deux figures : l'une était celle d’Auguste Sabatier, une figure oubliée aujourd'hui, mais fondamentale pour cette question du symbolisme, et puis plus près de nous, en plein 20e siècle, la figure de Paul Tillich, le grand théologien reconnu. Et cela permettait ainsi d'avancer à travers ces deux figures vers la question du symbolisme.

Alors aujourd'hui j'ai aussi choisi de retenir deux figures. La première tout à fait emblématique, mais très oubliée aujourd'hui : Adolf von Harnack. Je ne sais pas qui ici a lu du Harnack ; ça m'intéresserait si vous pouviez lever la main ; donc il n’y a pas foule. C'est justement pour ça que j'ai pris Harnack parce qu'il est fondamental, décisif. C’est une figure emblématique pour le libéralisme et le christianisme social. Et j'ai pris ensuite une orientation vers quelqu'un qui est bien connu ici : Wiilfred Monod.

Je vous donne le plan de ces remarques :

Adolf Harnack est né en 1851 et il est mort en 1930. Il est l’auteur d’un livre décisif pour traiter de la question qui nous retient : « L'essence du christianisme » [Das Wesen des Christentums], publié en 1900. Puis je reprends de l'Essence du christianisme, la notion de « Wesen » du christianisme. Ensuite je m'orienterai vers Wilfred Monod. On pourrait appeler ce que je dis de Wilfred Monod : « Des racines et des ailes », parce que les racines sont à chercher du côté de Harnack et les ailes sont dans un dépassement que tu as indiqué en citant le pasteur Tommy Fallot.

Adolf Harnack

Commençons avec Harnack. Vous verrez parfois son nom écrit non pas Adolph Harnack mais Adolph von Harnack. On devrait donc dire von Harnack. Mais on ne le dit pas, parce qu'il a été anobli en 1914 par l'empereur Guillaume II. Il n’est donc pas né "von Harnack", mais il l’est devenu. Il est né en 1851 dans une famille luthérienne. Son père est professeur de théologie. Ça gêne un peu les luthériens, parfois plus conservateurs que les réformés aujourd'hui, quand je leur dis mais les grandes figures du protestantisme libéral au 20e siècle sont des luthériens : Albert Schweitzer est luthérien, Paul Tillich dont je vous ai parlé est luthérien, Rudolf Bultmann est luthérien.

Harnack a une carrière universitaire d’études de théologie fulgurante. A l'âge de 23 ans, il est déjà professeur de théologie à l'université de Giessen. Ensuite ce sera Marburg et enfin, et on l'identifie à cela, Berlin de 1889 à 1921. Car on identifie souvent les figures théologiques à une ville : quand on dit Harnack, on pense Berlin ; quand on dit Bultmann, on pense Marburg, quand on dit Karl Barth, on pense Bâle, quand on dit Tillich, on pense New York.
Harnack est à l'Université de Berlin, pas seulement à la faculté de théologie. Il est la gloire universitaire de cette époque. Il est connu internationalement. Gounelle dit même : mondialement connu, peut-être pas au bout de l'Asie et de l'Afrique du Sud, mais il est vraiment à la tête d'un mouvement international.  Il meurt à Heidelberg d'ailleurs, pas à Berlin, en 1930. Des gens aussi différents que ceux que je vais vous nommer sont allés faire des études de théologie à Berlin. Quand on voulait faire sérieusement des études de théologie à cette époque-là, on allait forcément écouter Harnack à un moment ou à un autre. C’est le cas d'Albert Schweitzer qui est allé écouter Harnack.  C’est le cas de Bultmann, c’est le cas de Tillich, c'est le cas de Karl Barth, c'est le cas de Dietrich Bonhöffer, c'est le cas de Wilfred Monod. Je pourrais en citer d'autres, mais je cite ceux-là parce qu'ils nous sont quand même assez familiers. Wilfred Monod, dont je vous parlerai tout à l'heure, a fait un semestre d’hiver de 1891 à 1892 à Berlin.

