L'argent

L'argent
Théophile, 13 décembre 2022

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PLAN

 
Introduction. p.1
I. Kant : le classement des valeurs dans le règne des fins. p.5
II. Résout-on des problèmes à coups d’interdit ? p.9
   II.1. L’exemple du don du sang. p.9
   II.2. L’exemple de la GPA. p.10
   II.3. La question du contrat. p.11
   II.4. La morale et l’argent. p.12
III. L’argent et l’enseignement des valeurs. p.14
IV. Les valeurs marchandes et les valeurs morales, éthiques et politiques p.15
   IV.1. L’argent comme instrument de mesure. p.15
   IV.2. L’opposition entre la dignité et le prix. p.16
   IV.3. L’argent et les valeurs éthiques et politiques. p.17
V. La place du don. p.19
   V.1. Que devient l’argent dans le don ? Le don n’est-il qu’un mépris de l’argent ? p.19
   V.2. L’économie des offrandes et des sacrifices dans la Bible ? p.20
VI. La grâce et la rétribution. p.22
   VI.1. La critique soupçonneuse de Nietzsche. p.22
   VI.2. La rédemption dans la Bible. p.20
  VI.3. Qu’en est-il de la grâce ? p.23                  
VII. Conclusion. p.24
   VII.1. Un monde sans argent ? p.24 
   VII.2. Claude Lévi-Strauss et l’ « entropologie ». p.25
Ensemble des textes pour la séance Théophile sur L'argent. p.27
 

Introduction

            Y a-t-il des choses qui ne s’achètent ni ne se vendent ? Des choses inaliénables, comme on dit, qui ne doivent - ou qui ne devraient - faire l’objet d’aucun commerce ?

            On a souvent opposé l’argent aux autres valeurs. On dit alors souvent de ces autres valeurs qu’elles sont sacrées, en ce sens que ce serait les profaner que de les acheter ou que de les vendre. On n’achète pas son salut, par exemple, avec de l’argent ; on ne saurait se refaire une réputation avec de l’argent ; il semble que des valeurs comme l’intérêt général ne sauraient se payer à prix d’or. Rousseau dit de la volonté générale qu'elle est inaliénable et du contrat social qu’il est saint. On a même souvent discrédité l’argent comme tel au nom de quelques-unes de ces autres valeurs : des auteurs dont on n’attendrait pas qu’ils se mêlent ou qu’ils se soient mêlés à ce jeu de discrédit s’y sont pourtant livrés et pas de la façon la plus discrète ; les uns finissant par se raviser et nuancer leur propos, les autres pas.

             Les jeunes qui choisissent un métier, quand ils ont le choix, sont presque contraints de les poser dans ces termes moraux. Un grand nombre d’entre eux se trouvent devant un véritable dilemme quand ils se préparent à un emploi et ne sont pas seulement bousculés par les circonstances : choisiront-ils un métier d’argent par lequel ils se trouveront aux premières loges pour voir et faire circuler l’argent ? Ou un métier de production et de diffusion de connaissances, de recherche dans des laboratoires d’université, de grandes écoles ? Certes, les choses ne sont pas toujours aussi coupées ; mais elles existent au moins comme deux pôles de tiraillement et elles impliquent, à certains moments, l’un ou l’autre choix. Ceux qui ont choisi les métiers d’argent écriront rarement des livres de recherche et ils n’auront pas lieu de s’en plaindre ; ceux qui ont choisi la connaissance et l’enseignement n’auront pas non plus à se plaindre de n’avoir pas d’argent : c’est un métier d’en gagner et ce n’est pas le leur. Il y a plus : il se pourrait que ce ne doive pas être le leur ; et que, s’il faut certes une certaine aisance pour que la recherche soit possible, ce ne doive pas être le but. La joie paie suffisamment le philosophe qui fait son travail et il n’a pas besoin d’argent pour être payé au-delà de cette joie. Le dilemme se trouve déjà chez Aristote et chez Hobbes, pour une fois d’accord. Il ne faut donc pas exagérer la nouveauté du problème.

            Ce vieux problème, donc, se trouve vécu et représenté sous la forme de forces qui s’exercent dans deux sens opposés. Platon, par l’intermédiaire de son personnage de Socrate, met en cause que l’on puisse faire payer des leçons de vertu ; il est honteux de trafiquer de valeurs dont l’apprentissage ne devrait pas être payé : la vérité, la justice, les vertus de façon plus générale - ; il arrive toutefois à Platon de changer d’avis et son personnage de Socrate tient à cet égard au moins deux discours ; le premier est celui que nous venons de tenir ; le second par lequel il envisage sans trop de peine que les sophistes, qui sont, après tout, des professeurs de valeurs politiques, éthiques et morales, et qui vivent de leurs leçons, puissent transmettre les vertus en se les faisant payer (comme dans le Ménon, en s'attirant les foudres de Calliclès). Selon cette seconde perspective, il faudrait donner ses leçons, plutôt que les vendre, quand certaines matières - comme l’éthique, la morale, la politique et la philosophie - en font l’objet : le langage est, de ce point de vue, extrêmement équivoque et fort intéressant à ce titre à regarder. Qu’on fasse payer ou non des leçons de philosophie, on a tendance à dire qu’on les donne ou qu'on nous les donne, comme si l'on était gêné par cette question du paiement. On verrait mal un professeur de philosophie, par exemple, sortir de son cours et dire à un collègue, sinon par plaisanterie : j’ai vendu à mes étudiants - ou à mes élèves - un cours de philosophie, alors même que c'est le cas. On n'achète ni ne vend n’importe quoi sans rencontrer un tabou de nature religieuse ou superstitieuse ; l'argent ayant une valeur de pourrissement, de corruption, des autres valeurs dès qu’il les approche ou dès qu'on tente de les échanger les unes contre lui et lui contre les autres. Marx, qui a parfois une doctrine très « religieuse » de l’argent, écrit : « L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit exister. L’argent avilit tous les dieux des hommes : il les transforme en une marchandise. L’argent est la valeur universelle de toute chose constituée pour soi-même. C’est pourquoi il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle. L’argent c’est l’essence aliénée du travail et de la vie de l’homme ; cette essence étrangère le domine, et il l’adore » (À propos de la question juive, in Œuvres, III, Philosophie, La Pléiade, NRF-Gallimard, NRF, 1982, Paris, p. 378).

             On trouve chez Rousseau, à peine un siècle auparavant, sensiblement le même diagnostic :
 
« Les systèmes de finance font des âmes vénales, et dès qu’on ne veut que gagner, on gagne toujours plus à être fripon qu’honnête homme. (Les adeptes de la théorie des jeux ne l’auraient pas démenti en font parfois le triste constat !). L’emploi de l’argent se dévoie et se cache ; il est destiné à une chose et employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner, et que sont tous les surveillants qu’on leur donne, sinon d’autres fripons qu’on envoie partager avec eux ? S’il n’y avait que des richesses publiques et manifestes ;  si la marche de l'or laissait une marque ostensible et ne pouvait se cacher, il n’y aurait point d’expédient plus commode pour acheter des services, du courage, de la fidélité, des vertus ; mais, vu sa circulation secrète, il est plus commode encore pour faire des pillards et des traîtres, pour mettre à l’enchère le bien public et la liberté. En un mot, l’argent est à la fois le ressort le plus faible et le plus vain que je connaisse pour faire marcher à son but la machine politique, le plus fort et le plus sûr pour l’en détourner ».  (Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, in Œuvres complètes, T. III, Du Contrat social. Écrits politiques, Pléiade, NRF, Paris, 1970, p. 1005).
 
            Il en va chez ces deux auteurs comme des propos que l’on place dans la bouche du Christ : on prête en effet au Christ deux discours très différents sur l’argent. Dans un cas, on fait comme si sa valeur pourrissait toutes les autres dès qu’elles étaient à son contact (le riche et le pauvre Lazare), mais dans l’autre cas, fort différemment, on met en cause, des usages de l’argent, lequel n’est pas en soi plus mauvais que les autres valeurs. (L’intendant habile). Ces textes disent des choses très différentes et, à première vue, peu consonantes entre elles.
 
            Dans les Évangiles, la figure du riche est, en effet, très souvent prise en exemple pour montrer la difficulté pour celui qui a des biens d’entrer dans le royaume de Dieu. On se rappelle la mise en scène du riche et de Lazare sous la forme d’une anticipation de l’après mort où le riche vit la condition inverse de celle qu’il a vécue durant sa vie, alors que le pauvre Lazare, un lépreux, vit sur le sein d’Abraham, père des croyants. On se demande pourquoi la situation se renverserait ainsi et ce qui rend les choses aussi manichéennes. C’est que le riche n’a pas partagé sa richesse de son vivant avec le pauvre. Le pauvre n’a aucune vertu particulière qui l’amènerait au paradis, mais le Dieu de miséricorde apporte son secours aux pauvres, comme l’annoncent les prophètes dans le premier testament.
 
            Le salut des pauvres est un motif pour identifier le règne de Dieu. Ceux qui n’ont aucun pouvoir socialement trouvent leur aide en Dieu qui leur fait justice. Dieu le consolateur est celui qui redonne droit à celui qui n’a rien. Dans l’hymne de Marie, après l’Annonciation il est dit :
 
Luc 1 : 51-53
51. Il a déployé le pouvoir de son bras ; il a dispersé ceux qui avaient des pensées orgueilleuses
52. il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les humbles,
53. rassasié de biens les affamés, renvoyé les riches les mains vides.

            Chez les prophètes, le riche est soupçonné d’acquérir son argent malhonnêtement, parce que son argent lui donne le pouvoir de contourner le droit et de tricher. Souvent le prophète de Dieu est la voix des sans-voix.  

Michée 6 : 9-12
9. Le SEIGNEUR crie vers la ville — et il est raisonnable d'y voir ton nom.Ecoutez l'annonce du châtiment, et celui qui l'a décrété !
10. Y a-t-il encore dans la maison du méchant des trésors mal acquis, et un épha trop petit, qui attire la fureur ?
11. Serai-je sans reproche avec des balances fausses, avec des poids trompeurs dans le sac ?
12. Ses riches sont pleins de violence, ses habitants profèrent le mensonge, et leur langue n'est que tromperie dans leur bouche.

Amos 8 : 4-7 
4. Écoutez, vous qui harcelez le pauvre et qui supprimez les déshérités du pays !
5. Vous dites : Quand la nouvelle lune sera-t-elle passée, que nous vendions le grain ? Quand le sabbat finira-t-il, que nous ouvrions les sacs de blé ? Nous diminuerons l'épha, nous augmenterons le prix, nous fausserons les balances pour tromper ;
6. nous achèterons les petites gens pour de l'argent, le pauvre pour une paire de sandales, et nous vendrons même le déchet du blé.
7. Le SEIGNEUR l'a juré par l'orgueil de Jacob : je n'oublierai jamais aucune de leurs œuvres.
 
            La rencontre entre Jésus et le jeune homme riche est racontée trois fois dans les Évangiles :

  • Chez Matthieu, le jeune homme veut savoir comment atteindre la vie éternelle. Et l’on découvre que l’observance de la loi ne suffit pas, il faut qu’il vende tous ses biens et qu’il se mette à suivre Jésus.
  • Dans Luc, on ajoute ce jugement : « Qu'il est difficile à ceux qui ont des richesses de parvenir dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau d'entrer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu. » (Luc 18 : 24-25)
  • Dans Marc 10 : 23, on trouve cette conclusion : « Combien difficilement ceux qui ont des biens entreront-ils dans le Royaume de Dieu. » Les biens dont parle Marc sont même des choses utiles, (Chrêmata) et il semble que ces choses nécessaires soient un obstacle pour entrer dans le règne de Dieu. Les biens attachent l’homme à un confort et une nécessité qui semblent incompatibles avec la consécration à Dieu. Quand Jésus dit au jeune homme riche, vends tout et suis-moi, il lui demande d’adopter le mode de vie du nazir qui est le sien.

            Jésus vit selon la loi du naziréat qui veut que durant deux ans, un homme ou une femme se consacre à Dieu et compte uniquement sur ses bienfaits pour vivre, ne buvant aucune boisson alcoolisée et se laissant pousser les cheveux. Cette parenthèse dans la vie se termine par un sacrifice expiatoire offert au temple. Le ministère de Jésus sera relu à la lumière de cette consécration. Jésus, symboliquement sera vu comme s’offrant lui-même pour le pardon des péchés.
 
            Ce n’est pas la précarité ou la pauvreté qui est vue comme une vertu dans ces textes bibliques, mais la foi en Dieu nécessaire pour réussir à vivre ainsi. Dans d’autres textes, la richesse est une bénédiction quand elle est considérée comme un don de Dieu et qu’elle occasionne une reconnaissance. Dieu bénit ainsi Salomon et lui promit la richesse :
 
1 Roi 3 : 11-14
11. Alors Dieu lui dit : Puisque c'est là ce que tu demandes, puisque tu ne demandes pas pour toi une longue vie, que tu ne demandes pas pour toi la richesse, que tu ne demandes pas la mort de tes ennemis, puisque tu demandes pour toi de l'intelligence afin d'être attentif à l'équité,
12. j'agirai selon ta parole. Je te donnerai un cœur sage et intelligent, de telle sorte qu'il n'y aura jamais eu avant toi et qu'il ne se lèvera jamais plus après toi personne de semblable à toi.
13. Je te donnerai, en outre, ce que tu n'as pas demandé, aussi bien la richesse que la gloire, de telle sorte qu'il n'y aura pendant tous tes jours aucun homme parmi les rois qui soit semblable à toi. 14. Et si tu suis mes voies, en observant mes prescriptions et mes commandements, comme l'a fait David, ton père, je prolongerai tes jours.

            Cette ambiguïté d’attitudes à l'égard de l’argent en croise une autre : nous ne devons pas nous laisser abuser par le terme d’argent. L’argent n’est certainement pas la même chose il y a deux ou trois mille ans et aujourd’hui. Il a une histoire : on ne paie certainement pas de la même façon et les mêmes choses par de l’argent qu’aujourd’hui. L’argent est loin d’avoir présidé en tout temps aux échanges. Les échanges n’ont pris la forme monétaire qu'au terme d’une longue histoire et il est sûr que, une fois installé, le paiement par l’argent - comme c'est le cas dans nos cultures depuis très longtemps, de toutes façons - n’a pas de sens uniforme dans l’espace et dans le temps.

            Derrière ces questions se dissimule un problème difficile : qu’est-ce qu’on paie quand on paie quoi que ce soit ? Car l’argent ment, il cache ce qu’il paie, (du moins l’en accuse-t-on comme si, d’ailleurs, les autres valeurs ne cachaient rien et n’étaient pas mensongères chacune à sa façon !) ; on ne sait pas ce qu’on paie ; du moins ce qu’on paie a-t-il la possibilité de se dissimuler aisément en lui ou derrière lui. Cherche-on d’ailleurs à le savoir et n’hésite-t-on pas à reconnaître ce que l’argent n’exhibe que trop : à savoir que, comme le dit Montaigne, sans s’en alarmer outre mesure mais sans faire grand cas du luxe, « qu’il ne se fait aucun profit qu’au dommage d’autrui » : « Le marchand ne fait bien ses affaires qu’à la débauche de la jeunesse ; le laboureur à la cherté des blés ; l’architecte à la ruine des maisons ; les officiers de justice aux procès et aux querelles des hommes ; l’honneur même et pratique des ministres de la religion se tire de notre mort et de nos vices. Nul médecin ne prend plaisir à la santé de ses amis mêmes ; ni soldat à la paix de sa ville ; ainsi du reste »[1]. Et ne croyons pas que la question diffère beaucoup quand on donne : car qu’est-ce qui se passe quand on donne ou quand on reçoit quelque chose qui n’appelle ni n'exige un paiement, un paiement d’argent en retour ?

