La Prière

La Prière
Théophile 14 février 2023

LA PRIÈRE : UNE PUISSANCE DE TRANSFORMATION ?

Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, Pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, Professeur de philosophie


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Table des matières

Introduction
À quelles conditions une prière est-elle possible ?
La condition principale
La rationalité dans la prière
Les deux conditions de Nietzsche
Gestes de prière et raison de ces gestes
Dynamique de la prière
Hypocrisie et superstition dans certaines prières de la Bible
L’hypocrisie
La superstition, l’idolâtrie et les outils de la prière
La critique kantienne et la réponse kierkegardienne
L’idée d’un espace de conversion
En guise de conclusion

TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU 14 FÉVRIER 2023. LA PRIÈRE, PUISSANCE DE TRANSFORMATION ?

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Introduction
À quelles conditions une prière est-elle possible ?
Première condition
Les deux autres conditions
Gestes de prières et raisons de ces gestes
Dynamique de la prière
L’accusation d’hypocrisie et celle de superstition
L’hypocrisie d’abord
La superstition, l’idolâtrie et les outils de la prière
La critique kantienne et la réponse de Kierkegaard
L’idée d’un espace de conversion
En guise de conclusion

Introduction

     Même si la prière n’est pas exclusivement religieuse, puisque la politesse et les formules administratives usent volontiers, pour introduire certains commandements, des expressions « je vous prie de » ou, de façon plus sèche ou plus anonyme, « prière de », elle n’en demeure pas moins un acte privilégié du religieux. Tout en sachant que la dimension linguistique n’est pas sa seule dimension, elle est tout de même un acte du langage ou plutôt un tressage, un entrelacs d’actes du langage, sauf quand elle se limite – ce qui est assez rare – à une phrase comme Socrate en prononce une à la fin du Phèdre : « Ô mon cher Pan et vous autres, toutes autant que vous êtes, divinités de ces lieux, accordez-moi d’acquérir la beauté intérieure, et que, pour l’extérieur, tout soit en accord avec ce qui se trouve à l’intérieur ! » (279b). Une prière peut être tiraillée entre diverses tendances : celle d’honorer un être supérieur, celle de s’émerveiller de cet être, celle d’aimer cet être mais aussi d’exprimer sa crainte, tout en lui demandant de ne pas abuser de cette crainte, celle de consoler, celle de conforter ou de réconforter, celle enfin – et c’est souvent l’attitude dominante – celle de demander. Platon, lorsqu’il définit la prière, privilégie cette fonction et dit de la prière qu’elle est « une demande qu’adressent les hommes aux dieux pour obtenir ce qui est bon ou leur paraît tel » (415b).

     Plus de deux mille ans plus tard, Hobbes définit les prières comme des « signes d’espérance en une personne » ; ce qui suppose une personne qui nous est supérieure en puissance, à laquelle nous pouvons nous adresser et qui est susceptible de faire ce que nous ne pouvons ou ne pourrons pas faire (par) nous-mêmes. Si la demande la structure de préférence, la prière peut être une distension entre d’autres tendances encore dont l’une peut devenir dominante. L’impression d’unité qu’elles ont est plus ressentie ou supposée qu’explicable, liée probablement au fait qu’on les a beaucoup dites et redites et que cette permanente réédition donne une impression d’unité.

     Mais pour qu’elle soit une prière, il faut qu’elle présente toujours les caractéristiques suivantes : il faut qu’elle soit adressée, généralement à un être plus puissant que soi, que cet être soit de chair et d’os ou qu’il soit invisible comme peut l’être Dieu. Il faut ensuite qu’elle soit dans un style vocatif – ô père tout puissant ... – en même temps que dans un style de souhait (optatif) – « Ne nous laisse pas succomber à la tentation », « délivre-nous du mal ». Ce sont donc des ordres qui sont donnés, des phrases à l’impératif, qui n’ont toutefois pas d’effet direct sur les choses ou les circonstances, mais indirectement sur une volonté qui a / sur les volontés qui ont cette puissance de le déclencher – ou qui est censée / qui sont censées pouvoir le faire. Il arrive pourtant que l’on puisse supplier quelqu’un de plus faible que nous sous presque tous les rapports sauf quelques-uns par lesquels cet individu nous tient. Je pourrais supplier un enfant de mieux se conduire en lui disant qu’il me fait beaucoup de peine en se conduisant comme il le fait, en n’ayant pas moi-même les moyens de changer directement la situation mais en lui demandant, à lui, de la changer. Ainsi, la prière n’est pas aussi performative qu’un acte de langage qui est fait au moment où il se prononce. « Je te baptise » est performatif, mais ce n’est pas une prière ; jurer n’est pas une prière. Elle peut, tout au plus, déclencher un acte performatif chez un être supposé avoir plus de puissance directe sur les choses au moins pour le résultat que l’on attend mais qui ne dépend pas de soi.

     Remarquons ici une véritable inversion par rapport à la morale : le « Tu » de la morale crée un fantasme d’individu qui s’impose à moi pour m’intimer des ordres : « Agis de telle sorte ... » ou « Tu ne tueras pas », « Fais à autrui ce que ... » ou « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », etc... Mais il s’agit là d’autant de formules que je m’adresse à moi-même, comme moi divisé contre moi-même. Le « Tu » de la prière est différent : il est celui d’un autre, sinon véritable, du moins qui gagne un cran en altérité par rapport au « Tu » de la morale. Ce « Tu » peut être renversé par la prière : c’est nous qui nous adressons à l’Autre estimé plus puissant. La prière achève et dialectise la morale. Le « Tu » de la morale est le « Tu » de la volonté qui s’impose quelque chose à elle-même ; le « Tu » de la prière est censé être un autre être que moi-même, me commandant ou me parlant à moi-même, fût-ce devant témoin.

     Montaigne, comme le fera Hobbes, insiste sur la dignité du langage de la prière. On ne peut pas prier pour des choses triviales dans un langage vulgaire. Cela va si loin que certains auteurs – dont Montaigne et Hobbes d’ailleurs – refusent que l’on puisse inventer des prières, laissant celles-ci à la tradition. « Il faut, nous dit Hobbes, dans le "De Cive", que, dans les prières, dans les actions de grâces et dans les sacrifices, tout ce qui est offert soit le meilleur qu'il se peut en son genre et porte le caractère de l'honneur et de la révérence. En effet, il ne faut point que les prières soient faites sur-le-champ et à la volée ou d'une façon vulgaire, mais avec un bel ordre et avec autant d'élégance qu'il est possible de leur donner. Certes, bien qu'il fût absurde parmi les païens d'adorer Dieu sous des images, ce n'était pourtant pas une chose si éloignée de la raison, d'employer dans leurs cérémonies sacrées les vers et la musique »
(Hobbes, De Cive, éd. de 1647 dans la trad. S. de Sorbière, 1649, éd. électronique : philosophie.cgptr.qc.ca/wp-content/documents/Le-Citoyen-De-Cive. pdf).

     Cette dernière remarque, qui rapproche la prière de la poésie et qui fait penser essentiellement aux hymnes, doit toutefois être nuancée : autant il est désespérant de traduire un poème qui appartient essentiellement à une langue, dans la mesure où une langue jouit de quelque identité puissante – ce qui ne va pas sans les apparences de l’évidence –, autant la prière est, la plupart du temps, traduisible dans toutes sortes de langues, comme le sont les sciences, les phrases courantes, le droit, l’éthique ou la philosophie.

      Le problème que l’on peut poser à l’égard de la prière, communément à la philosophie et à la théologie, même si, en philosophie, l’approche de la prière est forcément différente de ce qu’elle est en théologie (celle-ci étant partie prenante de la prière, ce que n’est pas forcément le cas de la philosophie), c’est de savoir si la prière peut avoir une dimension autre que superstitieuse du point de vue de la raison ; et à quoi on reconnaît qu’une prière a plus de valeur qu’une superstition à cet égard. Toutefois, les termes de cette question doivent être retravaillés, car il est probable qu’elle ne se pose pas de façon aussi statique que ce que nous venons d’établir.

     Et c’est bien le moment d’écouter d’abord la théologie pour savoir comment elle définit la prière. Paradoxalement, elle permet d’insister sur le corps.

     L’activité de prier ne recouvre pas seulement l’énonciation de mots particuliers adressés à un interlocuteur réel ou fictif. La prière concerne plus largement une attitude particulière du corps dans le temps et dans l’espace. Dans toutes les religions, la prière est à la fois parole et acte et ces actes sont aussi variés que précis. L’orientation du corps durant la prière, les mouvements liés à certains moments de l’énonciation, les ablutions qui précèdent ou qui suivent la prière, ou encore le rythme et l’espace particuliers requis pour prier par la tradition de telle ou telle religion indiquent que le corps tout entier est mobilisé dans l’acte de prier. La prière inscrit l’orant dans un espace-temps comme on écrit un signe sur la page d’un livre. Il ne s’agit pas uniquement d’une réflexion cérébrale, mais bien d’une attitude qui mobilise les sens. Il y a donc une dimension matérielle de la prière qui implique de penser et de choisir l’espace et le temps adéquats pour que la prière puisse avoir lieu. Ce n’est donc pas seulement un esprit qui prie, mais un esprit et un corps, dans un lieu et un temps donnés. Les gestes de la prière ne relèvent pas seulement de la visibilité de l’intention ou de la signification de celle-ci pour une communauté ou un public, mais aussi d’une mise en mouvement qui déplace au sens propre celui ou celle qui prie et le fait ainsi changer d’attitude intérieure. La prière personnelle à l’abri des regards est elle aussi accompagnée de gestes.

     Cette nécessité de la prière de se concrétiser dans le monde des phénomènes a eu pour conséquence la création d’objets de cultes multiples et variés qui semblent porter en eux-mêmes la sacralité dont on les charge. Ainsi, les icônes, croix et autres images pieuses, sont-elles des vecteurs de la prière qui ont été taxés d’objets de superstition par les mouvements religieux et irréligieux iconoclastes. Pourtant, il semble bien que même les traditions qui se refusent à recourir aux objets pieux ne fassent que déplacer les supports des symboles de la foi sans jamais les éliminer complètement. La condamnation de l’idolâtrie et de la superstition par les religions anioniques ne nous autorise pas à mépriser les traditions et les pratiques qui ont recours à la matérialisation des symboles et des expériences de foi. Nous verrons comment l’objet peut devenir signe et comment l’absence d’objets cultuels peut aboutir à seulement déplacer la superstition.

     Ces questions sont bien sûr présentes dans la Bible selon des points de vue qui ne concernent que quelques traditions de prière, lesquelles ont évolué au fil de réformes théologiques et liturgiques successives. Il ne s’agira pas ici de faire l’étude comparée des façons de prier de par le monde, mais plutôt de regarder comment la prière transforme celui ou celle qui prie et le monde qui l’entoure, en initiant une relation particulière au divin.

     Si on repasse aux questions linguistiques, qui n’ont pas encore été abordées sous l’angle de la pluralité des langues, on trouve qu’en grec, il y a plusieurs façons de dire la prière :

  • L’une d’entre elles est προσευχε (proseuche) (4335) qui veut dire à la fois la prière adressée à Dieu et le lieu adéquat pour offrir la prière. Il peut s’agir d’une synagogue, mais aussi de lieux en plein air que longent les rivières ou la mer et permettent de trouver l’eau nécessaire aux ablutions rituelles avant la prière. Ce mot peut aussi vouloir dire l’élément de dévotion ; il ne s’emploie qu’en matière de sacré ou de divin.
  • Δεεσις (déessis)  (S1162) est un terme pour dire la prière de demande qui donne la prééminence à l’expression d’un besoin personnel. Supplication.  
  • Δει (dei) (S 1163) peut s’employer pour une requête adressée à un humain.
  • Eντευξις (enteuxis) (1783) exprime un accès à Dieu en se confiant à lui. C’est sans doute le mot qui dit le mieux la conversion du cœur de celui ou celle qui se tourne vers Dieu. Cette prière relève de la confiance.

Et en hébreu :

  • פלל  palal  (S 6391)  : intercéder, prier, agir en médiateur.
    Deutéronome 9 : 20
  • תפלה tefillah (S 8605)  prier, faire entendre une prière. 1 Rois, 8 : 54 Salomon prie dans la position de l’orant 
  •   חנז  khanan (S2605) supplication, miséricorde, Deutéronome 3 : 23  en ce temps-là, j’implorai la miséricorde de l’Eternel.
    On trouve souvent dans la Bible la formule qui associe « des prières et des supplications ».
    C’est aussi le terme pour l’expression « Aie pitié de moi ». Psaume 31 : 10.

À quelles conditions une prière est-elle possible ?
Du récit à la distribution de personnes ou de personnages

     Lorsque Nietzsche pose la question – d’allure très critique – : à quelles conditions une prière est-elle possible ?, il envisage deux conditions sur lesquelles nous reviendrons, mais il nous paraît oublier la principale.

La condition principale

     La condition principale est de transformer un récit qui se contenterait de dire comment sont les choses et de les laisser être ce qu’elles sont ou éventuellement de les décrire, en un jeu de rôles, dans lequel je ne puis pas rester leur observateur et dans lequel aussi celui que j’interpelle ou que l’autre interpelle ne peut pas se dérober à une prise d’attitude à l’égard de la position dans laquelle je tente de le conduire. C’est un point que Hobbes a remarquablement vu quand il dit que :

« Quelque admirable que soit une œuvre, l'admiration ne repose pas sur le fait qu'elle puisse être produite, parce que les hommes, naturellement, croient que le Tout-Puissant peut tout faire, mais sur le fait qu'elle soit produite par Dieu à la prière d'un homme, la parole d'un homme ».  Si je n’ai rien demandé à Dieu, il ne se passe rien d’admirable ; l’admirable n’advient que si je lui ai demandé quelque chose et que j’ai été exaucé. La prière tient dans la transformation du monde du « il », sans altérité, en monde dans lequel tout devient un jeu de personnes, de « Je », de « Tu », de « Nous », de « Vous », où l’altérité est fondamentale. Si je me contente de repérer la puissance de Dieu, il n’y a pas de prière ; mais si j’invoque la puissance de Dieu et la sollicite sur le mode du « Tu » ou du « Vous », cette fois, il y a prière. Car, cette fois, je transforme le silence – ou le tumulte – du monde en silence de Dieu qui peut exaucer ce que je lui demande, ou ne pas l’exaucer, son silence devenant une sorte de négation à mon égard et non pas une sorte de neutralité. Par la prière, nous nous trouvons tous impliqués dans un jeu dans lequel les présents et les absents sont en quelque sorte responsabilisés, sans qu’il n’y ait de recoins où ni Dieu ni moi ne pouvons échapper à une prise de position.

