La fraternité est-elle chrétienne ?

La fraternité est-elle chrétienne ?
Théophile du mardi 28 mai 2024

Théophile - Séance du mardi 28 mai 2024

LA FRATERNITE EST-ELLE CHRETIENNE ?

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Propos préliminaires

            Quand on lit les philosophes modernes (Hobbes, Locke, Rousseau, Kant) et contemporains (Rawls) de la politique, même lorsqu’ils sont contractualistes et qu’ils envisagent le lien politique sous la forme d’un contrat, on constate qu’il est rare qu’ils fassent grand cas de la fraternité. Leurs systèmes paraissent se satisfaire des valeurs de liberté et d’égalité - le plus souvent dans cet ordre d’ailleurs - et ne découvrir que par raccroc la valeur de fraternité, qui est plutôt l’affaire des syndicalistes ou de ceux qui, sur le terrain même de la politique, entendent faire une place à des valeurs plus humanistes, plus humanitaires, plus chargées de sentiments, plus affectives, plus irrationnelles peut-être, que les deux précédentes. Nous aurons à expliquer ce point dont les philosophes que je viens de citer s’expliquent parfois très bien eux-mêmes, sans notre secours.

            On ne saurait toutefois enfermer la fraternité dans la simple sphère du politique, de l'éthique et du droit ou dans celle des relations avec elle. Nous allons, dans quelques instants voir que le religieux en fait grand usage. De plus, cette relation de fraternité a aussi sa réalité et n’est pas un simple idéal ; un certain nombre de personnes, parmi nous, ont vraiment - ou ont vraiment eu - des frères et des sœurs, qui ont, d’une façon ou d’une autre, pour le meilleur et pour le pire, marqué leur vie d’une façon ineffaçable. Et c'est souvent de cette valeur-là - et de ce fait-là - que le politique, le religieux, l’éthique, le juridique, le moral s’inspirent pour le traiter de façon analogique ou métaphorique.

            Mais la notion de fraternité, quand elle inspire des analogies, est assez chaotique. Il est des professions ou des relations sociales qui connaissent des confrères et d’autres pas et il est assez difficile d'en pénétrer les raisons. Aucun enseignant - à quelque corps qu’il appartienne - ne parle de ses consœurs ou de ses confrères ; professeur des écoles ou professeur d’université, un enseignant a des collègues. Des ouvriers ne parlent pas d’eux-mêmes et entre eux comme de confrères ou à des confrères. Seuls le font les médecins - peut-être les soignants, de façon plus générale -, les avocats, les ecclésiastiques comme les pasteurs, les architectes. Les francs-maçons connaissent des frères et des confrères. Les militaires, seulement dans certaines circonstances d’ailleurs, se disent frères les uns des autres, quand ils ont connu la mort de près, quand ils ont été engagés en quelque bataille qui s’est révélée meurtrière ou dangereuse pour leur vie : on parlera alors de frères d’armes, de mère des batailles, de père du régiment, transformant ainsi les héros qui combattent ou ont combattu en frères. Les noms des frères s’inscrivent alors sur les murs des monuments aux morts. Mais, pour notre malheur à nous qui cherchons quelque unité de la notion de fraternité quand elle est utilisée par analogie, et de façon plus cocasse, on parle aussi de confrérie autour de tel vin, de tel fromage, de tel type de champignon (plutôt de haute qualité comme la truffe ; on n’en créerait probablement pas une pour le champignon de Paris ou pour quelque vinasse bon marché). Il faut même aller plus loin dans cette direction quelque peu hirsute, car curieusement, comme pour embrouiller encore davantage la notion,  on dira volontiers des animaux - de certains d’entre eux, du moins - qu’ils sont nos frères. Schopenhauer n’hésite pas à parler de « nos frères dépourvus de raison » (Schopenhauer, p. 79, p. 1137). Saint François d’Assise (1181-1182 - 1226) l’avait dit avant lui et avait même étendu la relation de fraternité aux rapports que l’on entretient avec la lune et le soleil (notre sœur la lune et notre frère le soleil) et avec les éléments : notre frère le vent, notre sœur l’eau, notre frère le feu ; ou avec des événements : notre sœur la mort.