            L’engouement et la préférence ordinairement affichés, depuis si longtemps dans notre culture, pour le don sont-ils bien fondés ? L’argent ne s’y dissimule-t-il pas ? Celui qui reçoit un don est attaché à celui qui a donné, qu’il le veuille ou non et beaucoup plus, en tout cas, que tout ce qui se fait par l’argent. Le don soumet à un attachement surtout celui qui reçoit alors que les échanges d’argent laissent les partenaires dans une relative autonomie et semblent faire des bords nets dans les relations avec autrui. Alors que l’argent, derrière lequel se dissimulent les dons, a la propriété de dissimuler tout ce qui s’échange - que ce soit des marchandises, des services ou encore de l’argent, le don garde un contact avec ce qu’il donne, avec qui il est donné et par qui il est donné. L’argent est si universel dans les échanges et les relations de valeurs qu’il rend possible qu’on peut se demander si quelque valeur lui résiste et échappe au réseau, à la sphère ou à l’obligation des paiements.

I. Kant : le classement des valeurs dans le règne des fins.

            Partons de la position analytique de Kant. Il est, entre les valeurs monétaires et les valeurs dont on dirait volontiers qu’elles ne sont pas commerciales, une différence qu’il ne faut d’ailleurs pas exagérer. Partons d’une analyse de Kant qui croit pouvoir donner une première réponse à la question : y a-t-il de l’inaliénable ? en y répondant oui par la distinction entre la dignité et les autres valeurs. Il y aurait donc des êtres qui, à la différence de ceux qui peuvent toujours être le moyen pour que d’autres êtres puissent vivre, exister, agir, ne pourraient jamais être le moyen de quoi que ce soit d’autre et qui sont des fins en soi.    

« Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui, par suite, n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.

Ce qui se rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme, cela a un prix marchand ; ce qui, même sans supposer de besoin, correspond à un certain goût, c’est-à-dire à la satisfaction que procure un simple jeu sans but de nos facultés mentales, cela a un prix de sentiment; mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité.

Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. L’habileté, l’application dans le travail ont un prix marchand ; l’esprit, la vivacité d’imagination, l’humour, ont un prix de sentiment ; en revanche, la fidélité à ses promesses, la bienveillance par principe (non la bienveillance d’instinct), ont une valeur intrinsèque ».
[E. Kant, Les fondements de la métaphysique des mœurs, p. 160-161].
 
            Il y aurait donc, selon Kant, des êtres qui constitueraient des fins en soi. On ne saurait payer un être humain contre de l’argent ou l’échanger contre un autre être humain. On reconnaît ici ce qui fait le fondement même des droits de l’homme. L’esclavage est scandaleux. L’achat et la vente d’un être humain sont scandaleux. Le traitement d’un être humain comme une chose est humiliant, parce que cet être est capable de se donner des fins par lui-même. La destruction d’un être humain est une perte infinie ; ce que n’est aucune autre valeur. On remarquera toutefois que Kant ne parle pas d’être humain dans notre texte mais plus généralement d’être raisonnable ; ce serait donc parce que les êtres humains sont susceptibles de penser leur existence et d’agir en fonction de cette pensée - en raison donc de ce qu’ils veulent faire eux-mêmes de leur existence et qui ne doit jamais être oublié - qu’ils ne seraient pas des êtres comme les autres et qu’ils seraient rendus, par là, impayables et invendables. C’est la possibilité de prendre l’initiative de la valeur qui a une valeur inestimable en dépassant toute valeur d’échange possible. C’est à propos de ces êtres que Kant parle volontiers de personne ou de personnalité. Une somme d’agent, une œuvre, quelle qu’elle soit, aura toujours moins d’importance qu’un homme sous le prétexte qu'une somme d’argent et qu’une œuvre sont constituées de telle sorte qu’on puisse les échanger, alors qu’un homme est un être qui a (et qui est) lui-même à son principe ; ce à quoi tient toute sa dignité. Être le principe de son existence par sa pensée : telle est la formule qui justifie l’inaliénabilité de l’homme et plus généralement des êtres raisonnables.

            Ce classement est d’une fausse clarté. Au premier abord, il semble bien pensé ; mais dès qu’on y réfléchit, il est extrêmement maladroit et mélangé.

            Commençons par une remarque insidieuse, qui paraît anodine, mais qui, creusée, mènerait assez loin. Où classerait-on les animaux ? Sont-ils des choses ? N’ont-ils qu’une valeur sentimentale ? Ou sont-ils des personnes en ce qu’ils sont dotés de raison pour bon nombre d’entre eux ?
 
            Si on laisse les animaux de côté, il y a plus grave sur le plan logique : de quel point de vue le classement de ces fins s’effectue-t-il ? Est-ce du point de vue de ce qui est ? Il y a des êtres qui sont tels qu’ils sont directement désignés comme ayant une valeur par eux-mêmes ; Kant défend volontiers cette thèse : la nature, l’expérience elle-même désigne des êtres comme ayant des fins infiniment plus élevées que d’autres êtres. Ou est-ce que cela doit être ainsi ? Est-ce qu’on doit considérer certains êtres autrement que les autres ? Or ce sont deux discours très différents que Kant ne paraît pas distinguer, sauf à dire qu’il y a, parmi les choses, des êtres qui ne peuvent pas être traités comme les autres choses parce qu’ils ne se traitent pas eux-mêmes comme des choses, des êtres qui ne se traiteront pas plus tard comme des choses - s'ils sont présentement encore trop jeunes ou si leur raison n’est pas assez développée pour qu’ils se traitent eux-mêmes ainsi - ou ne devraient pas se traiter comme des choses - s’ils le font -.

            Est-ce le fait qu’on traite ces êtres comme des êtres à part qui fait d’eux des êtres dignes ou sont-ils dignes, en étant indiqués par leur nature même à être autre chose qu’aliénables ? Est-on digne en soi et par soi-même ou faut-il se rendre digne de la dignité ? La dignité est-elle un fait ou est-elle un devoir - donne-t-elle des devoirs parce qu’elle se donne des devoirs ? - Qu’est-ce qui indiquerait dans le fait qu’ils doivent être traités ainsi ? On l’aura compris : ce que Kant cherche à établir, c’est qu’il y a des points de butée dans le flux des équivalences. Il y a des points d’inconditionnalité. Par opposition à ce qui caractérise l’argent.

            Ce qui, en effet, caractérise l’argent, c’est son indéfinie fluctuation, sa possibilité d’être indéfiniment échangé contre des marchandises et des services, voire contre de l’argent. Sans aucun frein, sans aucune limite. L’argent c’est la fluidité absolue, c’est la relativité sans frein. Est-ce un hasard si l’on parle de liquide, de liquidité en parlant de l’argent ? Nous verrons que les dons fonctionnent de la même façon, dans une circulation d’obligations (de donner, de recevoir, de rendre) qui n’en finit pas.

            La dignité serait constituée par des points d’arrêt qui s’opposeraient de façon non moins absolue à ce flux universel. Tu traiteras l’autre comme un être capable d’avoir ses propres valeurs ; ou qui a eu cette capacité ; ou dont on espère qu’il l’aura un jour ou qu’il la retrouvera (s’il l’a perdue). Il y aurait des valeurs indépassables qui n’entreraient pas dans le flux des autres valeurs. On ne peut pas dissoudre l’humanité dans ce flux indéfini sans éprouver, sans qu’il n’y ait, sans qu’on ne s’impose une résistance.

            Jusque-là tout est clair ; mais, à la réflexion, cette opposition est dangereuse : pourquoi y aurait-il des valeurs qui s’exceptent ou qui soient exceptées du flux des autres valeurs ? Ce qui est dangereux dans l’analyse précédente, c’est la séparation qu’elle semble impliquer des valeurs monétaires qui sont fluctuantes - le cash flow en donne la meilleure image - et des valeurs morales, éthiques, politiques, qui paraissent s’en excepter. Est-ce que leur exception du flux par quelque modalité particulière empêche qu’elles en fassent partie ? Et leur façon d’être dans le flux n’implique-t-elle pas, pour le flux, des contournements qui, loin de le bloquer, le rend inventif ? Autrement dit, je ne suis pas sûr qu’il faille séparer les valeurs de dignité des valeurs fluctuantes, mais plutôt de regarder comment elles peuvent entrer, comment - peut-être - elles doivent entrer sur un mode spécifique en contact avec les autres valeurs sans l’inconditionnalité que Kant leur imagine, mais peut-être sur un mode spécifique. Rien de pire à coup sûr que de mettre à part ces prétendus points de butée inconditionnels échappant prétendument au flux, et de les tenir loin du flux non moins inconditionnel constitué par les valeurs marchandes. La tentation des morales est de les mettre à part, mais alors elles sont rattrapées par le flux dans lequel elles font beaucoup plus de dégâts que de bonnes choses. Des valeurs soit disant inconditionnelles sont des valeurs dont le flux peut aisément s’emparer. Si l’on veut que la moralité, l’éthique, une certaine conscience politique insistent, existent, il faut qu’elles soient conscientes de ce flux. Regardons comment les valeurs morales, éthiques, politiques, pratiques donc, pourraient participer à ce flux sans feindre de s’en excepter - ce qui est proprement impossible -.

            Car Kant lui-même, dans d’autres textes que celui que nous avons lu, loin de séparer comme le ferait une mauvaise lecture, les valeurs d’argent des valeurs morales, les met volontiers en contact les unes avec les autres, en insistant sur un mode de résistance propre plutôt que sur un mode d’opposition sans résilience. Il lui arrive de penser les valeurs morales au contact avec l’argent, et non pas séparées de l’argent - comme le suggérerait une rigueur analytique tout à fait absurde et sans pertinence -.

            Regardons ce texte de Kant, qui est écrit 65 pages avant celle que nous avons lue.

« Il est sans doute conforme au devoir que le débitant n’aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais en tout grand commerce le marchand avisé ; il établit, au contraire, un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu’un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n’importe qui. On est donc loyalement servi ; mais ce n’est pas à beaucoup près suffisant pour qu’on en retire cette conviction que le marchand s’est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité » (p. 95).

           Ce qui fait l’intérêt de ce petit passage, c’est qu’il fait une place à une valeur qui est intermédiaire entre les valeurs d’argent et les valeurs morales : la loyauté. La loyauté n’est pas sans calcul d’intérêt, que celui-ci s’avoue comme tel ou pas, qu’il se dise comme tel ou pas. En figeant les prix, elle sort un peu de la relativité du monde de l’argent du moins tel qu’il a été décrit précédemment, sans devenir pour autant une valeur morale. Il y aurait une plus grande probabilité qu’elle en soit une si le commerçant agissait contre ses intérêts, ce qui n’est pas le cas dans l’exemple. Mais la valeur de loyauté a au moins le mérite de ressembler à ce que pourrait être la morale. En tout cas, nous voilà devant une valeur de contact, de friction entre le monde de l’argent et le monde de la morale. C’est ce que nous cherchions et c’est ce que nous allons désormais développer.

            Il y a deux ou trois mille ans, on prenait moins de précautions pour parler du prix d’un être humain, lequel se marchande sans aucune difficulté avec Dieu.

            Dans la Bible, là où l’on attendrait la promotion de relations désintéressées, de dignité intrinsèque des personnes, le commerce est en réalité partout.  Comme dans les autres sociétés antiques qui entourent le peuple de Dieu, il est sans cesse question d’échanges, avec ou sans argent, entre Dieu et son peuple, entre Dieu et sa création, et entre les hommes pour se mettre en accord avec les exigences de Dieu. Le principe général de cette économie est le suivant : tout appartient à Dieu et le monde entier est en sa possession.

En Nombres 3, 13, Dieu rappelle : « Car tout premier-né m'appartient , le jour où j'ai frappé tous les premiers-nés en Israël , ceux des hommes comme ceux des bêtes m'appartiennent. Je suis le Seigneur (Adonaï)

            L’être humain est une des possessions de Dieu, mais elle a ceci de particulier qu’elle est appelée à être libre. Toutefois comment faire tenir ensemble la dignité de l’homme libre avec l’appartenance de l’homme à un Dieu ? Cette liberté d’une des propriétés de Dieu nécessite une sorte de contrat pour que l’alliance entre Dieu et sa créature perdure.

Il va donc être question sans cesse de règles de paiement entre Dieu et le peuple qu’il s’est choisi et pour lequel il veut la liberté. La condition humaine devant Dieu évolue donc entre grâce et dette, mais on peut dire que tout se paie, même les bienfaits de Dieu, qui doivent être reconnus et pour lesquels il faudra faire des actes de piété.

            L’économie du paiement ne se cantonne pas, comme on le croit trop souvent en théologie, aux affaires de culpabilité et de rédemption ; la question du paiement est bien plus large : c’est l’existence même qui est indue et nécessite que l’homme se souvienne toujours qu’il doit son existence à Dieu. Ainsi n’est-il pas du tout immoral dans la Bible de parler de rachat de vies humaines ou animales, comme le montre cet exemple de propriété divine.  

            Dans le livre des Nombres, il est rappelé que tous les premiers-nés appartiennent à Dieu, mais tous ne sont pas destinés à la même fonction. Certains servent au sanctuaire et d’autres aux affaires profanes. Le partage de propriété de Dieu et la vocation de chacun, ici, ne se fait pas entre les humains et les animaux, entre les êtres plus libres ou plus dignes que les autres, mais entre les premiers-nés et les autres. Ce principe rejoint la loi selon laquelle les prémices de tout ce que l’on obtient dans sa vie sont dues à Dieu.

            Ce passage raconte comment les lévites sont mis à part pour le service du sanctuaire. Cependant, les lévites étant trop peu nombreux proportionnellement aux premiers nés des fils d’Israël, il faut racheter les premiers-nés des fils d’Israël, humains et animaux, qui sont en surplus par rapport au nombre des lévites. Ce surplus est de 273. Pour qu’il ne soit pas attribué au service du sanctuaire sans être en dette avec Dieu, il faut payer une rançon pour racheter leur vie. On paie alors avec une monnaie spéciale pour le sanctuaire, le guera. Un guera sacré vaut 5 sicles profanes.Une rançon est donc payée par les familles des Israëlites d’où les premiers-nés n’auront pas été prélevés pour le sanctuaire. Soit 1365 sicles.

 Dans Nombres 3, 40-51, le rachat des premiers-nés
40. L'Éternel dit à Moïse : Dénombre tous les premiers-nés de sexe masculin parmi les Israélites, depuis l'âge d'un mois et au-dessus, et fais-en le relevé d'après leurs noms.
41. Tu prendras les Lévites pour moi, l'Éternel, à la place de tous les premiers-nés des Israélites, et le bétail des Lévites à la place de tous les premiers-nés du bétail des Israélites.
42. Moïse dénombra tous les premiers-nés parmi les Israélites, selon l'ordre que l'Éternel lui avait donné.
43. Tous les premiers-nés de sexe masculin qu'on dénombra, en comptant les noms, depuis l'âge d'un mois et au-dessus, furent 22 273.
44. L'Éternel parla à Moïse et dit :
45. Prends les Lévites à la place de tous les premiers-nés des Israélites, et le bétail des Lévites à la place de leur bétail ; et les Lévites m'appartiendront. Je suis l'Éternel.
46. Pour la rançon des 273 premiers-nés des fils d'Israël, qui sont en surnombre par rapport aux Lévites,
47. tu prendras cinq sicles par tête ; tu les prendras selon le sicle du sanctuaire, qui est de vingt guéras.
48. Tu donneras l'argent à Aaron et à ses fils, pour la rançon de ceux qui dépassent le nombre des Lévites.
49. Moïse prit l'argent pour la rançon de ceux qui dépassaient le nombre des rachetés par les Lévites ;
50. il prit l'argent des premiers-nés des Israélites : 1 365 sicles, selon le sicle du sanctuaire.
51. Moïse donna l'argent de la rançon à Aaron et à ses fils, sur l'ordre de l'Éternel, comme l'Éternel l'avait commandé à Moïse.

            On voit ici que toute vie, humaine ou animale, est à Dieu et qu’il faut payer une rançon au sanctuaire pour libérer, dégager de leurs obligations sacrées des vies qui sans cela constitueraient une dette envers Dieu.

           S’il n’y a plus souvent lieu, dans nos cultures, dans des conditions normales (en exceptant les cas de rançons entre des nations en guerre ou entre groupes armés, par exemple),  de racheter par de l’argent des vies, nous sommes allés si loin dans cette direction (du refus de payer) que nous répugnons à conclure des marchés qui pourraient être utiles et considérons souvent comme impayables des actes et des êtres qui ne le sont que par tabou irrationnel plutôt qu’en donnant des raisons dûment construites. Mais la question se pose : résout-on des problèmes à coups d’interdit ?
 