Harnack a une œuvre monumentale, colossale. Citer les titres de tous ses livres prendrait déjà le temps que je consacre à cet exposé. Mais il y a deux livres qui sont plus particulièrement connus et reconnus en France. Le premier est son livre sur Marcion « L’évangile du Dieu étranger », qui est paru en 1921. Marcion est un penseur du début du 2e siècle qui, pour faire simple, oppose le Dieu de l'Ancien Testament au Dieu du Nouveau Testament et qui postule l'existence de deux dieux : un dieu créateur de ce monde avec le mal qui s'y trouve et le Dieu de Jésus-Christ qui est le dieu de la Bonne Nouvelle, un Dieu d'amour, un Dieu de l'Évangile. Je ne sais pas si vous le savez, mais W. Monod a repris cela.

W. Monod, qui traite du problème du bien, qui est indirectement le problème du mal, dit qu’on nous reproche toujours le mal à nous les croyants. Et moi je dis aux incroyants : pourquoi le bien ? Alors W. Monod a repris cette idée de deux dieux. Il ne le disait pas en chaire. Il le disait dans ses débats et il le disait dans ses conférences. Il le disait dans ses livres. En chaire de l'Oratoire, il estimait qu'il fallait prêcher l'Évangile en l'inscrivant dans sa tradition. Il reprend l'idée de Marcion, cette idée de deux dieux. Et donc Wilfred Monod était jugé à cet égard hérétique. Marcion avait été condamné pour hérésie et W. Monod ne l'a pas été, parce que, heureusement, on ne condamne pas pour hérésie dans le protestantisme français. Mais il aurait pu l'être.

Après son livre sur Marcion, qui a eu un grand retentissement, le deuxième livre de Harnack qui a eu un grand retentissement c'est « L’essence du christianisme » [Das Wesen des Christentums] paru en 1900. André Gounelle, que vous connaissez, dit que ce livre a marqué l'histoire de la pensée protestante et libérale. Il y a un contraste avec la figure de Harnack parce qu'il a cette réputation internationale que je vous ai mentionnée, du point de vue historique et du point de vue scientifique. Il est reconnu comme un maître et, en même temps, dans son église en Allemagne, il est très contesté. Il est fortement condamné parce qu'on le trouve beaucoup trop libéral. Et effectivement il ne se réclame pas de l'orthodoxie traditionnelle. Je vais donner trois exemples de cette confrontation de Harnack avec son église. Il est quand même resté dans l'église luthérienne. A l'occasion de sa nomination à Berlin en 1889, ça a été un déchaînement avec une polémique sur le thème de comment peut-on nommer cet homme dans l'université alors qu'on ne devrait pas le reconnaître dans l'église. Il y a eu la question du Symbole des Apôtres en 1892. Cette année-là, un pasteur allemand a été sanctionné parce qu'il avait refusé de lire le Symbole des Apôtres à l'occasion d'un baptême. On a estimé qu'il avait eu tort. Harnack a pris sa défense et montré que ce Crédo s’écarte du Nouveau Testament ; qu’il a des formules très contestables du point de vue biblique. Et Harnack ne demande pas qu'on interdise le Symbole des Apôtres, mais qu'on ne le rende pas obligatoire. C'est vrai qu'ici le Symbole des Apôtres, je ne l'ai jamais entendu en chaire. Et personnellement, je ne l'ai prononcé qu'une fois dans ma vie parce j’étais obligé : c'est lorsque que j'ai présidé l'Assemblée du Désert, car si vous refusez de Symbole des Apôtres, vous ne prêchez pas l'Assemblée du Désert. J'estimais que cela valait bien un Symbole des Apôtres. Alors je l'ai lu, mais dans ma prédication, j'avais tout dit pour contester le Symbole des Apôtres. Mais enfin je l'ai lu.