            Sans doute, dès qu’on cherche un peu à  creuser la notion, aperçoit-on que les confrères ont tendance à se coopter, à se choisir entre eux, à se juger entre eux, parfois avec la bénédiction du droit positif et étatique. Je pense aux professions, le plus souvent libérales, qui connaissent des ordres, des conseils de l’ordre et dont les membres s’appellent volontiers entre eux « confrères ». On voit aussitôt, par les derniers exemples, qu’il est difficile d’harmoniser tous ces sens qui sont assez bigarrés et d’en apercevoir un lien convaincant.

            La question est, pour nous, de savoir comment la notion de fraternité qui apparaît tellement contradictoire dès qu’on l’analyse quelque peu, peut pendre une fonction relativement homogène en politique, en éthique et en morale. Car, quand bien même la fraternité apparaîtrait comme une « fausse fenêtre » - ce qui est le cas de bien d'autres valeurs éthiques, comme la décence, par exemple, qui est souvent demandée voire exigée pour mettre fin à des débats un peu gênants -, il faudrait encore se demander pourquoi la morale, l'éthique et la politique ont besoin de telles « fausses fenêtres ». Mais il se pourrait aussi que la fraternité ne se résume pas à cet aspect de fausse fenêtre et que l’on puisse ordonner les valeurs politiques, éthiques et morales - Béatrice vous parlera spécialement des valeurs religieuses - à partir d'elle en inversant l'ordre lexical repéré par Rawls ; c’est-à-dire du filtrage qu’il imagine d'une valeur à l’autre : quand, analysant les valeurs républicaines, on a défini le degré de liberté souhaitable, on peut passer au degré d’égalité compatible avec ce degré de liberté ; puis au degré de fraternité compossible avec ces degrés de liberté et d’égalité. C’est le cas des socialistes qu'on a stigmatisés sous l’étiquette d’« utopiques », pour avoir rêvé cette inversion ; mais les socialistes ne sont pas les seuls à avoir promu la fraternité. Chacun sait que la fraternité est proclamée comme telle dans la devise républicaine le 26 février 1848 ; elle entrera dans la Constitution et fera l’objet d'une Fête particulière le 20 avril 1848.

            Utopique peut-être, mais c’est avec une rare clairvoyance que Fourier, qui est précisément l’un de ces socialistes stigmatisés sous ce nom d’utopique par ses adversaires, ironisera cruellement sur la devise républicaine, celle de l’année 1848, projetée quelques décennies auparavant sur les grands mots auxquels l’avait réduite la Révolution : 

            « Comment, s’indignait-il, oser parler de donner la liberté au peuple quand on ne peut pas même lui garantir le travail répugnant d’où dépend sa subsistance ? » ; et, sur le compte de l’égalité et de la fraternité, Fourier stigmatisait « une fraternité dont les coryphées s’envoient tout à tour à l’échafaud ; une égalité où le peuple qu’on décore du nom de souverain n’a ni travail, ni pain, vend sa vie cinq sous par jour, est traîné à la boucherie la corde au cou... Tels sont les effets que nous avons vu naître sous un régime où l’égalité et la fraternité s’alliaient à un fantôme de liberté ». [Cité par J. Zilberfarb in : persée.fr/doc/ahdf_0003_44_36_1966_num_184_1_3838]. Le tort de ces républicains ne serait-il pas d’être parti de la liberté, de n’avoir traité de l’égalité que comme une valeur seconde et d’avoir traité la fraternité comme une valeur de remorque, loin derrière les deux autres ?