     Il est un autre philosophe qui a fort bien décrit cette espèce de division  des rôles qui résulte de la prière, c’est Feuerbach, dans "L’essence du christianisme" :

« Toute religion qui prétend à ce nom suppose nécessairement que Dieu n’est pas indifférent pour les êtres qui l’honorent, que rien d'humain ne lui est étranger, et qu'il est lui-même un Dieu humain par cela même qu'il est l'objet de l'adoration de l'humanité. Chaque prière dévoile le mystère de l’Incarnation, chaque prière est en réalité une incarnation de Dieu. Dans la prière, je fais descendre Dieu dans le malheur de l'homme, je lui fais prendre part à mes besoins et à mes faiblesses. Dieu n'est pas sourd à mes plaintes, il s'éprend de pitié pour moi, il nie <il renonce à> sa divine majesté, <à> son élévation sublime au-dessus de tout ce qui est humain et borné ; il devient homme avec l'homme, il est affecté de mes douleurs. Dieu aime l'homme, cela veut dire : Dieu souffre du malheur de l'homme. L'amour est inintelligible sans une communauté de sentiments ; point de communauté de sentiments sans sympathie. Je ne sens que pour un être sensible, que pour un être de même nature que moi, dans lequel je me sens moi-même, dont je partage les souffrances. Sympathie suppose égalité de nature. Cette identité de nature entre Dieu et l'homme est exprimée par l’incarnation, par la providence, par la prière » [Feuerbach, L’essence du christianisme, trad. J. Roy (avec l’autorisation de Feuerbach), Paris, Lacroix, Verboeckhoven, 1864, p. 83].

     Et, un peu plus loin, en tournant la page, on trouve le propos suivant :

« La théologie – qui est, pour Feuerbach, à peu près l’équivalent pour nous de la métaphysique, c’est-à-dire une science abstraite des attributs de Dieu ou une science prétendument telle – la théologie – donc –, il est vrai, qui n'a dans la tête que les attributs métaphysiques de Dieu, tels que l'éternité, l'immuabilité et d'autres semblables, la théologie nie en Dieu la faculté de souffrir; mais elle nie en même temps la vérité de la religion. Dans l’acte de la prière, l'homme religieux croit à une participation réelle de l'être divin, à ses besoins et à ses souffrances ; il croit que la volonté de Dieu peut être influencée par la force intime de la prière, par la puissance du cœur ; il croit qu’il sera entendu réellement et sur-le-champ. L'homme vraiment religieux remet sans façon son cœur en Dieu ; Dieu est pour lui un cœur sensible à tout ce qui affecte l'homme. Le cœur ne peut s'adresser qu'au cœur, il ne peut trouver qu'en lui-même sa consolation » (L’essence du christianisme, p. 84).

     C’est un leitmotiv de la conception que Feuerbach se fait de la prière :

« Un dieu qui ne s’inquiète pas de nous, n’exauce pas nos prières, ne nous voit ni ne nous entend, n'est pas un dieu ; on affirme ainsi que l’humanité est un de ses attributs essentiels. Mais en même temps il est dit : Un dieu qui n’existe que par lui-même, en dehors et au-dessus de l’homme et différent de lui, est un fantôme. Un dieu qui n’est pas comme nous, qui n'a pas de conscience, d’intelligence personnelle, qui ressemble à la substance de Spinoza, n’est point un dieu ; la condition principale de la divinité, c’est son unité d'essence avec nous ; la personnalité et la conscience étant ce que nous pouvons penser de plus grand, de plus sublime, la divinité ne peut en être privée » (L‘essence du christianisme, p. 256).

La rationalité dans la prière

     Une remarque avant de vous donner les deux autres conditions qui se trouvent, pour le coup, cette fois, chez Nietzsche. Il y a incontestablement une incarnation dans la prière. Dieu s’humanise, tandis que l’homme s’adresse à Dieu.

     Ne croyons toutefois pas que, par cette sentimentalisation du jeu des personnes, la prière s’écarte de toute rationalité. Le jeu de la prière, loin d’être irrationnel, a même sa rationalité assez comparable à celle que Pascal déploie, lorsqu’il découvre une façon de calculer les probabilités et qu’il l’expose à Fermat, qu’il montre qu’il est possible de comprendre son calcul en faisant dialoguer entre eux des partenaires de jeu qui cherchent le point d’équité du partage de l'enjeu ; c’est-à-dire le point qui met tout le monde d’accord. Et l’originalité pascalienne tient au fait que, loin de décrire la situation de probabilité comme le décompte des parties qui donnent A, B, C, ... N, gagnant ou perdant, effectué comme de l’extérieur, il est possible en responsabilisant chaque joueur et en le transformant en partenaire du calcul, de parvenir au meilleur partage possible. Le plus étonnant est que l’on peut obtenir le même résultat par la méthode fermatienne du décompte exhaustif et par la méthode pascalienne. L’une n’est pas moins rationnelle que l’autre et, comme le dit joliment Pascal, « la vérité est la même à Paris et à Toulouse ».

     On aura noté – mais le point est beaucoup plus litigieux – que la prière sort les situations d’une sorte de déterminisme pour les rendre à la liberté de l’action des partenaires inter-agissants, transformés en rapport de décision les uns en relation avec les autres. Dans ce système, il n’y a, d’une part, pas de place pour une simple observation – chacun est embarqué, comme dit Pascal, dans un autre contexte ; d’autre part, rien n’est joué, sinon on n’aurait pas lieu de prier. Quand bien même la prière trouverait son moment privilégié, quand rien ne va plus, quand on ne sait plus par quelle entrée prendre la situation, quand « la nuit vient sur la pensée », comme l’a dit Alain, elle est tout de même un recours dans un monde qui n’est pas complètement déterminé. Sinon, elle n’aurait pas de sens du tout. Reste à savoir si cette liberté n’en est pas une de pacotille. Ce sera le problème posé par Kant.

Les deux conditions de Nietzsche

     Outre cette dimension de reprise de la situation et de cette impression – cette illusion peut-être – d’avoir une emprise, au moins indirecte, sur la situation, il est donc deux autres conditions de la prière avancées sous une forme un peu polémique dans l’Aphorisme 74 du texte "Le Voyageur et son ombre" :

« À deux conditions seulement, la prière – cette coutume de temps reculés qui n’est pas encore entièrement éteinte – peut avoir un sens :
il faudrait d’abord qu’il fût possible de déterminer ou de faire changer d’intention la divinité, et ensuite que celui qui prie sache bien ce qui lui manque, ce qui, pour lui, serait vraiment désirable. 
Mais ces deux conditions, acceptées et transmises par toutes les autres religions, ont précisément été niées par le christianisme. Si, malgré cela, le christianisme conserve sa prière, parallèlement en une raison omnisciente et prévoyante de Dieu, par quoi la prière perd sa portée et devient même blasphématoire, il note par là l’admirable ruse de serpent qui était la sienne. Car un commandement clair "tu ne prieras point" aurait poussé les chrétiens par ennui à l’impiété. (...) » (Le Voyageur et son ombre, Aphorisme 74, Œuvres, Laffont, Paris,  vol. I, p. 863-864).

     Nietzsche accuse le christianisme de se mettre en porte-à-faux envers lui-même. Le priant, l’orant, veut ployer, lui l’impuissant, un Dieu qu’il tient pour tout-puissant. Il continue à prier alors qu'il ne sait pas ce qu'il prie. On comprendra cet étrange commandement – de renoncement – dont parle Nietzsche dans la prière quand on inspectera les divers rapports de puissances qui la traversent.

Gestes de prière et raison de ces gestes

     Mais constatons d’abord que la religion chrétienne même protestante, loin de renoncer, comme Nietzsche pense qu’elle aurait dû le faire, à la prière, semble attachée sans la malice que lui imagine Nietzsche, à la prière dans ce qu’elle a de plus physique, marquant l’engagement de l’homme tout entier.

     Luther entre dans le détail des postures que l’on doit prendre quand on prie. Alors que le coiffeur Maître Pierre lui demande comment prier, Martin Luther lui écrit une réponse qui contient beaucoup d’indications sur les différents aspects de la prière.

« Cher maître Pierre, je vous donne ce que j’ai et vous expliquerai aussi bien que possible comment je m’y prends moi-même pour prier. Que notre Seigneur Dieu vous donne de faire mieux.
Quand je sens que le souci des affaires a refroidi mon zèle pour la prière…, je prends mon petit psautier, m’enferme dans ma chambre et commence par me réciter les Dix Commandements et la confession de foi, et, si j’en ai le temps, quelques paroles du Christ, de Paul ou du Psautier, exactement comme le font les enfants.
Ensuite, il est bon de commencer et de terminer la journée par la prière et d’être en garde contre la tentation fallacieuse de se dire : attends un peu, je prierai dans une heure, j’ai d’abord à faire ceci ou cela. Car ainsi on est entraîné dans les affaires qui vous tiennent ensuite à tel point que, de toute la journée, on n’arrive plus à réserver un moment pour la prière.
Il faut veiller à ce que nous ne nous déshabituions pas de la vraie prière et que nous ne nous imaginions pas que certaines œuvres sont encore plus nécessaires que la prière et qu’ainsi nous négligions la prière.
Quand tu auras réchauffé ton cœur par la récitation dont j’ai parlé et que tu seras rentré en toi-même, agenouille-toi ou joins les mains, et tourne les regards vers le ciel, et dis et pense aussi brièvement que tu peux : Père céleste, je suis un pauvre pécheur, indigne d’élever mes regards vers toi ou de t’invoquer. Mais comme tu nous as ordonné de prier et promis de nous exaucer, et qu’en plus tu nous as enseigné par ton cher Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, comment nous devons t’invoquer, je viens, sur ton ordre, pour t’obéir, j’ai confiance en ta promesse miséricordieuse, et au nom de mon Seigneur Jésus-Christ, je prie en communion avec tous les chrétiens sur la terre, comme il me l’a enseigné : "Notre Père qui es aux cieux…"
Dis la prière tout entière, mot à mot. Ensuite répète l’une des demandes ou, si tu le peux, plusieurs.
Quand on prie bien, on prend conscience de toutes ses pensées d’un bout à l’autre de sa prière. Un bon coiffeur doit porter toute son attention sur le rasoir… S’il se mettait à bavarder et à penser à autre chose, il risquerait de vous couper le nez ou la gorge. Toute chose qui doit être bien faite exige l’homme tout entier… À plus forte raison, la prière exige le cœur tout entier, si la prière doit être une bonne prière.
Chaque chrétien devrait, lorsqu’il veut prier et se recueillir, prendre les Psaumes comme livre de prière, car, à la vérité, tout ce qu’un cœur pieux peut avoir envie de demander se trouve dans les Psaumes, exprimé d’une manière si délicate qu’aucun homme ne saurait imaginer paroles et expressions plus belles. Ce livre enseigne et console également dans la prière et il est si intimement lié au Notre Père, et le Notre Père est tellement l’essence même de ces Psaumes, que l’on peut comprendre l’un à l’aide de l’autre et les associer.
Ô notre Dieu, qui nous a appris à prier les Psaumes et le Notre Père, accorde-nous un esprit de prière et de grâce afin que nous priions sans cesse avec une joie et une foi sincères, car nous en avons besoin. Ainsi l’as-tu recommandé et ainsi devons-nous faire ! A toi soient honneur, louange et gloire, aux siècles des siècles. Amen ! »
(Martin Luther)

     On trouve dans la réponse de Luther, à la fois la prière traditionnelle et la prière personnelle. Luther propose de réciter les dix commandements et la confession de foi, reprenant ainsi les éléments du petit catéchisme qu’il préconise dans sa réforme théologique. Il propose ensuite de lire les Psaumes et enfin il propose de réciter le Notre Père. On a ici une manière de prier qui s’appuie sur une tradition de textes et une méditation de prières qui sont déjà écrites. Point d’invention ici. On pourrait se demander si cet emprunt de mots à la tradition peut constituer une prière véritablement personnelle pour Maître Pierre qui demande comment prier. Pourtant, au cœur de ce jeu de récitation et de lecture, Luther parle sans cesse de l’incarnation de ces mots empruntés. Il écrit : « Toute chose qui doit être bien faite exige l’homme tout entier… ». La prière telle qu’elle est présentée ici ressemble presque à une épreuve sportive dans laquelle il y aurait la phase d’échauffement : « Quand tu auras réchauffé ton cœur par la récitation dont j’ai parlé et que tu seras rentré en toi-même », puis la phase d’effort à proprement parler : « agenouille-toi ou joins les mains, et tourne les regards vers le ciel, et dis et pense aussi brièvement que tu peux : Père céleste, je suis un pauvre pécheur, indigne d’élever mes regards vers toi ou de t’invoquer ». Et enfin, la phase de récupération avec la lecture des Psaumes : « Ce livre enseigne et console également dans la prière ».

     Dans cette lettre de Luther, on voit très bien l’alliance de l’esprit et du corps, et de la tradition et de l’appropriation individuelle de la prière. Il ne s’agit pas seulement de parler à Dieu ou de lui demander ce que l’on veut obtenir, mais de se laisser enseigner et donc transformer par l’enseignement de la tradition des prières récitées et lues. Luther propose un véritable entraînement à la prière. Ce point est essentiel pour comprendre l’importance des liturgies et des catéchèses qui convoquent les prières. Dans un culte par exemple, les prières se succèdent, mais pas dans n’importe quel ordre. Et cet ordre même est à la fois lieu de transformation spirituel et apprentissage de la prière. Le culte commence par la prière de louange très souvent choisie dans les Psaumes. Puis vient le moment de la prière de repentance par laquelle on se présente à Dieu en faisant un effort d’humilité. Il est question ici de se souvenir que nous ne sommes pas Dieu et que de nombreuses limites nous empêchent d’agir dans le monde conformément à la volonté de Dieu et donc aux dix commandements dont parle Luther.

     Puis vient le moment où l’on va être enseigné par la prédication et la prière qui précède, et une prière pour recevoir la parole de Dieu au milieu des mots et des arguments humains. Cette prière est valable pour les auditeurs comme pour le prédicateur. Puis vient une autre prière : l’intercession, qui est à proprement parler la seule prière de demande pour les autres, mais aussi pour soi-même afin d’aider les autres. On l’appelle prière d’intercession parce qu’elle s’appuie sur la personne de Jésus qui est ici notre médiateur parce qu’il est humain comme nous et qu’il nous fait accéder à Dieu. Vous remarquerez qu’il manque dans cette liste d’autres moments de la liturgie : c’est qu’ils ne sont pas des prières, mais des paroles bibliques ou des déclarations de foi. Ces textes viennent en réponse aux prières et établissent un dialogue entre l’homme et Dieu, d’après ce que nous en connaissons dans la Bible ou dans la tradition.

     Le Notre Père est récité après la prière d’intercession comme une prière de la tradition biblique qui nous rappelle que nous sommes enfants de Dieu et qu’à ce titre nous pouvons tout demander comme Jésus l’a enseigné.

     Cet enchaînement des moments différents de la liturgie ne peut que difficilement être changé parce qu’il a sa logique interne. Les moments sont interdépendants et font appel à la fois à la tradition théologique de la Réforme qui place la grâce et la reconnaissance envers Dieu au début de tout culte et une sotériologie qui réaffirme la grâce sans cesse sur la vie d’hommes et de femmes pécheurs, mais graciés. Ce n’est qu’à partir de ces moments et après avoir reçu un enseignement et une proclamation dans la prédication que le fidèle peut prier pour les autres et pour lui-même.