Il y a une autre remarque que je fais en passant (comme une note de bas de page) : politiquement Harnack est proche de l'empereur. Il a été anobli par l'empereur. Et je cite ce qu'en dit Gounelle. Harnack a essayé d'en infléchir la politique en un sens plus démocratique et social. Mais en octobre 1914, il signe le manifeste des 93 intellectuels qui déclarent que la guerre a été imposée à l'Allemagne et que ses soldats ont une conduite exemplaire. On lui a reproché cela à juste titre, écrit Gounelle. Mais il faut reconnaître que ce qu’écrivaient à la même époque les théologiens protestants français est tout aussi partisan et unilatéral.  D’où deux attitudes : il y a ceux qui ne veulent plus jamais parler d'Harnack parce qu'il a signé ce manifeste. C'est le cas de Heinz Zahrnt l’auteur de « Aux prises avec Dieu »  qui est un beau livre qui présente toute la théologie du XXe siècle et qui commence par ce manifeste des 93 intellectuels, en disant que c'est une rupture, que c'est un scandale, que la théologie s'est affaissée ce jour-là. Et puis il y a ceux qui n'en parlent pas, qui n'en font pas un drame. C'est le cas de l'Encyclopédie du protestantisme, où l'auteur d'un très bon article ne parle même pas de ce manifeste. Wilfred Monod, interpellé, avait écrit à ce sujet non pas " tempête dans un verre d'eau" mais "tempête dans un encrier". Voilà donc le tableau, mais il faut quand même signaler que, à la fin de la guerre, Harnack se rallie à la République de Weimar.

De l'essence du christianisme

Revenons maintenant au livre « De l'essence du christianisme ». Ce livre que j'ai beaucoup utilisé au point que mon exemplaire est en plusieurs morceaux. C’est le livre théologique le plus vendu à son époque. Il s'agit de 16 conférences données dans le cadre d’un « cours libre » qui n'est pas donné seulement pour les étudiants en théologie, mais pour toute l'université de Berlin. Ce cours est suivi par environ 600 étudiants. C'est vous dire le succès qu'avait Harnack. Il s'agit de 16 conférences données au semestre d'hiver 1899-1900 et le livre paraît (c'est facile de s'en souvenir) en 1900. Il a été traduit de son vivant en une quinzaine de langues, ce qui était quand même tout à fait exceptionnel ; avec 8 éditions de son vivant : c'est un bestseller. A la même époque, Freud publie en 1899 son fameux livre « L'interprétation des rêves » : il s'en vend 350 exemplaires en 6 ans. Cela met bien les choses en perspective. Dans un de ses livres que j'aime beaucoup, « La naissance de l'esprit moderne et la théologie protestante », Tillich écrit que Harnack lui a lui-même raconté qu'en 1900, la gare centrale de Leipzig, l'une des plus grandes d'Europe centrale, s'était trouvée bloquée par des wagons de marchandises dans lesquels se trouvait son livre « L'essence du christianisme » qu'on envoyait dans tous les pays du monde. Il nous dit aussi qu'aucun autre livre, à part la Bible, n'avait été traduit en un si grand nombre de langues. Il y a eu une première traduction en français en 1902, une très mauvaise traduction. Puis en 1907, le pasteur André Numa Bertrand, un pasteur libéral, pasteur à l'Oratoire de 1926 à 1946, en donne une très bonne traduction. Et depuis, il y a eu une nouvelle traduction en 2015 chez Labor et Fides par Jean-Marc Tétaz, avec une introduction de 70 pages et avec des textes ajoutés, entre autres de Ernst Troeltsch, de Rudolf Bultmann et de Leo Baeck, un penseur juif. Ce qui est intéressant, c'est que J.M. Tétaz a travaillé sur les derniers manuscrits de « L'essence du christianisme », où ici ou là Harnack avait ajouté, enlevé, modifié. Donc de toute façon, quoi que vous en pensiez, quelle que soit la traduction, 1900 est l’année charnière entre le 19e et le 20e siècle. Et Harnack, c'est le grand tournant.