            Ainsi, en politique, en éthique, en morale, nous trouvons nous devant trois axes d’analyse qu’il s’agit d’articuler :

  • 1. La fraternité comme reste des deux autres notions (liberté et égalité).
  • 2. La tentation, la tentative de renverser l’importance de la fraternité par rapport à la liberté et à l’égalité. Le filtrage se met alors à fonctionner autrement.
  • 3. Une sexualisation très diverse et bigarrée de la notion de fraternité.

            Dans le domaine religieux, c’est la fraternité qui semble être la valeur première d’où l’égalité et la liberté découlent. On a ici une inversion des filtres dont parle Rawls. L’idée d’un Dieu commun à toutes et à tous, qui plus est : d’un Dieu Père, place le fidèle dans une relation d’égalité avec les autres fidèles. Dans l’Évangile de Jean, Jésus le ressuscité apparaît comme l’archétype du frère.

TEXTE 

« Jésus lui dit : Cesse de t'accrocher à moi, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va vers mes frères et dis-leur que je monte vers celui qui est mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu » (Jean, 20, 17).

           Il est frère de toutes celles et ceux qui mettent leur confiance en lui et en son enseignement. En acceptant que Jésus soit celui qui dit la vérité sur la paternité de Dieu et donc sur le fait que le croyant trouve et prenne l’origine de son identité en Dieu-Père, les disciples de Jésus se relient les uns aux autres dans une relation fraternelle.

            Cette fraternité n’est pas semblable à la relation qu’implique le prochain. Celui qui est mon prochain, s’approche au nom de Dieu et fait, pour moi, la volonté de Dieu. Il me fait découvrir l’amour de Dieu à travers son action ; on prendra l’exemple du bon samaritain (Luc 10 : 25-37)  qui est le prochain de l’homme blessé sur le chemin et représente par son action et sa manière de la mener, la façon d’aimer de Dieu, c’est-à-dire une façon généreuse, désintéressée et conséquente. Le samaritain n’est pas à proprement parler considéré comme le frère du blessé parce qu’il n’est pas son frère dans la foi. En revanche, il est son prochain parce qu’il a une humanité partagée avec lui qui le rend responsable de la vie de l’autre. La racine pour dire prochain provient d’un terme hébreu qui signifie : « l’autre »  רעה . Cet autre peut être l’ami mais aussi l’étranger. (Lévitique 19:18).

            Le frère et le prochain ne sont pas non plus tout à fait comme l’ami. Dans le livre des Proverbes, les passages ironiques sont nombreux pour montrer que l’ami est souvent celui qui vous choisit pour votre richesse. L’ami est alors une figure de parasite, qui vous connaît tant que vous avez du bien, mais qui vous abandonne quand vous n’avez plus rien.

TEXTE 

(Proverbes 14 : 20 : «  les amis du riche sont nombreux » ou encore : Proverbes 19 : 6 : «  chacun est l’ami de celui qui fait des cadeaux » ).

           En revanche, dans l’Évangile de Jean, Jésus appelle, de son vivant, ses disciples : « amis »  (Jean 15 : 13-15) :

TEXTE 

« Voici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Personne n'a de plus grand amour que celui qui se défait de sa vie pour ses amis. Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que, moi, je vous commande. Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l'esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai entendu de mon Père ».

            Ici, le commandement d’amour du prochain se mue en amour des amis de Jésus, instituant une communauté de fidèles sur le modèle des écoles grecques où le maître réunit ses disciples et les initie à sa sagesse.