     À chaque fois, on oscille entre exhortations à se transformer et à se laisser transformer ; à transformer le monde et à mesurer ses propres limites. Entre foi et humilité, le fidèle prie donc selon de nombreuses façons dans un culte et répond par le chant communautaire à chaque étape de sa transformation. 

Dynamique de la prière.
La ruse du moins puissant pour obtenir ce qu’il veut du plus puissant ?

     Je vais repartir des questions de langage ; ce qui peut sembler nous éloigner des passages liés aux gestes et aux façons de prier, mais que nous allons retrouver par un détour. Repartons donc de la critique que Hobbes fait de ce jeu des personnes qui résulte de l’éclatement du monologue sans partenaire que serait la simple description en dialogue aux personnages multiples et sans refuge possible. Hobbes fait une critique du Notre Père en montrant combien sont contradictoires entre eux les actes qui constituent les fibres – les éléments – d’une prière et il introduit un peu de rationalité dans ces actes, en défaisant leur tressage et en essayant de le reconstituer de façon plus acceptable.

     Quand on dit : « que ton règne vienne », on prononce une proposition équivoque étant donné que ce règne, Dieu l’a toujours s’il est Dieu et que l’on n’a pas besoin de le souhaiter pour qu’il l’ait et le garde, à moins que l’on n’entende par là la restauration par le Christ de ce royaume de Dieu que la révolte des Israélites a interrompu par le choix de Saül comme roi. Mais alors on ferait bien de lever le double sens de ces paroles qui, si on ne le fait pas, les transforme en amphibologie. (Vous dites une chose et pensez à une autre ; ou d’autres ont pensé pour vous à d’autres choses tandis que vous ne croyez en dire qu’une seule).

     On trouve à peu près la même équivoque dans la phrase « que ta volonté soit faite » ; comment en irait-il autrement si Dieu est Dieu ? Si Dieu veut « venir » – à  condition que la phrase ait un sens et que « venir » puisse s'appliquer à Dieu – il vient. La phrase le dessaisit subtilement de la puissance qu’il a nécessairement et semble nous revenir pour que nous la réinstallions dans son droit. S’il faut le prier de venir, s'il faut que je le prie pour qu’il vienne, c’est que sa puissance va beaucoup moins de soi qu’elle en a l’air. Il y a quelque relent d’athéisme dans les prières les mieux recommandées : on ne croit pas trop dans le Dieu que l'on invoque dans la prière.

     Dans la prière, celui qui n’a pas la puissance de s’accorder par lui-même un bien quelconque prie en vue d’obtenir indirectement – et c’est bien là sa ruse – un effet auprès de celui qui a cette puissance de l’accorder. « En disant Que ton nom soit sanctifié, nous ne faisons que prier Dieu pour la grâce d’observer le premier commandement, celui de ne pas avoir d’autres dieux que lui ». Ce n’est pas un commandement direct que l’on donne à Dieu, même si on emploie l’impératif ; on ne lui demande pas de faire quelque chose qui ait un effet sur les choses, l'effet même que nous attendons sur les choses et qui est censé nous bénéficier ; on demande à Dieu de se prêter à une écoute pour qu’il entende quelque chose que lui seul peut transformer en acte et qu’il ait toute liberté de faire ou de ne pas faire. L’anonymat des choses et du monde comme ils vont – selon la nécessité ou le destin – est alors transformé, par la parole, en un jeu de décisions par lequel la situation s’anime, s’humanise. La réalité a pris un peu de recul en devenant un monde de paroles, d’affrontement de décisions auxquelles on répond ou ne répond pas – ce qui fait perdre au réel, en dépit de l’atmosphère de combat, sa violence. La violence de la parole, du symbolique vaut toujours mieux que la violence inouïe du réel ; ne serait-ce que parce que, en animant la violence du monde, et en lui donnant la figure d’une partition entre divers personnages dont je suis l'un d’eux, j’ai le sentiment de la maîtriser davantage.

     Mais, précédant le propos de Hobbes d’à peu près un siècle, Montaigne a fait, dans les Essais, au chapitre des prières, une remarque accablante sur le Paster Noster, lequel décidément prend tous les coups des philosophes, beaucoup plus cruelle que les précédentes ; Montaigne y relève, en effet, une formule particulièrement vicieuse : « Pardonne-nous, disons-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » : que disons-nous par là, sinon que nous lui offrons notre âme exempte de vengeance et de rancune ? Toutefois, nous appelons Dieu et son aide au complot de nos fautes et le convions à l’injustice. "Ce qu’on ne peut confier aux dieux qu’en aparté" (Perse, Satires, II, 4) [Montaigne, Essais, Livre I, chapitre LVI, Des Prières, NRF-La Pléiade, Gallimard, Paris, 1962, p. 309]. Magnifique texte avec cette expression d’une économie aussi radicale qu’elle est dangereuse : appeler Dieu au complot de nos fautes. S’il fallait apprécier, du point de vue de la logique, cette prière que nous a donnée Jésus, à en croire les évangélistes, il y aurait beaucoup à redire sur ses ambiguïtés. On appelle Dieu à la rescousse pour qu’il nous aide à régler nos petites affaires comme nous savons les régler. Le malheur est que nous ne pardonnons pas beaucoup aux autres et que, si nous demandons à Dieu de faire comme nous faisons, nous lui donnons un étrange modèle, voire seulement un étrange programme. Pour sauver la phrase peut-être faudrait-il parler de devoir pardonner ; mais alors on n’aurait peut-être pas besoin d’un Dieu pour pardonner. On voit ici combien une phrase qui s'en tient à l’intention de vouloir dire ou écrire quelque chose risque de dire à peu près le contraire de ce qu’elle veut dire ; celui qui la prononce fût-il Jésus. Le discours religieux a cette propriété de laisser dire une chose et son contraire.

     Nous reviendrons sur ce point de façon beaucoup plus justificative. Notons pour le moment que le cheminement qu’indique bien Kierkegaard chez celui qui progresse dans la prière est que : la volonté ne pouvant être un commandement à Dieu, elle se transforme graduellement de telle sorte qu’elle (que je) ne demande plus rien à Dieu ; je veux seulement ce que veut Dieu – ce qui paraît l’effacer aussi comme prière, renversant complètement la demande. On passe d’une éthique des biens à quelque chose qui est radicalement différent et que l’on ne trouve plus ni chez Kant ni dans une éthique du désir ; et alors même que la morale de Kant et une éthique du désir, comme on peut en trouver une, dépasse déjà de très haut une éthique des biens.

     On voit ainsi que la prière offre toute une gradation de stratégies, depuis des choses que l’on pourrait faire si l’on savait s’organiser, si l’on travaillait assez, si l’on œuvrait assez pour les faire, jusqu’aux choses qu’il nous est impossible de faire et dont l'obtention relève du miracle ( à notre égard ou à l’égard de ceux que l’on veut protéger). Dans le premier cas, la prière coïncide avec la superstition : je demande à Dieu ce que je n’ai pas su faire moi-même ; dans le second cas, comme le dit Feuerbach, p. 158, « la foi en la puissance de la prière ne fait qu’un avec la croyance au miracle ».

     Quand, par exemple, on demande de prier pour l’Ukraine, envahie partiellement par la Russie, on s’y prête volontiers quand on a envie de hurler contre la prédation russe sur l'Ukraine, mais qu’est-ce que l’on fait exactement ? D’abord, comme lorsque la nuit s’abat sur la pensée comme le dit Alain, c’est une intense douleur que l’on veut confier à une puissance plus grande que la nôtre. Mais pour qu’elle fasse quoi ? Qu’elle change la puissance des canons ? Qu'elle les enraie ?  Qu’elle fasse que les Russes perdent les combats et soient moins rusés que les Ukrainiens ? Que les dirigeants Russes changent subitement de disposition à l’égard de l’Ukraine ? Que les neurones des gens qui ont déclenché la guerre soient changés ? Que le conflit cesse et que des négociations s’engagent très vite ? Oui, mais comment et sur quelles bases ? Avec quel contenu ? On s’aperçoit vite que ce qu’on demande c’est ce que les hommes pourraient faire s’ils étaient de bonne volonté ou s’ils se mettaient subitement à penser les choses différemment ; demande-t-on alors qu’ils soient de bonne volonté de façon aussi soudaine que la manière dont ils ont déclenché les hostilités ? On prie pour obtenir quelque chose qui paraît possible et qui est en même temps radicalement impossible – car on ne voit pas comment des dirigeants qui estimaient être chez eux en Ukraine et qui ont déclenché une immense machine militaire, économique, éducative, religieuse même, au service de cette récupération, se mettraient à penser différemment ? N’est-ce pas le travail de la guerre, l’impossibilité démontrée par les choses mêmes de continuer par ce chemin-là, et le travail de la diplomatie, d’obtenir une situation qui soit un peu plus stable ?

     On peut craindre que la prière ne résolve rien ; qu’elle ne soit qu’une demande d’y voir clair mais qu’elle ne paraisse pas elle-même esquisser la moindre direction pour faire par elle-même le travail. On rencontre ici ce que l’on a vu chez Nietzsche : on prie lorsqu’on n’a aucune idée de ce que l’on veut demander. Si on avait les idées claires, on ne prierait pas, on ferait les choses.

     On peut considérer les choses sous un autre angle qui reviendrait à peu près au même. Les hommes font le mal (des hommes, du moins, font le mal, en en privant d’autres de justice, de liberté, de bien-être) ; on ne peut pas les empêcher directement de le faire. Est-ce que la stratégie indirecte de la prière peut changer quoi que ce soit à cet état de fait ?

     Remarquons que l’on trouverait, contrairement à ce que semble affirmer Nietzsche qui met en question le seul christianisme, les mêmes « défauts » dans la prière à Zeus que Cléanthe a écrite ou qu’il nous a conservée. On trouve en ses vers 34-36 une équivoque semblable à celle que dénonçait Montaigne. Cléanthe écrit, en effet, vers la fin de la prière : « laisse nous participer à cette sagesse sur laquelle tu te fondes afin qu’honorés par toi nous puissions t’honorer en retour ». Même amphibologie : on veut dire que c’est parce que tu nous as rendus dignes de t’honorer que nous t’honorons ; mais on le dit dans des termes qui font ressortir une sorte de contractualité de nos rapports avec le Dieu : honore-nous et nous t’honorerons, comme si nous avions la main sur une partie du contrat ; ce qui n’est probablement pas le sens du texte.

     Nous pouvons désormais nous servir du point de vue de deux philosophes, l’un qui est hostile à la prière dans sa dimension de demande, de demande de biens, surtout quand nous pouvons les obtenir par nous-mêmes individuellement ou collectivement, fût-ce difficilement. L’autre qui montre en quel sens elle peut garder une fonction, par-delà cette demande qui paraît superstitieuse.

Hypocrisie et superstition de certains prières de la Bible

      L’accusation d’hypocrisie et celle de superstition au moins de certaines prières existent dans la Bible elle-même

L’hypocrisie.

      Mais voyons d’abord quelques figures que l’on peut trouver dans la Bible de l’accusation d’hypocrisie dans la prière et de celle de superstition. Quelles allures prennent-elles ?

     Dans la Bible, la prière est décrite comme une relation sincère à Dieu et la critique principale qui est faite à propos de la prière est l’hypocrisie. Dans l’Évangile de Matthieu on peut lire :
 
Lorsque vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites, qui se plaisent à prier debout dans les synagogues et aux coins des grandes rues, pour se montrer aux gens. Amen, je vous le dis, ils tiennent là leur récompense. Mais toi, quand tu pries, entre dans la pièce la plus retirée, ferme la porte et prie ton Père qui est dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
En priant, ne multipliez pas les paroles, comme les non-Juifs, qui s'imaginent qu'à force de paroles ils seront exaucés. Ne faites pas comme eux, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez.

(Matthieu 6 : 5-8)

     L’intimité de la prière est citée comme une vertu et marque la relation intime entre Dieu et celles et ceux qui le prient. Ainsi, ce n’ai pas pour prouver sa foi, sa fidélité ou sa sainteté que l’homme prie, mais dans une relation de dialogue avec Dieu qui n’a pas besoin de témoins ou de preuves.

     Le religieux ne se répand donc pas partout dans un prosélytisme tapageur, mais dans l’intimité d’une relation personnelle avec Dieu. Plus loin, dans le même Évangile, il est question d’une autre pratique de prière qui engage le corps tout entier : le jeûne.
Jésus recommande ici :

Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme les hypocrites ; ils arborent un visage défait pour montrer aux gens qu'ils jeûnent. Amen, je vous le dis, ils tiennent là leur récompense. Mais toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage, afin de ne pas montrer que tu jeûnes aux gens, mais à ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit, là, dans le secret, te le rendra.
(Matthieu 6 : 16-18)

     Le prophète Esaïe condamne la pratique du jeûne qui cherche à être vue des autres. Il recommande d’en faire un jour de Sabbat, un jour agréé de Dieu capable de changer le comportement de chacun. Jeûner pour repenser sa relation à Dieu sans veiller à sa relation aux autres hommes apparaît clairement comme une incohérence.

Pourquoi jeûnons-nous ? Tu ne le vois pas ! Pourquoi nous privons-nous ? Tu ne le sais pas ! Le jour où vous jeûnez, vous vaquez à vos propres affaires et vous pressez tous vos ouvriers.
Quand vous jeûnez, ce ne sont que querelles et brouilles, méchants coups de poing ; vous ne jeûnez pas comme le veut ce jour, pour être entendus d'en haut.
Est-ce là le jeûne que je préconise, un jour où l'homme se prive ? S'agit-il de courber la tête comme un roseau, de se coucher sur le sac et la cendre ? Est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour agréé du Seigneur ?

(Esaïe 58 : 3-5)

     Ce thème de l’hypocrisie va être largement repris par les Évangiles dans le contexte de querelle entre les disciples de la Voie, c’est-à-dire les disciples de Jésus, et les Pharisiens, dont la religion s’attache à observer les règles de la tradition à la lettre avec une certaine fierté. L’esprit de la prière, la signification de l’observance devient alors secondaire par rapport à l’application de la règle et Jésus va dénoncer les arguments spécieux des pharisiens qui semblent distinguer des pratiques là où devrait résider le même esprit de vérité. Jésus demande à ses disciples de ne pas devenir arrogants comme leurs opposants pharisiens.