II. Résout-on des problèmes à coups d’interdit ?

 

            Il ne serait que trop facile de montrer que les valeurs économiques sont solidaires de passions et de valeurs diverses de portée morale. Les valeurs économiques déclenchent des valeurs passionnelles ou éthiques qui leur sont conformes. Hume dit - et il n’est certainement pas le premier à le faire - que le plus difficile est de faire que l’ouvrier, le paysan, ne travaillent pas seulement pour satisfaire leurs besoins mais qu’ils besognent pour faire de la plus-value, c’est-à-dire pour qu’ils mettent tout leur intérêt à faire qu’avec la somme S qu’ils possèdent, ils puissent faire une somme S + ΔS et recommencer ; puis voir là tout leur avantage. Intimer cette passion-là est une façon de diriger toutes les passions vers la seule passion de l’enrichissement, laquelle procure le sentiment de puissance (Nietzsche, Aurore, § 204). Mais l’inverse est vrai aussi : des situations passionnelles et éthiques appellent des règlements économiques. Regardons-le en prenant trois exemples qui vont nous montrer des contacts, des confrontations, plus ou moins réussis entre les valeurs monétaires et les valeurs éthiques, morales, politiques, qui appellent des résolutions économiques, monétaires, et qui mettent à mal la notion de personne, non pas parce que les attitudes dont nous allons parler sont particulièrement immorales, mais parce que la notion même de personne - telle que Kant l’oppose aux valeurs marchandes - est peut-être inadaptée à l’éthique et à la morale.

II.1. L’exemple du don du sang

 
            On a voulu très souvent dériver la valeur de gratuité du don du sang de la notion même de personne. Le sang que je transmets à des patients que je ne connais pas ou que je reçois moi-même si je suis malade de la part de donateurs que je ne connais pas n’aurait pas de prix estimable et du coup sa collecte serait vouée à la gratuité ; il aurait trop de prix pour être payé. Cette gratuité du sang que j’ai transmis, je la dois à la vie de l’autre dont la valeur est infinie, comme je me la dois à moi-même, si je reçois ce sang, pour la même raison inversée : il doit tenir ma vie comme étant de valeur infinie tandis que je tiens ma propre vie comme étant de valeur infinie.
 
            Mais ne peut-on pas faire un usage inverse de cette notion de personne et dire que les poches de sang vont sur le marché où elles acquièrent un prix. Pourquoi ne pourrait-on pas loyalement (j’utilise à dessein ce mot) payer la personne qui a contribué à ce qu’elles existent - comme le font d’ailleurs certains pays qui ne pèchent ni contre la raison ni contre la notion de personne - ? La société ne peut-elle pas respecter la personne en la dédommageant loyalement, si celle-ci le veut bien entendu, car elle pourrait choisir librement la gratuité ? Des pays choisissent de payer les poches de sang à ceux qui acceptent de le livrer ne traitent pas plus mal la personne ; certains points de vue nous permettraient même de dire : au contraire.

            Il faut tordre la notion de personne à loisir pour en dériver qu’il est moralement ou éthiquement interdit de payer les donateurs, lesquels en l’occurrence, sont plutôt des vendeurs. La dérivation du non-paiement à partir du caractère inestimable de la notion de personne nous conduit de mal en pis.

            On pourrait évidemment reproduire l’argument avec les dons d’organes, dont on connaît le marché parallèle à celui de la gratuité et dont on souligne le caractère contestable du mode de vente et d’achat, en particulier en raison de son danger. Mais enfin est-ce déroger aux droits de la personne que d’être rétribué pour en sauver une autre, pourvu, bien entendu que celle-là soit consentante et suffisamment informée sur les risques encourus ? L’argument sanitaire et économique qui est curieusement invoqué au nom de la loi morale contre l’insuffisance du consentement de ceux qui seraient prêts à braver le danger en raison de leur pauvreté ne revient-il pas à priver ces personnes d’une liberté élémentaire, celle de disposer de leur propre corps, sous prétexte qu’elles sont pauvres et qu’elles sont incapables de faire la pesée que les autres, plus fortunés et plus instruits, sont capables de faire ? C’est une question que je pose. Ne nous affrontons pas sur ce point-là, même s’il est difficile d’y résister : je veux seulement montrer ceci : que la notion de personne est ployable à merci et que l’on peut, en se revendiquant de ce qu’on doit à la personne, légitimer les actes les plus contraires. Il en est ainsi parce que l’être que l’on désigne comme personne qui aurait des droits n’est généralement pas seul, mais qu’il est lié à d’autres êtres qui situés autrement dans des circonstances données ne s’estiment pas être des personnes de la même façon que la première. Il en résulte toutes sortes de contradictions qui rendent les problèmes éthiques insolubles.

II.2. L’exemple de la GPA

            Ne parlons qu’à grands traits de la GPA (gestation pour autrui) qui soulève à peu près les mêmes problèmes. On peut pointer qu’un enfant est acheté et vendu contre de l’argent et s’en émouvoir ; mais il serait aussi tout à fait injuste de ne pas payer un acte qu’un couple qui ne peut pas avoir d’enfants par lui-même estime de valeur infinie et de l’interdire totalement sous prétexte que, s’il avait lieu, l’enfant ne serait plus qu’une chose dans ce service vendu. Mais à supposer qu’il soit mal de vendre un tel service, ne serait-il pas d’une aussi grande injustice de ne pas dédommager la mère dite porteuse qui rend consciemment et délibérément un service de valeur infinie au couple qui souhaite être parents ?

            Là encore on voit que l’on tord la notion de personne de telle sorte qu’elle serve des intérêts extrêmement différents, comme si elle ne pouvait trouver son fondement en elle-même comme on le prétend, alors qu’elle est trop contradictoire pour qu’on puisse la prendre comme fondation d’un grand nombre d’actes. Le problème est que les difficultés que nous rencontrons ne sont pas seulement liées à la perversité ou au peu de scrupule des acteurs de la situation que nous avons sommairement décrite mais à la fonctionnalité extrêmement défectueuse de la notion de personne. On voit, par les deux cas précédents, combien le point de vue moral, par sa prétention à opposer au flux des choses comme elles vont et à leur permanente conditionnalité, des valeurs prétendument inamovibles et inconditionnelles, bloque plutôt qu’il ne sert à résoudre les problèmes et qu’il est plutôt de l’ordre du tabou que de l’ordre de la raison. L’opération d’implanter un embryon n’est pas sans risque : donc il ne faut rien faire, même si les intéressés y consentent. La loi, qu’elle soit morale ou civile, doit les protéger contre eux-mêmes. On peut faire dire à la personne tout ce qu’on veut ; elle n’est pas une notion avec laquelle on peut travailler en morale, en éthique, en politique. Mais s’il faut ployer les valeurs principales - dignité, personne, etc. - c’est qu’elles ne sauraient avoir le caractère absolu qu’elles prétendent avoir ; qu’elles sont toujours hypothétiques et dépendent des situations. Ou alors, si ceux qui posent de telle valeurs ou de telles dérivations de valeurs les tiennent pour rationnelles, qu’ils montrent que leur caractère absolu est autre chose qu’une affaire de croyance ![2]

II.3. La question du contrat

            Étendons notre propos de façon abstraite au politique : aux XVIIe et XVIIIe siècles apparaissent des conceptions contractualistes de l’État : l’État serait fondamentalement issu d’un contrat qui serait le principe et la mesure de ses lois. En gros, il s’agit toujours de faire en sorte que les lois ne lèsent personne et soient admises par tous, chacun s’y pliant et participant à la législation de telle façon que les autres s’y plient et y participent de la même façon. Fort bien, mais il y a bien des façons d’entendre ce contrat que nous venons d’énoncer de façon volontairement abstraite. Comparons la façon dont l’énonce Rousseau avec celle de Locke qui a formulé un contrat une cinquantaine d’années auparavant.

            Au problème que Rousseau pose en ces termes - « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (p. 360) -, il apporte cette solution : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout » (p. 361). Un peu plus loin, au chapitre suivant, Rousseau parle de la « sainteté » du contrat qui fait qu’il « ne peut jamais s’obliger, même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte primitif, comme d’aliéner quelque portion de lui-même ou de se soumettre à un autre Souverain » (p. 363).

            On voit que l’argent et les valeurs marchandes, sans être exclus du contrat, n’en sont pas le fondement. Le contrat ne sert qu’à établir les règles légitimes qui permettent, au sein de l’État, de commercer, de produire, d’échanger, de distribuer, de consommer ; mais cette légitimité n’est pas elle-même négociable. À la différence de ce qui se passe chez Locke pour qui l’installation des valeurs marchandes, qui n’a rien de sacré, implique un contrat dont le but avoué est de faire que des individus qui n’ont pas les mêmes intérêts spéculatifs, religieux, peuvent néanmoins s’entendre sur la possibilité de faire commerce entre eux, y compris de leur propre force de travail qui met en valeur leur personne :

« Par pouvoir politique, j’entends, dit-il, le droit de faire des lois [...] afin de réglementer et de préserver la propriété, ainsi que d’employer la force de la communauté pour l’exécution de telles lois et la défense de la république contre les déprédations de l’étranger, tout cela en vue du bien public » (p. 76).

            On voit que la propriété est mise en avant, à tel point que le lien que j’ai fondamentalement avec ma personne est un lien de propriété (p. 91). Je suis à moi-même mon propre bien. La propriété est le bien essentiel qui est à défendre. Nul caractère sacré. C’est la possibilité d’acheter et de vendre son bien à commencer par ma personne même qui m’appartient qui justifie la notion de contrat. Entendons bien que les échanges n’attendent pas le contrat pour être des échanges, mais ils en ont besoin pour être équitables et être garantis, comme d’une espèce d’outil. Loin de n’avoir de valeur qu’en soi, sacrée, le contrat n’a de valeur qu’hypothétique. Si je veux vivre en paix avec mes partenaires, alors il faut que j’en passe par un tel contrat.

II.4. La morale et l’argent

            Tirons quelques interrogations à propos ou à partir de nos trois exemples. Il est beau de distinguer, par l’analyse, les valeurs d’argent des valeurs morales, éthiques, religieuses, mais il faut se garder de croire que la réalité de ces valeurs ne soit pas dans le mélange : ceux qui veulent séparer les valeurs marchandes des valeurs morales ou éthiques n’aboutissent jamais à autre chose qu’à favoriser des blocages, d’un côté, voire qu’à se rendre complices de coquinerie, sous couleur de sainteté, de l’autre. Quand on croit pouvoir ainsi opposer réellement les valeurs, on se trouve dans la situation paradoxale que dénonçait Pascal dans sa Septième Lettre Provinciale dans laquelle l’auteur avait fustigé les Pères jansénistes qui entendaient séparer les valeurs dignes d’être offertes à Dieu et les valeurs mercantiles que l’on pouvait bien abandonner à la terre. Or il faut plutôt se demander si l’une des figures privilégiées du cynisme ne tient pas précisément dans cette opposition plutôt que dans la seule valeur de l’argent ? Écarter l’argent de la morale n’est-ce pas ouvrir la porte toute grande à l’immoralisme et, sous couleur de morale pure, favoriser un immoralisme qui n’attend que cet écart pour sévir ? L’angélisme et le cynisme ne sont-ils pas de vieux complices ? Ne font-ils pas bon ménage ? Vouloir que l’argent ne vienne pas souiller des affaires morales, politiques et religieuses, cela signifie aussi vouloir que la morale et l’éthique ne viennent pas se mêler des affaires d’argent pour qu’on les regarde de près, et permettre ainsi aux affaires d’argent de se libérer de toute loyauté. Il faut prendre garde aux bonnes intentions de ceux qui veulent éloigner l’éthique et la morale des affaires d’argent pour préserver leur sainteté, alors qu’ils ne veulent que pouvoir bien tranquillement profiter de l'argent sans avoir de compte à rendre à personne ; ou, quand ils ne veulent pas en profiter eux-mêmes, de permettre à ceux qui le veulent de le faire. Les coquins ont, avec les belles âmes, le même souci de vouloir écarter les valeurs marchandes - en particulier financières - des valeurs morales, éthiques et religieuses. Les belles âmes ne se mêlent pas d’argent ; les cyniques n’attendent que cela pour vaquer à leurs affaires frauduleuses. On pourrait trancher le problème en renvoyant dos à dos la morale et le cynisme, comme si la morale était en opposition au cynisme. Or il s'agit, à nos yeux, tout au contraire, quand on accepte la relativité différentielle de toutes les valeurs, quand on en accepte le flux, de s’efforcer de le comprendre, de le prendre en charge, de l’inventer dans sa relativité propre aux valeurs morales qui, si on voulait qu’elles restent stables, inconditionnelles et hors du temps, seraient aussitôt transformées en fétus de paille.
 
            En tout cas, ce n’est pas cet angélisme qui est mis en scène dans les deux textes que nous allons commenter. Jésus choisit de nombreuses paraboles économiques pour parler du règne de Dieu. Mais il ne dit jamais que l’argent est mauvais en soi, ni qu’il est mauvais d’en posséder. Il remet d’ailleurs l’argent à sa juste place et ne se laisse pas prendre à la mauvaise foi de ceux qui l’interrogent sur l’impôt dû à César.

Matthieu 22 : 15-22
15. Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil sur les moyens de le prendre au piège en parole.
16. Ils envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire : Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes la voie de Dieu en toute vérité, sans te soucier de personne, car tu ne regardes pas à l'apparence des gens.
17. Dis-nous donc ce que tu en penses : est-il permis ou non de payer la capitation à César ?
18. Mais Jésus, qui connaissait leurs mauvaises intentions, répondit : Pourquoi me mettez-vous à l'épreuve, hypocrites ?
19. Montrez-moi la monnaie avec laquelle on paie la capitation. Ils lui présentèrent un denier.
20. Il leur demande : De qui sont cette image et cette inscription ?
21. — De César, lui répondent-ils. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.
22. Étonnés de ce qu'ils avaient entendu, ils le laissèrent et s'en allèrent.

            Jésus refuse ici de mettre sur le même plan une obligation circonstancielle et la foi en Dieu. Si sa foi avait été une raison pour refuser de payer l’impôt à César, ses détracteurs auraient pu le faire arrêter.

            C’est davantage l’usage de l’argent qui est questionné par Jésus que l’argent en lui-même. Quand Jésus va dans la maison de Zachée, il montre que même avec un métier comme celui de collecteur de taxes, on peut choisir d’être honnête ou de ne pas l’être. L’argent en lui-même n’est pas sale, c’est ce qu’on en fait qui compte.

            Dans la parabole de l’intendant habile, Jésus raconte une histoire paradoxale dans laquelle un intendant, sachant qu’il est en faute vis-à-vis de son maître, remet leur dette aux débiteurs de ce maître, pour se faire aimer d’eux et qu’ils l’accueillent quand le maître l’aura chassé de son poste. Le plus cocasse est que le maître félicite l’intendant parce qu’il a été habile dans ses rapports humains.

Luc 16 : 1-14
1. Il disait aussi aux disciples : Un homme riche avait un intendant ; celui-ci fut accusé de dilapider ses biens.
2. Il l'appela et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends compte de ton intendance, car tu ne pourras plus être mon intendant.
3. L'intendant se dit : Que vais-je faire, puisque mon maître me retire l'intendance ? Bêcher ? Je n'en aurais pas la force. Mendier ? J'aurais honte.
4. Je sais ce que je vais faire, pour qu'il y ait des gens qui m'accueillent chez eux quand je serai relevé de mon intendance.
5. Alors il fit appeler chacun des débiteurs de son maître ; il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ?
6. — Cent baths d'huile, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet, assieds-toi vite, écris : cinquante.
7. Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? — Cent kors de blé, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet et écris : Quatre-vingts.
8. Le maître félicita l'intendant injuste, parce qu'il avait agi en homme avisé. Car les gens de ce monde sont plus avisés dans leurs rapports à leurs semblables que les fils de la lumière.
9. Eh bien, moi, je vous dis : Faites-vous des amis avec le Mamon de l'injustice, pour que, quand il fera défaut, ils vous accueillent dans les demeures éternelles.
10. Celui qui est digne de confiance dans une petite affaire est aussi digne de confiance dans une grande, et celui qui est injuste dans une petite affaire est aussi injuste dans une grande.
11. Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance avec le Mamon injuste, qui vous confiera le bien véritable ?
12. Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui appartenait à quelqu'un d'autre, qui vous donnera votre propre bien ?
13. Aucun domestique ne peut être esclave de deux maîtres. En effet, ou bien il détestera l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon.
14. Les Pharisiens, amis de l'argent, écoutaient tout cela et tournaient Jésus en dérision.
15. Il leur dit : Vous, vous vous faites passer pour justes devant les gens, mais Dieu connaît votre cœur ; car ce qui est élevé aux yeux des gens est une abomination devant Dieu.
 