            À travers ces fonctions différentes, on comprend que la figure du frère s’enracine dans la relation entre toutes celles et ceux qui ont une origine commune, qu’elle soit réelle ou symbolique.   Jésus, comme médiateur entre Dieu et les humains, implique une filiation dans laquelle Dieu exerce son autorité de parent, mais aussi son amour qu’il répand équitablement sur tout ses enfants, fils ou filles, dans un partage équitable. Cet amour divin rend possible une certaine égalité de tous les enfants de Dieu car il surpasse toutes les difficultés liées au mérite et aux qualités de chacun, et il permet une liberté pleine et entière des enfants de Dieu qui sont soumis, certes, aux autorités de ce monde, mais qui, dans la foi, dépendent de Dieu seul. C’est ce parent aimant qui lie ensemble des êtres très différents et d’origines très variées dans une même relation d’amour et de foi. Cette relation échappant aux règles habituelles de hiérarchie sociale, économique ou ethnique ; elle permet une véritable liberté intérieure, présentée par le christianisme comme un lien qui libère. Comme le dit la dernière béatitude : «  Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi » (Matthieu 5:11).

            On pourrait dire que le christianisme propose des valeurs hiérarchisées dans cet ordre : fraternité, égalité et liberté. Les politiques, les politiques et les éthiques sont loin de respecter cet ordre.
 
1. La fraternité comme parente pauvre de la liberté et de l’égalité. Son statut de reste

1.1. Chez Rawls

            Nous l’avons dit : il faut partir de Rawls qui explique très bien pourquoi, dans nos démocraties et dans nos républiques, la fraternité ne tient qu’un rôle relativement secondaire par rapport aux fonctions des deux autres valeurs.

TEXTE 

« L’idéal de la fraternité est parfois censé impliquer des liens sentimentaux qu’il est peu réaliste d’espérer trouver chez les membres d’une société plus étendue [que celle de la famille]. Et cela constitue sans doute une raison supplémentaire pour laquelle il a été relativement négligé dans la théorie de la démocratie. Beaucoup ont senti que la fraternité n’avait pas vraiment de place dans les affaires politiques. Mais si on l’interprète comme incluant les exigences du principe de différence, alors elle cesse d’être une idée irréalisable. Il semble en effet que les institutions et les programmes politiques que nous considérons en toute confiance comme justes satisfassent à ces exigences, du moins au sens où les inégalités qu’ils autorisent contribuent au bien-être des moins favorisés. [...] À partir de cette interprétation, le principe de fraternité devient un critère parfaitement réaliste. Une fois cela accepté, nous pouvons associer les idées traditionnelles de liberté, d’égalité et de fraternité avec l’interprétation démocratique des deux principes de la justice de la façon suivante : la liberté correspond au premier principe, l’égalité à l’idée d’égalité contenue dans le premier principe et à celle d’une juste égalité des chances, et la fraternité correspond au principe de différence. De cette façon, nous avons trouvé une place pour l’idée de fraternité dans l’interprétation de l’idée démocratique des deux principes et nous voyons qu’elle impose une exigence précise à la structure de base de la société. Il ne faut pas oublier les autres aspects de la fraternité, mais le principe de différence en exprime bien la signification fondamentale du point de vue de la justice sociale ».
[Rawls J., La Théorie de la justice, p. 135-136]

            Réglons un problème de définition pour commencer. Le principe de différence est défini ainsi par Rawls : « Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois (a) elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives et (b) elles soient attachées à des fonctions ouvertes à tous, conformément à la juste <fair> égalité des chances » (La théorie de la justice, éd. du Seuil, Paris, 1987, p. 115).

            Déjà, avec ce texte de Rawls, on peut faire ressortir plusieurs choses. La valeur de fraternité paraît moins importante, aux yeux de l’auteur, que les valeurs de liberté et d’égalité. Elle paraît moins consistante, moins structurante, moins riche, que les deux autres. Si on met l’accent sur la liberté, le citoyen construit sa vie de façon autonome de sorte que chacun puisse faire de même sans que sa construction ne devienne un obstacle ou un embarras pour les autres. On reconnaît le règne des fins cher à Kant. Nous construisons - et ainsi nous nous donnons - des sociétés et, plus généralement encore, une humanité qui se voudrait vivable. Bien évidemment, cette liberté - entendue comme autonomie - ne suffit pas car elle peut être destructrice de toute communauté si nous n’exigeons pas d’elle qu’elle passe à travers un filtre d’égalité. Il ne faut pas seulement que les hommes soient libres mais qu’ils le soient également, qu’ils contribuent à la confection des lois directement et indirectement comme les autres ; que, même s’ils ne peuvent pas construire les conditions de leur travail, ils soient protégés dans cette relative incapacité et que, par exemple, un système de redistribution par l’impôt permette quelque peu de compenser ces inégalités. Il faut au moins que l’égalité des chances, par exemple, soit respectée.

