La règle d'or, règle de vie

La règle d'or, règle de vie ?
Théophile du mardi 30 janvier 2024

Théophile - Séance du mardi 30 janvier 2024

Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, Pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, Professeur de philosophie

LE CASSE-TÊTE LOGIQUE DE LA RÈGLE D’OR ET DE SES PARADOXES

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Table des matières

Introduction.
I. Les difficultés des versions positives de la règle d'or.
   La règle d’or et la Bible.
   La règle d’or et les relations interpersonnelles.
   L’autre et le prochain.
II. Est-il possible de lever la difficulté de l’universalisabilité ?
    Transcender la réciprocité.
III. Les difficultés des versions négatives de la règle d’or.
IV. Est-il possible de lever par le kantisme les difficultés de la formulation de la règle d’or ?
V. La nomographie ou l’art d’écrire des règles, en l’occurrence des lois.
Conclusion.
TEXTES POUR LA SÉANCE DU 30 JANVIER 2024 : LA « RÈGLE D’OR ».


Introduction

          Le terme de « règle d’or » semble venir des Anglo-saxons - c’est, en tout cas, un théologien anglais du XVIIe siècle, Thomas Jakson, qui en a critiqué la notion - et le vocable a été adopté ensuite par tous ceux qui s’affairent en éthique, que ce soit en anglophonie ou en francophonie. La règle d’or s’est énoncée, dans toutes sortes de cultures, depuis très longtemps et de multiples façons ; en voici quelques échantillons qui n’excluent pas de multiples variantes et variations : traite les autres comme tu voudrais être traité ; traite les autres comme ils voudraient être traités ; ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît (ou : qu’on te fasse) ; ce que tu ne souhaites pas pour toi, ne l’étends pas aux autres ; traite les autres comme tu voudrais être traité si tu étais à leur place ; ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui. La formulation anglaise est particulièrement concise et vaut d’être citée, parce que cette concision dissimule le problème principal : do as you would be done by. Pas d’autrui ; pas de prochain. Fais comme tu voudrais qu’il te soit fait.

         Si Thomas Jakson s’est intéressé à la règle d’or, c’est que, en théologien, il connaissait les énoncés de cette règle dans la Bible. On trouve dans le Second Testament les énoncés suivants : « Tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, faites-le donc aussi pour eux ; c’est cela, la Loi et les Prophètes » dans l’Évangile de Matthieu (Matthieu 7 : 12) et chez Luc : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le aussi pour eux » (Luc 6 : 31). Dans les deux énoncés prêtés à Jésus lui-même par les rédacteurs des Évangiles, il n’y a pas de version négative ; bien au contraire. La règle semble être un encouragement à agir, plus qu’une censure des comportements. Ce constat pourrait laisser penser que les Évangiles offrent un usage original de la règle d’or en ne l’utilisant pas comme une défense, mais comme une injonction à faire à l’autre ce qu’on en attend soi-même. Mais, à bien y regarder, la formule négative de la règle d’or n’est pas absente de la Bible puisqu’on la trouve dans un livre dont la canonicité n’est certes pas unanime selon les confessions chrétiennes mais qui reste un texte important de la littérature juive. Il s’agit du Livre de Tobie où l’on trouve : « Ce que tu n’aimes pas, ne le fais à personne ». (Tobie 6 : 15) 

          Notre propos critique - philosophique - est, dans son premier axe, de montrer que ces énoncés, dans leur usage positif et négatif, ne sont pas identiques, ni même toujours réciproques ; qu'ils sont largement contradictoires entre eux, qu’ils sont dissymétriques en tout cas et qu’ils ne parlent plus du tout de la même chose - en dépit des apparences - quand ils passent de l’affirmation à la négation ; donc qu’ils ne coïncident pas l’un avec l’autre aussi facilement qu’on pourrait le croire. Ils sont, en particulier, plus puissants dans leur version négative que dans leur version positive.

            Le deuxième axe de notre propos est de dénoncer la croyance selon laquelle une certaine intuition du contenu transporté par de telles formules suffit largement pour qu’elles aient sens et valeur et que c’est quand nous analysons de trop près que nous faisons des difficultés où il n'y en a pas ; ces formules sont réellement chargées d’équivoques et le travail philosophique sur elles, si l’on ne veut pas les jeter par-dessus bord, consiste à tenter de lever les ambiguïtés en essayant de corriger leur expression. Nous verrons qu’il est très difficile de le faire sans engager d’autres difficultés. Il n’est même pas impossible que les difficultés que l’on rencontre pour corriger ces difficultés soient invincibles, à force d'être rebondissantes. Nous verrons en particulier les efforts kantiens pour tenter de vaincre ces obstacles. Nous nous demanderons s’ils représentent une amélioration de la règle d’or ou si leurs résultats ne disent pas, en réalité, tout autre chose que la règle d’or, si tant est que les diverses versions de la règle d’or disent quelque chose dont le sens soit convergent (et ne soit pas franchement divergent).

            Nous verrons, selon un troisième axe, que, dans toute éthique comme dans toute morale, il y a toujours une part d’intuition et une part formelle. Dans une formule éthique, morale ou religieuse, nous distinguons ses éléments formels du contenu même qu’elle enferme. La forme est constituée par les éléments logiques, grammaticaux, le choix d’un mot plutôt qu’un autre - le jeu sur les pronoms personnels (tu, vous, ils, on) est, ici, particulièrement divers et délicat ; il en va de même pour les temps et les modes des verbes même si l’impératif est évidemment dominant ; mais les subjonctifs présent et passé, sont aussi très présents en dépit de la préciosité qu’ils donnent à ces formules censées être très simples - ; le contenu étant la matière même du vouloir que l'on envisage ou que l'on cherche à structurer de diverses façons. Nous verrons que, si l’on prétend ôter complètement la part d’intuition, la forme qui est censée rester est trop vague pour constituer une règle ; et que, si l’on fait l’inverse, en ne voulant conserver que le contenu que nous intuitionnerions sans la forme, le résultat auquel on aboutit n’est qu'un amas confus de règles qui ne parvient qu’à brouiller le bien et le mal, le loyal et le pervers plutôt qu'à les séparer ; qu’à embrouiller les choses et à entretenir l'équivoque entre ceux qui se servent de la règle d'or, dont l’usage n’est plus identique qu'en apparence. On peut avoir une bonne intuition d’une règle et ne pas savoir l'écrire lorsqu’il s’agit de lui donner une forme. 

            Pour savoir comment forme et matière s’unifient ou peuvent coïncider, en faisant s’accorder l’intention avec l’écriture, il faut toujours disposer d’une nomographie. Bentham est l’inventeur du terme, dans ce sens du moins ; il n’est pas tout à fait l’inventeur de la chose puisqu’on la trouve chez Rousseau. Mais, qu’on la désigne par un nom ou pas, cette réflexion est nécessaire ici en ce la règle d’or nous met aux prises avec un cas typique d’énoncés qui, à première vue, semblent recueillir notre accord mais qui présentent de très graves difficultés - qui vont jusqu’à de franches contradictions - dès qu’on en commence l’analyse.

I. Les difficultés des versions positives de la règle d'or

Reprenons notre règle d’or dans ses versions positives, dont le prototype est : Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse. 

          Ainsi, tu voudrais qu’on soit bienveillant à ton égard, alors sois bienveillant à l’égard d’autrui. Tu voudrais qu’on prenne soin de toi, alors prends soin des autres comme tu prends soin de toi-même. Tu voudrais qu’on te prenne en considération, alors, prends l’autre en considération comme tu te prends toi-même en considération.

            Chacun comprend que l’on pourrait donner beaucoup d’autres exemples qui sont tout aussi évidents que la règle « mère », la matrice, si je puis dire.

           Mais prenons-en d’autres qui vont brouiller le message : tu ne voudrais pas qu’on te force à payer tes impôts, alors ne force pas autrui à le faire ; tu voudrais être dispensé de défendre ton pays agressé par un autre État, alors accepte que l’autre en soit dispensé aussi ; tu ne voudrais pas être forcé à travailler, alors ne force pas autrui à travailler ; si tu veux profiter d’un passe-droit, alors fais en sorte que l’autre puisse profiter aussi de ce genre de service (ce qu’on appelle « renvoyer l’ascenseur » en tenant, en guise de couverture, tous les discours possibles contre les passe droits).

          Cette fois, on rencontre une difficulté qui mène assez loin : pour que la règle fonctionne, il semble qu’il faille que le bien soit déjà défini autrement que par la règle d’or, en particulier par le droit. Il semble alors bien entendu que l’on ne puisse pas vouloir pour autrui des choses ou des actes que l’on n’a pas le droit de se prescrire à soi-même. Ou alors il ne faudrait que peu de mois, de semaines ou de jours pour que la société ne tombe dans l’anarchie, dans la dissolution totale de ses lois, ou qu’elle ne s’effondre économiquement ou socialement. 

            Ce défaut n’est pas aussi grave que vous le dites et il est facile de le pallier, rétorquera-t-on, puisqu’ il suffit de préciser « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse à condition que ce que tu lui prescris comme ce que tu te prescris soit légal ». On ajoutera que cela va sans dire. Sans doute ; mais on remarquera aussi que nous avons considérablement affaibli notre règle. Elle se présente comme inconditionnelle ; or elle n’a de sens que si elle est sérieusement limitée et consolidée par des conditions dont elle est largement dépendante et qu’elle a l’obligation d’énoncer. Ainsi, sous couleur de donner par elle-même des devoirs inconditionnels, elle nous donne des devoirs conditionnels sans être capable de nous dire exactement lesquels. Et ce n’est pas elle, en tout cas, qui nous dit ce qu’est le bien : le bien doit être déjà là à disposition, comme de l'extérieur, si je puis dire ; et s’il est déjà là, alors la règle d’or devient inutile et superfétatoire. Elle feint de nous dire, avec majesté, des choses importantes ; en fait, elle ne nous dit rien qui ne lui soit dicté de l’extérieur et tout particulièrement par le droit ou par la morale ambiante.