La notion d'essence de la religion ou d’essence du christianisme – ce n'est pas tout à fait la même chose – se trouve très fréquemment dans les textes de l'époque. Ça nous paraît un peu bizarre aujourd'hui. Voyons d'abord quel est le livre archi-connu qui s'appelle « L'essence du christianisme » ?  C'est le livre de Ludwig Feuerbach publié en 1841. Feuerbach, c'est le maître à penser du point de vue spirituel et religieux de Karl Marx. Il a écrit ce livre extraordinaire « L'essence du christianisme ». C'est un des livres qui m'a le plus passionné dans ma vie. L'homme pauvre possède un dieu riche, écrit Feuerbach. L'homme affirme en Dieu ce qu'il nie en lui-même, écrit Feuerbach. C'est très beau, mais je ne vais pas trop insister là-dessus. Donc la notion de l'essence de la religion, de l’essence du christianisme est une notion fréquente à l'époque. Olivier Boulnois a écrit un livre, paru aux PUF en 2022 et dont je ne sais pas si vous en avez entendu parler, consacré à « Saint- Paul et la philosophie ». Ce livre difficile a pour sous-titre « Une introduction à l'essence du christianisme ». L'expression est donc reprise encore aujourd'hui et Gerhard Ebeling, un grand théologien allemand, qui est dans la ligne de Bultmann et qui a enseigné à Zürich, a publié « L'essence de la foi chrétienne » [Das Wesen des christlichen Glaubens], traduit et publié en 1970 aux éditions du Seuil. Le livre date de 1959. Le titre « L'essence de la foi chrétienne » est intéressant : on passe d’une notion un peu fixiste de la religion comme dans « L'essence du christianisme », à une notion plus relationnelle et existentialiste » L'essence de la foi chrétienne ».

Mais que veut dire « L'essence du christianisme » ? C'est un christianisme moral et social pour Harnack. La grande idée de Harnack est que les Évangiles ont été trahis parce qu'ils ont été hellénisés. Ils ont été intégrés dans les catégories de pensée grecque et dogmatisés, c’est-à-dire traduits en dogme pour accueillir les évangiles ou l'Évangile dans la culture contemporaine à l'époque de l'aurore du christianisme pour l'assimiler dans les philosophies d'alors ; comme Platon marquera Augustin ; comme Aristote marquera Thomas d’Aquin. Pour comprendre le « Ur Christentum », comme on dit en allemand, l'origine du christianisme, on va utiliser la pensée grecque de l'époque et le dogme. Et Harnack montre que le dogme s'est substitué à l'éthique chrétienne originale. La morale évangélique, l'éthique évangélique de l'amour du prochain est devenue la doctrine chrétienne. On est passé de l'éthique à la dogmatique. Les églises avec leurs dogmes, leurs liturgies, leurs hiérarchies n'ont pas grand-chose à voir avec l'enseignement originel, « Ur Christentum », condensé dans le Sermon sur la montagne, avec les Béatitudes ou le sommaire de la Loi : « tu aimeras ton prochain, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur » L'essence du christianisme, c'est pour Harnack un accent particulier mis sur les origines du christianisme. Harnack est un spécialiste des origines du christianisme.