            Mais pourquoi le ferait-on ? Pourquoi en ressentirait-on l’exigence ? C’est là qu’apparaît une sorte d’exigence de correctif des deux valeurs précédentes. C’est parce qu’on s’aperçoit que la liberté peut être nocive à certains et qu’il lui faut le correctif de l’égalité. Ce correctif n’est pas forcément facile à accepter par ceux qui profitent déjà de la liberté et qui devront payer ce bénéfice. C’est pour faciliter cette acceptation que la fraternité s’installe précisément là. Et Rawls va plus loin puisque ce qu’il demande, c’est que toute initiative de création des lois, toute entreprise, ne s’effectuent pas seulement au bénéfice du créateur de cette liberté, mais qu’elles le fassent aussi en tenant compte du sort de ceux qui sont le moins favorisés par l’initiative que l’on prend ; et que ce sort soit lui aussi amélioré.

            On pourrait évidemment développer ce point, expliquer que l’on attend de la fraternité une sorte de stabilité des deux autres valeurs - peut-être une pseudo-stabilité en trompe l'œil -, pointer que la place de la fraternité, c’est la place de la justice sociale ; en montrer, comme des deux autres valeurs, l’aspect très idéologique et ses faiblesses. Contentons-nous pour notre propos de grands axes afin de mettre en exergue une valeur qui apparaît paradoxalement à la fois comme mineure - de second rang, voire de troisième rang - et comme d’une importance extrême. Elle est mineure parce qu’elle ne semble pas apporter grand chose par rapport aux grandes valeurs que sont la liberté et l’égalité. Elle est majeure, en revanche, si l’on fait ressortir à rebours qu’elle est une sorte de condition du fonctionnement des deux autres : la liberté ne vaudrait rien et l’égalité moins encore si on ne prenait pas en compte les plus démunis qui sont et - quand ils ne le sont pas - qui risquent d’être défavorisés, pour de multiples raisons, par les deux grands principes.

            La considération précédente nous fait découvrir une première grande contradiction de la notion de fraternité. La fraternité est plus fragile que les deux autres valeurs - de liberté et d’égalité - et pourtant c’est à ses conditions à elle qu’elle entend les ancrer dans l’existence et leur donner un  caractère vivable. Par eux-mêmes, les deux autres principes ne sauraient cimenter aucune société, ni aucune humanité que ce soit. La notion de liberté ne requiert que négativement que je tienne compte des autres pour inventer mon autonomie ; quant à l’égalité, elle ne donne pas elle-même ses raisons sans que je ne les découvre dans un principe qui soit plus affectif.

            Or Kant avait montré que l’on ne fait pas de bons principes moraux, éthiques, politiques, avec des affects. Il y a même plus : l’affectivité est un facteur de dévoiement qui empêche les autres principes de régir correctement les conduites. Le malheur est que - comme nous l’avons dit - sans ce principe de la fraternité, les autres principes se cimentent mal et cimentent mal une société. Au mieux, ce ciment est à faire ; au pire, on n’en sent pas l’exigence. Qu’est-ce qui, dans la fraternité, peut être utilisable pour obtenir cette cohésion, cette cimentation dont nous avons parlé ?