Alors Jésus, parlant à la foule et à ses disciples, dit :
Les scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse.
Faites donc et observez tout ce qu’ils vous disent.
Mais n’agissez pas selon leurs œuvres.
Car ils disent, et ne font pas.
Ils lient des fardeaux pesants, et les mettent sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas les remuer du doigt. Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes.
Ainsi, ils portent de larges phylactères, et ils ont de longues franges à leurs vêtements.
Ils aiment la première place dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues.
Ils aiment à être salués dans les places publiques, et à être appelés par les hommes Rabbi, Rabbi.
Mais vous, ne vous faites pas appeler Rabbi.
Car un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères.
Et n’appelez personne sur la terre votre père, car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux.
Ne vous faites pas appeler directeurs, car un seul est votre Directeur, le Christ.
Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.
Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé.
Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !
Parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux.
Vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui veulent entrer.
(…)
Malheur à vous, conducteurs aveugles !, qui dites :
Si quelqu’un jure par le temple, ce n’est rien, mais, si quelqu’un jure par l’or du temple, il est engagé.
Insensés et aveugles !
Lequel est le plus grand, l’or, ou le temple qui sanctifie l’or ?
Si quelqu’un, dites-vous encore, jure par l’autel, ce n’est rien, mais, si quelqu’un jure par l’offrande qui est sur l’autel, il est engagé.
Aveugles ! Lequel est le plus grand, l’offrande, ou l’autel qui sanctifie l’offrande ?
Celui qui jure par l’autel jure par l’autel, et par tout ce qui est dessus.
Celui qui jure par le temple jure par le temple, et par celui qui l’habite, et celui qui jure par le ciel jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis.

(Matthieu 23 : 1-13 et 16-22)

     La distinction est faite ici entre les objets qui symbolisent la religion et la relation à Dieu et la véritable relation qui se noue avec Dieu dans la pratique de la religion. Jésus ne remet pas en question les observances, les offrandes prescrites par la tradition, il remet en question la faute qui revient à faire passer la dévotion avec l’esprit de la dévotion. Si l’offrande à Dieu engage le croyant, elle ne doit pas faire oublier que c’est envers Dieu et non envers le temple où l’offrande est offerte.

La superstition, l’idolâtrie et les outils de la prière

     On connaît le commandement qui interdit la vénération des images taillées. Ce commandement régit toute la vie des Israélites qui doivent absolument se démarquer des peuples avec lesquels ils cohabitent et qui sont adorateurs d’idoles.

Ceux qui fabriquent des idoles ne sont tous que vanité, et leurs plus belles œuvres ne servent à rien. Elles le témoignent elles-mêmes :
Elles n’ont ni la vue, ni l’intelligence, afin qu’ils soient dans la confusion.
Qui est-ce qui fabrique un dieu, ou fond une idole, pour n’en retirer aucune utilité 

(…)
Le charpentier étend le cordeau, fait un tracé au crayon, façonne le bois avec un couteau, et marque ses dimensions avec le compas.
Et il produit une figure d’homme.
Une belle forme humaine, pour qu’elle habite dans une maison.
Il se coupe des cèdres, Il prend des rouvres et des chênes, et fait un choix parmi les arbres de la forêt.
Il plante des pins, et la pluie les fait croître.
Ces arbres servent à l’homme pour brûler.
Il en prend et il se chauffe. Il y met aussi le feu pour cuire du pain.
Et il en fait également un dieu, qu’il adore, Il en fait une idole, devant laquelle il se prosterne.
Il brûle au feu la moitié de son bois.
Avec cette moitié il cuit de la viande, Il apprête un rôti, et se rassasie.
Il se chauffe aussi, et dit : Ha ! Ha ! Je me chauffe, je vois la flamme !
Et avec le reste il fait un dieu, son idole.
Il se prosterne devant elle, il l’adore, il l’invoque, et s’écrie : Sauve-moi ! Car tu es mon dieu !
Ils n’ont ni intelligence, ni entendement, car on leur a fermé les yeux pour qu’ils ne voient point, et le cœur pour qu’ils ne comprennent point.
Il ne rentre pas en lui-même, et il n’a ni l’intelligence, ni le bon sens de dire : J’en ai brûlé une moitié au feu, j’ai cuit du pain sur les charbons, j’ai rôti de la viande et je l’ai mangée.
Et avec le reste je ferais une abomination !
Je me prosternerais devant un morceau de bois !
Il se repaît de cendres.
Son cœur abusé l’égare, et il ne sauvera point son âme, et ne dira point : N’est-ce pas du mensonge que j’ai dans ma main ?
Souviens-toi de ces choses, ô Jacob ! O Israël ! Car tu es mon serviteur.
Je t’ai formé, tu es mon serviteur. Israël, je ne t’oublierai pas.
J’efface tes transgressions comme un nuage, et tes péchés comme une nuée.
Reviens à moi, car je t’ai racheté.

(Esaïe 44, 9 – 22)

     Dans ce texte, l’auteur met tout en œuvre pour montrer que les idoles sont mensongères parce qu’elles laissent imaginer que l’on peut fabriquer un dieu. Le Dieu d’Israël est l’Éternel, celui que même un nom ne peut pas circonscrire. Il est donc impossible de le représenter et il est interdit de le remplacer par une image ou une statue. Dans le temple de Jérusalem, le saint des saints est un lieu vide. C’est là où Dieu se tient, et encore, il n’a pas besoin de maison concrète pour se tenir près des hommes. La seule matérialité tolérée de la présence de Dieu sera donc un espace vide.
« Tu ne dresseras point de statues, qui sont en aversion à l'Éternel, ton Dieu. »
(Deutéronome 16:22) 

     L’apôtre Paul se heurtera, dans sa mission, à ceux des nations qui voient, dans les statuts de dieux, non seulement la dévotion prescrites par leur religion, mais encore un gagne-pain impossible à abandonner.

Il survint, à cette époque, un grand trouble au sujet de la voie du Seigneur.
Un nommé Démétrius, orfèvre, fabriquait en argent des temples de Diane, et procurait à ses ouvriers un gain considérable.
Il les rassembla, avec ceux du même métier, et dit :
O hommes, vous savez que notre bien-être dépend de cette industrie, et vous voyez et entendez que, non seulement à Éphèse, mais dans presque toute l’Asie, ce Paul a persuadé et détourné une foule de gens, en disant que les dieux faits de main d’homme ne sont pas des dieux.
Le danger qui en résulte, ce n’est pas seulement que notre industrie ne tombe en discrédit. C’est encore que le temple de la grande déesse Diane ne soit tenu pour rien, et même que la majesté de celle qui est révérée dans toute l’Asie et dans le monde entier ne soit réduite à néant.

(Actes 19 : 23-27)

     De tout temps, la prière s’est vue associée à des objets de dévotion. Les sanctuaires, même les sanctuaires juifs, étaient remplis d’objets rendus sacrés par leur fonction particulière pour rendre gloire à Dieu ou lui demander des faveurs particulières. Les textes que nous avons lus parlent de mobilier sacré tel que l’autel ou la coupe et le plat en or. Il y a donc une sacralisation d’objets de dévotion même dans les religions où l’on prône une invisibilité du divin. Le christianisme a très vite mis en service des images pieuses et des objets de dévotion qui s’appuyaient sur la tradition ancienne des pèlerinages, présents dans le paganisme comme dans les religions révélées monothéistes. Les croix, les images de saints, les chapelets, les cierges, où les reliques ont été, comme dans le paganisme, les aides à la prière de siècles de dévotion. On pourrait rejeter avec mépris ces objets et ces détours spirituels qui semblent égarer le fidèle, plus qu’ils ne le guident dans sa prière. Mais ce serait une arrogance toute réformée de ne pas comprendre la signification de ces rituels et de ces « aides » à la prière. La question est de savoir ce qui est de l’ordre de la superstition et ce qui ne l’est pas. Le petit traité des reliques montre l’emploi de stratagèmes de la part des autorités ecclésiales et du pouvoir temporel pour encourager le commerce très lucratif des reliques et des lieux de pèlerinage. Le problème n’est pas nouveau, sinon Jésus lui-même n’aurait pas chassé les marchands du temple un jour de pèlerinage de la Pâque à Jérusalem. Mais il n’est pas certain que si le temple n’avait pas été détruit, les fidèles de la Voie aient condamné ceux qui allaient sacrifier au temple. La question des viandes sacrifiées va se poser longtemps dans les rangs très hétéroclites des premiers chrétiens qui devenaient chrétiens avec leur judaïsme et leur paganisme. Ce qui est superstitieux, c’est de faire jouer la peur là où la foi est demandée ; c’est de rester dans une relation à Dieu qui relève plus de la crainte que de la confiance. À cet égard, les judaïsmes de la Bible sont très variés et l’on passe facilement d’une théologie très intime et confiante à la théologie la plus rétributive qui soit. La question n’est donc pas simple de savoir ce qui relève de la superstition et ce qui relève de l’aide à la prière.

     Luther ne propose-t-il pas les textes de prière comme des aides qui permettent de s’échauffer pour mieux entrer en relation avec Dieu ?  Calvin ne dit-il pas dans son petit traité de la sainte Cène que les sacrements sont des « béquilles pour la foi » ? Dans son Institution chrétienne, ne consacre-t-il pas toute une partie aux anges gardiens qui veillent sur les petits enfants ? Dans sa tendresse de père pour le petit Jean, son seul fils décédé, Calvin consent à ne pas condamner toute imagerie sous le prétexte qu’elle serait superstitieuse. Il comprend que certaines d’entre elles consolent et permettent aux fidèles de se relier à Dieu avec plus de facilité parce que plus concrètement.

     Égrainer un chapelet n’a souvent rien de superstitieux, c’est une gymnastique de l’âme qui relève d’exercices de méditation connus depuis la nuit des temps, et qui font entrer en prière aussi bien que les longs discours que les protestants font parfois rationnellement sans jamais parvenir à s’abandonner dans la confiance. Les icônes de l’orthodoxie sont comprises par nombre de fidèles comme des viatiques de l’âme qui va à la rencontre de Dieu. Quand elles commencent à s’effacer, me disait un peintre d’églises roumaines, on les brûle sans état d’âme et on en peint d’autres. Allumer une bougie pour signifier la présence de Dieu, n’a rien de superstitieux, il s’agit là d’un symbole et donc d’un discours sur la présence de Dieu qui se dit sans mots. Ce qui est superstitieux, en revanche, c’est asperger d’eau dite bénite un corps pour qu’il soit agréé de Dieu et aille au paradis. Cette pratique relève plus de la peur que de la foi. Se signer deux cents fois par jour pour empêcher les démons d’exercer leur tentation est aussi une superstition, comme faire brûler de l’encens tout autour de l’autel où sera dite la messe. Ces résurgences de peur montrent un doute dans l’amour de Dieu plus grand que nos prières réformées pleines de scepticisme.

     La coupure entre superstition et dévotion ne se fait donc pas selon le nombre d’objets matériels ou rituels qu’emploie la dévotion, mais plutôt selon que cette utilisation est empreinte de crainte ou non. La superstition est un rapport au mal qui n’a pas trouvé la foi en Dieu suffisante pour calmer la crainte. On ne saurait donc mépriser ceux qui y ont recours. C’est un symptôme très important de la fragilité humaine.

     Au monastère de Monserrat en Espagne, un sanctuaire dédié à une des multiples vierges noires de la tradition chrétienne se trouve logé dans une grotte dans la montagne. Je me souviens de ce lieu comme de l’image même de la miséricorde de Dieu. Il y a, accrochés sur les parois de la grotte, des milliers d’objets qu’on pouvait reconnaître en y prenant attention : des rubans roses de layette d’un enfant malade, des casques de moto cabossés de jeunes accidentés, de petites chaussures d’enfants, des mèches de cheveux et autres objets tellement personnels qu’ils vous tiraient les larmes aussitôt. Tous ces ex voto disaient la prière d’hommes et de femmes qui étaient venus pour demander la guérison d’un proche, pour remettre à Dieu un enfant, pour remercier Dieu d’une prière exaucée. Un réformé aurait sans doute plaint ces pauvres gens et leur superstition ; pourtant, cet endroit respirait la confiance en cette femme : Marie, la mère qui avait mis au monde un fils qu’on avait tué. Sans doute, ce vecteur de prière était-il plus évident pour tous ces parents qui venaient là avec leur espoir et leur amour pour leur proche. Aucun commerce ne se faisait là, et aucun encadrement des autorités religieuses du monastère n’était visible. Cette grotte était  simplement un espace pour déposer les angoisses et les fragilités humaines qui cherchaient un réconfort, une consolation.

     Je ne doute pas que ces parents repartaient chez eux avec au cœur l’assurance que quelque part, une mère qui avait souffert les mêmes angoisses qu’eux les comprenait et cette seule idée devait représenter un soutien.

La critique kantienne et la réponse kierkegardienne

     La critique kantienne est beaucoup plus radicale à l’égard de l’hypocrisie et de la superstition que celle que l’on voit ça et là se dessiner dans la Bible ; et la réponse de Kierkegaard à cette critique kantienne est non moins radicale. Kant cherche à enfermer la prière dans une sorte de dilemme. Nous n’avons le choix qu’entre deux options également inacceptables : ou bien elle est superstitieuse et hypocrite, ou bien elle est acceptable sur le plan moral, mais elle est alors inutile.

« Toutes les religions peuvent se ramener à deux : l'une (de simple culte) cherche à obtenir des faveurs ; l'autre est la religion morale, c'est-à-dire la religion de la bonne conduite. Dans la première, les hommes se flattent soit que Dieu peut les rendre éternellement heureux (par la rémission de leurs fautes), sans qu'ils aient pour cela à devenir meilleurs, soit, quand cette première supposition ne leur semble pas être possible, que Dieu peut les rendre meilleurs sans qu'ils aient eux-mêmes autre chose à faire qu'à l'en prier ; et comme prier devant un Être qui voit tout, ce n'est rien de plus que souhaiter, l'homme n'aurait proprement rien à faire : car, s'il suffisait d'un simple désir, chacun serait homme de bien. Mais dans la religion morale (et de toutes les religions connues, la chrétienne est la seule qui mérite ce titre), c'est un principe fondamental que chacun doit faire tout ce qui dépend de lui pour devenir meilleur, et que c'est seulement quand, au lieu d'enfouir le talent à lui confié (Luc, XIX, 12-16), l'homme a utilisé pour devenir meilleur la disposition primitive au bien, qu'il lui est permis d'espérer qu'une coopération supérieure complètera ce qui n'est pas en son pouvoir. Il n'est pas absolument nécessaire que l'homme sache en quoi consiste cette coopération ; peut-être même qu'immanquablement, si la manière dont elle se produit avait été révélée à une certaine époque, les hommes, à une autre époque, s'en feraient les uns tel concept et les autres tel autre, et cela en toute sincérité. Mais alors ce principe conserve toute sa valeur : « Il ne nous est pas essentiel, ni par conséquent nécessaire, de savoir ce que Dieu peut faire ou peut avoir fait pour notre salut » ; mais de savoir ce que nous avons à faire nous-mêmes pour mériter son assistance ».
Kant E., La Religion dans les limites de la Raison, (1794) p. 48.

     De deux choses l’une : on peut demander à Dieu de faire à notre place ce qu’on devrait faire par nous-mêmes. C’est ce que Kant appelle la superstition. On demande à Dieu de déployer à notre place une puissance que nous aurions dû déployer par nous-mêmes mais que nous sommes, individuellement ou collectivement, trop paresseux pour le faire. Ou alors on demande à Dieu qu’il nous accorde la disposition pour faire par nous-mêmes ce que nous avons à faire, mais alors cette demande a quelque chose d’inutile, car ce qui compte c’est de le faire et non pas d’avoir des facilitations ou des facilités pour le faire. Ce qui disqualifie la prière, non pas pour les mêmes raisons que la prière superstitieuse certes, mais parce qu’elle ajoute une complication inutile à ce que nous avons à faire. Ne s’occupant pas des moyens pour atteindre sa fin, elle est disqualifiée comme discours actif.