Gounelle écrit encore que de ce qui était au départ une expérience spirituelle vécue, les doctrines de l'église font un système intellectuel compliqué et subtil. Elles remplacent le Jésus des récits évangéliques par un Christ rêvé ou imaginé. Avec les conciles, Jésus devient un être métaphysique, céleste et abstrait. Le message évangélique est ainsi altéré. D'ailleurs il faut reconnaître qu’on prêche souvent, et c'est typique dans les confessions de foi, le Christ sans sa prédication. Si vous prenez le Symbole des Apôtres ou de Nicée-Constantinople, où il y a tout un article sur Jésus, on ne dit pas un mot de son enseignement et de sa prédication et de ce qu'il a fait. Des évangiles, il ne reste pas grand-chose. Dans un sens, on soumet l'Évangile à l'église au lieu de soumettre les églises ou l'église à l'Évangile. Ce qu'a voulu la Réforme au 16e siècle, c’est de nouveau soumettre l'église à l'Évangile et pas l'Évangile au pape, aux prêtres, aux évêques et aux doctrines officielles. Or l'essence du christianisme pour Harnack est morale. Sinon il y a une perversion, une déviation. Vous connaissez peut-être Alfred Loisy (1857-1940), le père du libéralisme qu'on appelle le modernisme chez les catholiques. Loisy a écrit tout un article contre l'essence du christianisme pour montrer justement qu'il faut soumettre l'Évangile à l'église. Mais indirectement très marqué par ce qu'il a lu, Loisy va aller de plus en plus dans un sens libéral et moderniste. Il sera exclu et finalement excommunié. C'est drôle parce que, avec l'essence du christianisme, on a l'impression qu’il est le représentant d'une certaine orthodoxie, mais il s'en éloigne peu à peu dans son fameux livre » l'Évangile et l'Église ».  Ce livre est passionnant. Vous voyez : il ne dit pas l'Église et l'Évangile, mais l'Évangile et l'Église. Si vous prenez l'Évangile de Jean, par exemple chapitre 13, verset 35 : « c'est à l'amour que vous aurez les uns pour les autres, que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » dit Jésus. » C'est à l'amour » dit Jésus. Ce n'est pas des dogmes, ce n'est pas des doctrines, ce n'est pas des crédos, ce n'est pas des confessions de foi, ce n'est pas des cultes, ce n'est pas des liturgies. C'est à l'amour ! Jésus n'ajoute rien. « C'est à l'amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples ». Il s’agit de revenir au cœur original du message christique. Et d'ailleurs les 16 leçons, les 16 conférences de l'Essence du christianisme s'appelaient « Conférences sur la morale du christianisme ». Et Harnack écrit : « déclarer qu'il s'agit dans l'évangile de morale pure et simple, ce n'est donc pas se méprendre ». Harnack dit même que la religion est l'âme de la morale et que la morale est le corps de la religion. C'est assez intéressant cette expression.
Alors cette morale essentielle de l'Évangile nous conduit, d'après Harnack, dans les évangiles, à un christianisme social. Il s'agit d'une part de promouvoir, devant un Dieu Père, la dignité de la personne, sa liberté de conscience, le respect de l'individu. A l'époque, on parle d'individu, là où aujourd'hui on dirait facilement la personne. Mais je ne veux pas faire d'anachronisme et je dis individu. Mais vous pouvez comprendre « personne », si vous voulez. C'est avec le personnalisme et plus particulièrement en France avec Emmanuel Mounier et la revue Esprit fondée en 1932, qu'on va défendre ce qu'on appelle le personnalisme, pour qu'il n’y ait pas de confusion avec l'individualisme. Le philosophe russe Nicolas Berdiaev (en fait il faudrait dire ukrainien aujourd'hui, même si on dit toujours russe, puisqu’il est né en Ukraine près de Kiev)  est un des grands témoins, des grands fondateurs du personnalisme. Eh bien dans le premier numéro de la revue Esprit, il y a un article de Berdiaev sur « Vérité et mensonge du communisme ». Promouvoir l'individu, la personne et en même temps promouvoir une solidarité, une justice ayant pour forme le combat pour le royaume de Dieu. Je crois qu'il vaudrait mieux dire « règne » de Dieu, parce qu'on voit « royaliste » derrière « royaume de Dieu » mais pas dans « règne de Dieu ». C'est le grand dénominateur commun de tous les chrétiens sociaux de l'époque. Parfois c'est très précis, parfois c'est très vague, mais ça les rassemble dans une lutte pour la justice et les justices : c'est vouloir construire sur cette terre le règne de Dieu.

Nous allons lire ici, si vous le voulez bien, trois extraits de « L'essence du christianisme » et cette lecture est peut-être le moment le plus important de mon exposé :
Ici c’est la traduction d'André-Numa Bertrand. Moi je l'aime bien : c'est un beau français comme on le pratiquait à l'époque. Mais comme il n’est plus disponible, je vous rajoute pour ceux qui voudraient lire « L'essence du christianisme » les références du livre traduit par Jean-Marc Tétaz :
Adolf Harnack, L’essence du Christianisme (1900)
Paris, Fischbacher, 1907, traduction de A.-N. Bertrand, pages 124, 126,128
Genève, Labor et Fides, 2015, traduction de J.M Tétaz, pages 150-152

Jamais dans aucune religion, pas même dans le bouddhisme la prédication sociale n'a pris un caractère aussi impérieux que dans l'Évangile ; jamais elle n'a été aussi énergiquement identifiée avec la religion même. Pourquoi ? Parce qu'ici la parole : « tu aimeras ton prochain comme toi-même » a été prise au sérieux ; parce que Jésus, par ce seul mot, a projeté une vive lumière sur toute la réalité concrète de la vie, sur le monde de la faim, de la pauvreté, de la misère ; enfin parce que Jésus a donné ce précepte pour un précepte religieux et même pour le précepte religieux.