1.2. Chez Aristote

            On pourrait se demander si, dans l’Éthique à Nicomaque, qui est l’un des textes que Kant avait précisément voulu dépasser dans sa morale et son éthique propres, Aristote n’avait pas trouvé un élément de solution de la question de savoir à quel type d’altérité particulier nous avons affaire.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote fait une inspection des liens familiaux qui permettent de représenter analogiquement les régimes politiques. Il fait ressortir que la fraternité est plutôt un soutien de l’égalité qu’un soutien de la liberté. Et voici en quels termes il décrit une valeur en partant des faits :

TEXTE 

« Les frères, pour leur part, s’aiment mutuellement, parce qu’ils sont naturellement issus des mêmes personnes. En effet, l’identité de leurs relations à ces personnes fait qu’ils sont interchangeables. De là vient qu’on dit : « c’est le même sang, la même souche » et choses semblables. Ils sont donc en quelque sorte les mêmes êtres, bien qu’incarnés dans des individus distincts. Ce qui a cependant grande importance pour leur amitié, c’est le fait d’être élevés ensemble et d’avoir à peu près le même âge. « Chacun aime en effet quelqu’un de son âge », et c’est l’habitude d’être ensemble qui fait les compagnons. C’est précisément pourquoi l’amitié fraternelle ressemble à celle qui unit des compagnons. [...]
D’autre part, l’amitié vouée aux parents par les enfants, comme par les hommes aux dieux, est de celles qui s’adressent à un être bon et supérieur, car ceux qu’on aime ainsi sont les auteurs des plus grands bienfaits. Ils sont en effet responsables de l’existence, de la nourriture et de l’éducation dès la naissance. Toutefois ce genre d’amitié a aussi son côté agréable et son côté utile, plus que celle qu’on voue aux gens extérieurs à la famille, dans la mesure où l’on partage plus étroitement son existence avec les parents.
Mais ce qu’on trouve en plus dans l’amitié fraternelle, ce sont précisément les faits que présente l’amitié entre les compagnons, et, plus encore entre personnes honnêtes, mais généralement entre personnes semblables. D’autant que les frères sont liés plus intimement que personne et se vouent dès la naissance une affection mutuelle ; d’autant aussi qu’il n’y a pas de gens aux mœurs plus semblables que ceux qui sont issus des mêmes personnes et ont été éduqués de pareille façon. Ajoutons que l’épreuve du temps à laquelle ils soumettent leur amitié est on ne peut plus considérable et tout à fait sûre.
Les marques de l’amitié se retrouvent cependant aussi dans le reste de la parenté, mais proportionnellement au degré de parenté » (1161b30 - 1162a16).

            Bien des points nous semblent évidemment complètement insoutenables pour expliquer nos sociétés du XXIe siècle (qui connaissent une généralisation du divorce, les familles recomposées, dont il n’est évidemment pas question dans le texte) ; mais il en est un qui doit retenir toute notre attention : dans la notion de fraternité, la notion d’union, d’unité, qui n’est pas d’entrée de jeu dans les valeurs de liberté et d’égalité, est une composante fondamentale. Les frères et les sœurs sont liés par le fait qu’ils aient les mêmes parents. Ils peuvent faire fond sur cette sorte d’identité. La liberté ne fait pas, par elle-même, cette union : il faut l’orienter car le souverain bien n’est pas donné ; l’égalité non plus car, pour la construire, voire simplement la maintenir, il faut constamment changer les situations établies (par l’impôt, par exemple). Seule la fraternité est une valeur donnée par la réalité même de la relation. Elle est en quelque sorte déjà installée ; elle est inscrite dans le fait sans qu’on ait eu à le vouloir et à le faire. C’est le fait de tirer tout l’avantage d’une installation déjà-là qui ferait ici l’essentiel. Que nous le voulions ou non, que nous détestions ou non nos frères et nos sœurs, la fraternité n’est pas de l’ordre des relations qui se décident : nous sommes frères ou sœurs, frères et sœurs, par les choses mêmes. Les fils ne décident pas des fils qui les relient. On a affaire à une relation qui se trouve au-delà de l’acceptation et du refus. De la valeur est créée malgré nous et nous devons l’assumer comme valeur.