     On peut certes répondre que la demande n’est pas l’essence de la prière, que celle-ci peut avoir bien d’autres fonctions qui lui permettent de rester décemment une prière. Ce ne serait qu’une échappatoire. Mais il est peut-être une réponse supérieure à faire, qui est celle du dépassement de la demande, qui est peut-être aussi la réponse la meilleure possible que l’on puisse faire à Kant, même si Kierkegaard ne répond pas directement à Kant. Voici le texte de Kierkegaard qui révèle que, partie d’une demande, la prière se révèle comme n’étant pas une demande.

« L’essentiel de la prière serait-il donc de demander une chose, c’est-à-dire d’être d’autant plus profonde que l’on aurait plus de choses à demander ou qu’on serait plus bavard ; ou l’homme de prière, le véritable, ne serait-il pas plutôt celui qui dit : « Seigneur, mon Dieu, je n’ai au fond, rien à te demander - par une sorte de retour à l’être que l’on a simplement violenté par la demande, en hérissant le calme de l’ontologie d’une déontologie demanderesse - ; même si tu voulais me promettre d’exaucer chacun de mes désirs, je ne saurais lequel formuler, sauf celui de rester près de toi, aussi près que possible en ce temps de séparation où nous vivons l’un et l’autre, et absolument près de toi en toute éternité » ? Et si, en priant, on lève les yeux vers le ciel, prie-t-on véritablement si le regard inquiet cherche sans cesse la consolation de tel chagrin, l’exaucement de tel désir ? Le véritable homme de prière n’est-il pas plutôt celui dont le regard tranquille cherche Dieu seulement ? C’est là qu’il faut en venir si l’on ne renonce pas à l’intériorité, mais la garde intacte en l’entretenant comme un feu sacré ; car le désir, la convoitise terrestres, le souci du monde sont choses temporelles et elles meurent en général avant l’homme ; s’il ne saisit pas l’éternel, comment pourrait-il y persévérer ! Alors le désir devient de moins en moins brûlant et son temps s’achève ; alors dépérit peu à peu le serpent de la convoitise qui s’éteint elle aussi ; alors la vigilance du souci se relâche et s’endort pour ne plus jamais se réveiller ; mais le temps de la vie intérieure ne passe jamais.
Et maintenant quel est le vainqueur ? [...] Dieu s’est-il changé ? Il semble difficile de répondre affirmativement, et pourtant il en est bien ainsi : Dieu s’est changé ; car il est apparu qu’il est immuable. Cependant cette immuabilité n’est pas l’indifférence glaciale, la sublimité qui tue, l’éloignement ambigu que vante la raison endurcie ; non tout au contraire, cette immuabilité est profonde, chaude, omniprésente ; elle consiste à se soucier de l’homme, et c’est justement pourquoi elle n’est pas changée par le cri du suppliant, comme si tout était fini, par sa lâcheté, quand il trouve plus opportun de ne pouvoir s’aider lui-même, par sa fausse contrition qu’il se reproche parfois sitôt passé le danger et son moment d’angoisse. - Et celui qui prie est-il changé ? Oui, ce n’est pas difficile à voir ; car il est vraiment devenu l’homme de prière, lequel triomphe toujours, ce qui est une seule et même chose. Il en avait déjà l’assurance, quoiqu’imparfaite car, tandis qu’il avait assez de vie intérieure pour prier, il était en même temps assuré que son désir serait exaucé, s’il priait comme il convient ; comme il convient pour son désir, c’est bien ainsi qu’il l’entendait. Maintenant, il est changé ; mais il est devenu vrai qu’en priant comme il convient, il triomphe. Et sa prière lui a été profitable dès le début, si imparfaite qu’elle ait été ; car elle l’a aidé à concentrer son âme sur un désir. [...] L’homme qui prie combat dans la prière et triomphe par le triomphe de Dieu »
« La vraie prière est une lutte avec Dieu où l’on triomphe par le triomphe de Dieu ».

in : Prières et Fragments sur la prière, trad. P.H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds (Vendée), 1937, p. 115-117.

     La prière est moins une demande que l'accès à une sorte de donation d’horizon - fût-elle tumultueuse et difficile -, car on renonce difficilement à vouloir quelque chose de Dieu et à chercher à l’obtenir par une sorte de ruse, celle de l’impuissant qui se sert ou imagine pouvoir se servir à son avantage de la puissance de celui qu’il implore pour obtenir ce qu’il ne pourrait pas obtenir par ses propres moyens.

     La raison de la prière n’a de sens que par rapport à l’intériorité ; non pas à l’abstraction de la personne. « Car toute prière qui ne  revêt pas la vraie forme, celle de la vie intérieure, n’arrive pas à ses oreilles, alors pourtant qu’il est assez près pour entendre le soupir le plus faible ; elle ne le concerne pas, elle ne s’adresse pas à lui » (p. 103). Elle ne fait pas sens pour lui ; c’est le cas de dire qu’elle n’est que le bruit de cymbales retentissantes.

     En fait, il s’agit du passage de la conception ou de la pratique de la prière à une autre, toute différente. La première relève de ce qu’on pourrait appeler l’éthique des biens – on demande à bénéficier d’avantages pour soi ou pour les autres – ; dans la seconde, il s’agit de tout autre chose : de la poursuite du salut. La prière est alors celle de bénéficier d’un salut, d’un salut qui est absolument le nôtre qu’il nous faut construire et rechercher, mais aussi qui nous est paradoxalement donné :

« L’un demande sa part des biens qui lui sont refusés ; un autre, la gloire qui lui fait signe ; celui-ci, le bonheur qu’il veut procurer à l’être aimé ; celui-là le bonheur qui sera sa parure à côté de l’être aimé ; celui-ci crie contre l’épouvante du passé d’où il s’enfuit ; celui-là avec l’effroi de l’avenir où plongent ses regards ; celui-ci avec le frisson qui demeure à l’écart dans la solitude, celui-là avec le danger aux yeux de tous ; celui-ci prie pour l’exaucement de son désir, celui-là contre le vœu exaucé  demandé par étourderie ; celui-ci tend toute son énergie, si d’ailleurs il prie, celui-là attend tout de la prière, si d’ailleurs il travaille ; celui-ci part de l’exaucement pour se mettre au travail, celui-là d l’échec. Hélas ! Même si dans le pays règnent la paix, la santé et le bien-être, même quand le chaud soleil fait lui ses chauds rayons, il y a pourtant maintes luttes ; même quand la nuit s’étend dans le silence des étoiles et que la terre s’adonne au repos, bien des combats se livrent encore ! »

     Tels sont les biens et leur recherche par la prière. Mais Kierkegaard montre alors que, par-delà les biens et leur recherche indéfinie, il y a une évolution du sujet et de l’objet de la prière, si la prière ne se brise pas et si ce qu’il appelle l’intériorité – qui n'est pas la personne, laquelle n’oblige qu’à des devoirs abstraits et identiques pour chacun – ne se saccage pas.

     Celui qui prie – l’orant – apprend à avoir un horizon de désir, quelque chose qui s’unifie –  Kierkegaard insiste beaucoup sur ce point (p. 116-117) –, qui fait que les activités tendent à se focaliser sans se disperser en demandes diverses qui n’aboutissent pas. Le demandeur va graduellement comprendre que ce qu’il demande c’est que la volonté de Dieu s’exerce en lui, à travers lui :
« Nous avons déjà énoncé le résultat : celui qui prie combat dans la prière, et nous l’avons vu combattre ; il triomphe, tel est le résultat final ; mais il triomphe en ce sens que Dieu triomphe, et par là, il devient lui-même celui qui prie vraiment ».

     Et il montre que la prière est alors une sorte de calcul labyrinthique avec soi-même, digne de la théorie des jeux. Car, dans notre stratégie, nous attribuons à Dieu des figures diverses : celle du Sage, celle du Consolateur, un Sage que l’on affronte, un Sage avec lequel on fait jeu commun, un Sage que l’on cherche à duper. En réalité – Kierkegaard est là-dessus tout fait en accord avec Feuerbach : nous n’avons jamais affaire et nous n’œuvrons jamais qu’avec nous-même.

     On voit ici le chemin parcouru depuis Hobbes. Hobbes nous avait découvert le terrain de la prière comme un jeu de forces. Dans la quatrième partie du Léviathan (1651), dans la traduction de P. Folliot, 2004, nous lisons que la prière est un certain type de langages ; ce qui ne l’empêche nullement, loin de là, d’être un rapport de forces. Nous l’avons vue transformer le réel d’un discours ontologique – qui dit ce qui est – en un discours de volontés et d’affrontement des volontés. Je demande ou je ne demande pas ; Dieu exauce ou n’exauce pas.

     Kierkegaard va beaucoup travailler à partir de là. Dans un texte qui compte un peu plus d’une trentaine de pages, il montre – et c’est le titre même de son texte – que « la vraie prière est une lutte avec Dieu où l’on triomphe par le triomphe de Dieu ». Étonnamment, la prière va nous être présentée comme un combat ; elle est éminemment temporelle puisqu’on ne demande pas les mêmes choses au cours du temps, surtout si l’on approfondit son intériorité et son rapport à Dieu ; mais si l’on comprend graduellement que la prière ne consiste pas à demander quelque chose que l’on n’obtient pas ; et si l'on comprend, d’une certaine façon, qu’il faut renoncer à cette demande, alors on comprend aussi que l’être de Dieu suffit. Nous n’avons évidemment pas le temps de lire les trente pages de ce beau texte auquel nous nous contentons de renvoyer ; mais nous pouvons au moins en sélectionner quelques passages – nous avons déjà commencé à le faire – qui donnent des petits coups de sonde dans leur développement.

     Kierkegaard commence par donner la parole à ceux qui refusent que la prière puisse être un combat :
« Lutter dans la prière quelle contradiction ! Quel terme serait assez puissant pour maintenir ensemble ces deux mots qui hurlent d’être accouplés ! Dans tout combat, on détermine d’abord le genre de l’arme ; si l’on pose qu’elle est ici la prière, le combat semble impossible car la prière n’est pas une arme de guerre, elle est au contraire une tranquille occupation de paix ; elle n’est pas l’opération de l’assaillant, ni du défenseur, mais de celui qui se rend. Et si, en bonne tactique, on détermine la distance des adversaires, le combat semble encore impossible ; car lorsqu’on ne prie pas, Dieu est au ciel et l’homme sur la terre, la distance est trop grande ; mais lorsqu’on prie, Dieu et l’homme sont trop près l’un de l’autre ; il n’y a donc pas d’intervalle que l’on puisse assigner comme champ de bataille. Car si l’homme s’abandonne entièrement dans la prière, il ne combat pas ; mais s’il ne s’abandonne pas du tout, il ne prie pas » (p. 102-103).

     Trop loin ; trop près : le lieu de la prière est un lieu intermédiaire. Elle est aussi un acte intermédiaire qui vient chercher dans les contingences de la demande les signifiants d’un discours qui ne demande plus rien et comprend que les éléments de ce qui est demandé est simplement fallacieux quand il est livré à lui-même. On peut demander quelque chose qui n’est plus du tout quelque chose qui n’est pas du tout de l'ordre de la demande : que les conditions d’un salut qui soit le sien soient réalisées.

     Feuerbach va ajouter une pointe toute particulière à cette conception que la chronologie des auteurs ne lui a évidemment pas permis de connaître. Mais si la vocation de la prière est celle du dépassement de l’éthique des biens dans le sens d’une éthique – que je qualifie, faute d’un meilleur terme – du salut, qui n’a plus rien à voir avec la première, Feuerbach, avec une générosité infinie pour un athée à l’égard de la religion, n’hésite pas à sauver l’humble demande des biens particuliers en soulignant que ce rapport à Dieu, si peu sublime soit-il, si humain trop humain soit-il, si erroné soit-il aux yeux des métaphysiciens et des théologiens, a toute sa place dans la vie religieuse.
« L‘essence la plus intime de la religion nous est révélée par son acte le plus simple, par la prière, acte qui dit bien plus ou du moins tout autant que le dogme de l'incarnation, bien que la spéculation religieuse fasse de ce dogme le plus grand des mystères » (L’essence du christianisme, p. 154).
Le religieux est toujours produit ; il est toujours un résultat. Je ne dirai pas, quant à moi, que la prière est un acte simple. Rien de plus compliqué que cet acte dès qu’on se met à l’analyser et qu’on repère la multiplicité des personnages, celle des fins poursuivies, celle des sujets qui prient, etc...

     Un cœur simple qui prie n’est pas aussi simple qu’il en a l’air à l’analyse : un immense réseau, en réalité très complexe, aboutit à ce que nous croyons être une simplicité. Simplement, il faut se garder de tenir l’existence comme si elle dérivait de l’analyse que l’on peut faire de quelques-unes de ses composantes.

     La prière suit exactement les deux temps de la croyance en Dieu, qui, en un premier moment, fabrique le Dieu et qui imagine, en un second moment, s’être rendu dépendant de ce Dieu devenu transcendant, complètement détaché de sa fabrication. La prière, qui est le passage du récit ontologique au discours déontologique, lequel somme Dieu de se rappeler, de ne pas oublier, de choisir ou de ne pas choisir, est l’un des meilleurs textes possibles pour montrer les manœuvres de l’homme pour tenter d’humaniser Dieu en essayant d’obtenir de lui quelque chose qui est de l’ordre d’un laisser faire dans ma vie, d’un laisser traverser ma vie. Il y a un jeu permanent, particulièrement sensible dans la prière de transcendance et d’immanence. Mais Dieu ne reste jamais ni immanent à nous autres, ni transcendant. Et, quand bien même nous nous ferions immortels en Dieu – Spinoza reprend les mots de Saint Paul : « nous sentons et expérimentons que nous sommes immortels » –  et fort éloignés de lui demander quoi que ce soit, Kierkegaard cite avec amusement, et sans avoir la moindre envie de le réfuter, le propos de Luther selon lequel Dieu aime se faire tarabuster. En tout cas, c’est par là qu’il devient Père, que le priant devient fils, etc... et que s’anime cette sorte de mise en scène voulante et décisoire. Cette transformation des situations par la prière, qui agace les philosophes – même s’il existe des philosophes qui prient et qui ne se cachent pas pour prier –, peut recevoir, dans son humilité même, sa justification supérieure. Elle prend alors la forme d’un retournement du retournement – si j’ose dire – :

« Comme il fait du bien et fortifie le mot de Luther – notons qu’il ne parle pas de sa vérité – qu’on doit être insolent dans la prière, bien mendier et harceler Dieu ! C’est ce qu’il aime et ce qui lui plaît extrêmement » [Journal, NRF-Gallimard, Paris, 1955, T. III (1849-1850), trad. K. Ferlov & J.J. Gâteau, p. 104-105]. Notons aussi que Luther, qui connaît bien sa Bible pour l’avoir traduite et prêchée tant de fois, ne fait qu’user du passage de Luc, XI, 1-13.