            Dans ce passage de l’Évangile de Luc, Jésus parle de ceux qui servent Mamon - Mamon étant un Dieu qui réclamait des sacrifices humains - ceux qui commercent avec la culpabilité des gens et leur font payer le pardon parce qu’ils aiment l’argent plus que Dieu et plus que leur prochain. C’est dans ce passage aussi qu’il annonce que toutes les brebis perdues seront retrouvées, que tous ceux qui sont perdus parce qu’ils sont pécheurs aux yeux de Dieu seront retrouvés par lui. Il s’agit donc ici de parler du règne de Dieu selon ses valeurs. Dans la parabole de l’intendant habile, ceux à qui sera retirée l’intendance des affaires de Dieu ne sont autres que les Pharisiens qui aiment l’argent et n’aiment pas leurs contemporains. Il est temps pour eux de se convertir à la miséricorde et de commencer à remettre les dettes à leurs contemporains, c’est-à-dire de leur faire grâce, pour que, par ce signe d’amour du prochain, ils participent au règne de Dieu et qu’ils montrent qu’ils se sont convertis. L’intendant habile est loué même par son maître, parce qu’il a fait passer les bonnes relations avec ses contemporains avant l’argent de son maître. Il montre que l’essentiel n’était pas l’argent accumulé, mais les relations humaines avec les débiteurs de son maître. Évidemment c’est impossible dans la réalité, mais ici, l’argent comme moyen de relation est mis en balance avec l’argent comme fin.

III. L’argent et l’enseignement des valeurs

            Nous n’allons plus désormais opposer les valeurs monétaires aux valeurs éthiques et politiques, mais nous considérerons comment elles se lient et se suturent entre elles dans une opposition qui peut bien être analytique mais qui n’est pas existentielle. Bien sûr, elles le font en des milliers de façons et il ne s’agit ni d’en faire l’inventaire, ni d’en faire le classement ; mais de faire sentir, en prenant des exemples suffisamment divers, comment la chose est possible et comment elle se fait, sans que l’on n’ait à s’effaroucher de leur rapprochement.

            Commençons par remarquer que le vocabulaire moral, éthique, juridique – en particulier dans le droit pénal – est un vocabulaire de paiement. Il l’est dans la langue ordinaire (« il/elle me le paiera », quand une personne ne s’est pas conduite comme je m’attendais ou souhaitais qu’elle se conduise) ; il l’est depuis l’Antiquité, même chez les philosophes qui se plaignent le plus de la proximité des valeurs d’argent et des valeurs plus sacrées. Il l’est, chez Platon même, dans de nombreux textes où il s’agit de rendre compte d’actes moraux, éthiques, par l’idée de paiement. Dans le Ménon, il s’agit de payer ses fautes à Perséphone et, de façon obscure, il évoque, dans le Cratyle l’âme comme devant payer ce qu’elle doit payer. Juste avant qu’il ne rende son dernier souffle, Socrate demandera, de façon très énigmatique, dans un petit passage du Phédon – d’autant plus énigmatique que ce sont ses dernières paroles qui retiendront particulièrement l’attention de Nietzsche – que l’on satisfasse un dernier vœu : nous devons un coq à Esculape, le dieu de la médecine. Socrate se rappelle l’argent au moment même de mourir. Prenons garde toutefois que tout paiement ne s’effectue pas par de l’argent et que l’argent est bien ce qui fait le litige entre Socrate et les Sophistes, qui étaient des professeurs de politique, d’éthique, qui se faisaient payer à prix d’or, quand ils étaient très bons – c’est-à-dire quand ils apprenaient bien aux jeunes gens très riches et bien sélectionnés à être habiles dans les discours pour obtenir des fonctions importantes. Un trafic se fait alors sur des choses sacrées, en particulier sur la vérité et sa recherche, ou sur le bien et son utilisation ; ce trafic est condamné par Socrate essentiellement parce qu’il se fait au moyen de l’argent. Il faut tâcher de comprendre pourquoi ce que Socrate au moins, sinon Platon, reproche aux Sophistes. Nous verrons que Rousseau est à peu près dans les mêmes dispositions à l’égard de l’argent, sur un terrain plus directement politique.

            Ce qui, à nos yeux, est en cause, ce n’est pas tellement que ce qu’ils font, c’est-à-dire un certain travail sur le discours, soit échangeable ; mais qu’il le soit contre de l’argent. C’est l’argent qui fait problème, en ce que, j’échange ce que j’apporte contre quelque chose qui me donne un clavier indéfini de pouvoirs, lequel ouvre la porte à tous les abus. C’est en cela que l’argent a quelque chose de profanateur, de sacrilège et de diabolique et qu’il entre en contradiction avec le fait de produire et de délivrer des connaissances. Si Socrate ne conteste pas plus que les gens raisonnables, la légitimité de recevoir de l’argent quand on se livre à une activité intellectuelle - nul n’est un pur esprit et il faut bien vivre -, en revanche quand ce prix devient très élevé, le surplus devient extrêmement contestable ; et plus encore quand ce prix est monnayé en argent, qui éminemment permet les surplus et la libre disposition des surplus, c’est-à-dire de faire de l’argent avec de l’argent, soit directement soit par du travail interposé.

            Il me semble que, mutatis mutandis, le Christ reproduira le même discours quand on le met en scène avec le diable qui lui propose la possession du monde. Il y a, dans l’argent, toujours, cette idée de possession universelle, qui n’existe pas dans toute forme d’échange et, à plus forte raison, dans toutes sortes de dons, quand il n’est pas un don d’argent. L’argent surpaie celui qui en a, ou celui qui en reçoit de fortes sommes, parce qu’il permet de faire énormément de choses que ne peut pas faire un don qui serait de valeur égale.

            La question de la simonie, qui est au cœur du protestantisme, ce n’est pas tellement le fait que l’on puisse parler d’achat, de rachat par le sang du Christ qui fait problème, mais le fait qu’on ait essayé de le transcrire en espèces sonnantes et trébuchantes : les indulgences.

IV. Les valeurs marchandes et les valeurs morales, éthiques et politiques

            Reprenons le fil de notre discours et regardons de quoi sont cousues les valeurs marchandes et les valeurs morales, éthiques et politiques, quand elles le sont ensemble. Repérons que les sciences qui s’occupent des valeurs morales, éthiques et politiques, le font souvent grâce au schème des paiements, et même des paiements en argent.

            Paul ne les oppose pas et c’est sans doute ce qui lui a valu d’être si mal jugé. Bentham le lui a reproché, non sans mauvaise foi, car il a été inutilement sévère avec Paul qu’il a soupçonné assez gratuitement de détournement de fonds – en particulier de fonds qui devaient parvenir aux pauvres et qui ont servi à financer un de ses voyages. Paul serait prévaricateur. Pourquoi pas ? Mais ce moralisme affecté de Bentham ne saurait ni être conforme à l’utilitarisme qu’il construit, ni être la mesure de tout ce qui est en jeu. À quoi bon soumettre, sans beaucoup de preuve, Bentham à un examen de moralité quand, par ailleurs, l’utilitarisme conteste toujours le moralisme ? Mais surtout, ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est une enquête fine cherchant à comprendre comment se suturent les valeurs économiques et les valeurs prétendument non économiques ; comment elles forment des réseaux, sans que les unes ne soient en rapport de fondement à l'égard des autres.
            Trois textes sont ici fondamentaux ; ils sont tous trois de Bentham, chacun des trois étant prélevé dans des textes différents.  Le premier est recueilli par E. Halévy.
 

IV.1. L’argent comme instrument de mesure

           Si l’argent est tellement éloigné des valeurs morales, éthiques et religieuses, comme le soutiennent certains, comment se fait-il qu’il les représente aussi bien ? Et, cette fois, le plaidoyer de Bentham n’est pas en faveur du moralisme, mais souligne un point tout à fait frappant de l’utilisation du schème de l’argent dans les sciences humaines, surtout quand celles-ci recourent au calcul des probabilités. Le calcul des probabilités est lui-même, pour se développer, très grand utilisateur du schème des jeux et de celui de l’argent.

            Voici le texte qui commence par une sorte de provocation à l’égard des moralisateurs et s’achève par la remarque que nous venons d’esquisser :

« Si, ayant une couronne en poche et n’ayant pas soif, j’hésite entre acheter une bouteille de bordeaux pour me désaltérer ou la dépenser pour donner le moyen de vivre à une famille que je vois sur le point de périr faute d’assistance, tant pis pour moi au bout du compte : mais il est clair que, aussi longtemps que j’ai continué à hésiter, les deux plaisirs, de la sensualité d’une part, et de la sympathie d’autre part, auraient exactement pour moi la valeur de cinq shillings, seraient exactement égaux pour moi ».

            Ainsi peut-on mesurer le degré de moralité de quelqu’un par l’argent. Le texte se poursuit ainsi, de façon beaucoup moins provocatrice :

« Je demande une trêve à notre homme du sentiment, pour le temps où, par nécessité et seulement par nécessité, je parle et j’exhorte l’humanité à parler un langage mercenaire. Le thermomètre est l’instrument qui sert à mesurer la chaleur de l’atmosphère ; le baromètre est l’instrument qui sert à mesurera pression de l’air. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de ces instruments devront en trouver d’autres qui soient plus exacts, ou dire adieu à la philosophie naturelle. L’argent est l’instrument qui sert de mesure à la quantité de peine ou de plaisir. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de cet instrument devront en trouver quelque autre qui soit plus exact, ou dire adieu à la politique, à la morale.
Que nul ne soit donc surpris ou scandalisé s’il me voit au cours de cet ouvrage, évaluer toute chose en argent. C’est seulement de cette manière que nous pouvons obtenir des parties aliquotes pour nos mesures. Si nous pouvons dire d’une peine ou d’un plaisir qu’il vaut tant d’argent, il devient inutile d’en rien dire au point de vue de la quantité, il n’y a ni proportion ni disproportion entre les peines et les crimes ».
Bentham J., cité par Halévy É., La formation du radicalisme philosophique, I. La jeunesse de Bentham (1776-1789), PUF, Paris, 1995, p. 306-309.

            Les situations éthiques sont souvent représentées par des loteries, des pesées, des jeux dont on arrête le cours prématurément, des systèmes de pertes et de gains liés à ce qu’on espère dans une situation, sans qu’on ne se soit toujours avisé de ce qui nous poussait à cette représentation. C’est un fait : cela est resté tel aujourd’hui, et pas seulement dans un contexte utilitariste ; on peut bien dénoncer la contingence de cette famille de représentations ; elle revient toujours, comme si elle venait du fond des temps et d’une nature humaine dont nous ne pensons pourtant pas qu’elle existe. Il est vrai que nous ne savons pas par quoi nous pourrions remplacer ces schèmes qui sont reconduits générations après générations, comme s’il n’y avait aucun moyen d’y échapper.
 

IV.2. L’opposition entre la dignité et le prix

            Le deuxième texte est une critique de l’opposition entre la dignité et le prix. La dignité peut être un masque du prix. Bentham nous en avertit dans le texte suivant. Bentham fustige l’attitude arborée par ceux qui, sous une allure de dignité, ne parviennent qu’à masquer les questions d’argent – qu’ils savent pertinemment être sous le masque. Brisant le tabou de la distinction entre la dignité et le prix, Bentham voit, devant toute revendication de dignité, s’avancer, de façon plus ou moins explicite, une facture :
« A chaque fois que vous voyez de la dignité, vous pouvez être sûrs que l’argent est nécessaire à son soutien ; et que, dans la mesure où la fortune personnelle du dignitaire se révèle insuffisante, c’est vers l’argent public levé par les impôts qui pèsent sur tous les autres individus, selon le principe de libéralité, qu’on se tourne pour y suppléer. Pratiquée par un homme à ses propres dépens, la libéralité peut être ou ne pas être une vertu, selon les circonstances. Pratiquée aux dépens du public, elle ne peut jamais être autre chose qu’un vice »[3].

            Il est vrai, plus largement, que ceux qui parlent de la valeur infinie de la personne, de sa dignité ou de son caractère irremplaçable, ne laissent pas de recueillir des héritages et de contracter des assurances décès, qu’ils ne délaissent pas sous prétexte qu’elles n’ont pas de prix, mais qu’ils revendiquent et consomment jusqu’au dernier centime lorsque l’événement tragique arrive : comment les innocenter du double discours ? Si on les prenait au mot, seraient-ils en droit de réclamer quelque somme d’argent que ce soit ? Ne sentiraient-ils pas immédiatement leurs contradictions ?

            On pourrait, dans la même lignée, contester l’idée de désintéressement. Les utilitaristes classiques ont généralement contesté la possibilité, pour un acte, d’être désintéressé. Pour aller vite, le désintéressement est toujours lié, à leurs yeux, à l’inconscience de l’intérêt qui le sous-tend.
 

IV.3. L’argent et les valeurs éthiques et politiques

            Le troisième texte accomplit la suture entre les valeurs éthiques et politiques (que l’on peut souvent se représenter comme un tissage de passions liées aux plaisirs et aux douleurs) avec des quantités d’argent, des probabilités de les gagner ou de les perdre. Une pratique des réseaux plutôt qu’une opposition. Une certaine valeur morale a une façon de s’installer parmi les autres valeurs que n’ont pas ces traits. Il faut, pour décrire ces valeurs morales, comprendre comment elles s’insèrent parmi les autres et non pas en rester à une attitude analytique.

« À fortunes inégales : le plus riche étant le perdant, le plus pauvre étant le gagnant : l’effet produit sur le bonheur par le transfert peut être, dans ce cas, soit une perte, soit un gain.
Le fait que ce soit l’un ou l’autre dépendra en partie du degré de l’inégalité, en partie de l’ampleur de la portion de richesse transférée. Si l’inégalité est très petite et si la richesse transférée est aussi très petite, l’effet produit sur la somme de bonheur peut être une perte. Mais si l’une ou l’autre est autre que très petite, et, à plus forte raison si l’une et l’autre sont autres que très petites, l’effet sur le bonheur sera un gain. [4]
Si le revenu du plus riche est de 100.000 £ par an et si le revenu du moins riche est de 99.999 £ par an ; si la richesse prélevée sur le premier est transférée au moins riche, soit 1 £ par an ; l’effet produit sur la somme de bonheur penchera du côté de la perte ; il y aura plus de bonheur perdu par le plus riche que gagné par le moins riche.[5]
On trouve ici une cause qui fait pencher la balance du côté du mal dans la pratique des jeux de hasard <gaming>. [6]
Le revenu du plus riche qui perd est de 100.000 £ par an ; le revenu du moins riche gagnant, 10 £ par an. - la richesse perdue par le plus riche et gagnée par le moins riche est d’1 £ par an. Plus de bonheur sera gagné par le gagnant moins riche que perdu par le perdant plus riche.
C’est de là que vient que, si les effets de premier ordre étaient seuls pris en compte, la conséquence serait que si, par hypothèse, on établissait une nouvelle constitution en ayant bien en vue la finalité du plus grand bonheur du plus grand nombre, on aurait une raison suffisante pour prendre le contenu de la richesse aux plus riches et pour le transférer aux moins riches, jusqu’à ce que les fortunes de tous se ramènent à l’égalité ou à un système d’inégalité qui diffère si peu de l’égalité parfaite que la différence n’en vaudrait pas le calcul.
Mais si vous faisiez appel aux effets de second ordre et à ceux de troisième ordre, vous obtiendriez alors un effet inverse : à la maximisation du bonheur se substituerait au premier rang l’annihilation universelle du bonheur - au rang suivant, celle de l’existence. Le mal de second ordre  : l’annihilation du bonheur par l’universalité de l’alarme et le gonflement (de la probabilité) du danger en certitude. Le mal du troisième ordre : l’annihilation de l’existence par la certitude de la non-jouissance du fruit du travail ; il suit de là l’extinction de tout attrait au travail. »
[Bentham J., Pannomial Fragments, Bowring, III]

            L’idée est que, si je veux faire une redistribution de l’argent accumulé par une société par l’impôt, il ne faut pas que j’aie seulement l’œil fixé sur les inégalités monétaires ; il faut que je surveille les affects obtenus en voulant rectifier ces inégalités. Si j’ai l’œil exclusivement fixé sur les plus-values, je ne comprendrai pas le jeu des plaisirs et des douleurs qui, pour être « secondaire » n’en est pas moins essentiel à prendre en compte si je ne veux pas faire de dégâts sociaux.