            L’allusion au même sang est ici extrêmement importante. Dans son très éclairant article « La fraternité au fil des âges, plasticité et constances », Pascal Tixier note un point très important concernant le sang d’Abel et la particularité d’un fratricide par rapport à un autre crime, par exemple : 

TEXTE 

«  Dans la tradition vétérotestamentaire, la parentèle d’une victime d’homicide peut recourir à la vengeance en tuant l’agresseur . Mais cette solution est impossible ici, d’une part parce qu’Abel n’a pas de descendance ni d’autre frère pour exercer la vengeance. D’autre part, même s’il en avait eu, le tabou du sang familial versé se serait opposé à l’accomplissement de la violence vindicatoire. C’est dans ce contexte d’aporie que le Seigneur interroge Caïn : « Où est ton frère Abel ? – Je ne sais, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? »  Malgré la question impertinente de Caïn, on comprend que la demande de comptes, exprimée par Dieu, découle de la situation de fraternité et des liens qu’elle génère. Toutefois, ce n’est pas seulement sur le lien de fraternité que s’appuie Dieu, il se fait le porte-parole du « sang d’Abel » : « Qu’as-tu fait ? reprit-il. La voix [parole] du sang de ton frère crie du sol vers moi. » Quel peut bien être cette voie [artère] du sang ? S’agit-il seulement de la voie [artère] du sang d’Abel ? Où s’agit-il d’autre chose ? » (Pascal Texier. La fraternité au fil des âges, plasticité et constances. Institut universitaire Varenne. La Fraternité, 54, Lextenso/LGDJ, pp.21-34, 2018, Collection Colloques et Essais, 978-2-37032-154-1. ffhal-01367290f)

            Dans le texte en hébreu, le sang d’Abel est au pluriel : « la voix des sangs d’Abel ». Ce pluriel est observé en d’autres endroits de la Bible pour parler du sang versé, contrairement au sang qui est à l’intérieur du corps vivant. Ce pluriel évoquerait les descendants d’Abel qui sont, par le meurtre, privé d’existence. Ils sont aussi privés du sang du Père, qu’on qualifie du « sang de juste » dans la tradition juive. En effet, le patrimoine du sang familial n’est pas le seul en cause ici, mais aussi les vertus du père qui enrichissent ce patrimoine qui ne sera pas transmis à une descendance. La fratrie n’hérite donc pas seulement d’un sang commun à toute la famille, mais d’un patrimoine sanguin transmissible et enrichi par la vertu et la piété du père. 

          Dans le cas d’Abel, comme aucun frère ne peut venger cette vie et toutes celles qu’elle emporte avec elle, c’est Dieu qui demande des comptes à Caïn et qui règle la question en le mettant à l’écart de l’humanité.  

            Cet argument du sang, de la même descendance (qui, comme nous le verrons, rejoint l’argument d’Antigone dans la pièce de Sophocle) ou du même environnement familial (dans le texte d’Aristote), - l’argument du sang comme fondement de la politique et de l’éthique - sera mis à mal, entre autres, par Hume et par Rousseau, qui en contestent la prétendue source de stabilité et qui ne se laissent pas impressionner par sa force. Par Hume qui fait ressortir qu’on est plus sûr de sa mère que de son père ; par Rousseau qui résiste à l’argument aristotélicien en soulignant que la relation de fraternité, si on veut bien que, comme celles de paternité ou de maternité d’ailleurs, elle soit naturelle tant qu’on est dépendant des autres pour se nourrir, se vêtir, se réchauffer, se rafraîchir, recevoir une éducation, ne saurait plus se maintenir au-delà de cette dépendance, devenue inutile, que par une décision volontaire, arbitraire, qui est de l’ordre du contrat.