Vous voyez « ce seul mot ». Tout le temps, sans cesse, Harnack a ces expressions : seul, ce seul, unique … pour définir une essence.
Et un second extrait :

Quiconque peut supporter que des hommes meurent de souci et de misère à côté de lui, n'a pas le droit de parler d'amour du prochain. Non seulement l'Évangile prêche la solidarité et l'aide mutuelle, mais encore cette prédication constitue son contenu essentiel. Dans ce sens-là, il est radicalement socialiste, comme il est aussi radicalement individualiste par son affirmation de la valeur infinie et absolue de chaque âme humaine. Sa tendance à l'union et à la fraternité est bien moins un accident contingent de son histoire que l'élément essentiel de son originalité. L'Évangile veut fonder parmi les hommes une communauté aussi large que la vie humaine, aussi profonde que l'humaine misère. Il veut, comme on l'a dit justement, transformer le socialisme fondé sur l'hypothèse d'intérêts en concurrence, en un socialisme fondé sur le sentiment d'une unité spirituelle. Dans ce sens, sa prédication sociale ne saurait absolument être dépassée.

Et puis un dernier extrait :

L'Évangile est un message social d'une sainte gravité, d'une émouvante puissance ; il est la proclamation de la solidarité et de la fraternité en faveur des pauvres. Mais ce message a pour corrélatif nécessaire la reconnaissance de la valeur infinie de l'âme humaine, et pour forme la prédication du Royaume de Dieu

On revient sur cette notion du Royaume de Dieu. Qu'est-ce qui vous paraît spécifique là sous la plume de Harnack.  Quelle est la grande idée qu'il développe là ? Que dit-il de manière spécifique, à la fois libérale et sociale ? En fait l'originalité de Harnack, et de tous les protestants libéraux, c'est de défendre de manière paradoxale un individualisme du croyant avec une solidarité sociale. Ça paraît paradoxal. Les protestant libéraux qui défendent la personne, l'individu, on va dire que le collectif, le social, le socialisme ne les intéresse pas. La spécificité du protestantisme libéral, allié au christianisme social, c'est de mettre ensemble ces valeurs qu'on dirait en fait contradictoires.
En 1902, en fait de 1902 à 1911, Harnack a présidé le Congrès évangélique social fondé en 1890. C'est très important et j'emprunte à Jean Baubérot, le sociologue et historien de la laïcité, une expression dont je ne sais plus à quel sujet il l’a utilisée, peut-être Alexandre Vinet, je n’en suis pas sûr, mais ce n’était pas Harnack. Jean Baubérot parle pour les protestants libéraux, et c'est une très belle expression, d'un individualisme social.

Si vous deviez retenir l’essentiel de ce que j'essayé de vous dire, c’est que christianisme social plus protestantisme libéral, c'est un individualisme social. L'expression paraît impossible, mais c'est bien ça. Et je m'oriente maintenant vers Wilfred Monod.

Wilfred Monod

Wilfred Monod (1867-1943) a donc été pasteur à l'Oratoire de 1907 à 1938. Il ne souligne pas tellement cela dans ses Mémoires, parce qu’il succède ici à son père, Théodore Monod, comme pasteur. Un des fils de Wilfred Monod s'appelle aussi Théodore et vous le connaissez bien puisque son buste est là dans cette salle Monod. Et le grand-père paternel de Wilfred Monod, c'est Frédéric Monod qui a aussi été pasteur à l'Oratoire, avant de fonder La chapelle du Nord qui sera indépendante des églises concordataires : une église libre, comme on disait dans les années 1900. Et ce Frédéric Monod, grand-père paternel de Wilfred Monod, était le frère d'Adolphe Monod qui est le grand-père de sa femme et dont le buste est là aussi. A tel point que j'ai presque envie de mettre des lunettes noires pour ne pas trop le voir, parce que Adolphe Monod était "plus orthodoxe que les orthodoxes" comme disait Wilfred Monod. Et c'est vrai qu'il était aussi pasteur ici où il y a donc eu une pléiade de pasteurs Monod.
Je ne vais pas vous présenter toute la vie et les œuvres de Wilfred Monod. Ii a publié 60 livres. Certaines de ses œuvres sont océaniques. Je ne sais pas comment il pouvait faire tout ce qu'il a fait, parce que, rien que pour recopier à la main les 60 livres, il nous faudrait plus de 100 ans. Or il a fait ça en plus de tout le reste. Il fait partie de ces génies. Donc je ne vais pas vous présenter tous les livres de Wilfred Monod d’autant que j’en ai déjà parlé plusieurs fois ici à l'Oratoire et que je l'ai fait dans les deux livres que j'ai consacré à Wilfred Monod : Christianisme spirituel et christianisme social, la prédication de Wilfred Monod, Genève, Labor et Fides (1987), Wilfred Monod - Pour un Evangile intégral, Editions Olivetan (2018).