            On pourrait même se demander, allant plus loin dans la critique, si l’on ne déstabilise pas le droit en le doublant de règles de ce genre : qui, en effet, dans les deux cas - celui des règles juridiques et celui de la règle d’or -, commande cette règle et à qui le commande-t-elle ? On voit aussitôt que la plus grande clarté se trouve du côté des règles juridiques : c’est le souverain, la souveraineté, l’autorité publique qui a le droit de faire des lois ou qui est censé(e) avoir ce droit ; mais dans le second cas (cas de la règle d’or dans sa positivité), celui qui donne des ordres n’a pas autorité juridique à les donner pendant que l’autre, qui les reçoit, n’est pas dans l’obligation d’y obéir, de s'y soumettre ou de les prendre pour ses propres lois. La dualité des pouvoirs rend très dangereuse l’application de la règle d’or.

La règle d’or et la Bible

            Dans la Bible, la souveraineté se pose d’une façon très particulière et l’autorité de Dieu est déléguée au souverain ou au prophète qui dicte la loi. Ainsi la règle d’or est-elle de droit divin. 

            Dans la Bible, celui qui dit la règle d’or le fait au nom d’un autre dont l’autorité est transcendante. Ainsi, quand Tobie dit à son Fils : « Ce que tu n’aimes pas, ne le fais à personne ». (Tobie 4 : 15), il parle avec autorité mais au nom de Dieu, de la loi et des prophètes. La règle d’or dans la Bible est toujours tripartite, c’est-à-dire qu’elle introduit dans les relations humaines un tiers qui est censé être celui qui a donné la loi : Dieu lui-même. La loi et les prophètes ne se comprennent que dans le cadre d’une constitution d’un peuple, c’est-à-dire d’un corps social dans lequel les membres sont interdépendants les uns des autres sous la loi d’un Dieu qui suscite ce corps. Ainsi, comprendre la règle d’or comme une relation entre deux personnes n’a pas de sens dans la conception biblique. Au cœur de cette relation qu’établit la règle d’or, se joue l’autorité de Dieu. [Ce qui joue le rôle de l’étayage qui était recherché].

            Le même mécanisme se retrouve dans le commandement d’amour, qui est souvent assimilé à la règle d’or. En Lévitique 19, le passage qui contient le commandement d’amour commence par le modèle d’autorité que propose Dieu à Moïse avant qu’il ne donne la Loi  au peuple : « Parle à toute la communauté des fils d’Israël ; tu leur diras : Soyez saints comme je suis saint moi, le Seigneur, votre Dieu » (Lévitique 19 : 2). La norme des relations entre humains du même peuple est fixée par la relation d’imitation de Dieu lui-même. Ainsi, Moïse enseigne comment chacun doit se comporter avec son prochain en fonction de la sainteté de Dieu. Le commandement d’amour du prochain se trouve au milieu de ce passage qu’on appelle le code de sainteté du peuple d’Israël, c’est-à-dire le code qui définit comment fixer la frontière entre le peuple d’Israël et les autres peuples. Dans son article intitulé « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? Lévitique 19 : 18b dans son contexte, Jean-Marcel Vincent écrit : « Inspirateur de la réforme du judaïsme, Naftali Herz Wessely (1725-1785) commente le Lévitique en 1782 et traduit Lévitique 19 : 18 par « Tu aimeras ton prochain, car il est comme toi ». La paraphrase du commentateur insistant : « égal à toi et semblable à toi, car lui aussi a été créé à l’image de Dieu, et voici, il est un homme comme toi ». ETR 2006/1 (Tome 81) p. 95-113. 

            La réciprocité de traitement n’est pas due à l’autre en tant qu’il est comme moi mais à l’autre en tant qu’il trouve son origine en Dieu comme moi, citoyen du même peuple que toi. On note ici que, dans ce contexte, l’amour du prochain ne peut concerner que celles et ceux qui se réclament de cette création à l’image de Dieu. 

            L’apôtre Paul reprendra cette méthode analogique de comportement mais en remplaçant la figure de Dieu par son médiateur : Jésus Christ. Dans l’Épître aux Colossiens, au chapitre 3 verset 13 on peut lire : « Continuez à vous supporter les uns les autres et à vous pardonner volontiers les uns les autres, même si quelqu’un a une raison de se plaindre d’un autre. Tout comme Jésus vous a pardonné volontiers, vous devez vous pardonner volontiers. »

            Et en Romains 13 : 8-10 : « Ne devez rien à personne sinon de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime son prochain a accompli la loi. En effet, le code de lois « tu ne dois pas commettre d’adultère, tu ne dois pas assassiner, tu ne dois pas voler, tu ne dois pas convoiter » et tous les autres commandements, se résument dans cette seule phrase : « Tu dois aimer ton prochain comme toi-même. » L’amour ne fait pas de mal au prochain ; l’amour est donc l’accomplissement de la loi. » 

            Au premier siècle après Jésus Christ, le célèbre rabbin Hillel répond à un disciple qui lui demande de résumer la Torah : « Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît, ne l’inflige pas à autrui. C’est là toute la Torah, le reste n’est que commentaire, maintenant va et étudie. » On comprend par ces citations chrétiennes ou juive que la règle d’or comme l’amour du prochain sont au fondement de la Loi de Dieu et que les deux façons de dire comment se comporter justement avec l’autre dépendent de la façon dont on comprend sa relation de foi et de dépendance à Dieu. La relation à Dieu sert de patron à la relation avec les hommes.

          Nous sommes ici dans des cultures qui ne séparent pas, comme nous sommes habitués à le faire dans nos contrées, le politique et le religieux ; avec toutefois, en particulier, dans la parole du Christ telle qu’elle nous est rapportée, l’idée qui apparaît que ce n’est pas l’affaire du religieux de bousculer le politique et de s’y substituer. Inutile de dire que cette affaire ne s’est jamais définitivement réglée, qu’elle n'est peut-être pas définitivement réglable et que même si nos républiques et démocraties se définissent comme laïques, le mot de laïcité est particulièrement équivoque.

La règle d’or et les relations interpersonnelles

Reprenons le fil de nos critiques à l’égard de la règle d’or.

            Admettons toutefois, par commodité méthodique, que la difficulté précédente soit réglée dans le sens que la souveraineté a toujours la suprématie sur l’autorité que prétend se donner la règle d’or. On remarque aussitôt que la règle d’or ne peut pas valoir universellement et nécessairement, quoiqu’elle paraisse le vouloir dans sa formulation même. Elle ne vaut que dans un rapport d’échange interindividuel, même si, dans les deux occurrences du Nouveau Testament, il est question des « hommes » pris de façon large, en une sorte de collectivité, sans proximité (mon prochain) ni éloignement. Il faut que ces individus humains liés par la règle d’or présentent certaines caractéristiques qui viennent s’ajouter, pas forcément utilement, aux règles que nous avons appelées juridiques qu’elle prétend pourtant compléter à la façon de règles éthiques.

            Prenons quelques exemples de situations dans lesquelles le droit laisse chacun décider mais qui n’en demeurent pas moins extrêmement importantes pour les individus. Fais pour moi ce que tu voudrais que je fasse pour toi. Mais on voit aussitôt qu’autrui peut vouloir pour moi des choses ou des actes qui m’embarrassent plus qu’elles ou qu’ils ne m’intéressent ou ne me plaisent. Je puis aussi faire pour lui des actes ou des choses qui l’indisposent plus qu’ils ou qu’elles ne lui font plaisir ou ne l’aident à vivre. Ce genre de situations nécessite – pour avoir quelque chance d’intérêt pratique – que je « sympathise » avec autrui, autrement dit, que je me mette à sa place ; ou que je lui demande qu'il se mette à ma place. L’autre risque alors d’être très inopportun voire franchement importun s’il se mêle par sympathie de mes affaires ; et je risque d’être très inopportun voire importun et en porte à faux quand je me mêle des affaires d’autrui. Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît. Si je prends le commandement pour moi, la formule est claire : je mets autrui à la même enseigne que moi-même ; je le traite comme je veux être traité. Toutefois, il se peut que la chose tourne au désastre et qu’autrui ne veuille pas du tout ce que je voudrais pour moi et que je le lui donne. Il y a des gens qui n’aiment pas du tout une aide que je m’empresse de leur donner. Si j’aime sortir accompagné, puis que je me figure que l’autre l’aime aussi, alors je puis, à mon tour, tomber complètement à côté de son désir ou de sa volonté en lui imposant ma présence. Si j’aime particulièrement être seul et si je traite l’autre de telle sorte qu’il dispose, lui aussi, de solitude, je puis le faire souffrir, car il n’aime pas forcément être seul. Nous voici donc, à nouveau, en pleine contradiction et embrouille. On dira : vous trichez, vous ne prenez pas des exemples éthiques ou moraux ; vous devriez commencer par définir les pourtours de l’éthique ou de la morale et vous y tenir. Mais là est précisément la deuxième difficulté : la règle d’or qui paraissait nous les donner ne nous les donne pas. Il y a même plus grave : si la règle s’adresse à autrui, cette fois, et s’il m’inflige son aide ou sa présence que je ne désire pas, sa volonté que je ne reste pas seul sous le prétexte qu'il n’aime pas lui-même la solitude, alors je risque de mal me trouver de la règle d’or.

            On l’a compris : la véritable amitié et le véritable amour de l’autre n’ont, tels que nous les concevons au moins, pas grand-chose à voir avec la prescription de la règle d’or. La difficulté est double : sans les méconnaître totalement, nous ne connaissons pas les valeurs d’autrui. On peut l’empêcher de vivre en croyant que nous faisons le mieux pour lui qui ne veut pas de nos valeurs. Une aide peut être catastrophique. Même si nous ne sommes pas totalement étranger à cet étranger qu'est l’autre, il nous est difficile de lui imposer nos valeurs sans tyrannie ; cette sympathie peut aisément tourner au conflit et cette phrase de paix que semble être la règle d’or peut apporter la guerre en toute bonne foi. Selon que les partenaires d’une même société mettent telle valeur en avant plutôt que telle autre – et chacun ne promeut pas forcément les mêmes valeurs qui ne sont pas d’emblée universelles, surtout quand une société se complexifie –, nous allons nous trouver en difficulté plutôt qu’en harmonie. Si quelqu’un met en avant les valeurs de liberté personnelle, d'épanouissement individuel, d'autonomie, il n’aura pas la même conduite que celui qui promeut le bonheur de tous ou du plus grand nombre ; ni non plus la même conduite que celui qui préconise l'égalité. La valeur d’autonomie n’est pas forcément en harmonie avec les valeurs du bonheur, ni avec celles de l'égalité. Or les sociétés très complexes que nous connaissons permettent ces choix très différents.