     La force de la prière tient à ce qu’elle est capable de transformer un espace en lit de Procuste qui permet de pousser Dieu vers un rôle dans lequel il fait ou ne fait pas, décide ou ne décide pas. Le coup de force qu’est la prière est un coup de force verbal : on ne peut rien contre Dieu, mais on a transformé le jeu en rapports personnels et c'est ce que Dieu aime et que nous aimons en Dieu. De ce point de vue, Luc, Luther, Kierkegaard et j’ajouterais volontiers Feuerbach sont sur la même ligne. Voici ce que dit Feuerbach à ce propos :

« L'homme qui ne peut chasser de son esprit l'idée du monde, l'idée que toutes choses s'enchaînent les unes aux autres, que tout effet a une cause naturelle, qu'un désir ne peut être satisfait que lorsqu'on en a fait un but et qu'on s'est servi des moyens nécessaires pour l'atteindre, un tel homme ne prie pas, il se contente de travailler, il transforme ses vœux réalisables en buts d'activité pratique, et ceux qui ne peuvent être réalisés, il les prend pour ce qu'ils sont, pour des fantaisies d'une imagination facile à émouvoir. En un mot, il impose des bornes à son être par l'idée du monde dont il se sait une simple parcelle et à ses désirs par l'idée de la nécessité. L'homme qui prie, au contraire, chasse de sa pensée l'idée de l’univers, et en même temps celles de médiation, de dépendance, de nécessité inflexible ; il fait de ses vœux l’objet de l'être absolu et tout-puissant, c'est à-dire il affirme leur infinité et leur valeur absolues. Dieu est le oui du cœur de l’homme : la prière est la foi du cœur à l’identité de l’idéal et du réel, du subjectif et de l'objectif, la certitude que la puissance du cœur est plus grande que la puissance de la nature, que les besoins du cœur sont une impérieuse nécessité, le destin même du monde. La prière change le cours des choses, elle détermine Dieu à des actes tout à fait en contradiction avec les lois universelles. Dans la prière, l'homme n'a affaire qu'à lui-même, qu'à ses propres sentiments; en elle, il oublie qu’il y a des limites, des obstacles à ses désirs, et, dans cet oubli, il est heureux. La prière est la séparation de l’homme en deux êtres, la conversation de l’homme avec lui-même, avec son propre cœur ».
(L'essence du christianisme, p. 154)

     La prière humanise Dieu en créant une médiation entre cet être fragile, vulnérable qu’est chaque homme et Dieu ; et même entre cet être et l’avenir qu’il se fantasme pour que sa vie garde toujours une valeur et qu’elle garde toujours en elle, sous les formes les plus variées, les plus changeantes, cette idée et cette impression de que j’ai appelées salut – c’est-à-dire cette ouverture qui est toujours devant moi tant que je suis en vie et qui me permet d’agir, de faire.

     Il resterait à expliquer une autre chose encore : même s’il n’y a pas de vérité des prières, il est des prières qui valent mieux que d'autres, fût-ce aux yeux ou à l’écoute d'un agnostique, c’est-à-dire de celui qui n’a pas la foi, qui ne la revendique pas en tout cas et qui, loin d’être sûr de l’avoir, croit qu’il ne l’a pas.

L’idée d’un espace de conversion

     Le moment de la prière crée un espace et un temps particulier au milieu du temps et de l’espace profane. Par la pratique des orants, par leurs gestes ou leur position particulière. Mais aussi par le temps mis à part pour la prière qui aura des retombées sur tout le reste du temps. Martin Luther a dit : « J’ai tant de choses à faire qu’il me faut passer les trois premières heures de chaque jour en prière ». Certains Psaumes contiennent, en eux seuls, les différentes phases de transformation que la prière provoque en celui ou celle qui prie. Dans le Psaume 32, l’homme englué dans sa faute ressent le changement quand il avoue son péché à Dieu. Les pauses du chant indiquent les coupures qui marquent les différentes phases du changement que la prière opère.

Psaume 32
1 De David. Poème chanté.
   Heureux celui que Dieu décharge de sa faute,
   et qui est pardonné du mal qu'il a commis !
2 Heureux celui que le Seigneur ne traite pas en coupable,
   dont l'esprit est sans hypocrisie !
3 Tant que je ne reconnaissais pas ma faute,
   mes dernières forces s'épuisaient en plaintes quotidiennes.
4 De jour et de nuit, Seigneur,
   ta main pesait sur moi, et j'étais épuisé,
   comme une plante s'assèche au plus chaud de l'été. (Pause)
5 Mais je t'ai avoué ma faute, je ne t'ai pas caché mes torts.
   Je me suis dit : « Je suis rebelle au Seigneur,
   je dois le reconnaître devant lui. »
   Et toi, tu m'as déchargé du poids de ma faute. (Pause)
6 C'est pourquoi tous ceux qui lui sont fidèles t'adressent leur prière
   quand ils découvrent leur faute.
   Si le danger menace de les submerger,
   ils resteront hors d'atteinte.
7 Tu es un abri pour moi,
   tu me préserves de la détresse.
   Je crierai ma joie pour la protection dont tu m'entoures. (Pause)
8 Le Seigneur dit : « Je t'enseignerai, je t'indiquerai le chemin à suivre.
  Je te donnerai un conseil, je garderai les yeux fixés sur toi :
9 Ne sois pas aussi stupide que le cheval ou le mulet,
   dont il faut maîtriser les élans avec une bride et un mors ;
   alors il ne t'arrivera rien. »
10 Beaucoup de souffrances attendent le méchant,
    mais le Seigneur entoure de bonté la personne qui lui fait confiance.
11 Que le Seigneur soit votre joie, vous les justes ;
    réjouissez-vous, criez votre joie, vous qui avez le cœur droit.

     Ce processus de transformation est décrit pour les hommes mais aussi pour Dieu, qui, après leurs supplications, se laisse fléchir par leur prière.

2 Chroniques 33, 12-13
Lorsqu'il fut dans la détresse, il implora l'Eternel, son Dieu, et il s'humilia profondément devant le Dieu de ses pères. Il lui adressa ses prières; et l'Eternel, se laissant fléchir, exauça ses supplications, et le ramena à Jérusalem dans son royaume. Et Manassé reconnut que l'Eternel est Dieu.

En guise de conclusion

     Les prières ne se comprennent que dans une logique des actes et selon des opinions qui n’ont de sens que pratique

     Si une prière est aussi hétérogène dans sa composition, si elle mêle les discours et ne laisse qu'une impression d’unité qui n’a certainement rien de réel, si elle contient autant d’ « humain trop humain » que de sublime, si elle est un mixte indécidable entre la transcendance et l’immanence, qu’est-ce qui fait que, malgré toutes ces contradictions, il en est de plus justes que d’autres, il est des prières qui sonnent mieux que d’autres ? Toutes les prières ne se valent pas : à quoi voit-on donc qu’une prière vaut mieux qu’une autre ? Ce n’est certainement pas leur vérité ou leur degré de vérité qui nous permet de le dire ; les prières les mieux faites ne sont pas vraies : il n’y a aucune conformité de ce qu’elles disent avec quelque objet.

     Les prières sont des actes, des actions et elles ne sauraient être jugées qu’ainsi, c’est-à-dire pratiquement. Ce n’est pas parce qu’elles se contredisent théoriquement, qu’elles sont à rejeter pratiquement. Une absurdité théorique n’est pas nécessairement une impossibilité pratique. On voit nettement, quand on lit Saint Paul, que ses textes – ceux qui concernent la résurrection par exemple dont chaque être humain pourrait bénéficier – ne sauraient être lus métaphysiquement et philosophiquement ; mais qu’ils gardent toute leur valeur quand il s’agit de donner une orientation à sa propre existence. Car je ne vis pas de la même façon quand j’ai un horizon de résurrection que lorsque je n’en ai pas.

     Ainsi les fautes du Notre Père, si bien repérées par Hobbes et Montaigne, dans les contradictions de ses impératifs, n’impliquent nullement que l’on doive renoncer à cette prière, puisque les contradictions relevées s’effacent quand on prend le texte pratiquement plutôt que théoriquement. Il est vrai que cette distinction entre théorie et pratique est elle-même dangereuse, comme l’ont montré Kant et Nietzsche qui lui a repris l’idée. Mais il est non moins vrai que la façon dont on opine et raisonne pratiquement n’est pas la même que celle qui est à l’œuvre en théorie.

Terminons par deux remarques

     Je ne suis pas sûr qu’il faille essayer de changer les prières en dépit de tous leurs défauts. Que la tradition recouvre leurs fautes de logique n’est peut-être pas plus mal. Ferions-nous mieux s’il fallait les mettre en accord avec la logique et ne risquerions-nous pas de les faire disparaître ? Et peut-être sont-elles bien utiles dans leur humano-divinité pour donner forme à nos malheurs en commençant à les introduire en quelque récit qui vaille. Ce jeu du récit et de la partition dans un dialogue est tout à fait fondamental. Et, encore une fois, ne croyons pas qu’il soit tout à fait absent du discours scientifique et rationnel.

     Après avoir critiqué sans ménagement et irrévérencieusement le Notre Père – qui est tout de même la prière prétendument enseignée par Jésus, Montaigne en tirait plutôt une sorte d’hygiène de la prière. Il ne s’agissait pas de les changer, mais il s’agissait de ne pas prier à tout propos, parce que, en le faisant, on aggravait leurs ambiguïtés, en les faisant dans certaines circonstances de telle sorte que, dans d’autres circonstances, elles auraient signifié autre chose. Pour empêcher cela, Montaigne conseille de prier à heures fixes, sans en changer les termes ; ainsi, on rend les prières moins dépendantes des circonstances et on ne leur fait pas dire ce qu’on veut en fonction de la diversité des circonstances. Sinon, nous avons toute la gamme des prières avaricieuses, des prières d’ambitieux, des prières de voleurs qui demandent la réussite de leurs actions immorales. Montaigne parle de l’ « erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises et de l’appeler en toutes sortes de besoins et en quelque lieu que notre faiblesse veut de l’aide, sans considérer si l'occasion est juste ou injuste ; et d’écrier <pousser des cris sous l'effet d'une émotion> son nom et sa puissance, en quelque état ou action que nous soyons, pour vicieuse qu'elle soit » (Essais, Livre I, Chapitre LVI, Des Prières, NRF-La Pléiade, Gallimard, Paris, 1962, p. 303). En outre, il est bon que les prières soient publiques, car la prière privée est dangereuse. Le caractère privé de la prière nourrit d’autant plus facilement ce que nous avons appelé ses ambiguïtés ou ses amphibologies.

     La seconde gerbe de remarques consiste à remarquer que la psychanalyse, en particulier dans sa version lacanienne, qui n’a jamais rejeté le religieux, fait une place tout à fait étonnante et très importante, à la fin du Séminaire VII sur L’éthique de la psychanalyse, dans la Leçon du 6 juillet 1960, à l’opposition entre l’éthique des biens dans laquelle s’égare notre époque selon Lacan et l’éthique du désir, qui est le véritable salut des individus et qui correspond à un effondrement quand l'individu y renonce – j’insiste sur cette dimension individuelle de la psychanalyse, laquelle ne peut pas s’appliquer du tout aux personnes ou aux groupes, mais tout à fait nécessairement aux individus. On ne saurait être plus kierkegaardien que Lacan sur ces deux points qui rapprochent l’éthique de la psychanalyse de l’éthique de la prière.

     Et puis, il y a un dernier point qui me semble rapprocher le discours, les gestes et la prière adressée à quelqu’un qui se dérobe à notre puissance incertaine et limitée, c’est la séquence du fort-da sur laquelle s’appesantissait déjà Freud à propos de son petit fils qui transformait les désagréments des départs de sa mère en lançant une bobine qu’il faisait revenir, en distinguant le fort et le da et qui lui donnait l’illusion de reprendre le contrôle d’une situation pénible à affronter par un enfant, celle du départ de sa mère et de l’attente de son retour. Il y a bien dans la prière un mouvement de cet ordre, celui d’un mouvement de reprise de contrôle d’une situation qui chagrine et qu’on supporte mal. Vouloir ce que l’Autre veut pour finalement avoir ce que je veux.

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TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU 14 FÉVRIER 2023.
LA PRIÈRE, PUISSANCE DE TRANSFORMATION ?
 

Introduction

Platon, Phèdre, 279b
« Ô mon cher Pan et vous autres, toutes autant que vous êtes, divinités de ces lieux, accordez-moi d’acquérir la beauté intérieure, et que, pour l’extérieur, tout soit en accord avec ce qui se trouve à l’intérieur ! »
(Platon, Phèdre, 279b).

 Platon, Définitions, 415b
« La prière est une demande qu’adressent les hommes aux dieux pour obtenir ce qui est bon ou leur paraît tel »
(Platon, Définitions, 415b).

Hobbes, Le Citoyen (De Cive), éd. de 1647 dans la trad. S. de Sorbière, 1649, éd. électronique : https://philosophie.cgptr.qc.ca/wp-content/documents/Le-Citoyen-De-Cive.pdf.
 « Il faut que, dans les prières, dans les actions de grâces, et dans les sacrifices, tout ce qui est offert, soit le meilleur qu'il se peut en son genre, et porte le caractère de l'honneur et de la révérence. En effet, il ne faut point que les prières soient faites sur-le-champ et à la volée, ou d'une façon vulgaire; mais avec un bel ordre et avec autant d'élégance qu'il est possible de leur donner. Certes, bien qu'il fût absurde parmi les païens d'adorer Dieu sous des images, ce n'était pourtant pas une chose si éloignée de la raison, d'employer dans leurs cérémonies sacrées les vers et la musique »
(Hobbes, Le Citoyen (De Cive), éd. de 1647 dans la trad. S. de Sorbière, 1649, éd. électronique : https://philosophie.cgptr.qc.ca/wp-content/documents/Le-Citoyen-De-Cive.pdf).