            On voit que Bentham, dans ses Pannomial Fragments, fabrique une « machine » qui lie les phénomènes économiques primaires aux phénomènes affectifs secondaires, qui lissent les premiers et nous apprennent à ne pas les prendre seuls en compte. Ce qu’on présente ici, ce sont donc des jeux de systèmes dont il ne faut pas forcément penser que les uns sont les fondements des autres. Ils comptent autant les uns que les autres et ils sont en quelque sorte soudés les uns aux autres et solidaires les uns des autres.

            Entendons-nous : Bentham ne dit pas qu’il ne faut pas faire de redistribution ; mais il veut qu’elle soit graduée et programmée le plus intelligemment qu’il se peut, en faisant que les valeurs du marché ne soient pas les seules valeurs prises en compte. Il s’agit de fabriquer le plus grand bonheur pour le plus grand nombre et non de faire la plus grande plus-value pour le plus grand nombre. Ces deux calculs sont différents, même s’ils ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre. L’utilitarisme est si peu une simple figuration du marché que la façon dont le marché se forme est toujours liée à des configurations affectives qui sont dans un rythme différent et dans une temporalité différente de ceux de ce marché, même s’il y a connexion permanente et tension de l’un avec les autres. On voit ici qu’une des valeurs les plus sacrées – l’égalité et la justice ou, du moins, la moindre inégalité – sont évidemment arrimées aux valeurs d’argent dont elles ne subissent l’effet qu’à contre-temps.

            Terminons en remarquant que l’entrelacement du travail benthamien est fruste, mathématiquement parlant. On pourra aller plus loin, à l’avenir, en inventant des formes mathématiques beaucoup plus fines, comme le fait Harsanyi dans sa théorie des jeux. Mais les structures présentées font partie de ce que Mauss appelle des « phénomènes sociaux totaux », c’est-à-dire des structures dans lesquelles « s’expriment, à la fois et d’un coup, toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales - et celles-ci politiques, familiales en même temps, et économiques - et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation ou plutôt de la prestation ou de la distribution » (p. 64).

            Et pourtant, on a beau admettre toutes ces coutures entre les valeurs économiques et les autres, qu’elles soient éthiques, morales, religieuses, cela ne veut tout de même pas dire que leur mélange les rend toutes identiques : quelqu’un qui mêlerait à une oraison funèbre des considérations financières – entrant dans le détail sur les achats et les ventes qu’aurait pu faire le défunt, sur l’héritage qu’il laisse, sur les choses qu’il reste à payer en son nom – commettrait au moins une grave faute de goût, qui peut se solder par le ridicule de celui qui parle, mais aussi par une vague impression de sacrilège liée au mélange de ce qui ne devrait pas être mêlé. Ainsi, si liées soient-elles aux autres, il est certaines valeurs qui nous paraissent dépasser la contingence des circonstances où elles ont pris naissance et mériter plus de respect que d’autres. Irrésistiblement, nous séparons certaines valeurs qui semblent alors n’avoir rien à faire avec la circulation des prix et nous tenons pour une indécence le fait de les mêler, comme si ces valeurs n’appartenaient pas à la même temporalité ; ou comme si, à l’intérieur des choses cursives ou contingentes, on pouvait dire et exprimer des choses qui ne le sont pas et ont leur propre temporalité et qui, d’une certaine façon, donnent un sens à celles qui courent, sans que l’inverse ne soit vrai. L’argent s’inscrit dans un très grand nombre de strates de temporalité ; mais il laisse deviner, parmi certaines strates de celle-ci, qu’un dépassement est possible. C’est ce qui rend si énigmatique le dernier propos de Socrate, celui qu’il a prononcé juste avant de rendre son dernier souffle.

V. La place du don.

V.1. Que devient l’argent dans le don ? Le don n’est-il qu’un mépris de l’argent ?

            On nous reprochera d'avoir fait dans nos discours précédents trop de place à l’argent et de n’avoir pas prêté suffisamment d’attention au don, du côté duquel on pourrait chercher un dépassement des valeurs économiques. Il est des valeurs qui ne se monnaient pas parce qu’elles sont de l’ordre du don. La lecture que Mauss, le fameux auteur de l’Essai sur le don, propose de faire de nos valeurs est précisément de montrer – comme en négatif – comment, dans certaines sociétés qui ne connaissent pas – ou qui ne connaissaient pas – l’argent (ce pour quoi on les appelle « archaïques » voire « primitives »), comment les valeurs morales, éthiques, politiques, fonctionnent sans l’intermédiaire de l’argent. Et, a contrario, comment la surrection de l’argent ou l’introduction de l’argent fonctionnent de telle sorte qu’elles ont modifié nos façons d’évaluer, nos façons de sentir, nos façons de penser.

            Dans son Essai sur le don, Mauss donne d’innombrables exemples d’échanges qui ne s’effectuent pas en argent. « Donne autant que tu prends et tout sera bien », dit un proverbe Maori, p. 222. Une autre doctrine est que donner de sa vie, sans passer par l’argent, est aussi important que si on donnait de l’argent. C’est le aussi, le autant qui sont importants. Comment les mesurer ? « Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) » (p. 228). Le pauvre est compris dans les plis de ce système : le pauvre n’est pas seulement celui qui n’a pas d’argent ; c’est celui à qui on donne et qui ne peut pas rendre, celui qui n’a pas les moyens de donner et se trouve donc contraint de se faire serviteur pour satisfaire ses besoins élémentaires, celui qui n’a comme fonction et horizon possibles, au-delà de cette satisfaction, que d’être serviteur.

            Aristote le savait bien qui montre que donner vaut mieux que recevoir, en ce que le premier geste est actif, tandis que le second ne l’est pas et n’est pas créateur :
« Mais l’usage de l’argent (χρῆσις χρημάτων) semble consister dans la dépense (δαπάνη) et dans le don (δόσις), tandis que l’acquisition (ἡ λῆψις) et la conservation (ἡ φυλακὴ) intéressent de préférence la possession (κτῆσις). C’est pourquoi, ce qui caractérise l’homme libéral, c’est plutôt de donner à ceux à qui il faut donner (τὸ διδόναι οἷς δεῖ), que de recevoir d’une source licite (λαμβάνειν ὅθεν) et de ne pas recevoir d’une source illicite (μὴ λαμβάνειν ὅθεν οὐ δεῖ). La marque de la vertu en effet, c’est plutôt de faire le bien (τὸ εὖ ποιεῖν) que de le recevoir (τὸ εὖ πάσχειν), et d’accomplir des bonnes actions (καὶ τὰ καλὰ πράττειν) plutôt que de s’abstenir des honteuses (τὰ αἰσχρὰ μὴ πράττειν) ; et il est de toute évidence que faire le bien et accomplir de bonnes actions va de pair avec le fait de donner, (οὐκ ἄδηλον δ’ ὅτι τῇ μὲν δόσει ἕπεται τὸ εὖ ποιεῖν καὶ τὸ καλὰ πράττειν), et qu’au contraire recevoir un bienfait ou s’abstenir d’actions honteuses va de pair avec le fait de prendre (τῇ δὲ λήψει τὸ εὖ πάσχειν ἢ μὴ αἰσχροπραγεῖν. [...] « Ajoutons que la gratitude s’adresse à celui qui donne et non à celui qui se borne à ne pas recevoir (καὶ ἡ χάρις τῷ διδόντι οὐ τῷ μὴ λαμβάνοντι), et l’éloge s’adresse aussi davantage au premier (καὶ ὁ ἔπαινος δὲ μᾶλλον). Du reste, il est plus facile de ne pas prendre que de donner, car on se défait moins facilement de son propre bien qu’on ne s’abstient de prendre ce qui appartient à un autre. Et ceux qui sont appelés libéraux sont ceux qui donnent (καὶ ἐλευθέριοι δὲ λέγονται οἱ διδόντες) ; ceux qui se contentent de ne pas prendre ne sont pas loués pour leur libéralité, mais plutôt pour leur sens de la justice ; et ceux qui reçoivent sont privés de tout éloge. Enfin les hommes libéraux sont peut-être de tous les gens vertueux ceux qu’on aime le plus (φιλοῦνται δὲ σχεδὸν μάλιστα οἱ ἐλευθέριοι τῶν ἀπ’ ἀρετῆς), car ils sont utiles, précisément en ceci qu’ils donnent (ὠφέλιμοι γὰρ, τοῦτο δ’ ἐν τῇ δόσει) »
[Éthique à Nicomaque, IV, 1, 1120a8-23]

            Mauss est allé très loin dans cette direction et il a montré que, dans certaines civilisations, à la différence des nôtres où l’on donne des broutilles par rapport à ce que l’on possède vraiment, le don ne fonctionne que dans un système où celui qui donne se met réellement en danger et se met, pour en recueillir l’honneur, sous la dépendance de tout le groupe à qui il a donné. Dans ce cas, on peut être assuré que ce n’est plus l’argent qui est le principe du don, mais, dit Mauss, un système dont le principe est « l’antagonisme et la rivalité » (p. 134-135). On comprend aussitôt que le système ne fonctionne que si, par-delà l’obligation de donner (p. 142), il existe une obligation de recevoir (p. 148) et une obligation de rendre – et de rendre dignement (p. 150). Il n’y a pas de limites au don : on se donne en donnant (p. 171) ; on se trouve pris dans des obligations sans fin en recevant. Alors que l’argent taille des bords nets aux relations, l’anglais note bien que gift veut dire don, mais veut dire aussi poison. Il y a donc une sorte d’illimitation par le don, comme il y en a une par l’argent. Mais ce qui rend celle de l'argent plus dangereuse, en dépit des apparences de netteté et de concision, c’est que, par l’argent, je suis doté ou je me dote, d’un pouvoir extraordinaire qui n'est pas lié à un seul usage, mais à un nombre indéfini d’usages. On pourrait se demander si le Christ n’est pas le donateur absolu, précisément parce qu’il a, au moment où l’on commence à narrer sa vie, depuis longtemps dépassé la ligne rouge et qu’il est, n’ayant plus rien à soi, absolument dépendant de ceux qui l’entourent pour sa vie terrestre, pour sa vie empirique ; avec la différence par rapport au donateur de potlatchs qu’il ne songe nullement à rentrer dans ses frais : il n’attend pas de ce qu'il donne qu'on lui en rende quoi que ce soit, parce ce qu’il donne n’est pas à lui. Et il n’accepte les cadeaux que dans la mesure où il est sûr que celle ou celui qui les fait n’attend pas de remboursement.

V.2. Comment cette économie des offrandes et des sacrifices fonctionne-t-elle dans la Bible ?

            Dans l’Ancien Testament, le religieux consiste principalement en un commerce avec Dieu. La « monnaie » employée est l’offrande ou le sacrifice. C’est le cas aussi dans la quasi-totalité des religions de l’Antiquité. Ses offrandes ont à voir avec la vie et donc avec le sang, symbole de vie. Mais tous les sacrifices n’impliquent pas la mort d’un être vivant. Il y a de nombreuses offrandes végétales et des actes de piété. Le sacrifice peut être un don volontaire de l’adorateur ou une exigence de la divinité elle-même.

Nombres 6,14-20
13. Voici la loi concernant le nazir. Le jour où il aura accompli les jours de son naziréat, on l'amènera à l'entrée de la tente de la Rencontre.
14. Il offrira son présent au SEIGNEUR : un agneau d'un an et sans défaut en holocauste, une agnelle d'un an et sans défaut en sacrifice pour le péché, et un bélier sans défaut en sacrifice de paix ;
15. une corbeille de pains sans levain, de gâteaux de fleur de farine pétris à l'huile et de galettes sans levain arrosées d'huile, avec leur offrande végétale et leur libation.
16. Le prêtre présentera ces offrandes devant le SEIGNEUR ; il offrira le sacrifice pour le péché et l'holocauste ;
17. il offrira le bélier en sacrifice de paix pour le SEIGNEUR, en plus de la corbeille de pains sans levain ; le prêtre offrira son offrande végétale et sa libation.
18. Le nazir rasera, à l'entrée de la tente de la Rencontre, sa chevelure de nazir ; il prendra ses cheveux de nazir et les mettra sur le feu qui brûle sous le sacrifice de paix.
19. Le prêtre prendra l'épaule du bélier cuite, un gâteau sans levain de la corbeille et une galette sans levain ; il les déposera dans les mains du nazir, après que celui-ci aura rasé sa chevelure de nazir.
20. Le prêtre les dédiera rituellement devant le SEIGNEUR : c'est une chose sacrée, qui appartient au prêtre en plus de la poitrine qu'on dédie rituellement et de la cuisse qu'on prélève. Ensuite, le nazir pourra boire du vin. L’offrande peut servir à remercier Dieu d’un bienfait, à apaiser sa colère ou à gagner sa faveur ou encore à obtenir une bénédiction et enfin bien sûr à expier un péché.

            L’offrande peut être collective au nom d’une communauté ou singulière de la part d’un particulier. Le sacrifice occupe une place centrale dans la conclusion d’une alliance entre l’homme et Dieu. Les sacrifices sont aussi des occasions de réjouissances. Ils prennent donc la forme de banquets dans lesquels on se réjouit avec le seigneur. Celui qui offre le banquet reconnaît en Dieu la véritable source de sa vie et de tous ses biens. Une portion des agapes est réservée à Dieu. La fête la plus importante de l’année est sans doute le Yom Kippour, jour de l’expiation.
(Pour le Yom Kippour, voir Lévitique 16)

            Certains prophètes remettent en cause le bien-fondé de cette économie sacrificielle. Mais souvent ce ne sont pas les sacrifices eux-mêmes ou les rituels qui sont remis en cause, mais l’hypocrisie de ceux qui les font. L’incohérence entre offrande à Dieu et solidarité avec les pauvres apparaît scandaleuse. Dans ces critiques, c’est la perversion avec laquelle les croyants s’achètent une tranquillité un bon compte qui est révoltante.

            L’autre grande offrande dans cette économie de reconnaissance c’est la dîme. Plusieurs sortes de dîmes sont décrites dans le Deutéronome (Dt 14 : 22-29 et 2:3).

Deutéronome 14 : 22-29
22. Tu prendras la dîme de tout ce que ta semence produira, de tout ce que tes champs rapporteront chaque année.
23. Tu mangeras devant le SEIGNEUR, ton Dieu, au lieu qu'il choisira pour y faire demeurer son nom, la dîme de ton blé, de ton vin et de ton huile, les premiers-nés de ton gros et de ton petit bétail, afin que tu apprennes à craindre toujours le SEIGNEUR, ton Dieu.
24. Peut-être le chemin sera-t-il trop long pour le transport, parce que le lieu que le SEIGNEUR, ton Dieu, choisira pour y placer son nom, sera trop loin de toi, parce que le SEIGNEUR, ton Dieu, t'aura béni.
25. Tu échangeras alors ta dîme contre de l'argent, tu serreras cet argent dans ta main et tu iras au lieu que le SEIGNEUR, ton Dieu, aura choisi.
26. Là, tu échangeras l'argent contre tout ce que tu désireras, gros bétail et petit bétail, vin et boissons alcoolisées, tout ce qui te fera plaisir, tu mangeras là devant le SEIGNEUR, ton Dieu, et tu te réjouiras, toi et ta famille.
27. Tu ne délaisseras pas le lévite qui est dans tes villes, car il n'a aucune part à ton patrimoine.
28. Au bout de trois ans, tu sortiras toute la dîme de tes produits de cette année-là et tu la déposeras dans tes villes.
29. Alors viendront le lévite, qui n'a aucune part à ton patrimoine, l'immigré, l'orphelin et la veuve, qui sont dans tes villes ; ils mangeront et seront rassasiés, afin que le SEIGNEUR, ton Dieu, te bénisse dans tous les travaux que tu feras de tes mains.