            Il est vrai qu’il existe une autre façon d’entendre la sympathie qui ne consiste pas à prétendre se mettre à la place de l’autre surtout si c’est pour lui imposer nos valeurs. On peut, à la façon dont le préconise Richard Mervyn Hare, se mettre à la place de l’autre, affronter ses difficultés ou quelque situation que ce soit, avec ses valeurs supposées, qui ne sont pas forcément les nôtres mais qui sont censées être les siennes (pendant que j’examine son cas) ; et faire en sorte que ces valeurs se concilient quand elles sont différentes et ne se juxtaposent pas comme si nous avions tous les mêmes valeurs comme dans les sociétés dites segmentaires – pour reprendre le terme durheimien – où chacun fait la même chose. Après tout, une société peut non seulement s’accommoder organiquement des différences mais elle peut s’en enrichir. 

            Cette fois nous tombons moins facilement dans l’écueil qui est celui de la première façon d’entendre la sympathie laquelle ne doit toutefois pas être négligée, car c’est par sympathie – une sympathie plus ou moins vide de contenu ou dont nous ne faisons que supposer les contenus – que nous gagnons la plupart de nos sentiments et de nos idées. Mais enfin cette connaissance d’autrui par sympathie n’est pas assurée. Beaucoup moins en tout cas que dans la seconde situation où, nous étant mis à la place de l’autre, nous travaillons avec les valeurs de l’autre, quand bien même elles ne seraient pas les nôtres. Il n’est pas sûr que ce renversement de perspective nous ait fait gagner beaucoup de terrain : car il y a bien un moment où il faut deviner ces valeurs de l’autre par une sorte d’induction à partir des circonstances dans lesquelles il se trouve ; et puis il reste que toutes les valeurs ne sont pas compatibles entre elles. Leur conflit n’est pas dangereux tant qu’il ne concerne que peu d’individus et que l’on s’en tient aux limites des questions éthiques ; mais si on dépasse ces limites et si on se rapproche de celles du droit ou de la politique, les risques de conflits deviennent considérables et la règle d’or ne permet pas de trancher entre des types de valeurs différentes. Autant dire qu’elle ne sert pas à grand-chose : elle serait de bien plus grande valeur éthique si elle nous permettait de déduire quelles sont les valeurs qui sont supérieures aux autres. Une fois encore, ne faut-il pas déjà savoir ce que l’autre aime pour ne pas me trouver en porte-à-faux avec ce que je veux pour lui ? Mais est-ce si facile, même lorsqu’on croit connaître sous prétexte qu’on est depuis longtemps en sa compagnie ?

L’autre et le prochain

          Avant de passer à la question de savoir s’il est possible de lever complètement les difficultés que nous avons aperçues dans l'exposé d’une des versions de la règle d'or dans sa positivité, je vous propose de faire une petite pause pour regarder un instant comment jouent relativement les uns par rapport aux autres les termes d’autrui, de mon prochain, de mon semblable, et de l’autre, voire « les hommes ». L’autre ou les hommes sont des vocables qui désignent une catégorie, laquelle qui jouit de l’universalité la plus grande possible ; ce n’est pas le cas des catégories d’autrui et du prochain : adressée à autrui ou à mon prochain, il ne saurait être question d’imposer la règle à l’humanité dans son ensemble. Autrui marque une sélection que nous faisons, que quelques autres font avec nous, mais qui ne saurait être faite par tous les autres quels qu’ils soient. Autrui est le nom d’un choix que quelques-uns font, qui peut être universalisé, mais seulement à l'intérieur de certains groupes.  Il y a toutes sortes de gradations dans l’altérité, ce que montre bien la parabole du jeune riche qui comprend que le prix est trop élevé pour devenir un chrétien c’est-à-dire un apôtre du Christ. On peut être bon citoyen sans être un apôtre du Christ. On voit, à travers cette parabole que le Christ n’a pas voulu que tout le monde devienne chrétien : le prix des conditions pour le devenir est trop élevé. Il est à peu près absurde pour la plupart des gens de donner l’intégralité de leur fortune aux pauvres : à quel état réduirait-on ceux qui, pour vivre et s’épanouir, dépendent de nous ? Le jeune riche ne devient pas démoniaque pour rester riche ; pas davantage, mais pas moins, qu’un père de famille, qu’un mari ou qu’une épouse, qu’une personne qui veut vivre de son travail. Tous ces êtres ne peuvent pas constituer des « autres » valables pour le fonctionnement de la règle d’or. Tournons-nous vers la théologie pour savoir s’il est possible d’avoir de ces notions d’autrui ou de prochain, une approche qui ne soit pas mêlée de considérations religieuses.

          Dans le contexte biblique, "autrui" n’est pas vraiment "l’autre" au sens philosophique du terme (chez Sartre, par exemple). Jésus appelle ses disciples : « amis » parce qu’il leur a donné toute sa connaissance et qu’il ne leur cache rien. Mais dans la conception de l’Israël ancien, le prochain qu’on doit "aimer comme soi-même" remplit les conditions bien particulières du code de sainteté. Les chapitres 17 à 26 du Lévitique  sont considérés comme le code de sainteté qui délimite les contours du peuple saint. Il commence par tout ce qui a lien avec le sang et donc la vie et se termine par des promesses et des bénédictions. Au centre de ces chapitres, on trouve le triptyque qui « définit » le peuple de dieu : un peuple saint, des prêtres saints, des temps saints. Et le commandement d’amour se trouve dans la partie qui définit la pureté du peuple. Ainsi, le prochain est, pour le Lévitique, celui qui est saint comme je suis saint, comme Dieu est saint. Dans ce contexte, la règle d’or ne s’accorde pas à tous les hommes, mais seulement à ceux qui observent les rites de pureté qui permettent de vivre ensemble dans le peuple que Dieu s’est choisi. Sinon la règle d’or risque d’entraîner toutes sortes de mésaventures.

            Paul continuera cette conception du peuple de dieu en le transposant dans la communauté des chrétiens. Le frère en Christ est celui à qui l’on doit la solidarité. Mais c’est avec Jésus que le prochain prend une tout autre tournure. 

          Dans les Évangiles, il n’est plus question de n’aider que les enfants d’Israël parce qu’ils seraient semblables à Jésus et à ses disciples. Il est question bien au contraire de faire éclater la notion de réciprocité en élargissant la notion de prochain à celle d’humanité (des « hommes »). 

          La règle d’or, dans Luc et dans Matthieu, parle « des hommes » d’une façon très générale. Il ne s’agit plus de relation intra-communautaire, mais universelle. 

          Dans la parabole du bon Samaritain, dans l’Évangile de Luc, Jésus met en scène précisément une figure d’ennemis du judaïsme pharisien et lui donne le rôle du prochain ; le prochain n’est plus celui que je dois aimer comme moi-même, mais celui qui m’aime comme je devrais aimer moi-même. Le prochain de la parabole du bon samaritain est celui qui s’approche de la victime et qui la soigne sans rien demander en échange. Le code de sainteté éclate alors et le samaritain se retrouve à la place du saint de Dieu. (Luc 10 : 36)

          Jésus substitue l’humilité à la sainteté dans la norme qui régit les relations humaines. J’éprouve de la miséricorde pour l’autre, je suis alors capable d’être son prochain. Je suis le saint de Dieu parce que je conçois l’être humain, quel qu’il soit, comme étant de ma propre chair, comme étant enfant de Dieu. Qu’il se dise enfant de Dieu lui-même ou non, il est celui vers qui Dieu me commande d’aller, celui que Dieu me commande d’aimer. Et cela sans réciprocité de traitement.

          On voit ici que ce qui semblait être une incidente se révèle être beaucoup plus que cela. La règle d’or n’a véritablement de sens que si l’on a affaire au prochain ou à autrui qui ne sont pas n’importe quels « autres » et qui, du coup, sont susceptibles de nous donner la limite et le resserrement que nous cherchions et qui nous manquaient cruellement, puisque, en leur absence, la règle d’or peut être une règle de libertinage, de ruine des cités et de brigandages ; peut-être pas encore de la trouver mais d'en apercevoir au moins le principe. C’est parce que la règle d'or s’adresse à autrui ou au prochain qu'elle n’est pas une règle fausse, qui pourrait même être perverse et libertine. Mais il ne faudrait pas non plus que ces notions ne s’expliquent que par la règle d'or et nous fassent entrer dans une sorte de cercle par l’introduction ad hoc d’un joker.

            La principale conclusion à tirer de cette première approche de la règle d’or est qu’elle s’adresse à des individus avec lesquels nous sommes individuellement en rapport d’échange de services. Les commandements qui me sont donnés par cette règle ne sont pas, en dépit des premières apparences, universalisables ; et, de leur caractère formel, on ne déduit pas davantage que des devoirs particuliers voire individuels, du moins pas sans une sorte de tiers qui vient limiter les propos - que l’on trouve ce tiers dans « les hommes », dans « autrui » ou dans « mon prochain ».

            Si l’on prenait cette difficulté pour un défaut - ce que je ne pense pas qu’elle soit -, comment pourrait-on lever cette difficulté ?


II. Est-il possible de lever la difficulté de l’universalisabilité ?

        Il le semblerait, grâce à la triple formulation de la loi morale kantienne :

  •  la première étant : Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse toujours être élevée en loi universelle (de la nature) ; 
  • la deuxième : agis de telle sorte que tu traites l’humanité - on trouve ici, d’une certaine façon, « les hommes de Matthieu et de Luc - en ta personne comme en celle d’autrui jamais seulement comme un moyen mais toujours en même temps comme une fin ; 
  • la troisième étant qu’il faut se considérer et considérer les autres, chaque autre, comme constituant le royaume des fins ou, du moins, comme étant susceptible de le faire).