À quelles conditions une prière est-elle possible ? Du récit à la distribution de personnes ou de personnages

Première condition

Hobbes
« Quelque admirable que soit une œuvre, l'admiration ne repose pas sur le fait qu'elle puisse être produite, parce que les hommes, naturellement, croient que le Tout-Puissant peut tout faire, mais sur le fait qu'elle soit produite par Dieu à la prière d'un homme, la parole d'un homme »
 
Feuerbach L., L’essence du christianisme
« Toute religion qui prétend à ce nom suppose nécessairement que Dieu n’est pas indifférent pour les êtres qui l’honorent, que rien d'humain ne lui est étranger, et qu'il est lui-même un Dieu humain par cela même qu'il est l'objet de l'adoration de l'humanité. Chaque prière dévoile le mystère de l’Incarnation, chaque prière est en réalité une incarnation de Dieu. Dans la prière, je fais descendre Dieu dans le malheur de l'homme, je lui fais prendre part à mes besoins et à mes faiblesses. Dieu n'est pas sourd à mes plaintes, il s'éprend de pitié pour moi, il nie sa divine majesté, son élévation sublime au-dessus de tout ce qui est humain et borné ; il devient homme avec l'homme, il est affecté de mes douleurs. Dieu aime l'homme, cela veut dire : Dieu souffre du malheur de l'homme. L'amour est inintelligible sans une communauté de sentiments ; point de communauté de sentiments sans sympathie. Je ne sens que pour un être sensible, que pour un être de même nature que moi, dans lequel je me sens moi-même, dont je partage les souffrances. Sympathie suppose égalité de nature. Cette identité de nature entre Dieu et l'homme est exprimée par l’incarnation, par la providence, par la prière »
(Feuerbach L., L’essence du christianisme, trad. J. Roy (avec l’autorisation de Feuerbach), A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Editeurs, Paris, 1864, p. 83)
Voir : https://upload.wikimedia.org/...du christianisme%2C-1864.pdf
ou directement la page : < https://fr.wikisource.org/...Page:Feuerbach_-_Essence_du_Christianisme,_1864.pdf/94 >

Feuerbach L., L’essence du christianisme
 « La théologie [qui est, pour Feuerbach, à peu près l’équivalent pour nous de la métaphysique, c’est-à-dire une science abstraite des attributs de Dieu], il est vrai, qui n'a dans la tête que les attributs métaphysiques de Dieu, tels que l'éternité, l'immuabilité et d'autres semblables, la théologie nie en Dieu la faculté de souffrir ; mais elle nie en même temps la vérité de la religion. Dans l’acte de la prière, l'homme religieux croit à une participation réelle de l'être divin, à ses besoins et à ses souffrances ; [il] croit que la volonté de Dieu peut être influencée par la force intime de la prière, par la puissance du cœur ; [il] croit qu’il sera entendu réellement et au moment même. L'homme vraiment religieux remet sans façon son cœur en Dieu ; Dieu est pour lui un cœur sensible à tout ce qui affecte l'homme. Le cœur ne peut s'adresser qu'au cœur, il ne peut trouver qu'en lui-même sa consolation »
(Feuerbach L., L’essence du christianisme, trad. J. Roy (avec l’autorisation de Feuerbach), A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Éditeurs, Paris, 1864, pp 83-84)
Voir : https://upload.wikimedia.org/...du christianisme%2C-1864.pdf
ou directement la page : < https://fr.wikisource.org/...Page:Feuerbach_-_Essence_du_Christianisme,_1864.pdf/95 >

Feuerbach L., L’essence du christianisme
« Un dieu qui ne s’inquiète pas de nous n’exauce pas nos prières, ne nous voit ni ne nous entend n'est pas un dieu ; on affirme ainsi que l’humanité est un de ses attributs essentiels. Mais en même temps il est dit : Un dieu qui n’existe que par lui-même, en dehors et au-dessus de l’homme et différent de lui, est un fantôme. Un dieu qui n’est pas comme nous, qui n'a pas de conscience, d’intelligence personnelle, qui ressemble à la substance de Spinoza n’est point un dieu ; la condition principale de la divinité, c’est son unité d'essence avec nous ; la personnalité et la conscience étant ce que nous pouvons penser de plus grand, de plus sublime, la divinité ne peut en être privée. »
(Feuerbach L., L’essence du christianisme, , trad. J. Roy (avec l’autorisation de Feuerbach), A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Éditeurs, Paris, 1864, p. 256)
Voir : https://upload.wikimedia.org/...du christianisme%2C-1864.pdf
ou directement la page : < https://fr.wikisource.org/...Page:Feuerbach_-_Essence_du_Christianisme,_1864.pdf/267 >

Les deux autres conditions

Aphorisme 74 du texte Le Voyageur et son ombre [https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Voyageur_et_son_Ombre] :

« À deux conditions seulement, la prière - cette coutume de temps reculés qui n’est pas encore entièrement éteinte - peut avoir un sens : il faudrait d’abord qu’il fût possible de déterminer ou de faire changer d’intention la divinité, et ensuite que celui qui prie sache bien ce qui lui manque, ce qui, pour lui, serait vraiment désirable. Mais ces deux conditions, acceptées et transmises par toutes les autres religions, ont précisément été niées par le christianisme ; si, malgré cela, le christianisme conserve sa prière, parallèlement en une raison omnisciente et prévoyante de Dieu, par quoi la prière perd sa portée et devient même blasphématoire, il note par là l’admirable ruse de serpent qui était la sienne. Car un commandement clair « tu ne prieras point » aurait poussé les chrétiens par ennui à l’impiété. (...) ».
Le Voyageur et son ombre, Aphorisme 74, Œuvres, Laffont, Paris,  vol. I, p. 863-864.

Gestes de prières et raisons de ces gestes

Martin Luther

Cher maître Pierre, je vous donne ce que j’ai et vous expliquerai aussi bien que possible comment je m’y prends moi-même pour prier. Que notre Seigneur Dieu vous donne de faire mieux.

Quand je sens que le souci des affaires a refroidi mon zèle pour la prière…, je prends mon petit psautier, m’enferme dans ma chambre et commence par me réciter les Dix Commandements et la confession de foi, et, si j’en ai le temps, quelques paroles du Christ, de Paul ou du Psautier, exactement comme le font les enfants.

Ensuite, il est bon de commencer et de terminer la journée par la prière et d’être en garde contre la tentation fallacieuse de se dire : attends un peu, je prierai dans une heure, j’ai d’abord à faire ceci ou cela. Car ainsi on est entraîné dans les affaires qui vous tiennent ensuite à tel point que, de toute la journée, on n’arrive plus à réserver un moment pour la prière.

Il faut veiller à ce que nous ne nous déshabituions pas de la vraie prière et que nous ne nous imaginions pas que certaines œuvres sont encore plus nécessaires que la prière et qu’ainsi nous négligions la prière.

Quand tu auras réchauffé ton cœur par la récitation dont j’ai parlé et que tu seras rentré en toi-même, agenouille-toi ou joins les mains, et tourne les regards vers le ciel, et dis et pense aussi brièvement que tu peux : Père céleste, je suis un pauvre pécheur, indigne d’élever mes regards vers toi ou de t’invoquer. Mais comme tu nous as ordonné de prier et promis de nous exaucer, et qu’en plus tu nous as enseigné par ton cher Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, comment nous devons t’invoquer, je viens, sur ton ordre, pour t’obéir, j’ai confiance en ta promesse miséricordieuse, et au nom de mon Seigneur Jésus-Christ, je prie en communion avec tous les chrétiens sur la terre, comme il me l’a enseigné : Notre Père qui es aux cieux…

Dis la prière tout entière, mot à mot. Ensuite répète l’une des demandes ou, si tu le peux, plusieurs.

Quand on prie bien, on prend conscience de toutes ses pensées d’un bout à l’autre de sa prière. Un bon coiffeur doit porter toute son attention sur le rasoir… S’il se mettait à bavarder et à penser à autre chose, il risquerait de vous couper le nez ou la gorge. Toute chose qui doit être bien faite exige l’homme tout entier… À plus forte raison, la prière exige le cœur tout entier, si la prière doit être une bonne prière.

Chaque chrétien devrait, lorsqu’il veut prier et se recueillir, prendre les Psaumes comme livre de prière, car, à la vérité, tout ce qu’un cœur pieux peut avoir envie de demander se trouve dans les Psaumes, exprimé d’une manière si délicate qu’aucun homme ne saurait imaginer paroles et expressions plus belles. Ce livre enseigne et console également dans la prière et il est si intimement lié au Notre Père, et le Notre Père est tellement l’essence même de ces Psaumes, que l’on peut comprendre l’un à l’aide de l’autre et les associer.

Ô notre Dieu, qui nous a appris à prier les Psaumes et le Notre Père, accorde-nous un esprit de prière et de grâce afin que nous priions sans cesse avec une joie et une foi sincères, car nous en avons besoin. Ainsi l’as-tu recommandé et ainsi devons-nous faire ! A toi soient honneur, louange et gloire, aux siècles des siècles. Amen !

Dynamique de la prière.
La ruse du moins puissant pour obtenir ce qu’il veut du plus puissant ?

Montaigne, Essais, Livre I, chapitre LVI, Des Prières
« “ Pardonne-nous, disons-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ” : que disons-nous par là sinon que nous lui offrons notre âme exempte de vengeance et de rancune ? Toutefois, nous appelons Dieu et son aide au complot de nos fautes et le convions à l’injustice. ‷Ce qu’on ne peut confier aux dieux qu’en aparté‷ (Perse, Satires, II, 4) »
(Montaigne, Essais, Livre I, chapitre LVI, Des Prières, NRF-La Pléiade, 1967, p. 309)
 
Cléanthe (probablement né à Assos en Troade, vers 312 av. J. C., mort en 232 à Athènes). Hymne à Zeus.

« Ô Toi qui es le plus glorieux des immortels, qui a des noms multiples, tout-puissant à jamais,
      Principe et Maître de la Nature, qui gouverne tout conformément à la loi,
      Je te salue, car c’est un droit de tous les mortels de s’adresser à toi,
      Puisqu’ils sont nés de toi, ceux qui participent de cette image des choses qu’est le son,

(5) Seuls parmi ceux qui vivent et se meuvent, mortels sur cette terre.
     Aussi je te chanterai et célébrerai ta puissance à jamais.
     C’est à toi que tout cet univers, qui tourne autour de la terre,
     Obéit où que tu le mènes, et de bon gré il se soumet à ta puissance,
     Tant est redoutable l’auxiliaire que tu tiens entre tes mains invincibles,

(10) Le foudre à double dard, fait de feu, vivant à jamais ;
      Sous son choc frémit la Nature entière.
      C’est par lui que tu diriges avec rectitude la raison commune qui          pénètre toutes choses
      Et qui se mêle aux lumières célestes, grandes et petites ...
      C’est par lui que tu es devenu ce que tu es, Roi suprême de l’univers.

(15) Et aucune œuvre ne s’accomplit sans toi, ô Divinité, ni sur terre,,
       Ni dans la région éthérée de la voûte divine, ni sur mer,
      Sauf ce qu’accomplissent les méchants dans leurs folies.
      Mais toi, tu sais réduire ce qui est sans mesure,
      Ordonner le désordre ; en toi la discorde est concorde.

(20) Ainsi tu as ajusté en un tout harmonieux les biens et les maux
       Pour que soit une la raison de toute choses, qui demeure à jamais,
       Cette raison que fuient et que négligent ceux d’entre les mortels que sont les méchants ;
       Malheureux qui désirent toujours l’acquisition des biens
      Et ne discernent pas la loi commune des dieux, ni ne l’entendent,

(25) Cette loi qui, s’ils la suivaient intelligemment, les ferait vivre d’une noble vie.
       Mais eux, dans leur folie, s’élancent chacun vers un autre mal :
       Les uns c’est pour la gloire qu’ils ont un zèle querelleur,
       Les autres se tournent vers le gain sans la moindre élégance,
       Les autres, vers le relâchement et les voluptés corporelles ;

(30) ... ils se laissent porter d’un objet à l’autre
       Et se donnent bien du mal pour atteindre des résultats opposés à leur but.
       Mais toi, Zeus, de qui viennent tous les biens, dieu des noirs nuages et du foudre éclatant,
       Sauve les hommes de la malfaisante ignorance,
       Dissipe-la, ô Père, loin de notre âme ; laisse-nous participer

(35) À cette sagesse sur laquelle tu te fondes pour gouverner toutes choses avec justice,
       Afin qu’honorés par toi, nous puissions t’honorer en retour
       En chantant continuellement tes œuvres, comme il sied
       À des mortels ; car il n’est point, pour des hommes ou pour des dieux,
       De plus haut privilège que de chanter à jamais, comme il se doit, la loi universelle ».


L’accusation d’hypocrisie et celle de superstition  
L’accusation d’hypocrisie et celle de superstition au moins de certaines prières existent dans la Bible elle-même


L’hypocrisie d’abord

Matthieu 6 : 5-8
Lorsque vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites, qui se plaisent à prier debout dans les synagogues et aux coins des grandes rues, pour se montrer aux gens. Amen, je vous le dis, ils tiennent là leur récompense. Mais toi, quand tu pries, entre dans la pièce la plus retirée, ferme la porte et prie ton Père qui est dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
En priant, ne multipliez pas les paroles, comme les non-Juifs, qui s'imaginent qu'à force de paroles ils seront exaucés. Ne faites pas comme eux, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez.
(Matthieu 6 : 5-8)

Matthieu 23 : 1-13 et 16-22
Alors Jésus, parlant à la foule et à ses disciples, dit :
Les scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse.
Faites donc et observez tout ce qu’ils vous disent.
Mais n’agissez pas selon leurs œuvres.
Car ils disent, et ne font pas.
Ils lient des fardeaux pesants, et les mettent sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas les remuer du doigt. Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes.
Ainsi, ils portent de larges phylactères, et ils ont de longues franges à leurs vêtements.
Ils aiment la première place dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues.
Ils aiment à être salués dans les places publiques, et à être appelés par les hommes Rabbi, Rabbi.
Mais vous, ne vous faites pas appeler Rabbi.
Car un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères.
Et n’appelez personne sur la terre votre père, car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux.
Ne vous faites pas appeler directeurs, car un seul est votre Directeur, le Christ.
Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.
Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé.
Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !
Parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux.
Vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui veulent entrer.
(…)
Malheur à vous, conducteurs aveugles ! qui dites :
Si quelqu’un jure par le temple, ce n’est rien, mais, si quelqu’un jure par l’or du temple, il est engagé.
Insensés et aveugles !
Lequel est le plus grand, l’or, ou le temple qui sanctifie l’or ?
Si quelqu’un, dites-vous encore, jure par l’autel, ce n’est rien, mais, si quelqu’un jure par l’offrande qui est sur l’autel, il est engagé.
Aveugles ! Lequel est le plus grand, l’offrande, ou l’autel qui sanctifie l’offrande ?
Celui qui jure par l’autel jure par l’autel, et par tout ce qui est dessus.
Celui qui jure par le temple jure par le temple, et par celui qui l’habite, et celui qui jure par le ciel jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis.
(Matthieu 23 : 1-13 et 16-22)