            La Teroumat hamaasser est prélevée sur les produits de la récolte en Terre d'Israël, c'est-à-dire la dîme de la dîme (un pour cent), elle est destinée aux cohanim ( prêtre ) . Le Maasser rishon, prélèvement d'un dixième du revenu et du produit de chaque année, est remis aux lévites. Le Ma'asser Sheni (hébreu מעשר שני, seconde dîme) consiste à prélever un dixième de la production agricole des première, deuxième, quatrième et cinquième années du cycle septennal de la terre pour l'apporter au Temple et le consommer sur place. Une autre dîme, le Ma'asser 'Ani, est prélevée la troisième et la sixième années du cycle septennal. Aucune dîme n'est versée lors de la septième année, la Shmita, car la terre doit être laissée au repos. Dans le Livre de Malachie Ma 3,8-12, la non-observance des dîmes est considérée comme un vol à l'encontre de Dieu, tandis que la fidélité aux dîmes favorise les bénédictions.

VI. La grâce : dépassement de la rétribution, accomplissement de celle-ci, voire exacerbation de la rétribution ?

            Dans La généalogie de la morale, Nietzsche montre que la religion, la chrétienne en particulier, est d’un bout à l’autre structurée par le schème de l’achat, de la vente, du rachat ; qu’elle s’est entièrement pensée à travers ce schème qu'elle a usé jusqu'à la corde. Et loin de penser que la grâce est un dépassement de ce schème, il propose l’hypothèse qu’elle n'en soit que l’accomplissement le plus achevé. Quand une société ou une communauté est forte, elle n’est plus contrainte d’user mécaniquement du schème ‘exaction - punition’ et elle permet le geste « grand seigneur » de paraître dépasser la sphère des châtiments. Qu'en est-il de la grâce ? Est-elle forcément un rejet ou un dépassement du domaine des paiements ? Ne peut-elle en être une forme d’apothéose ?

VI.1. La critique soupçonneuse de Nietzsche.

            « À mesure que s’accroît sa puissance, une communauté accorde moins d’importance aux manquements de ses membres, puisque ces membres ne lui paraissent plus ni dangereux pour l’existence de l’ensemble, ni subversifs dans la même mesure : le malfaiteur n’est plus chassé et « privé de paix », le courroux général ne peut plus, comme jadis, se donner libre carrière contre lui, — bien plus, on défend maintenant soigneusement le malfaiteur contre cette colère, on le protège surtout contre ceux qui ont subi le dommage immédiat. Le compromis avec la colère de ceux qui ont tout d’abord souffert du méfait ; l’effort tenté pour localiser le cas et obvier ainsi à une effervescence, à un trouble plus grand ou même général ; la recherche d’équivalents pour accommoder toute l’affaire (la compositio) ; avant tout la volonté toujours plus arrêtée de considérer toute infraction comme pouvant être expiée, et par conséquent d’isoler, du moins dans une certaine mesure, le délinquant de son délit, — tels sont les traits qui caractérisent toujours plus clairement le droit pénal dans les phases subséquentes de son développement. Si la puissance et la conscience individuelle s’accroissent dans une communauté, le droit pénal toujours s’adoucira ; dès qu’un affaiblissement ou un danger profond se manifestent, aussitôt les formes plus rigoureuses de la pénalité reparaissent. Le « créancier » s’est toujours humanisé dans la même proportion qu’il s’est enrichi ; en fin de compte, on mesure même sa richesse au nombre de préjudices qu’il peut supporter sans en souffrir. Il n’est pas impossible de concevoir une société ayant conscience de sa puissance au point de se payer le luxe suprême de laisser impuni celui qui l’a lésée. « Que m’importent en somme mes parasites ? pourrait-elle dire alors. Qu’ils vivent et qu’ils prospèrent ; je suis assez forte pour ne pas m’inquiéter d’eux ! »… La justice qui a commencé par dire : « tout peut être payé, tout doit être payé », est une justice qui finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est insolvable, — elle finit, comme toute chose excellente en ce monde, par se détruire elle-même. Cette autodestruction de la justice, on sait de quel beau nom elle se pare — elle s’appelle la grâce ; elle demeure, comme l’on pense, le privilège des plus puissants, mieux encore, son « au-delà » de la justice ».
[Nietzsche F., La généalogie de la morale, p. 85-86]

VI.2. La rédemption dans la Bible :

            Dieu est un racheteur, en hébreu : un goél. La terre appartient à Dieu seul. Tous les propriétaires humains sont ainsi « de passage ». En Lévitique 25 : 23-25, la loi précise que dans le cas où un homme en difficulté est obligé de vendre sa terre, un de ses parents proches doit racheter cette terre. Cette loi est faite pour assurer la stabilité et la solidarité des familles élargie qui était la base de l’organisation de la société antique. Le parent qui rachète la Terre reçoit un nom particulier : « Le Goël  ». En hébreu, ce mot signifie : le sauveur, le libérateur, le défenseur, le protecteur, le consolateur, le vengeur, et même le rédempteur.
Dans les chapitres 40 à 66 du livre de Ésaïe, Dieu reçoit souvent ce nom : Dieu est le Goël de son peuple. (Ésaïe 41:14 ; 43:14 ; 54:5 ; 63:16).
Dans le livre de Ruth, Booz est le racheteur de Ruth et de Noémi.

            Dans cette théologie, ce n’est pas tant la faute et le péché qui nécessitent un salut que la fragilité et la vulnérabilité des hommes. Ainsi, le rédempteur est celui qui redonne la vie à ceux qui risquent de sombrer dans la précarité et d’être retranchés de la société. Dans le cas de Jésus qui est considéré comme le rédempteur dans la théologie du nouveau testament, il peut être compris comme le signe du règne de Dieu où les plus fragiles de la société sont sauvés par un changement radical de comportement des uns et des autres.

Jean 8 : 3-11
3. Alors les scribes et les pharisiens amènent une femme surprise en adultère, la placent au milieu 4. et lui disent : Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère.
5. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes : toi, donc, que dis-tu ?
6. Ils disaient cela pour le mettre à l'épreuve, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur la terre.
7. Comme ils continuaient à l'interroger, il se redressa et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre !
8. De nouveau il se baissa et se mit à écrire sur la terre.
9. Quand ils entendirent cela, ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus âgés. Et il resta seul avec la femme qui était là, au milieu.
10. Alors Jésus se redressa et lui dit : Eh bien, femme, où sont-ils passés ? Personne ne t'a donc condamnée ?
11. Elle répondit : Personne, Seigneur. Jésus dit : Moi non plus, je ne te condamne pas ; va, et désormais ne pèche plus.

            Le rédempteur peut aussi être compris comme celui qui permet d’obtenir de Dieu le pardon en se sacrifiant pour les autres, comme le bouc émissaire envoyé le Yom Kippour (jour de l’expiation) au désert, chargé des péchés du peuple. Il paye de sa vie les péchés du monde.

1 Timothée 2 : 5 -6
5. Car il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu, et les hommes,
6. l’homme Christ-Jésus, qui s'est donné lui-même en rançon pour tous.

            Les deux théologies sont présentes dans le Nouveau Testament.

VI.3. Qu’en est-il de la grâce ?

            La grâce est un mot présent dans le premier Testament où il signifie / bienfait. Quand Dieu fait grâce, il donne ses bienfaits à l’homme, il est son « Goël » comme nous l’avons vu. Dans le Nouveau Testament, c’est Paul qui théorise la grâce et qui en fait le nouveau régime d’alliance, avec Dieu remplaçant le régime de la loi. Ainsi, ce n’est pas à cause de l’observance de la loi et de la conformité à tous les commandements de la loi de Moïse que nous avons le salut de Dieu, ni à cause de l’obéissance à l’économie des sacrifices et offrandes que nous obtenons l’amour de Dieu, mais parce que nous croyons en lui. L’alliance devient gratuite.

            Dans le protestantisme, cette théologie de la gratuité, redécouverte par Luther dans son expérience mystique du « sola fide », va rencontrer la réalité historique de l’église chrétienne du 16ème siècle et va donner lieu à une rupture entre les tenants de la grâce de Dieu première, que les textes prophétiques et les textes du Nouveaux testaments appuient, et ceux d’une grâce obtenue à coup de paiements, notamment le scandale des indulgences qui monnayent la rédemption des hommes angoissés par la mort et l’éventuelle damnation de leur âme, auprès d’une église qui s’enrichit toujours plus.

            Voici comment le théologien Eugène Choisy évoque la suite que Calvin va donner à la théologie de Luther :
« Par sa doctrine, Calvin a ruiné la prétention de l’homme de satisfaire par ses oeuvres la justice de Dieu. En insistant avec un sérieux tragique sur la corruption totale de l’homme, sur son impuissance radicale à se sauver lui-même, Calvin a humilié, a abaissé l’homme devant Dieu, il lui a donné le sentiment de sa misère morale, il l’a anéanti afin de lui apprendre à tout attendre et à tout recevoir de Dieu.
Mais en même temps, Calvin a relevé l’homme en insistant avec une conviction entraînante sur la grâce qui est en Jésus-Christ et qui seule donne au chrétien la certitude de la rémission de ses péchés, l’assurance de la paix avec Dieu et de la vie éternelle.
Sous la dépendance immédiate de Dieu, ayant accès directement à sa parole, le chrétien est libre vis-à-vis des hommes, il a secoué le joug de la tyrannie sacerdotale. L’homme qui a fait l’expérience de son état de péché et du salut qui est en Jésus-Christ ne craint plus ni pape, ni empereur, ni juge, ni bourreau, il peut envisager la mort en face et le jugement sans terreur, il ne tremble plus à la pensée de comparaître devant le « siège judiciel » de Dieu : Si Dieu est pour lui, qui sera contre lui ? »
[Eugène Choisy, Calvin, éducateur des consciences, Neuilly, La Cause, 1926 p. 55-56]  

VII. Conclusion

VII.1 : Un monde sans argent ?

            Ainsi, dans notre culture, il est vrai que tout s’achète et se vend ; toutes les valeurs dont on aurait pu imaginer qu’elles ne le font pas ou seulement avec réticence – pour aller vite : le beau, le vrai, le bien, les valeurs religieuses – s’aliènent très volontiers, ne serait-ce que parce que toutes ces valeurs requièrent de l’argent et une certaine pensée de l’argent pour trouver leur place ; de toutes les façons ou du moins parce qu’elles peuvent le requérir ou parce qu’elle peut trouver sa place. Nous n’avons pas toujours à nous en affliger et ceux qui s’en affligent prennent souvent des risques beaucoup plus grands que ceux qui ne s’en affligent pas.

            Mais, à rebours, il y a un problème inverse : la présentation des valeurs morales, éthiques, religieuses, épistémologiques par des opérations monétaires n’imprime-t-elle pas à ces valeurs une tournure qui paraît ineffaçable, indélébile, et dont on peut se demander si elle ne pourrait pas être différente et si nos valeurs n’auraient pu se présenter autrement ? Que serait un monde – qu’il soit théorique ou pratique – dont les actions qui le constituent ne passent pas, pour le faire, par de l’argent ou des modèles monétaires ?

            Comprenons aussi que l’argument est extensible au sacré. On pourrait dire : que vendent les pasteurs, qui – soit dit en passant – sont encore moins payés que les chercheurs ? La parole de Dieu ? Ou les conditions matérielles de la parole de Dieu - la propreté et la chaleur des locaux où ils prêchent, ou leur fraîcheur l’été, la vie ou la survie des pasteurs eux-mêmes ? Si c’est la parole de Dieu, elle n’a pas de prix, donc nous ne payons pas les cultes et les actes pastoraux. Voltaire, non sans malice, avait déjà utilisé un argument assez voisin contre Pascal qui se sert du schème d’un jeu d’argent – que nous appellerions aujourd’hui volontiers le calcul d’espérance – pour expliquer notre intérêt à croire en Dieu. Il jouera les prudes offensés pour mettre en difficulté la religion chrétienne et ses défenseurs théologiens ou philosophes. « Cet article – dit-il : il s’agit de quelque fragment du pari – paraît un peu indécent et puéril ; cette idée de jeu, de perte et de gain, ne convient point à la gravité du sujet. [...]. Si vous voulez me convaincre, prenez-vous-y d'une autre façon, et n'allez pas tantôt me parler de jeu de hasard, de pari, de croix et de pile, et tantôt m'effrayer par les épines que vous semez sur le chemin que je veux et que je dois suivre. Votre raisonnement ne servirait qu'à faire des athées, si la voix de toute la nature ne nous criait qu'il y a un Dieu, avec autant de force que ces subtilités ont de faiblesse ».
[Lettres philosophiques, XXVe Lettre. Sur quelques pensées de Pascal]

            De bonne ou de mauvaise foi, Voltaire touche néanmoins un problème important : cette façon de se servir de l'argent pour la compréhension d’actes et de comportements qui impliquent des valeurs non-monétaires mais que l’on structure par des valeurs monétaires n’en reçoivent-ils pas une tournure, un pli ineffaçable dont on pourrait souhaiter qu’il prît une direction tout autre que celles des paiements ? Pascal n’est évidemment pas le premier ni le dernier [7] à donner cette tournure de rétribution au discours éthique et religieux, annonçât-il la grâce. Payer sa faute ; dédommager tout péché que l’on a commis ; racheter les péchés. Métaphores dira-t-on ! Oui, mais peut-on facilement détacher cet aspect métaphorique de ce qui est conceptuel ? L’inflexion majeure que donne le métaphorique au conceptuel, quand il s’agit de penser les choses.

            Ce qui est diabolique dans l’argent, c’est que, quand, pour me dédommager d'un service que j'ai rendu, on me donne en échange une somme d’argent plutôt qu’on ne me rend un autre service ou que l’on me donne à sa place quelque objet utile, je dispose d’un pouvoir dont j’ai le droit - ou dont je me donne le droit - d’user et d’abuser aux dépens de la collectivité. C’est là qu’est le luxe dont Hume se fait le défenseur : le luxe serait un inépuisable créateur d’emplois et incitateur au travail du plus grand nombre ; Rousseau lui préfère une économie qui use de façon minimale de l’argent, qui passe le moins possible par l’argent, en ce qu'elle épuise moins les ressources terrestres et rend les hommes moins dépendants les uns des autres et, quand les hommes ne peuvent s'empêcher d’y recourir,  de faire en sorte qu’ils ne soient qu’un petit nombre à le faire. Le luxe marche de pair avec l’argent ; plus j’ai d’argent et plus j’ai envie de le dépenser dans des choses inutiles : ce qui est de l’ordre du pillage.

VII.2. Claude Lévi-Strauss et l’ « entropologie »


            Lévi-Strauss termine Tristes Tropiques sur le thème d'une économie minimaliste dont il est partisan et dans laquelle les acteurs ne se donneraient pas le droit de consommer selon leur argent, mais selon leurs besoins. Et, puisqu’il a bien vu ce trait chez Rousseau, nous allons lire un passage d’Émile ou de l'éducation.

            Émile et son précepteur sont invités à une table bien garnie de plats richement cuisinés à partir de produits qui viennent de partout dans le monde et arrivés à point sur cette table qui est leur lieu de rendez-vous. C'est à ce moment d’émerveillement que le précepteur glisse dans l'oreille de son élève la suggestion de mesurer combien de mains il a fallu pour réaliser un repas qui va se trouver consommé en une ou deux heures ; lui donnant à entendre que les 3/4 pour ne pas dire les 9/10 des produits qui sont sur la table sont totalement inutiles et ont fait travailler une multitude de gens pour rien. Notez bien que Rousseau n’accuse pas la maison opulente qui a invité ses hôtes pour un festin d’avoir volé ce qu'elle met sur la table ; simplement, il souligne qu’elle avait l'argent pour garnir cette table et elle l’a fait parce que l'argent lui a permis de le faire.