          Regardons la première formulation : elle substitue à la considération de l’échange et de l’égalité de traitements entre individus, comme s’ils étaient sur une balance – ce qui fait que, tout en la dépassant, elle conserve quelque chose de la vieille loi du Talion : Œil pour œil, dent pour dent –, celle d’une construction qui soit possible et solide : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse toujours être une loi (de la nature) ». Veille à la cohérence de ton projet de vie - qui est un projet d’autonomie - avec la même possibilité qui est ouverte pour l’autre, de faire des projets qui sont les siens pour sa vie. Ainsi veille à ce que, par les actions que tu introduis dans le monde ou avec lesquelles tu constitues un monde, nous bâtissions ensemble une cité qui rende compossibles – compatibles – les projets de chacun. Il s’agit davantage de bâtir en commun, de faire du monde une maison commune, plutôt que d’échanger individu par individu. 

            La règle d’or semble réguler un monde éthique comme on règlerait un monde économique et n’est pas du tout incompatible avec celles qui règlent un marché. On en acquiert la conviction dès qu’on lit les premières pages de La richesse des nations d’A. Smith, lorsque, recherchant les éléments fondamentaux de la constitution d’un marché, A. Smith fait dire à l’un de ses membres : « Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes » ; en commentant cette formule de la façon suivante : « la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s'obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage. Il n'y a qu'un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d'autrui ; encore ce mendiant n'en dépend-il pas en tout ; c'est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance ; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d'où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n'est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu'ils se font sentir ». La structure de la règle d’or peut, si l’on n’y prend garde, évacuer complètement les valeurs d’humanité qu’elle semble produire et colporter.

            L’échange chrétien de la règle d’or a le défaut de ne pas être capable de préciser, dans son expression même, qu’il ne s’agit pas d’échanger la même chose – avec les freins, il est vrai, d’autrui, des « hommes » et de l’amour (agapé). La société constituée par l’échange de la règle d'or est une société segmentaire où l’obéissance de chacun semble consister à faire exactement la même chose que l’autre - les mêmes façons de vivre, les mêmes façons de travailler, etc.). Son expression ne met pas l’accent sur la diversité, l’hétérogénéité, de ce qui est à échanger, mais plutôt sur une espèce d’identité de traitement. Chez Kant, en revanche, la morale et l’éthique n’impliquent pas une société dans laquelle chacun fait la même chose et a le même projet d'existence. C’est plutôt la diversité qui est la règle - diversité avec laquelle il s’agit de faire un monde. La loi morale est une règle d’autonomie, c’est-à-dire une règle qui rend possible à chacune et à chacun d’agir selon ses valeurs à elle ou à lui, pourvu que ces valeurs soient compatibles entre elles, sans qu'aucune sympathie ne soit mise en jeu. Cela ne veut pas dire qu’il faille être antipathique aux autres, mais il n’est pas besoin non plus de sympathiser avec les autres pour constituer avec eux un monde cohérent. Chacune, chacun mène sa vie et l’entrelace avec celle des autres pourvu que ces entrelacements ne soient pas des entre-empêchements qui bloquent l'humanité que nous constituons ensemble.

            Kant qui, à ma connaissance, ne s’en est jamais pris frontalement à la règle d’or, la met toutefois en question indirectement, par une ironie dont nous vous rapportons quelque écho et que vous trouverez dans la Critique de la raison pratique. Au niveau du scolie du Théorème III, il paraît la fustiger, à mots couverts : quand chacun veut ce que veut l’autre, ne risque-t-il pas de se produire « une harmonie semblable à celle que décrit un certain poème satirique cité par Kant à propos de la bonne intelligence de deux époux qui se ruinent : Ô merveilleuse harmonie, ce qu’il veut, elle le veut aussi ; semblable encore à ce que l’on raconte de François Ier qui, prenant un engagement envers Charles Quint, dit : « ce que mon frère Charles veut, je veux aussi l’avoir » (Kant, Critique de la raison pratique, p. 27). La seule façon d’échapper à cette difficulté, selon Kant, tient dans l’élévation de la maxime à la loi (comme s’il se fût agi de constituer une nature). On ne saurait mieux souligner les faiblesses de l’expression de la règle d’or.

            Le paradoxe est que, quand on veut, pour l’autre, la même chose que pour soi, on rend le monde aussi invivable – et probablement même davantage – que si on voulait, pour l’autre, des choses très différentes de celles que l’on veut pour soi. Tu dois travailler, pas forcément pour faire exactement ce que l’autre fait ou pour faire comme lui, mais parce que c’est une contribution à l’effectuation de ce monde commun que nous bâtissons l’un avec l'autre ; tu dois traiter autrui avec bienveillance, pas tellement parce que tu seras individuellement bénéficiaire de cette bienveillance, mais parce que le monde que tu bâtis avec l’autre ne se construirait pas aussi bien avec la malveillance qu’avec la bienveillance ; tu dois rendre à autrui ce qu’il t’a prêté, faute de quoi la société – quelles que soient ses limites – manquerait de la confiance suffisante pour se constituer ; ainsi, chez Kant, nous construisons, en chacun de nos actes et par chacun d’eux, le monde des fins, mais ces actes sont extraordinairement divers et ils sont ceux de l’autonomie dont jouit chacun s’il le veut. Laisse à l’autre son autonomie pleine et entière, pourvu qu’il te laisse la tienne.

            On voit idéologiquement la très grande différence du monde kantien - auquel nous sacrifions le plus facilement aujourd’hui parce que nous croyons dans le destin personnel de chacun qui n’a pas à se calquer sur les destins personnels des autres mais qui doit seulement se rendre compossible avec eux - avec celui de la règle d’or, qui a toutefois ses adeptes aujourd’hui, non seulement parmi les chrétiens, mais même dans des milieux utilitaristes, qu’ils soient chrétiens ou non, mais qui sont prêts à critiquer l’autonomie comme étant trop abstraite. Elle peut, en effet, être estimée trop abstraite parce qu’elle ne requiert pas l’amour d’autrui et qu’elle est constituée sur le mode du « comme si » qui ne requiert pas que le monde des fins soit constitué comme une réalité empirique mais comme devant être indéfiniment visé dans chacun de nos actes. Ce qui ne demande pas que nous tenions compte des autres dans leur individualité, leur idiosyncrasie, mais comme susceptibles de constituer des actes différents des miens ; notons que cela ne l'interdit pas non plus, mais – aux yeux de Kant – cela ne fait pas partie de l’éthique ou de la morale.

        Hegel a cru pouvoir montrer que la loi kantienne ne présentait aucun avantage par rapport à la règle d’or et qu’elle n’en était un dépassement qu’en trompe l'œil. Prenons l’exemple habilement choisi par l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit. Hegel dénonce en effet l’apparente inconditionnalité de la loi morale et des règles qui en dépendent. Tu ne dois pas mentir dissimule autant que possible la règle tu dois dire la vérité, laquelle requiert la condition : si tu la connais, si tu as suffisamment œuvré pour la connaître. L’inconditionnalité n’est donc qu’un appeau tout aussi rhétorique et formel que la règle d’or ; d’autant que la justification des règles qui dépendent de la loi morale s’effectue par des arguments qui relèvent de ceux qui consolident la règle d’or. On ne doit pas se tuer, ni commettre de meurtre, on doit travailler, on doit être bienveillant, on doit être honnête dans les rapports commerciaux, etc. car – ou parce que – le monde deviendrait invivable si chacun faisait ce que je m’apprête à faire par hypothèse. Bâtir avec les autres le monde des fins implique, à un moment ou à un autre, de confronter ses actions avec celles d’autrui comme dans la règle d’or. Le dépassement de la règle d’or est illusoire et fantasmatique.

            Il est encore un autre point à considérer. Certes on pourrait reprocher à Hegel d’user de rhétorique contre la morale kantienne. En effet, jamais Kant n'aurait dit : tu dois dire la vérité, mais il aurait évidemment préféré la tournure négative tu ne dois pas mentir, formule qui permettrait de mieux échapper à la critique hégélienne. Toutefois la critique que Hegel fait subir à Kant sur ce point n’est pas seulement rhétorique ; Hegel voit très clairement – ce qui sera retrouvé par la théorie des jeux, un siècle ou un siècle et demi plus tard – que tous nos actes ont une face positive, mais aussi une face négative et que ce que je ne fais pas ou ce que l’autre ne fait pas a du poids, même s’il est généralement moindre que ce que je fais ou que ce qu’il fait ; bref, que l'envers de nos actions, celles que nous sommes censés ne pas faire, a autant de positivité que leur positivité apparente, quand bien même elle serait qualitativement différente et que sa quantité serait moindre. La négation, la négativité – ce que nous ne faisons pas – est aussi, à sa façon, un mode d’action positive. Ne pas mentir, c’est aussi – du même mouvement – ne dire qu’une vérité partielle ; travailler, c’est aussi une façon de masquer sa paresse ; être bienveillant, c’est aussi une façon de recouvrir sa malveillance ; ne pas tuer, c’est aussi dissimuler que, dans certaines circonstances, je puis être poussé ou conduit à tuer, pour me défendre, défendre ceux que j’aime, ou mes concitoyens. Ce qui est éclatant dans la loi morale semble bien avoir pour envers une morne moitié moins avouable et qui pèse différentiellement, de telle sorte que la théorie des jeux apprendra à le peser. Cela nous amène tout naturellement à regarder ce qui se passe pour les versions négatives de la règle d’or qui nous semblent, bien à tort, dire la même chose que les versions positives, et aisément se convertir en elles, mais dont nous allons montrer que, lorsqu’elles ne sont pas de fausses fenêtres de ces versions, elles disent tout à fait autre chose qu’elles et sont structurées très différemment. Avant de voir ce point avec un peu d’attention, il nous faut considérer en quel sens le caractère d’échange de la règle d’or est transcendé par le commandement d’amour du prochain.