Je vais quand même vous raconter une anecdote. Quand j'ai décidé de consacrer ma thèse de doctorat en théologie à Wilfred Monod et à sa prédication (environ 400 prédications), je me suis adressé bien sûr à Théodore Monod, un de ses fils. Théodore Monod m'a dit que c’était merveilleux, que c’était magnifique, qu’il allait me soutenir et il m'a donné rendez-vous à la bibliothèque de la Société de l'histoire du protestantisme français, Rue des Saints-Pères, pour me présenter là les inédits et les manuscrits de Wilfred Monod. Il y a 82 cartons de manuscrits. J'ai dû lire ça et il faisait affreusement froid. J'étais dans les escaliers qui conduisent à la cave et c'était mal chauffé. Théodore Monod, très gentiment, m'avait fixé un rendez-vous à cette bibliothèque pour me présenter tout cela. Je suis arrivé affreusement en retard et il ne m'avait pas attendu. J'étais furieux contre moi, mais je n'aurais peut-être pas dû l'être. Et je lui ai écrit une lettre lui disant « vous en arrivant à l'heure, vous ne savez pas si vous n’avez pas fait moins d'effort que moi pour me rendre à ce rendez-vous en y arrivant en retard. Est-ce que je n'ai pas fait plus d'effort que vous en arrivant en retard que vous en arrivant à l'heure pour venir au rendez-vous. A l'époque il n’y avait bien sûr pas de téléphone portable. Je mets ma lettre à la boîte aux lettres. Mais à peine l’avais-je mise que je me disais que je n'aurais jamais dû écrire ça à Théodore Monod ; c’était du sabordage, je me sabordais. Et puis je me suis dit qu'il fallait que j'attende la levée de la boîte aux lettres pour reprendre cette lettre en disant au facteur que c'est moi qui l'avais écrite. Et je tremblais de peur. Finalement je reçois la réponse de Théodore Monod qui m’écrit : » mon père m'aurait dit la même chose que vous ». Alors chapeau ! C'est dire la qualité et la simplicité de Théodore Monod.
Wilfred Monod va reprendre les grandes idées de Harnack sur l'individualisme social, à travers différentes dualités. Je les mentionne : l'amour de Dieu et du prochain, l'amour de Dieu, c’est la piété personnelle, l'amour du prochain, c’est le christianisme social, christianisme pratique comme on dit souvent, avec le sens Kantien du mot Pratique qui veut dire l'éthique. Et W. Monod écrit : le second commandement de Jésus est pareil au premier, c'est-à-dire que la mission de l'Église n'est pas seulement religieuse mais sociale. Vous voyez, on retrouve cette idée de Harnack : les commandements d'amour de Dieu et du prochain sont en fait, écrit W. Monod, les moitiés d'un même fruit. Deuxième dualité (je n'en prends que quatre mais il y en a beaucoup plus) : le père et les frères. Ça c'est intéressant : il emprunte cette idée à Tommy Fallot. C'est parce que la prédication a trop souvent insisté sur la paternité de Dieu en oubliant la fraternité des hommes que des révolutionnaires ont proclamé la fraternité des hommes en rejetant la paternité de Dieu. W. Monod estime que quand on dit « je crois au père », s'il n’y a pas un combat pour les frères et sœurs, c'est qu'on ne croit pas au père. Troisième dualité : notre père et notre pain. Dans l’oraison dominicale « Notre Père…  Donne-nous notre pain quotidien », notre père, cette piété personnelle, et notre pain, ce partage social.