« Nous allons dîner dans une maison opulente ; nous trouvons les apprêts d’un festin, beaucoup de monde, beaucoup de laquais, beaucoup de plats, un service élégant et fin. Tout cet appareil de plaisir et de fête a quelque chose d’enivrant qui porte à la tête quand on n’y est pas accoutumé. Je pressens l’effet de tout cela sur mon jeune élève. Tandis que le repas se prolonge, tandis que les services se succèdent, tandis qu’autour de la table règnent mille propos bruyants, je m’approche de son oreille, et je lui dis : Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y arriver ? Quelle foule d’idées j’éveille dans son cerveau par ce peu de mots ! À l’instant voilà toutes les vapeurs du délire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il s’inquiète. Tandis que les philosophes, égayés par le vin, peut-être par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui, philosophant tout seul dans son coin ; il m’interroge ; je refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps ; il s’impatiente, il oublie de manger et de boire, il brûle d’être hors de table pour m’entretenir à son aise. Quel objet pour sa curiosité ! Quel texte pour son instruction ! Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ? »

            Que ce texte, quelque peu brutal, ne vous dissuade pas de faire un joyeux réveillon !

            La toute dernière page que Lévi-Strauss propose à notre réflexion dans Tristes Tropiques est une page terrible qui montre, par un autre tour, que les civilisations sont toutes mortelles – elles peuvent même l’être toutes ensemble ; et qui laisse soupçonner que celles qui sont gouvernées par l’argent, valeur intermédiaire, go-between entre les valeurs auxquelles elle finit par se substituer et à ce qu’elle médiatise, n’est pas pour rien dans la précipitation de ce mouvement. On peut simplement se rassurer, si c’est possible, en faisant valoir que ce mouvement qui précipite la destruction de la terre ne compte pour rien dans l’univers. Voici cette page :

« Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité d'y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même, l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs ; mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire de l’inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevée que la quantité d’organisation qu’ils impliquent. Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d’information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie » le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. »

            Il est difficile de trouver plus anti-prométhéen que cette page. L’humanisme radical de la plupart des philosophes des XVIIIe, XIXe siècle et souvent du XXe siècle doit être dépassé. L’humanité doit, par sa propre intelligence, limiter sa propre promotion. La limitation de l’argent et du droit d’en faire ce que l’on veut, droit qui est au cœur du libéralisme, est évidemment ici visée en première ligne. Il s’agit de comprendre que ce n’est pas parce qu’on a le pouvoir de faire une chose, même licite, que l’on doit la faire. Et c’est bien là le détournement que l’argent permet constamment et en toute légalité, si son possesseur n’a pas la sagesse de s’auto-limiter dans les dépenses qu’il aurait le droit de faire ; car quand on ne fait pas ces dépenses directement aux dépens des autres hommes, on le fait indirectement, aux dépens de la terre qui est notre bercail à tous.



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TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU 13 DÉC. 2022
TOUT PEUT-IL S’ACHETER ET SE VENDRE ?

Introduction

Karl Marx : À propos de la question juive, in Œuvres, III, Philosophie, La Pléiade, NRF-Gallimard, 1982, Paris, p. 378
« L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit exister. L’argent avilit tous les dieux des hommes : il les transforme en une marchandise. L’argent est la valeur universelle de toute chose constituée pour soi-même. C’est pourquoi il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle. L’argent c’est l’essence aliénée du travail et de la vie de l’homme ; cette essence étrangère le domine, et il l’adore ».

Rousseau J.-J. : Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, in Œuvres complètes, T. III, Du Contrat social. Écrits politiques, Pléiade, NRF, Paris, 1970, p. 1005

« Les systèmes de finance font des âmes vénales, et dès qu’on ne veut que gagner, on gagne toujours plus à être fripon qu’honnête homme. L’emploi de l’argent se dévoie et se cache ; il est destiné à une chose et employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner, et que sont tous les surveillants qu’on leur donne, sinon d’autres fripons qu’on envoie partager avec eux ? S’il n’y avait que des richesses publiques et manifestes ; si la marche de l'or laissait une marque ostensible et ne pouvait se cacher, il n’y aurait point d’expédient plus commode pour acheter des services, du courage, de la fidélité, des vertus ; mais, vu sa circulation secrète, il est plus commode encore pour faire des pillards et des traîtres, pour mettre à l’enchère le bien public et la liberté. En un mot, l’argent est à la fois le ressort le plus faible et le plus vain que je connaisse pour faire marcher à son but la machine politique, le plus fort et le plus sûr pour l’en détourner ».

Évangile de Luc 1 : 51-53
51. Il a déployé le pouvoir de son bras ; il a dispersé ceux qui avaient des pensées orgueilleuses 52. il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les humbles, 53. rassasié de biens les affamés, renvoyé les riches les mains vides.  

Livre de Michée 6 : 9-12
9. Le SEIGNEUR crie vers la ville — et il est raisonnable d'y voir ton nom.Ecoutez l'annonce du châtiment, et celui qui l'a décrété !10. Y a-t-il encore dans la maison du méchant des trésors mal acquis, et un épha trop petit, qui attire la fureur ?11. Serai-je sans reproche avec des balances fausses, avec des poids trompeurs dans le sac ? 12. Ses riches sont pleins de violence, ses habitants profèrent le mensonge, et leur langue n'est que tromperie dans leur bouche.

Livre d’Amos 8 : 4-7 
4. Écoutez, vous qui harcelez le pauvre et qui supprimez les déshérités du pays ! 5. Vous dites : Quand la nouvelle lune sera-t-elle passée, que nous vendions le grain ? Quand le sabbat finira-t-il, que nous ouvrions les sacs de blé ? Nous diminuerons l'épha, nous augmenterons le prix, nous fausserons les balances pour tromper ; 6. nous achèterons les petites gens pour de l'argent, le pauvre pour une paire de sandales, et nous vendrons même le déchet du blé. 7. Le SEIGNEUR l'a juré par l'orgueil de Jacob : je n'oublierai jamais aucune de leurs œuvres.

Évangile de Luc 18 : 24-25
« Qu'il est difficile à ceux qui ont des richesses de parvenir dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau d'entrer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu. ».

Évangile de Marc 10 : 23
« Combien difficilement ceux qui ont des biens entreront-ils dans le royaume de Dieu ! »

1 Roi 3 : 11-14
11. Alors Dieu lui dit : Puisque c'est là ce que tu demandes, puisque tu ne demandes pas pour toi une longue vie, que tu ne demandes pas pour toi la richesse, que tu ne demandes pas la mort de tes ennemis, puisque tu demandes pour toi de l'intelligence afin d'être attentif à l'équité, 12. j'agirai selon ta parole. Je te donnerai un cœur sage et intelligent, de telle sorte qu'il n'y aura jamais eu avant toi et qu'il ne se lèvera jamais plus après toi personne de semblable à toi. 13. Je te donnerai, en outre, ce que tu n'as pas demandé, aussi bien la richesse que la gloire, de telle sorte qu'il n'y aura pendant tous tes jours aucun homme parmi les rois qui soit semblable à toi. 14. Et si tu suis mes voies, en observant mes prescriptions et mes commandements, comme l'a fait David, ton père, je prolongerai tes jours.

I. La position analytique de Kant et esquisse d’une discussion

E. Kant : Les fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1964, p. 160-161
« Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui, par suite, n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.
Ce qui se rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme, cela a un prix marchand ; ce qui, même sans supposer de besoin, correspond à un certain goût, c’est-à-dire à la satisfaction que procure un simple jeu sans but de nos facultés mentales, cela a un prix de sentiment; mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité.
Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. L’habileté, l’application dans le travail ont un prix marchand ; l’esprit, la vivacité d’imagination, l’humour, ont un prix de sentiment ; en revanche, la fidélité à ses promesses, la bienveillance par principe (non la bienveillance d’instinct), ont une valeur intrinsèque ».

E. Kant : Les fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1964, p. 95
« Il est sans doute conforme au devoir que le débitant n’aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais en tout grand commerce le marchand avisé ; il établit, au contraire, un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu’un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n’importe qui. On est donc loyalement servi ; mais ce n’est pas à beaucoup près suffisant pour qu’on en retire cette conviction que le marchand s’est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité ».
 
Livre des Nombres 3 : 13
« Car tout premier-né m'appartient, le jour où j'ai frappé tous les premiers-nés en Israël, ceux des hommes comme ceux des bêtes m'appartiennent. Je suis le Seigneur (Adonaï) ».

Livre des Nombres 3 : 40-51 : le rachat des premiers-nés
40. L'Éternel dit à Moïse : Dénombre tous les premiers-nés de sexe masculin parmi les Israélites, depuis l'âge d'un mois et au-dessus, et fais-en le relevé d'après leurs noms. 41. Tu prendras les Lévites pour moi, l'Éternel, à la place de tous les premiers-nés des Israélites, et le bétail des Lévites à la place de tous les premiers-nés du bétail des Israélites. 42. Moïse dénombra tous les premiers-nés parmi les Israélites, selon l'ordre que l'Éternel lui avait donné. 43. Tous les premiers-nés de sexe masculin qu'on dénombra, en comptant les noms, depuis l'âge d'un mois et au-dessus, furent 22 273.
44. L'Éternel parla à Moïse et dit : 45. Prends les Lévites à la place de tous les premiers-nés des Israélites, et le bétail des Lévites à la place de leur bétail ; et les Lévites m'appartiendront. Je suis l'Éternel. 46. Pour la rançon des 273 premiers-nés des fils d'Israël, qui sont en surnombre par rapport aux Lévites, 47. tu prendras cinq sicles par tête ; tu les prendras selon le sicle du sanctuaire, qui est de vingt guéras. 48. Tu donneras l'argent à Aaron et à ses fils, pour la rançon de ceux qui dépassent le nombre des Lévites. 49. Moïse prit l'argent pour la rançon de ceux qui dépassaient le nombre des rachetés par les Lévites ; 50. il prit l'argent des premiers-nés des Israélites : 1 365 sicles, selon le sicle du sanctuaire. 51. Moïse donna l'argent de la rançon à Aaron et à ses fils, sur l'ordre de l'Éternel, comme l'Éternel l'avait commandé à Moïse.

II. Résout-on des problèmes à coups d’interdit  ?

Évangile de Matthieu 22 : 15-22
"15. Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil sur les moyens de le prendre au piège en parole. 16. Ils envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire : Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes la voie de Dieu en toute vérité, sans te soucier de personne, car tu ne regardes pas à l'apparence des gens. 17. Dis-nous donc ce que tu en penses : est-il permis ou non de payer la capitation à César ? 18. Mais Jésus, qui connaissait leurs mauvaises intentions, répondit : Pourquoi me mettez-vous à l'épreuve, hypocrites ? 19. Montrez-moi la monnaie avec laquelle on paie la capitation. Ils lui présentèrent un denier. 20. Il leur demande : De qui sont cette image et cette inscription ? 21. — De César, lui répondent-ils. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. 22. Étonnés de ce qu'ils avaient entendu, ils le laissèrent et s'en allèrent. »

Évangile de Luc 16 : 1- 14
« 1. Il disait aussi aux disciples : Un homme riche avait un intendant ; celui-ci fut accusé de dilapider ses biens. 2. Il l'appela et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends compte de ton intendance, car tu ne pourras plus être mon intendant. 3. Bêcher ? Je n'en aurais pas la force. Mendier ? J'aurais honte. 4. Je sais ce que je vais faire, pour qu'il y ait des gens qui m'accueillent chez eux quand je serai relevé de mon intendance. 5. Alors il fit appeler chacun des débiteurs de son maître ; il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ? 6. — Cent baths d'huile, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet, assieds-toi vite, écris : cinquante. 7. Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? — Cent kors de blé, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet et écris : Quatre-vingts. 8. Le maître félicita l'intendant injuste, parce qu'il avait agi en homme avisé. Car les gens de ce monde sont plus avisés dans leurs rapports à leurs semblables que les fils de la lumière. 9. Eh bien, moi, je vous dis : Faites-vous des amis avec le Mamon de l'injustice, pour que, quand il fera défaut, ils vous accueillent dans les demeures éternelles.10. Celui qui est digne de confiance dans une petite affaire est aussi digne de confiance dans une grande, et celui qui est injuste dans une petite affaire est aussi injuste dans une grande. 11. Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance avec le Mamon injuste, qui vous confiera le bien véritable ? 12. Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui appartenait à quelqu'un d'autre, qui vous donnera votre propre bien ? 13. Aucun domestique ne peut être esclave de deux maîtres. En effet, ou bien il détestera l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon. 14. Les pharisiens, amis de l'argent, écoutaient tout cela et tournaient Jésus en dérision. 15. Il leur dit : Vous, vous vous faites passer pour justes devant les gens, mais Dieu connaît votre cœur ; car ce qui est élevé aux yeux des gens est une abomination devant Dieu ».

IV. Regardons de quoi sont cousues les valeurs marchandes et les valeurs morales, éthiques et politiques, quand elles le sont ensemble.


Bentham J., cité par Halévy É., La formation du radicalisme philosophique, I. La jeunesse de Bentham (1776-1789), PUF, Paris, 1995, p. 306-309
« Si, ayant une couronne en poche et n’ayant pas soif, j’hésite entre acheter une bouteille de bordeaux pour me désaltérer ou la dépenser pour donner le moyen de vivre à une famille que je vois sur le point de périr, faute d’assistance, tant pis pour moi au bout du compte : mais il est clair que, aussi longtemps que j’ai continué à hésiter, les deux plaisirs, de la sensualité, d’une part, et de la sympathie d’autre part, auraient exactement pour moi la valeur de cinq shillings, seraient exactement égaux pour moi ».

Ainsi peut-on mesurer le degré de moralité de quelqu’un. Le texte se poursuit ainsi, de façon beaucoup moins provocatrice :

« Je demande une trêve à notre homme du sentiment, pour le temps où, par nécessité et seulement par nécessité, je parle et j’exhorte l’humanité à parler un langage mercenaire. Le thermomètre est l’instrument qui sert à mesurer la chaleur de l’atmosphère ; le baromètre est l’instrument qui sert à mesurera pression de l’air. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de ces instruments devront en trouver d’autres qui soient plus exacts, ou dire adieu à la philosophie naturelle. L’argent est l’instrument qui sert de mesure à la quantité de peine ou de plaisir. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude cet instrument devront en trouver quelque autre qui soit plus exact, ou dire adieu à la politique à la morale.
Que nul ne soit donc surpris ou scandalisé s’il me voit au cours de cet ouvrage, évaluer toute chose en argent. C’est seulement de cette manière que nous pouvons obtenir des parties aliquotes pour nos mesures. Si nous pouvons dire d’une peine ou d’un plaisir qu’il vaut tant d’argent, il devient inutile d’en rien dire au point de vue de la quantité, il n’y a ni proportion ni disproportion entre les peines et les crimes ».