Transcender la réciprocité

Dans Luc 6, la règle d’or est énoncée dans un ensemble de commandements qui ne font pas intervenir la réciprocité mais la générosité gracieuse jusqu’à l’amour des ennemis. « Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous insultent. Si quelqu’un te frappe sur une joue, tends-lui aussi l’autre joue. Si quelqu’un te prend ton manteau, ne l’empêche pas de prendre aussi ta tunique. Donne à celui qui te demande quelque chose et si quelqu’un te prend tes affaires ne les lui redemande pas. De plus, ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le aussi pour eux.  (Luc 6 : 27-31) 

            Il s’agit ici de sortir de l’échange du donnant-donnant et de montrer comment le passage par le tiers qu’est Dieu nous oblige à faire cesser la violence en refusant de rendre le mal pour le mal. La raison des échanges n’est plus l’intérêt propre, mais une vie sociale en paix au nom de Dieu. La parabole du repas de fête illustre ce don désintéressé : «  Quand tu offres un repas de fête, invite les pauvres, les infirmes, les boiteux et les aveugles. Tu seras heureux car ils ne peuvent pas te le rendre » (Luc 14 : 13-14). Il s’agit bien ici de sortir des échanges économiques quand il s’agit de générosité. Le but n’est plus que ce que l’on fait de bon pour les autres nous revienne comme un paiement direct ou une gratification de la part de ceux à qui on a fait du bien, mais d’être capables de donner sans rien attendre en retour. Mais cette générosité n’est possible que si l’on est conscient que rien ne nous appartient en propre mais que tout n’est que don de Dieu. Ainsi, l’humanité comprise dans le christianisme n’est que gestionnaire des dons de Dieu et ne les détient jamais en propre. 

            Dans ce contexte, la règle d’or est une injonction à redistribuer à tous les enfants de Dieu et donc tous les humains, les dons qu’il a permis à quelques-uns d’avoir en gestion. À la fin de l’Évangile de Matthieu, Jésus tient des propos redoutables à l’égard de celles et de ceux qui laissent les autres dans le dénuement et, par un effet rhétorique – peut-être aussi par un effet méthodique qui est celui de la sympathie – il se met dans la situation du pauvre : «  Allez-vous en loin de moi, maudits ! Allez dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger, j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire …. ». (Matthieu 25 : 31-46) 

            La recherche du bien commun est donc au cœur de la règle d’or. Non pas pour imposer à l’autre des valeurs qui seraient édictées par soi, mais pour que chacun ait le minimum vital de protection, de moyens de subsistance et de capacité d’action pour vivre sa vie. La raison la plus haute de faire aux autres humains ce qu’on voudrait qu’ils fassent pour nous c’est la subsistance d’une humanité à l’image de Dieu.  

            Reste à savoir si une vie dans les cités des hommes est possible avec les règles de la Cité de Dieu.

III. Les difficultés des versions négatives de la règle d’or

        Ne faites pas aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fasse : ils n’ont peut-être pas les mêmes goûts que vous ! » B. Shaw

        Ce que j’appelle versions négatives de la règle d’or, ce sont celles qui tournent autour de formulations de ce genre dont la matrice est à peu près celle-ci : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Ainsi, pour prendre des exemples qui descendent plus dans les détails : ne commets pas de meurtre car tu ne voudrais pas mourir de la main d’autrui ; ne fais pas de fausses promesses car tu n’aimerais pas - tu ne voudrais pas - que l’on t’en fasse ; ne néglige pas autrui car tu n’aimerais pas qu’il manque de soin à ton égard ; etc. Voilà quelques exemples seulement : chacun peut en inventer ou en trouver autant qu’il veut.

            Ce qui apparaît aussitôt, c’est que leur tournure d’interdit leur donne une détermination beaucoup plus nette. On peut être plus facilement assuré de ne pas faire du mal aux gens qu'être assuré de leur faire du bien. On sait depuis longtemps – et la théorie des jeux nous l’a rappelé et démontré – que : si ne pas faire quelque chose n’a pas la même valeur que faire quelque chose, ne pas faire quelque chose a autant de positivité que faire quelque chose  (John Harsanyi). Il est des moments, peut-être plus rares, où le positif vaut mieux que le négatif et d’autres moments où c’est l’inverse. Tu ne dois pas tuer, tu ne dois pas mentir sont plus plausibles que tu dois laisser en vie ou tu dois dire la vérité ; tu dois travailler est peut-être plus plausible que tu ne dois pas être paresseux ; ou tu ne dois pas être malveillant est plus plausible que tu dois être bienveillant.

            De même, sans toutefois laisser de côté toute sympathie, les formules négatives ne requièrent pas autant de sympathie (de degré de sympathie) avec autrui que les précédentes. Les précédentes impliquaient de réfléchir sur les diverses façons de se mettre à la place d’autrui – les unes en prétendant se mettre intuitivement à la place d’autrui, les autres en introduisant en soi-même les valeurs d’autrui pour comprendre, par une sorte de construction, comment nous réagirions et nous nous conduirions si nous les adoptions. Cette fois, on a moins besoin de la sympathie, que ce soit d’une sympathie d’intuition ou que ce soit d’une sympathie de méthode (celle de Hare), pour y obéir. À la limite, c’est une affaire entre moi et moi ; je n’ai pas besoin de l’autre pour savoir ce qui peut lui faire mal ; je me suffis à moi-même pour cela. Il est plus facile de dire « Ne mens pas » que de dire « Tu dois dire la vérité » : nous avons vu comment Hegel exploitait cette équivoque contre Kant.

            On pourrait encore énoncer les choses autrement pour marquer la différence des formulations négatives par rapport aux formulations positives, qui est que les premières jouent essentiellement sur les déplaisirs alors que les secondes jouent plutôt sur les plaisirs. Il est déplaisant d’être l’objet d’un meurtre ou d’une tentative de meurtre, ou d’être victime d’un mensonge, ou d’une escroquerie. De l’autre côté il n’est question que de gestion de plaisir. Or la vivacité des déplaisirs et des souffrances est toujours plus grande que celle des plaisirs. C’est pourquoi les règles négatives s’impriment mieux dans nos têtes et dans nos corps que les règles positives. La raison pour laquelle si les actes sont mauvais lorsqu’ils te sont faits ou infligés, c’est que la nature ou la qualité du mal qui advient à quelqu'un de la part d'un autre sont mieux connues en le subissant qu'en le faisant. Il y a plus : en dépit des apparences négatives et interdictives de tout un faisceau d’usages de la règle d’or, elles ont beaucoup moins de chances d’être liberticides que les premières. Les premières sont dangereuses en ce qu’elles s’immiscent dans les affaires de chacun dans leurs façons de conduire leur vie ; ce n’est pas le cas des règles négatives qui protègent la vie et la liberté de chacun sans pousser plus loin les conseils de la façon dont on doit vivre.

            Dans les règles négatives, on ne s’embarrasse pas non plus de degrés : elles sont manichéennes. Alors que les règles positives requièrent des pesées très subtiles de degrés, il n’y a pas de degrés entre les oui et les non ; du moins n’éclatent-ils pas à la surface. En revanche, quand nous n’avons affaire qu’à des règles positives, il faut constamment tenir compte des degrés.

            Gagnons-nous, par cette absence de degrés et cette allure d’interdit qui peut rassurer les artisans du moralisme, plus de moralité ou plus d’éthicité ? Ce n’est pas sûr. Certes, on peut dire : si tu étais pauvre, tu voudrais bien être aidé, alors viens en aide aux pauvres. Mais on peut dire aussi : Tu n’aimerais pas que l’on te charge d’impôts très lourds si tu étais riche, alors n’en impose pas aux autres, s’ils sont riches. Ne fais pas subir à autrui le redressement fiscal auquel tu ne voudrais pas être soumis. Le libertinage peut, lui aussi, très bien consonner avec la règle d’or : je n’aimerais pas que tu m’empêches les plaisirs auxquels je tiens ; je ne t’empêche pas de prendre les plaisirs auxquels tu tiens. Je te demande seulement la liberté de me conduire comme je veux ; la contrepartie étant que je te laisse la liberté de te conduire comme tu veux. C'est bien le cas de dire, avec Pascal dans les Provinciales, qu’il y des façons de lire les règles chrétiennes qui les rendent infiniment plus laxistes que le droit lui-même. On peut, avec un contenu parfaitement immoral, donner un sens à cette règle. Et si l’on dit : Non, cette règle n’est pas faite pour justifier le libertinage. Bon ! Mais, dans ce cas, elle est affreusement mal orientée et dit le contraire de ce qu’elle prétend dire. Intuitivement, elle prétend introduire de la morale dans nos actions ; en réalité, elle introduit autant de libertinage que de morale. Ou alors, et je l’enfonce dans l’horreur, puisque la règle d’or peut justifier le libertinage : le libertinage n’est pas une conduite immorale si je puis m’accorder ce que j’accorde à l’autre et lui accorder ce que je m’accorde ; autrement dit : si je puis m’accommoder de ce dont l’autre s’accommode, ou de ce dont je voudrais qu’il s’accommode.

         On l’aura compris : on en vient vite, par là aussi, à une dissolution du social, en raison d’une perturbation des lois de son fonctionnement. Ce n’était évidemment pas l’idée de Matthieu qui écrit, sans aucune équivoque possible, en Matthieu 5 : 15-19 : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi et les prophètes ; je suis venu, non pas pour abolir, mais pour accomplir ».

            On voit donc que, comme dans le premier cas – celui des règles positives –,  les règles négatives, pour fonctionner éthiquement, doivent supposer un fonds intuitif sans lequel la formulation de la règle d’or dévoie très facilement celui qui veut en faire usage. Avec la même difficulté que celle de l’alternative que nous avons relevée : ces formules sont-elles censées nous dire ce que c’est que le bien, en ce sens que c’est leur forme même qui engendrerait le contenu ? Ou alors faut-il déjà disposer intuitivement du contenu pour raffiner simplement ce contenu intuitif par un discours plus réflexif, plus conceptuel ? Une difficulté supplémentaire apparaît alors : si la règle d’or suppose une sorte d’intuition de ce qui est moral, si la forme en est toujours plutôt ratée de telle sorte qu’on ne saurait en dériver le contenu de la morale, à quoi bon en chercher la forme et ne doit-on pas se contenter de l'intuition ? C’est le piège dans lequel est tombé le théologien Augustin d'Hippone.