W. Monod disait qu’on veut toujours dire que ce pain, c'est un pain spirituel. Mais non : Jésus n'a pas multiplié les paroles, il a multiplié les pains que je sache. Et il dit que Jésus n'a pas à être plus spirituel que Jésus Christ. Et puis je prends ce dernier exemple : le crédo et le programme disait Wilfred Monod. Les croyants ont un crédo : je crois…, je crois…, je crois…, et les hommes politiques ont un programme. Et W. Monod dit : finalement il faut réconcilier le crédo et le programme.

Pour Wilfred Monod, l'élan mystique et le programme social forment les deux parties d'un même tout. On est bien dans l'individualisme social de Harnack. S’enrôler dans l'Église chrétienne, ce n'est pas seulement souscrire un crédo, mais c’est adopter un programme. Et dans la foulée de Tommy Fallot, Wilfred Monod, comme d'autres, mais surtout Wilfred Monod, a ajouté quelque chose au message de Harnack. C'est pour ça que je l'ai choisi comme exemple. Avec W. Monod, on peut donc parler d'un œcuménisme social. Il va élargir le « je » du protestantisme libéral à un « nous » de l'œcuménisme. Je ne sais pas si vous vous rappelez la conférence de 1925, conférence œcuménique internationale du 19 au 29 août 1925, qui a lieu à Stockholm avec Nathan Soderblom, le grand évêque luthérien et Wilfred Monod qui est une des chevilles ouvrières de cette conférence pour un christianisme social, mais dans le cadre œcuménique. Cette conférence s'appelle « Vie et action » (Life and Work) et W. Monod dira en chaire de l'Oratoire que cette date de 1925 est une des dates les plus importantes de l'histoire de l'église et qu’elle brillera dans les annales de l'histoire ecclésiastique. Il y a participé ; il a rédigé le message final qui a bien sûr été retravaillé collectivement. Mais ça dit l'importance pour lui de ce moment. Les orthodoxes sont venus à cette première grande conférence œcuménique, les orthodoxes, mais pas les catholiques. C'était une des grandes tristesses de la vie de W. Monod que les catholiques ne soient jamais venus. Il y aura d'autres conférences, il y aura Lausanne et cetera et cetera, mais les catholiques ne sont jamais venus. Il a lutté en vain pour l'intercommunion.
Pour Wilfred Monod, il s'agissait de vivre avec les orthodoxes dans le cadre d'une charité active et non pas sur le terrain dogmatique et ecclésiastique. La grande idée de 1925, idée très libérale, c'est que les cultes, les doctrines nous opposent dans le christianisme, mais les actions sociales peuvent nous rassembler, catholiques, orthodoxes, anglicans, réformés, luthériens. Nous pouvons être ensemble dans un combat social. Il faut donc lutter pour un œcuménisme social.  Et ça c'est une grande idée libérale :  on n’est pas pour l'unité doctrinale, on n’est pas pour l'unité liturgique, on est pour l'Union dans l'action. Je crois que c'est quelque chose de tout à fait décisif. Ce ne sont pas les croyances, ce ne sont pas  les cultes, ce sont les actions qui peuvent nous rassembler. Donc il faut substituer à l'individualisme social un œcuménisme social. Car le social dépasse le jeu de l'égoïsme social et l'œcuménisme dépasse le jeu de la confession de foi de chacune des églises. Vous savez, quand l’ACAT (l'Action des Chrétiens pour l'Abolition de la torture) a été créée en 1974, elle a tout de suite été œcuménique.  C'est typique : une action concrète, on la fonde, elle est œcuménique. On fête les 50 ans de l’ACAT cette année.

Alors je vous donne une parole de Wilfred Monod pour conclure. On l'a souvent reprise. Depuis que je l'ai citée dans mes livres, je la vois citer un peu partout. Wilfred Monod a dit que : « mieux vaudrait avoir servi Jésus-Christ sans le nommer, que d'avoir nommé Jésus-Christ sans le servir ». C'est quand même beau. Je m'arrête là sur la vision de cette conjonction, cette conjugaison du protestantisme libéral avec un christianisme social.