Bentham J., Pannomial Fragments, Bowring, vol. III
« À fortunes inégales : le plus riche étant le perdant, le plus pauvre étant le gagnant : l’effet produit sur le bonheur par le transfert peut être, dans ce cas, soit une perte, soit un gain.
Le fait que ce soit l’un ou l’autre dépendra en partie du degré de l’inégalité, en partie de l’ampleur de la portion de richesse transférée. Si l’inégalité est très petite et si la richesse transférée est aussi très petite, l’effet produit sur la somme de bonheur peut être une perte. Mais si l’une ou l’autre est autre que très petite, et, à plus forte raison si l’une et l’autre sont autres que très petites, l’effet sur le bonheur sera un gain.[4]
Si le revenu du plus riche est de 100.000 £ par an et si le revenu du moins riche est de 99.999 £ par an ; si la richesse prélevée sur le premier est transférée au moins riche, soit 1 £ par an ; l’effet produit sur la somme de bonheur penchera du côté de la perte ; il y aura plus de bonheur perdu par le plus riche que gagné par le moins riche.[5]
On trouve ici une cause qui fait pencher la balance du côté du mal dans la pratique des jeux de hasard <gaming>.[6]
Le revenu du plus riche qui perd est de 100.000 £ par an ; le revenu du moins riche gagnant, 10 £ par an. - la richesse perdue par le plus riche et gagnée par le moins riche est d’1 £ par an. Plus de bonheur sera gagné par le gagnant moins riche que perdu par le perdant plus riche.
C’est de là que vient que, si les effets de premier ordre étaient seuls pris en compte, la conséquence serait que si, par hypothèse, on établissait une nouvelle constitution en ayant bien en vue la finalité du plus grand bonheur du plus grand nombre, on aurait une raison suffisante pour prendre le contenu de la richesse aux plus riches et pour le transférer aux moins riches, jusqu’à ce que les fortunes de tous se ramènent à l’égalité ou à un système d’inégalité qui diffère si peu de l’égalité parfaite que la différence n’en vaudrait pas le calcul.
Mais si vous faisiez appel aux effets de second ordre et à ceux de troisième ordre, vous obtiendriez alors un effet inverse : à la maximisation du bonheur se substituerait au premier rang l’annihilation universelle du bonheur - au rang suivant, celle de l’existence. Le mal de second ordre  : l’annihilation du bonheur par l’universalité de l’alarme et le gonflement (de la probabilité) du danger en certitude. Le mal du troisième ordre : l’annihilation de l’existence par la certitude de la non-jouissance du fruit du travail ; il suit de là l’extinction de tout attrait au travail. »

V. La place du don. Que devient l’argent dans le don ? Le don n’est-il qu’un mépris de l’argent ?

Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 1, 1120a8-16
« Mais l’usage de l’argent (χρῆσις χρημάτων) semble consister dans la dépense (δαπάνη) et dans le don (δόσις), tandis que l’acquisition (ἡ λῆψις) et la conservation (ἡ φυλακὴ) intéressent de préférence la possession (κτῆσις). C’est pourquoi, ce qui caractérise l’homme libéral, c’est plutôt de donner à ceux à qui il faut donner (τὸ διδόναι οἷς δεῖ), que de recevoir d’une source licite (λαμβάνειν ὅθεν) et de ne pas recevoir d’une source illicite (μὴ λαμβάνειν ὅθεν οὐ δεῖ). La marque de la vertu en effet, c’est plutôt de faire le bien (τὸ εὖ ποιεῖν) que de le recevoir (τὸ εὖ πάσχειν), et d’accomplir des bonnes actions (καὶ τὰ καλὰ πράττειν) plutôt que de s’abstenir des honteuses (τὰ αἰσχρὰ μὴ πράττειν) ; et il est de toute évidence que faire le bien et accomplir de bonnes actions va de pair avec le fait de donner, (οὐκ ἄδηλον δ’ ὅτι τῇ μὲν δόσει ἕπεται τὸ εὖ ποιεῖν καὶ τὸ καλὰ πράττειν), et qu’au contraire recevoir un bienfait ou s’abstenir d’actions honteuses va de pair avec le fait de prendre (τῇ δὲ λήψει τὸ εὖ πάσχειν ἢ μὴ αἰσχροπραγεῖν».

Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 1, 1120a17-23
« Ajoutons que la gratitude s’adresse à celui qui donne et non à celui qui se borne à ne pas recevoir (καὶ ἡ χάρις τῷ διδόντι οὐ τῷ μὴ λαμβάνοντι), et l’éloge s’adresse aussi davantage au premier (καὶ ὁ ἔπαινος δὲ μᾶλλον). Du reste, il est plus facile de ne pas prendre que de donner, car on se défait moins facilement de son propre bien qu’on ne s’abstient de prendre ce qui appartient à un autre. Et ceux qui sont appelés libéraux sont ceux qui donnent (καὶ ἐλευθέριοι δὲ λέγονται οἱ διδόντες) ; ceux qui se contentent de ne pas prendre ne sont pas loués pour leur libéralité, mais plutôt pour leur sens de la justice ; et ceux qui reçoivent sont privés de tout éloge. Enfin les hommes libéraux sont peut-être de tous les gens vertueux ceux qu’on aime le plus (φιλοῦνται δὲ σχεδὸν μάλιστα οἱ ἐλευθέριοι τῶν ἀπ’ ἀρετῆς), car ils sont utiles, précisément en ceci qu’ils donnent (ὠφέλιμοι γὰρ, τοῦτο δ’ ἐν τῇ δόσει).

Livres des Nombres 6 : 13-20
« 13. Voici la loi concernant le nazir. Le jour où il aura accompli les jours de son naziréat, on l'amènera à l'entrée de la tente de la Rencontre. 14. Il offrira son présent au SEIGNEUR : un agneau d'un an et sans défaut en holocauste, une agnelle d'un an et sans défaut en sacrifice pour le péché, et un bélier sans défaut en sacrifice de paix ; 15. une corbeille de pains sans levain, de gâteaux de fleur de farine pétris à l'huile et de galettes sans levain arrosées d'huile, avec leur offrande végétale et leur libation. 16. Le prêtre présentera ces offrandes devant le SEIGNEUR ; il offrira le sacrifice pour le péché et l'holocauste ; 17. il offrira le bélier en sacrifice de paix pour le SEIGNEUR, en plus de la corbeille de pains sans levain ; le prêtre offrira son offrande végétale et sa libation. 18. Le nazir rasera, à l'entrée de la tente de la Rencontre, sa chevelure de nazir ; il prendra ses cheveux de nazir et les mettra sur le feu qui brûle sous le sacrifice de paix. 19. Le prêtre prendra l'épaule du bélier cuite, un gâteau sans levain de la corbeille et une galette sans levain ; il les déposera dans les mains du nazir, après que celui-ci aura rasé sa chevelure de nazir. 20. Le prêtre les dédiera rituellement devant le SEIGNEUR : c'est une chose sacrée, qui appartient au prêtre en plus de la poitrine qu'on dédie rituellement et de la cuisse qu'on prélève. Ensuite, le nazir pourra boire du vin. L’offrande peut servir à remercier Dieu d’un bienfait, à apaiser sa colère ou à gagner sa faveur ou encore à obtenir une bénédiction et enfin bien sûr à expier un péché ».

Livre du Deutéronome 14 : 22-29
« 22. Tu prendras la dîme de tout ce que ta semence produira, de tout ce que tes champs rapporteront chaque année. 23. Tu mangeras devant le SEIGNEUR, ton Dieu, au lieu qu'il choisira pour y faire demeurer son nom, la dîme de ton blé, de ton vin et de ton huile, les premiers-nés de ton gros et de ton petit bétail, afin que tu apprennes à craindre toujours le SEIGNEUR, ton Dieu. 24. Peut-être le chemin sera-t-il trop long pour le transport, parce que le lieu que le SEIGNEUR, ton Dieu, choisira pour y placer son nom, sera trop loin de toi, parce que le SEIGNEUR, ton Dieu, t'aura béni. 25. Tu échangeras alors ta dîme contre de l'argent, tu serreras cet argent dans ta main et tu iras au lieu que le SEIGNEUR, ton Dieu, aura choisi. 26. Là, tu échangeras l'argent contre tout ce que tu désireras, gros bétail et petit bétail, vin et boissons alcoolisées, tout ce qui te fera plaisir, tu mangeras là devant le SEIGNEUR, ton Dieu, et tu te réjouiras, toi et ta famille. 27. Tu ne délaisseras pas le lévite qui est dans tes villes, car il n'a aucune part à ton patrimoine. 28. Au bout de trois ans, tu sortiras toute la dîme de tes produits de cette année-là et tu la déposeras dans tes villes. 29. Alors viendront le lévite, qui n'a aucune part à ton patrimoine, l'immigré, l'orphelin et la veuve, qui sont dans tes villes ; ils mangeront et seront rassasiés, afin que le SEIGNEUR, ton Dieu, te bénisse dans tous les travaux que tu feras de tes mains. »

VI. La grâce : dépassement de la rétribution ou accomplissement, voire exacerbation de la rétribution ?

Nietzsche F., La généalogie de la morale, p. 85-86
« À mesure que s’accroît sa puissance, une communauté accorde moins d’importance aux manquements de ses membres, puisque ces membres ne lui paraissent plus ni dangereux pour l’existence de l’ensemble, ni subversifs dans la même mesure : le malfaiteur n’est plus chassé et « privé de paix », le courroux général ne peut plus, comme jadis, se donner libre carrière contre lui, — bien plus, on défend maintenant soigneusement le malfaiteur contre cette colère, on le protège surtout contre ceux qui ont subi le dommage immédiat. Le compromis avec la colère de ceux qui ont tout d’abord souffert du méfait ; l’effort tenté pour localiser le cas et obvier ainsi à une effervescence, à un trouble plus grand ou même général ; la recherche d’équivalents pour accommoder toute l’affaire (la compositio) ; avant tout la volonté toujours plus arrêtée de considérer toute infraction comme pouvant être expiée, et par conséquent d’isoler, du moins dans une certaine mesure, le délinquant de son délit, — tels sont les traits qui caractérisent toujours plus clairement le droit pénal dans les phases subséquentes de son développement. Si la puissance et la conscience individuelle s’accroissent dans une communauté, le droit pénal toujours s’adoucira ; dès qu’un affaiblissement ou un danger profond se manifestent, aussitôt les formes plus rigoureuses de la pénalité reparaissent. Le « créancier » s’est toujours humanisé dans la même proportion qu’il s’est enrichi ; en fin de compte, on mesure même sa richesse au nombre de préjudices qu’il peut supporter sans en souffrir. Il n’est pas impossible de concevoir une société ayant conscience de sa puissance au point de se payer le luxe suprême de laisser impuni celui qui l’a lésée. « Que m’importent en somme mes parasites ? pourrait-elle dire alors. Qu’ils vivent et qu’ils prospèrent ; je suis assez forte pour ne pas m’inquiéter d’eux ! »… La justice qui a commencé par dire : « tout peut être payé, tout doit être payé », est une justice qui finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est insolvable, — elle finit, comme toute chose excellente en ce monde, par se détruire elle-même. Cette autodestruction de la justice, on sait de quel beau nom elle se pare — elle s’appelle la grâce ; elle demeure, comme l’on pense, le privilège des plus puissants, mieux encore, son « au-delà » de la justice ».

Évangile de Jean 8 : 3-11
« 3. Alors les scribes et les pharisiens amènent une femme surprise en adultère, la placent au milieu 4. et lui disent : Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. 5. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes : toi, donc, que dis-tu ? 6. Ils disaient cela pour le mettre à l'épreuve, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur la terre. 7. Comme ils continuaient à l'interroger, il se redressa et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! 8. De nouveau il se baissa et se mit à écrire sur la terre. 9. Quand ils entendirent cela, ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus âgés. Et il resta seul avec la femme qui était là, au milieu. 10. Alors Jésus se redressa et lui dit : Eh bien, femme, où sont-ils passés ? Personne ne t'a donc condamnée ? 11. Elle répondit : Personne, Seigneur. Jésus dit : Moi non plus, je ne te condamne pas ; va, et désormais ne pèche plus. »

1 Timothée 2 : 5-6
Car il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Christ-Jésus, qui s'est donné lui-même en rançon pour tous.

Eugène Choisy, Calvin, éducateur des consciences, Neuilly, La Cause, 1926 p. 55-56

« Par sa doctrine, Calvin a ruiné la prétention de l’homme de satisfaire par ses oeuvres la justice de Dieu. En insistant avec un sérieux tragique sur la corruption totale de l’homme, sur son impuissance radicale à se sauver lui-même, Calvin a humilié, a abaissé l’homme devant Dieu, il lui a donné le sentiment de sa misère morale, il l’a anéanti afin de lui apprendre à tout attendre et à tout recevoir de Dieu.
Mais en même temps, Calvin a relevé l’homme en insistant avec une conviction entraînante sur la grâce qui est en Jésus-Christ et qui seule donne au chrétien la certitude de la rémission de ses péchés, l’assurance de la paix avec Dieu et de la vie éternelle.
Sous la dépendance immédiate de Dieu, ayant accès directement à sa parole, le chrétien est libre vis-à-vis des hommes, il a secoué le joug de la tyrannie sacerdotale. L’homme qui a fait l’expérience de son état de péché et du salut qui est en Jésus-Christ ne craint plus ni pape, ni empereur, ni juge, ni bourreau, il peut envisager la mort en face et le jugement sans terreur, il ne tremble plus à la pensée de comparaître devant le « siège judiciel » de Dieu : Si Dieu est pour lui, qui sera contre lui ? »

Conclusion

Rousseau J.-J., L’Émile
« Nous allons dîner dans une maison opulente ; nous trouvons les apprêts d’un festin, beaucoup de monde, beaucoup de laquais, beaucoup de plats, un service élégant et fin. Tout cet appareil de plaisir et de fête a quelque chose d’enivrant qui porte à la tête quand on n’y est pas accoutumé. Je pressens l’effet de tout cela sur mon jeune élève. Tandis que le repas se prolonge, tandis que les services se succèdent, tandis qu’autour de la table règnent mille propos bruyants, je m’approche de son oreille, et je lui dis : Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y arriver ? Quelle foule d’idées j’éveille dans son cerveau par ce peu de mots! À l’instant voilà toutes les vapeurs du délire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il s’inquiète. Tandis que les philosophes, égayés par le vin, peut-être par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui, philosophant tout seul dans son coin ; il m’interroge ; je refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps ; il s’impatiente, il oublie de manger et de boire, il brûle d’être hors de table pour m’entretenir à son aise. Quel objet pour sa curiosité ! Quel texte pour son instruction ! Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ? »

Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques
« Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité d'y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu - et sauf quand il se reproduit lui-même -, l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs ; mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire de l’inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevée que la quantité d’organisation qu’ils impliquent. Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d’information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie » le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. »

 

Notes

[1] Les Essais, Chapitre I, Chap. XXII.

[2] C’est u peu, mutatis mutandis, l’histoire que l’on trouve dans les Contes de la Bécasse sous la plume de Maupassant, quand il montre un enfant que ses parents n’ont pas voulu donner contre de l’argent à des personnes beaucoup plus riches qu’eux et qui ont acheté un petit voisin, lequel deux décennies plus tard va retrouver sa famille d’origine, muni de diplômes et déjà très riche, alors que celui qui n’a pas été vendu à cause de la morale de ses parents, est resté aux champs, très pauvre, misérable, dans un univers social sans perspective et qu’il va quitter brusquement en couvrant d’injures ses parents méritants. (Maupassant G. de, Contes et Nouvelles, Pléiade, Gallimard, 1974, p. 607-613).

[3] Manuel de sophismes politiques, in : Fragment sur le gouvernement. Manuel de sophismes politiques, Bruylant LGDJ, Paris, 1996,.p  289.

[4] Vous remarquerez que Bentham fait son calcul, du point de vue du gain et de la perte, sur un sujet qui contient deux têtes à la fois, mais pas un seul individu.
   Bentham se livre à des variations sur l’inéquation précédente : [∆S / (S - ∆S)] > [∆S / (S + ∆S)].
   Supposons que S1 soit la fortune du plus riche et S2, celle du plus pauvre ; on conçoit que si l’écart est petit entre S1 et S2, et si ∆S est petit, la déception de celui qui détenait S1 et qui ne détient plus que (S1 - ∆S) a toutes les chances de l’emporter sur le bonheur du détenteur de S2, qui désormais est devenu (S2 + ∆S).
   On conçoit aussi que si S1 est grand, si l’écart entre S1 et S2 est grand, si ∆S est important, il reste insignifiant dans le rapport ∆S / S1, mais il est très important dans le rapport ∆S / S2 : dès lors, la cellule constituée par les détenteurs de S1 et de S2 a plus de chances d’être heureuse que malheureuse.

[5] Car 1/(99.999 + 1) qui figure le surcroît de bonheur du moins riche est plus petit que 1/ (100.000 - 1), qui figure le malheur subi par le plus riche qui a perdu sa livre.

[6] Si les jeux de hasard ont une si mauvaise image dans la tête de la plupart des gens, c’est parce qu’ils déclenchent beaucoup plus d’affects malheureux que d’affects heureux, quand bien même les chances de gagner et de perdre seraient équilibrées.

[7] Kierkegaard est exactement dans le même cas que Pascal et c’est en termes de paiement qu’il analyse la prière et la foi elle-même. « La foi ne déchiffre l’intelligence que dans un obscur discours, à vues humaines ; elle ne possède pas l’explication, elle ne la détient qu’en un certain sens contraire à la raison, si bien qu’à nos yeux charnels, elle est la plus mauvaise affaire qui ait jamais été faite au monde. [...] Dieu ne vend pas au rabais, quoi que fassent les hommes ». (Kierkegaard S., Prières et fragments sur la prière, extraits du Journal, trad. et éd. par P.-H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds (Vendée), 1937, p. 119). Un peu plus loin, dans la même page : « la foi est le plus mauvais et le plus difficile des marchés ».