            Ce qui est curieux et tout à fait extraordinaire, c’est que ni Matthieu, ni Luc, ne semblent présupposer intuitivement un bien : ni la première formule, ni la seconde ne disent de faire à autrui le bien qu’on voudrait qu’il nous fasse ; ou de s’abstenir de faire le mal que l’on ne voudrait pas que l’on nous fît. Ils paraissent tenir à ce que ce soit la formule même qui engendre le contenu du bien. On est dans un univers que le kantisme ne va faire que renforcer : il n’y a pas de bien en soi ; le bien ne fait que dériver de l’application d’une formule. On se garde, chez Matthieu comme chez Kant, de l’illusion que quelqu’un sait ce que contient la règle d’or avant qu’elle ne soit mise en forme. Sa mise en forme est sa véritable mise à l’épreuve.

 IV. Est-il possible de lever par le kantisme les difficultés de la formulation de la règle d’or ?

         La loi morale kantienne améliore sans doute la situation. Dirons-nous qu’elle la règle de façon décisive ? Pas vraiment ; mais surtout, il faut « réparer » et reconditionner la règle d’or, si on veut qu’elle fonctionne.

         Pour que la règle d’or fonctionne mieux, il nous faut soit compléter son symbolisme, sa logique ; soit l’aménager par l’amour du prochain qui lui donne le sous-bassement intuitif permettant les modifications formelles sans lesquelles la règle ne fonctionne pas. C’est un jeu du concept et de l’intuition, ou plutôt de l’intuition et du concept, faute duquel, et si humiliant cela soit-il, il est impossible de faire un pas en morale. De ce point de vue, il est étonnant que dans ses exemples des Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant ait recours, à contre-courant de sa philosophie, à des justifications empiristes d’un Impératif qui devrait être justifié uniquement par des arguments a priori. La plupart des philosophes l’ont repéré. Quant à l’attaque de Hegel contre Kant, elle sera rejointe – peut-être sans le savoir – par celle de Harsanyi et elle consiste à « reconditionaliser » les règles qui se prétendent inconditionnelles.

            Enfin, derrière le caractère très tranché des valeurs, il y a en réalité des dosages, un jeu de dosages. Toute position que j’ai ou que l’autre adopte comprend des anti-positions ou des envers de positions. Il n’y a jamais de positions complètement pures. Valéry a, dans ses Cahiers (II, 1461), ce mot terrible : « Mauvais traitement. Savoir reconnaître les mauvais traitements sous les bons ; et parfois au contraire - - ce dernier cas plus curieux ». En traitant apparemment bien les gens, on peut les traiter mal.

V. La nomographie ou l’art d’écrire des règles, en l’occurrence des lois

Qu’est-ce que la nomographie ? « On utilisera le terme nomographie pour désigner la partie de l’art de la législation qui se réfère à la forme donnée, ou qu’il convient de donner, au contenu dont se compose le corps de la loi et de ses diverses parties ; la forme "form" par opposition au contenu "matter" et pour autant que l’on puisse envisager l’un de ces termes séparément de l’autre » (Cahiers critiques de philosophie, Hermann et Paris VIII, n°4, Paris, 2007, p. 42. Ce Cahier contient de larges extraits d’une traduction d’un texte paru dans les éditions Bowring sous le titre Nomography, dans les Works de Bentham, Édimbourg, vol. III, p. 233-238). Un peu plus loin, Bentham ajoute une seconde définition de ce terme : « Par nomographie, on comprend l’art et la science au moyen desquels on donne au contenu de la loi une expression telle qu’elle maximise l’effectuation des fins, quelles qu’elles puissent être, que le législateur, quel qu’il puisse être, puisse viser » (p. 43).

            Pourquoi en est-il besoin ? Il en est besoin parce que l’on peut avoir une juste intuition de ce qu’il faudrait faire, sans être capable d’en trouver une forme qui ne la trahisse pas. Il est très important, lorsqu’on veut quelque chose, que cette chose soit écrite dans le langage qui convient ; faute de quoi, on peut écrire le contraire de ce que l’on veut, de ce que l’on intuitionne comme étant bon. Il faut donc chercher la forme qui convient à un contenu. « Sous le chapitre du contenu, on comprend les idées que l’on veut exprimer – les idées ou, si l’on veut, les choses qui doivent être exprimées ; par la forme, comprenez les signes au moyen desquels ces mêmes choses sont signifiées – les mots ou les combinaisons de mots par lesquels on exprime ces mêmes idées » (p. 46). « La forme étant, par elle-même, un objet entièrement au service de la matière, il en résulte que la fin visée appartient en commun à tous les deux, mais toujours au service de cette fin commune. Appartient en propre à la nomographie une autre fin : celle de contribuer au maximum à cet objet principal et directeur, quel qu’il soit, envisagé par le contenu du travail en question » (c’est-à-dire de rapporter à la matière la forme qui convient) (p. 48).

            Si l’on nous objectait que l’on donne des limites trop larges à la nomographie, laquelle ne s’intéresse qu’aux lois juridiques – comme l'indique son nom –, il faudrait que ces moyens de chercher, pour un contenu donné, la forme qui en respecte l’intention ou l’intuition qu’elle contient, ou à rebours de chercher un contenu pour une forme donnée, « s’appliquent très largement aux discours en général – au discours qui peut s’appliquer à quelque sujet que ce soit – et plus particulièrement à tous les discours de nature instructive ou, si l’on veut, didactique » (p. 48).

            « En un mot, résume Bentham, pour montrer de quelle façon les lois et les portions de lois doivent être rédigées, il ne faut ni plus ni moins que montrer de quelle façon elles ont été rédigées jusqu’à présent ; et ceci afin que, dans le futur, la façon dont elles seront écrites puisse, quand on les compare avec la façon dont elles ont été écrites jusqu’à présent, être considérée comme aussi dissemblable que possible » (p. 51).

         Bentham n’est pas le seul à avoir montré la différence entre le bien intuitionné et le bien régulé. Rousseau a vu, lui aussi, cette difficulté dans le chapitre Du Législateur, Du Contrat Social, L. II, Ch. VII. La volonté générale, avait-il dit auparavant, ne peut pas errer ; elle ne peut pas vouloir son propre mal. Mais ce n’est pas pour cela qu’elle sait lui donner forme ; elle peut être mal éclairée et elle peut être trompée. Il faut un législateur. « Celui qui rédige les lois n’a donc et ne doit avoir aucun droit législatif, et [en contrepartie] le peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable ; parce que, selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple : j’ai déjà dit cela mais il n’est pas inutile de le répéter ».

            Toutefois, dans la Bible elle-même, le problème de l’importance d’écrire correctement les lois se pose de façon très consciente et délibérée. Montrons-le sur quelques exemples.

            D’abord, le Décalogue est écrit différemment selon les époques et les contextes. 

            On trouve la version la plus commune du Décalogue en Exode 20 : 1-17 ; mais on en trouve ensuite une autre version en Deutéronome 5 : 6-21. Les deux versions sont différentes et l’argument qui justifie le fait d’obéir aux commandements de Dieu est différent dans chacune d’elles. Dans la version de l’Exode, c’est parce que Dieu est créateur du ciel et de la terre en sept jours qu’on doit obéir à ses commandements. En revanche, dans la version du Deutéronome, c’est parce que Dieu a fait sortir son peuple d’Égypte qu’il a autorité pour donner ses commandements. La loi n’est donc pas étayée par le même motif d’autorité et la nature même des commandements en est changée. 

         Le Dieu de la création en sept jours est le grand horloger du monde et ses commandements sont donc, analogiquement, les outils d’un ordre social. Le Dieu qui fait sortir le peuple d’Égypte est le libérateur et donne aux commandements la force d’une promesse. Certains commentateurs attribuent cette forme aux disciples du prophète Ésaïe, penseur de l’exil et de la libération. 

         Dire que l’ordre de la création sera respecté si vous obéissez aux commandements ou dire que vous serez libres si vous leur obéissez ne sont pas des expressions équivalentes et elles ne donnent pas du tout la même application de la loi. Dans un cas on conserve la pureté de l’ordre ancestral et l’on promeut la tradition, alors que, dans l’autre, on promeut une liberté qui ouvre un horizon à l’invention et à l’innovation. 

            Le texte d'Exode 34 souligne, à sa façon, le rôle de « nomographe » de Moïse (14-28). Mais ce n’est plus dix commandements qu’il écrit sur des tables de pierre, mais douze. Ces commandements ne sont plus éthiques, mais rituels. Dans ce cas, c’est le code de sainteté que l’on voit transparaître à travers la loi. Comment être pur ? Telle est la question à laquelle répondent alors ces douze règles. 

       Une autre implication de l’écriture de la loi nous saisit en lisant Deutéronome 30 : 15-30 c’est le passage du « tu » au « vous, qui montre un entrelacs entre le commandement adressé à des individus et le peuple auquel ils appartiennent. « vous ne resterez pas longtemps dans le pays dont tu vas prendre possession. » Chacun est prévenu qu’il doit rester fidèle à son Dieu et ne pas adorer d’autres divinités pour rester dans le pays qui est donné par Dieu au peuple. Chacun est donc responsable collectivement du devenir du peuple. Dieu promet à son peuple qu’il tutoie et qu’il constitue ainsi comme corps social. Mais les hommes qui constituent ce peuple sont responsabilisés individuellement et rendus ainsi interdépendants par la loi que Dieu donne. 