La superstition, l’idolâtrie et les outils de la prière

Esaïe 44 : 9 – 22
Ceux qui fabriquent des idoles ne sont tous que vanité, et leurs plus belles œuvres ne servent à rien.
Elles le témoignent elles-mêmes :
Elles n’ont ni la vue, ni l’intelligence, afin qu’ils soient dans la confusion.
Qui est-ce qui fabrique un dieu, ou fond une idole, pour n’en retirer aucune utilité ?(…)
Le charpentier étend le cordeau, fait un tracé au crayon, façonne le bois avec un couteau, et marque ses dimensions avec le compas.
Et il produit une figure d’homme.
Une belle forme humaine, pour qu’elle habite dans une maison.
Il se coupe des cèdres, Il prend des rouvres et des chênes, et fait un choix parmi les arbres de la forêt.
Il plante des pins, et la pluie les fait croître.
Ces arbres servent à l’homme pour brûler.
Il en prend et il se chauffe. Il y met aussi le feu pour cuire du pain.
Et il en fait également un dieu, qu’il adore, Il en fait une idole, devant laquelle il se prosterne.
Il brûle au feu la moitié de son bois.
Avec cette moitié il cuit de la viande, Il apprête un rôti, et se rassasie.
Il se chauffe aussi, et dit : Ha ! Ha ! Je me chauffe, je vois la flamme !
Et avec le reste il fait un dieu, son idole.
Il se prosterne devant elle, il l’adore, il l’invoque, et s’écrie : Sauve-moi ! Car tu es mon dieu !
Ils n’ont ni intelligence, ni entendement, car on leur a fermé les yeux pour qu’ils ne voient point, et le cœur pour qu’ils ne comprennent point.
Il ne rentre pas en lui-même, et il n’a ni l’intelligence, ni le bon sens de dire : J’en ai brûlé une moitié au feu, j’ai cuit du pain sur les charbons, j’ai rôti de la viande et je l’ai mangée.
Et avec le reste je ferais une abomination !
Je me prosternerais devant un morceau de bois !
Il se repaît de cendres.
Son cœur abusé l’égare, et il ne sauvera point son âme, et ne dira point : N’est-ce pas du mensonge que j’ai dans ma main ?
Souviens-toi de ces choses, ô Jacob ! O Israël ! Car tu es mon serviteur.
Je t’ai formé, tu es mon serviteur. Israël, je ne t’oublierai pas.
J’efface tes transgressions comme un nuage, et tes péchés comme une nuée.
Reviens à moi, car je t’ai racheté.
(Esaïe 44 : 9 – 22)

La critique kantienne et la réponse de Kierkegaard

Kant E., La Religion dans les limites de la Raison
« Toutes les religions peuvent se ramener à deux : l'une (de simple culte) cherche à obtenir des faveurs ; l'autre est la religion morale, c'est-à-dire la religion de la bonne conduite. Dans la première, les hommes se flattent soit que Dieu peut les rendre éternellement heureux (par la rémission de leurs fautes), sans qu'ils aient pour cela à devenir meilleurs, soit, quand cette première supposition ne leur semble pas être possible, que Dieu peut les rendre meilleurs sans qu'ils aient eux-mêmes autre chose à faire qu'à l'en prier ; et comme prier, devant un Être qui voit tout, ce n'est rien de plus que souhaiter, l'homme n'aurait proprement rien à faire : car, s'il suffisait d'un simple désir, chacun serait homme de bien. Mais dans la religion morale (et de toutes les religions connues, la chrétienne est la seule qui mérite ce titre), c'est un principe fondamental que chacun doit faire tout ce qui dépend de lui pour devenir meilleur, et que c'est seulement quand, au lieu d'enfouir le talent à lui confié (Luc 19 : 12-16), l'homme a utilisé pour devenir meilleur la disposition primitive au bien, qu'il lui est permis d'espérer qu'une coopération supérieure complètera ce qui n'est pas en son pouvoir. Il n'est pas absolument nécessaire que l'homme sache en quoi consiste cette coopération ; peut-être même qu'immanquablement, si la manière dont elle se produit avait été révélée à une certaine époque, les hommes, à une autre époque, s'en feraient les uns tel concept et les autres tel autre, et cela en toute sincérité. Mais alors ce principe conserve toute sa valeur : « Il ne nous est pas essentiel, ni par conséquent nécessaire, de savoir ce que Dieu peut faire ou peut avoir fait pour notre salut » ; mais de savoir ce que nous avons à faire nous-mêmes pour mériter son assistance ».
(Kant E., La Religion dans les limites de la Raison, (1794), Vrin, Paris, 1968, p. 48)
 
Kierkegaard S., Prières  et Fragments sur la prière
« La vraie prière est une lutte avec Dieu où l’on triomphe par le triomphe de Dieu. »
(Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière, trad. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, 1937, p. 103)

Kierkegaard S., Prières  et Fragments sur la prière

« L’essentiel de la prière serait-il donc de demander une chose, c’est-à-dire d’être d’autant plus profonde que l’on aurait plus de choses à demander ou qu’on serait plus bavard ; ou l’homme de prière, le véritable, ne serait-il pas plutôt celui qui dit : « Seigneur, mon Dieu, je n’ai au fond, rien à te demander ; même si tu voulais me promettre d’exaucer chacun de mes désirs, je ne saurais lequel formuler, sauf celui de rester près de toi, aussi près que possible en ce temps de séparation où nous vivons l’un et l’autre, et absolument près de toi en toute éternité » ? Et si, en priant, on lève les yeux vers le ciel, prie-t-on véritablement si le regard inquiet cherche sans cesse la consolation de tel chagrin, l’exaucement de tel désir ? Le véritable homme de prière n’est-il pas plutôt celui dont le regard tranquille cherche Dieu seulement ? C’est là qu’il faut en venir si l’on ne renonce pas à l’intériorité, mais la garde intacte en l’entretenant comme un feu sacré ; car le désir, la convoitise terrestres, le souci du monde sont choses temporelles et elles meurent en général avant l’homme ; s’il ne saisit pas l’éternel, comment pourrait-il y persévérer ! Alors le désir devient de moins en moins brûlant et son temps s’achève ; alors dépérit peu à peu le serpent de la convoitise qui s’éteint elle aussi ; alors la vigilance du souci se relâche et s’endort pour ne plus jamais se réveiller ; mais le temps de la vie intérieure ne passe jamais.

Et maintenant quel est le vainqueur ? [...] Dieu s’est-il changé ? Il semble difficile de répondre affirmativement, et pourtant il en est bien ainsi : Dieu s’est changé ; car il est apparu qu’il est immuable. Cependant cette immuabilité n’est pas l’indifférence glaciale, la sublimité qui tue, l’éloignement ambigu que vante la raison endurcie ; non tout au contraire, cette immuabilité est profonde, chaude, omniprésente ; elle consiste à se soucier de l’homme, et c’est justement pourquoi elle n’est pas changée par le cri du suppliant, comme si tout était fini, par sa lâcheté, quand il trouve plus opportun de ne pouvoir s’aider lui-même, par sa fausse contrition qu’il se reproche parfois sitôt passé le danger et son moment d’angoisse. - Et celui qui prie est-il changé ? Oui, ce n’est pas difficile à voir ; car il est vraiment devenu l’homme de prière, lequel triomphe toujours, ce qui est une seule et même chose. Il en avait déjà l’assurance, quoiqu’imparfaite car, tandis qu’il avait assez de vie intérieure pour prier, il était en même temps assuré que son désir serait exaucé, s’il priait comme il convient ; comme il convient pour son désir, c’est bien ainsi qu’il l’entendait. Maintenant, il est changé ; mais il est devenu vrai qu’en priant comme il convient, il triomphe. Et sa prière lui a été profitable dès le début, si imparfaite qu’elle ait été ; car elle l’a aidé à concentrer son âme sur un désir. [...] L’homme qui prie combat dans la prière et triomphe par le triomphe de Dieu ».
(Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière, trad. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, 1937, p. 115-117)

Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière
« Car toute prière qui ne  revêt pas la vraie forme, celle de la vie intérieure, n’arrive pas à ses oreilles, alors pourtant qu’il est assez près pour entendre le soupir le plus faible ; elle ne le concerne pas, elle ne s’adresse pas à lui »
(Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière, trad. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, 1937, p. 103)
 
Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière
« L’un demande sa part des biens qui lui sont refusés ; un autre, la gloire qui lui fait signe ; celui-ci, le bonheur qu’il veut procurer à l’être aimé ; celui-là le bonheur qui sera sa parure à côté de l’être aimé ; celui-ci crie contre l’épouvante du passé d’où il s’enfuit ; celui-là avec l’effroi de l’avenir où plongent ses regards ; celui-ci avec le frisson qui demeure à l’écart dans la solitude, celui-là avec le danger aux yeux de tous ; celui-ci prie pour l’exaucement de son désir, celui-là contre le vœu exaucé  demandé par étourderie ; celui-ci tend toute son énergie, si d’ailleurs il prie, celui-là attend tout de la prière, si d’ailleurs il travaille ; celui-ci part de l’exaucement pour se mettre au travail, celui-là d l’échec. Hélas ! Même si dans le pays règnent la paix, la santé et le bien-être, même quand le chaud soleil fait lui ses chauds rayons, il y a pourtant maintes luttes ; même quand la nuit s’étend dans le silence des étoiles et que la terre s’adonne au repos, bien des combats se livrent encore ! »
(Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière, trad. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, 1937, p. 109-110).

Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière

 « Lutter dans la prière quelle contradiction ! Quel terme serait assez puissant pour maintenir ensemble ces deux mots qui hurlent d’être accouplés ! Dans tout combat, on détermine d’abord le genre de l’arme ; si l’on pose qu’elle est ici la prière, le combat semble impossible car la prière n’est pas une arme de guerre, elle est au contraire une tranquille occupation de paix ; elle n’est pas l’opération de l’assaillant, ni du défenseur, mais de celui qui se rend. Et si, en bonne tactique, on détermine la distance des adversaires, le combat semble encore impossible ; car lorsqu’on ne prie pas, Dieu est au ciel et l’homme sur la terre, la distance est trop grande ; mais lorsqu’on prie, Dieu et l’homme sont trop près l’un de l’autre ; il n’y a donc pas d’intervalle que l’on puisse assigner comme champ de bataille. Car si l’homme s’abandonne entièrement dans la prière, il ne combat pas ; mais s’il ne s’abandonne pas du tout, il ne prie pas ».
(Kierkegaard S., Prières et Fragments sur la prière, trad. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, 1937, p. 102-103).
 
Feuerbach L., L’essence du christianisme
« L‘essence la plus intime de la religion nous est révélée par son acte le plus simple, par la prière, acte qui dit bien plus ou du moins tout autant que le dogme de l'incarnation, bien que la spéculation religieuse fasse de ce dogme le plus grand des mystères. »
(Feuerbach L., L’essence du christianisme, p. 154)

Kierkegaard S., Journal

« Comme il fait du bien et fortifie le mot de Luther - notons qu’il ne parle pas de sa vérité - qu’on doit être insolent dans la prière, bien mendier et harceler Dieu ! C’est ce qu’il aime et ce qui lui plaît extrêmement. »
(Kierkegaard S., Journal, NRF-Gallimard, Paris, 1955, T. III (1849-1850), trad. K. Ferlov & J.J. Gâteau, p. 104-105)

Feuerbach L., L’essence du christianisme

 « L'homme qui ne peut chasser de son esprit l'idée du monde, l'idée que toutes choses s'enchaînent les unes aux autres, que tout effet a une cause naturelle, qu'un désir ne peut être satisfait que lorsqu'on en a fait un but et qu'on s'est servi des moyens nécessaires pour l'atteindre, un tel homme ne prie pas, il se contente de travailler, il transforme ses vœux réalisables en buts d'activité pratique, et ceux qui ne peuvent être réalisés, il les prend pour ce qu'ils sont, pour des fantaisies d'une imagination facile à émouvoir. En un mot, il impose des bornes à son être par l'idée du monde dont il se sait un simple membre et à ses désirs par l'idée de la nécessité. L'homme qui prie, au contraire, chasse de sa pensée l'idée de l’univers, et en même temps celles de médiation, de dépendance, de nécessité inflexible ; il fait de ses vœux l’objet de l'être absolu et tout-puissant, c'est à-dire il affirme leur infinité et leur valeur absolues. Dieu est le oui du cœur de l’homme : la prière est la foi du cœur à l’identité de l’idéal et du réel, du subjectif et de l'objectif, la certitude que la puissance du cœur est plus grande que la puissance de la nature, que les besoins du cœur sont une impérieuse nécessité, le destin même du monde. La prière change le cours des choses, elle détermine Dieu à des actes tout à fait en contradiction avec les lois universelles. Dans la prière, l'homme n'a affaire qu'à lui-même, qu'à ses propres sentiments; en elle il oublie qu’il y a des limites, des obstacles à ses désirs, et dans cet oubli il est heureux. La prière est la séparation de l’homme en deux êtres, la conversation de l’homme avec lui-même, avec son propre cœur. »
(Feuerbach L., L’essence du christianisme, p. 154)

L’idée d’un espace de conversion

Psaume 32

1 De David. Poème chanté.
   Heureux celui que Dieu décharge de sa faute,
   et qui est pardonné du mal qu'il a commis !
2 Heureux celui que le Seigneur ne traite pas en coupable,
   dont l'esprit est sans hypocrisie !
3 Tant que je ne reconnaissais pas ma faute,
   mes dernières forces s'épuisaient en plaintes quotidiennes.
 4 De jour et de nuit, Seigneur,
   ta main pesait sur moi, et j'étais épuisé,
   comme une plante s'assèche au plus chaud de l'été. (Pause)
5 Mais je t'ai avoué ma faute, je ne t'ai pas caché mes torts.
   Je me suis dit : « Je suis rebelle au Seigneur,
   je dois le reconnaître devant lui. »
   Et toi, tu m'as déchargé du poids de ma faute. (Pause)
6 C'est pourquoi tous ceux qui lui sont fidèles t'adressent leur prière
   quand ils découvrent leur faute.
   Si le danger menace de les submerger,
   ils resteront hors d'atteinte.
7 Tu es un abri pour moi,
   tu me préserves de la détresse.
   Je crierai ma joie pour la protection dont tu m'entoures. (Pause)
8 Le Seigneur dit : « Je t'enseignerai, je t'indiquerai le chemin à suivre.
   Je te donnerai un conseil, je garderai les yeux fixés sur toi :
9 Ne sois pas aussi stupide que le cheval ou le mulet,
   dont il faut maîtriser les élans avec une bride et un mors ;
   alors il ne t'arrivera rien. »
10 Beaucoup de souffrances attendent le méchant,
   mais le Seigneur entoure de bonté la personne qui lui fait confiance.
11 Que le Seigneur soit votre joie, vous les justes ;
   réjouissez-vous, criez votre joie, vous qui avez le cœur droit.

2 Chroniques 33 : 12-13

Lorsqu'il fut dans la détresse, il implora l'Eternel, son Dieu, et il s'humilia profondément devant le       Dieu de ses pères. Il lui adressa ses prières; et l'Eternel, se laissant fléchir, exauça ses supplications, et le ramena à Jérusalem dans son royaume. Et Manassé reconnut que l'Eternel est Dieu.
 

En guise de conclusion

Les prières ne se comprennent que dans une logique des actes et selon des opinions qui n’ont de sens que pratique.

Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre LVI, Des Prières

Montaigne parle de l’ « erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises et de l’appeler en toutes sortes de besoins et en quelque lieu que notre faiblesse veut de l’aide, sans considérer si l'occasion est juste ou injuste ; et d’écrier son nom et sa puissance, en quelque état ou action que nous soyons, pour vicieuse qu'elle soit. »
(Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre LVI, Des Prières, NRF-La Pléiade, Gallimard, Paris, 1962, p. 303)