« Regarde : aujourd'hui je place devant toi la vie et le bonheur d'une part, la mort et le malheur d'autre part. Mets en pratique ce que je t'ordonne aujourd'hui. Aime le Seigneur ton Dieu. Suis le chemin qu'il te trace. Obéis à ses commandements, à ses lois et à ses règles. Ainsi tu vivras, tu te multiplieras. Le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. Mais si tu te détournes de lui, si tu lui désobéis, si tu adores d'autres dieux, alors tu disparaîtras complètement. Je vous préviens dès aujourd'hui ; vous ne resterez pas longtemps dans le pays dont tu vas prendre possession au-delà du Jourdain.
Oui, je vous avertis solennellement aujourd'hui, les cieux et la terre m'en sont témoins : je place devant toi la vie et la bénédiction d'une part, la mort et la malédiction d'autre part. Choisis donc la vie et tu vivras, toi et ta descendance. Aime le Seigneur ton Dieu ! Écoute sa voix ! Reste-lui fidèlement attaché. Alors tu vivras et passeras de longues années dans le pays que le Seigneur a promis de donner à tes ancêtres Abraham, Isaac et Jacob. »

            Pour notre problème, la question se pose ainsi : comment faudrait-il écrire la règle d’or, ou plutôt réécrire la règle d’or, pour qu’elle devienne, sinon absolument morale, du moins plus nettement morale ? Nous vous laissons ce travail à titre d’exercice ; avec un résultat assez incroyable qui s’offre d’emblée : ce qui, à une certaine époque pouvait passer pour immoral ne l’est plus aujourd’hui ; ce qui était taxé de libertinage par les plus avisés des auteurs d’éthique et de morale que nous avons cités ne nous laisse même plus aujourd’hui le soupçon qu’il puisse s’agir d’un libertinage ; ce qui est, par exemple, le cas de Hume qui, bien qu’il fût un porte-parole du scepticisme philosophique, considérait l’homosexualité comme une des plus graves fautes qui puissent se commettre ; ceux qui essaient de penser l’éthique et la morale tendent aujourd’hui à penser que c’est l’homophobie qui est une des plus graves fautes.

Conclusion

         Il nous resterait à considérer bien des points que nous n’avons fait qu’effleurer en traitant d’un couple de règles qui se révèlent, à l’analyse, bien plus compliquées qu’elles le paraissent en dépit de leur apparente simplicité : par-delà le jeu de la forme et du contenu, le jeu de la sympathie et la mise entre parenthèses de la sympathie, le jeu de l’intuition et de la forme – du conceptuel –, le jeu de l’affirmation (tournure affirmative) et de la négation (tournure négative), il conviendrait d’analyser le jeu des pronoms, par exemple ; mais aussi les moments où l’on parle d’autrui, que l’on paraît distinguer, presque sans le savoir, et souvent en croyant qu’il s’agit de la même chose, de ceux où l’on parle de l’autre, de mon prochain.

         On pourrait, en s’inspirant de ce grand sceptique qu’était Valéry, se demander si la règle d’or ne faisait pas éminemment partie de « ces paroles dont la valeur dépasse infiniment la signification – et [donc] plus demande que réponse » ? Il en va ainsi de « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ne croyons pas d’ailleurs que l’époque moderne a dépassé ce genre d’équivoques. La liberté, l’égalité, la fraternité, la solidarité et tant d’autres paroles qui soutiennent difficilement l’analyse, ce qui ne les empêche pas de déclencher l’enthousiasme, alors que ceux qui les disent pensent à des choses différentes jusqu’à la contradiction. On leur fait crédit – peut-être même cadeau – du sens.

         Ce phénomène est bien vu par Valéry ; il est toutefois peut-être une dimension que ce grand sceptique a oubliée et que Schopenhauer avait parfaitement vue. Citons le texte important que l’on trouve dans Le fondement de la morale, lorsqu’il critique une des versions de la règle d’or (Le Livre de poche, Paris, 1991, P. 67) :

         « Tel est le principe trivial et qui passe pour être simple s’il en fut : « Quod tibi fieri non vis, alter ne feceris » [« Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, ne le fais pas à autrui »] ; principe incomplet, car il comprend les devoirs de justice, non ceux de charité ; mais il est aisé d’y remédier, en répétant la formule, et supprimant la seconde fois le ne et le non. [Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fît]. Cela fait, elle arrivera à signifier : « Neminem læde, imo omnes, quantum potes, juva » [Ne fais de mal à personne, au contraire, aide chacun autant que tu le peux] : seulement elle nous contraint à un détour, et par suite elle se donne l’air de nous fournir le principe réel, le 𝛿𝜄ὀ𝜏𝜄 [le pourquoi] de ce précepte ; au fond, il n’en est rien : de ce que je ne veux pas que telle chose me soit faite, il ne suit nullement que je ne doive pas la faire à autrui. On en peut dire autant de tous les principes, de tous les axiomes premiers de morale proposés jusqu’à ce jour ».

          Non seulement, nous nous sommes montrés trop sévères avec les approximations logiques de la règle d’or, mais nous n’avons pas su les lire, car il n’y a aucun lien logique entre la première proposition et la seconde proposition qui constituent la règle d'or. Or, derrière le piège de son expression qui prend l’allure d’un si tu veux ... alors, comme s’il s’agissait d'une logique de l’entendement, il s’agit en réalité de tout autre chose. Notre tort est probablement de la lire comme un texte produit par l’entendement et qui ne concerne que l’entendement. En réalité, cette règle d’or ne vaut que pour la volonté et sa logique ; c’est une logique performative comme celle que l’on voit à l’œuvre chez Paul de Tarse quand il s’agit de montrer que la résurrection est l’affaire de tous sans donner davantage de raisons théoriques. La façon dont l'apôtre Paul l’énonce est désastreuse sur le plan de l’entendement quand il paraît s’embarrasser dans les raisons qu’il donne : parce qu’il y a eu un homme ressuscité, tous les autres doivent pouvoir l’être. On ne saurait faire d’induction plus fausse. Mais l’essentiel aux yeux de Paul n’est pas là ; il s’agit pour lui de s’appliquer à vivre comme un ressuscité ; de même pour les questions qui nous ont retenus autour de la règle d’or. Nous avons repéré la sympathie comme une difficulté pour que la règle d’or ait un sens et une valeur. Mais la sympathie ne fonctionne pas ainsi : elle fonctionne plutôt comme chez Hume qui nous dit que nos passions se transmettent et se fabriquent par sympathie. Elle est certainement une illusion ontologique ; mais c’est le fait d’imaginer qu’il y a en nous quelque amour, haine, espoir, etc. qui nous les fait éprouver et transmettre au prix sans doute de grands déplacements, mais sans lesquels nous n’aurions pas de vie affective. Vous connaissez le mot de La Rochefoucauld : « Je connais des gens qui n’auraient été amoureux s’ils n’avaient entendu parler d’amour ». Je me demande, pour ma part, en allant plus loin, si ce n’est pas la condition de toutes les femmes et de tous les hommes qui doivent avoir entendu parler d’amour pour être amoureux. La vie amoureuse est à ce prix de sympathie : elle n’a ni plus ni moins de consistance que cette consistance verbale qu’il faut imaginer remplir. Il en va de même pour la règle d’or ; elle n’a de sens et de valeur que parce que nous pensons qu’elle a sens et valeur et parce que nous voulons que ce sens et cette valeur s’impriment dans l’existence.

            Reste que ce que nous avons dit sur la nécessité de critiquer la règle d’or est indispensable : si on peut l’admettre intuitivement la plupart du temps, les contradictions que nous rencontrons en elle, lorsqu’un obstacle apparaît, exigent que nous allions dans le sens critique que nous avons indiqué. Tu veux pendre la règle d’or comme référence des maximes que tu te proposes, fais-le ; constitue ce faisceau d’obligations en tenant compte comme d’autant de mises en garde des réflexions critiques que nous avons esquissées. La religion se façonne comme une tentative pour établir un lien avec le désir de l’autre ; elle est une volonté, elle n’est pas un savoir.

            Il nous resterait à approfondir des notions comme mon prochain, autrui, l’autre. Le prochain et autrui sont des rubriques de la catégorie générale de l’autre. On pourrait croire qu’autrui n’est qu’une façon un peu vieillotte de désigner l’autre ; les choses sont beaucoup plus compliquées et il se pourrait qu’elles aient faussement cette apparence. Peut-être faudrait-il que nous consacrions une séance de Théophile à une question que nous avons abordée constamment au cours de la présente séance, mais seulement de façon tangentielle. Nous ferions sans doute apparaître qu’autrui, notre prochain sont plutôt des notions à créer que des notions à préserver, à conserver.

            Il est une autre recherche que nous aimerions entreprendre, avec ces propositions tellement dissymétriques en éthique, qui est de savoir, une fois établie cette dissymétrie, laquelle est très visible, pourquoi nous la conservons, la préservons, comme si elle enserrait une valeur.

                              Béatrice Cléro-Mazire & Jean-Pierre Cléro

TEXTES POUR LA SÉANCE DU 30 JANVIER 2024 :  « LA RÈGLE D’OR »



Formulations de la règle d’or dans le Nouveau Testament


On trouve, dans le Second Testament, les énoncés suivants : « Tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, faites-le donc aussi pour eux ; c’est cela, la Loi et les Prophètes » dans l’Évangile de Matthieu (Matthieu 7 : 12) et chez Luc : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le aussi pour eux » (Luc 6 : 31).

Variantes de la règle d’or


Dans Paul, Épître aux Colossiens, au chapitre 3 verset 13 on peut lire : « Continuez à vous supporter les uns les autres et à vous pardonner volontiers les uns les autres, même si quelqu’un a une raison de se plaindre d’un autre. Tout comme Jésus vous a pardonné volontiers, vous devez vous pardonner volontiers. »

Et en Romains 13 : 8-10 : « Ne devez rien à personne sinon de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime son prochain a accompli la loi. En effet, le code de lois -« tu ne dois pas commettre d’adultère, tu ne dois pas assassiner, tu ne dois pas voler, tu ne dois pas convoiter » et tous les autres commandements, se résument dans cette seule phrase : « Tu dois aimer ton prochain comme toi-même. » L’amour ne fait pas de mal au prochain ; l’amour est donc l’accomplissement de la loi. »

La critique par Hare d’une forme de la sympathie et la tentative de correction de cette forme


Hare R.M., Penser en morale, Moral Thinking, Hermann, Paris, 2020, p. 35.

«  Je dois m’imaginer dans sa situation [dans la situation d’autrui] avec ses préférences. [...]. Je ne voudrais pas qu’on pense que je suis en train d’affirmer qu’il est en fait possible d’avoir une pleine et entière connaissance des expériences des autres. Je remets à plus tard (au chapitre 7) les énigmes épistémologiques qui se profilent ici. Il serait faux d’affirmer que nos imaginations nous informent en quelque manière de ce que les expériences des autres leur font. L’imagination est une source très commune d’erreur : nous pouvons tout aussi bien imaginer des expériences et des préférences qu’ils n’ont pas que des expériences et des préférences qu’ils ont. Mais si nous savons effectivement ce que cela fait d’être l’autre personne dans cette situation, nous imaginerons (légitimement) que nous avons ces expériences et ces préférences, au sens où nous savons ou nous nous représentons à nous-mêmes ce que cela ferait de les avoir ; ce qui implique, comme je l’ai affirmé, d’avoir des motivations égales par rapport à de possibles situations semblables, si nous devions nous y trouver ». (5.3).

Que la formulation de la règle d’or a le défaut de structurer le marché aussi bien que la morale et l’éthique : un texte d’A. Smith extrait de La richesse des nations.

La richesse des nations d’A. Smith, recherchant les éléments fondamentaux de la constitution d’un marché, fait dire à l’un des acteurs de ce dernier participants : « Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes » ; en commentant cette formule de la façon suivante : « la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s'obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage. Il n'y a qu'un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d'autrui ; encore ce mendiant n'en dépend-il pas en tout ; c'est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance ; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d'où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n'est pas celui-là qui peut y pourvoir a mesure qu'ils se font sentir ».

La triple formulation de la loi morale kantienne


La première étant  : Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse toujours être élevée en loi universelle (de la nature) ; la deuxième : agis de telle sorte que tu traites l’humanité en ta personne comme en celle d’autrui jamais seulement comme un moyen mais toujours en même temps comme une fin ; la troisième étant qu’il faut se considérer et considérer les autres, chaque autre, comme constituant le royaume des fins ou, du moins, comme étant susceptible de le faire).

La critique que Kant fait de la règle d’or


(Kant, Critique de la raison pratique, p. 27).

Quand chacun veut ce que veut l’autre, ne risque-t-il pas de se produire « une harmonie semblable à celle que décrit un certain poème satirique cité par Kant à propos de la bonne intelligence de deux époux qui se ruinent : Ô merveilleuse harmonie, ce qu’il veut elle le veut aussi ; semblable encore à ce que l’on raconte de François Ier qui, prenant un engagement envers Charles Quint, dit : « ce que mon frère Charles veut, je veux aussi l’avoir »

La critique hégélienne de l’impératif catégorique kantien


Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, p. 346-347

« Chacun a le devoir de dire la vérité ». - Dans ce devoir énoncé comme inconditionné sera admise sur-le-champ la condition : s'il sait la vérité. Le commandement s'énoncera donc maintenant ainsi : « Chacun doit dire la vérité, toutes les fois suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a ». La saine raison, c’est-à-dire cette conscience éthique qui sait immédiatement ce qui est juste et bon, expliquera qu'une telle condition était déjà tellement liée à sa sentence universelle que cette raison a toujours entendu ainsi ce commandement. Mais de cette façon elle admet en fait que déjà dans l'énonciation elle a immédiatement violé ce même commandement ; elle disait : « Chacun doit dire la vérité », mais elle l'entendait ainsi : « Il doit la dire suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a », c’est-à-dire qu'elle parlait autrement qu'elle ne pensait ; et parler autrement qu'on ne pense signifie ne pas dire la vérité. En corrigeant la non-vérité ou l'impéritie de la sentence, on a maintenant l'expression suivante : « Chacun devrait dire la vérité suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a à chaque occasion ». Mais ainsi, l'universellement nécessaire valant en soi que la proposition voulait énoncer, s'inverse plutôt en une contingence complète. En effet, l'énonciation de la vérité est soumise à cette chance : si je la connais et si je puis m'en persuader. On ne dit alors rien d'autre sinon que vrai et faux doivent être dits pêle-mêle, selon la connaissance, l'interprétation et la conception que quelqu'un vient à en avoir. Cette contingence du contenu a seulement l'universalité dans la forme de proposition dans laquelle ce contenu contingent est exprimé ; mais comme proposition éthique, elle promet un contenu universel et nécessaire, et se contredit elle-même par la contingence de ce contenu. 

Transcender l’échange et la réciprocité

(Luc 6 : 27-31)
« Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous insultent. Si quelqu’un te frappe sur une joue, tends-lui aussi l’autre joue. Si quelqu’un te prend ton manteau, ne l’empêche pas de prendre aussi ta tunique. Donne à celui qui te demande quelque chose et si quelqu’un te prend tes affaires ne les lui redemande pas. De plus, ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le aussi pour eux. 
 
Bentham et la nomographie

(Bentham J., « De la nomographie », in Cahiers critiques de philosophie, Hermann et Paris VIII, n°4, Paris, 2007, p. 42-51).

p. 42 : Qu’est-ce que la nomographie ? « On utilisera le terme nomographie pour désigner la partie de l’art de la législation qui se réfère à la forme donnée ou qu’il convient de donner au contenu dont se compose le corps de la loi et de ses diverses parties ; la forme <form> par opposition au contenu <matter> et pour autant que l’on puisse envisager l’un de ces termes séparément de l’autre »
p. 43 : « Par nomographie, on comprend l’art et la science au moyen desquels on donne au contenu de la loi une expression telle qu’elle maximise l’effectuation des fins, quelles qu’elles puissent être, que le législateur, quel qu’il puisse être, puisse viser ».

p. 46 : Pourquoi en est-il besoin ? « Sous le chapitre de la forme, on comprend les idées que l’on veut exprimer – les idées ou si l’on veut, les choses qui doivent être exprimées ; par la forme, comprenez les signes au moyen desquels ces mêmes choses sont signifiées – les mots ou les combinaisons de mots par lesquels on exprime ces mêmes idées ».

p. 48 : « La forme étant, par elle-même, un objet entièrement au service de la matière, il en résulte que la fin visée appartient en commun à tous les deux, mais toujours au service de cette fin commune. Appartient en propre à la nomographie une autre fin : celle de contribuer au maximum à cet objet principal et directeur, quel qu’il soit, envisagé par le contenu du travail en question » (c’est-à-dire de rapporter à la matière la forme qui convient).

p. 48 : Si l’on nous opposait que l’on donne des limites trop larges à la nomographie, laquelle ne s’intéresse qu’aux lois juridiques, il faudrait que ces moyens de chercher pour un contenu donné la forme qui en respecte l’intention ou l’intuition qu’elle contient, ou à rebours de chercher un contenu pour une forme donnée, « s’appliquent très largement aux discours en général - au discours qui peut s’appliquer à quelque sujet que ce soit - et plus particulièrement à tous les discours de nature instructive ou, si l’on veut, didactique ».

p. 51 : « En un mot, résume Bentham, pour montrer de quelle façon les lois et les portions de lois doivent être rédigées, il ne faut ni plus ni moins que montrer de quelle façon elles ont été rédigées jusqu’à présent ; et ceci afin que, dans le futur, la façon dont elles seront écrites puisse, quand on les compare avec la façon dont elles ont été écrites jusqu’à présent, être considérée comme aussi dissemblable que possible ».


Rousseau J-J., Du Législateur, Du Contrat Social, L. II, Ch. VII, (in : Œuvres politiques, Pléiade, p. 383)


« Il faudrait des Dieux pour donner des lois aux hommes »

« Celui qui rédige les lois n’a donc et ne doit avoir aucun droit législatif, et le peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable ; parce que, selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple : j’ai déjà dit cela mais il n’est pas inutile de le répéter ».

La critique par Schopenhauer d’une des versions de la règle d’or

Schopenhauer A., Le fondement de la morale, lorsqu’il critique une des versions de la règle d’or. Le Livre de poche, Paris, 1991, P. 67.

 « Tel est le principe trivial et qui passe pour être simple s’il en fut : « Quod tibi fieri non vis, alter ne feceris » [« Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, ne le fais pas à autrui »] ; principe incomplet, car il comprend les devoirs de justice, non ceux de charité ; mais il est aisé d’y remédier, en répétant la formule, et supprimant la seconde fois le ne et le non. [Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fît]. Cela fait, elle arrivera à signifier : « Neminem læde, imo omnes, quantum potes, juva » [Ne fais de mal à personne, au contraire, aide chacun autant que tu le peux] : seulement elle nous contraint à un détour, et par suite elle se donne l’air de nous fournir le principe réel, le 𝛿𝜄ὀ𝜏𝜄 [le pourquoi] de ce précepte : au fond, il n’en est rien : de ce que je ne veux pas que telle chose me soit faite, il ne suit nullement que je ne doive pas la faire à autrui. On en peut dire autant de tous les principes, de tous les axiomes premiers de morale proposés jusqu’à ce jour ».

Les problèmes de glissements d’écriture de la loi se posent dans la Bible même

(Deutéronome, 30, 15-30).
« Regarde : aujourd'hui je place devant toi la vie et le bonheur d'une part, la mort et le malheur d'autre part. Mets en pratique ce que je t'ordonne aujourd'hui. Aime le Seigneur ton Dieu. Suis le chemin qu'il te trace. Obéis à ses commandements, à ses lois et à ses règles. Ainsi tu vivras, tu te multiplieras. Le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. Mais si tu te détournes de lui, si tu lui désobéis, si tu adores d'autres dieux, alors tu disparaîtras complètement. Je vous préviens dès aujourd'hui ; vous ne resterez pas longtemps dans le pays dont tu vas prendre possession au-delà du Jourdain.
Oui, je vous avertis solennellement aujourd'hui, les cieux et la terre m'en sont témoins : je place devant toi la vie et la bénédiction d'une part, la mort et la malédiction d'autre part. Choisis donc la vie et tu vivras, toi et ta descendance. Aime le Seigneur ton Dieu ! Écoute sa voix ! Reste-lui fidèlement attaché. Alors tu vivras et passeras de longues années dans le pays que le Seigneur a promis de donner à tes ancêtres Abraham, Isaac et Jacob. »