            Rousseau est circonspect quand il s'agit de faire des relations familiales le modèle des relations politiques. Pour ce qui est de la fraternité, c’est sans doute à cause de son lien avec la paternité et la maternité. Une fois éduqués par les parents et, éventuellement par les frères et sœurs, nous n’avons plus à entretenir  de liens avec eux que si nous le voulons. Mais je ne saurais faire, d’une situation de fait, une valeur que je ne saurais supporter. C’est ce qu’il dit dès le Chapitre II du L. I du Contrat Social : « Les enfants ne restent liés au père - quid de la mère ? - qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu'ils devaient au père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement mais volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention »[1]. Envisagée ainsi, la relation de fraternité se comporte comme une antinomie entre les doctrines des penseurs politiques : Filmer et Bentham ont nettement pris parti en faveur d'une origine familiale des relations politiques qui ne feraient que prolonger l’obéissance au père ; alors que les penseurs contractualistes la contestent.

1.4. État d’être frères et sœurs et la valeur de fraternité. Signifiant et signifié de la fraternité

            Mais allons plus loin en approfondissant ce subterfuge, déjà bien dénoncé par Locke et Rousseau, en nous servant des analyses de Freud qui nous permettent de nous demander par quel préjugé nous devrions tenir les relations familiales - et particulièrement la fraternité - comme d’emblée bonnes et comme le modèle des relation sociales. Freud permet d'envisager le questionnement sous un autre angle. Il commence par nous rafraîchir la mémoire en ce qui concerne les relations des frères entre eux, des frères et des sœurs entre eux, des sœurs entre elles ; et parfois même ce qu'elles restent à l'état adulte : extrêmement éristiques et toxiques en dépit du fait qu’elles nous réunissent et nous renvoient à un point d’unité qui est celui des parents.

TEXTE 

« Il est très instructif d’établir sous ce rapport une comparaison entre l’attitude de l’enfant à l’égard de ses frères et sœurs et celle à l’égard de ses parents. Le jeune enfant n’aime pas nécessairement ses frères et sœurs, et généralement il ne les aime pas du tout. Il est incontestable qu’il voit en eux des concurrents, et l’on sait que cette attitude se maintient sans interruption pendant de longues années, jusqu’à la puberté et même au-delà. Elle est souvent remplacée ou, plutôt, recouverte par une attitude plus tendre, mais, d’une façon générale, c’est l’attitude hostile qui est la plus ancienne. On l’observe le plus facilement chez des enfants de 2 ans et demi à 5 ans, lorsqu’un nouveau frère ou une nouvelle sœur vient au monde. L’un ou l’autre reçoit le plus souvent un accueil peu amical. Des protestations, comme : « Je n’en veux pas, que la cigogne le remporte », sont tout à fait fréquentes. Dans la suite, l’enfant profite de toutes les occasions pour disqualifier l’intrus, et les tentatives de nuire, les attentats directs ne sont pas rares dans ces cas. Si la différence d’âge n’est pas très grande, l’enfant, lorsque son activité psychique atteint plus d’intensité, se trouve en présence d’une concurrence tout installée et s’en accommode. Si la différence d’âge est suffisamment grande, le nouveau venu peut, dès le début, éveiller certaines sympathies : il apparaît alors comme un objet intéressant, comme une sorte de poupée vivante ; et lorsque la différence comporte huit années ou davantage, on peut voir se manifester, surtout chez les petites filles, une sollicitude quasi maternelle. Mais à parler franchement, lorsqu’on découvre, derrière un rêve, le souhait de voir mourir un frère ou une sœur, il s’agit rarement d’un souhait énigmatique et on en trouve sans peine la source dans la première enfance, souvent même à une époque plus tardive de la vie en commun » (Conférences d’introduction à la psychanalyse, XIII, 1917).
On trouverait difficilement une nursery sans conflits violents entre ses habitants. Les raisons de ces conflits sont : le désir de chacun de monopoliser à son profit l’amour des parents, la possession des objets et de l’espace disponible. Les sentiments hostiles se portent aussi bien sur les plus âgés que sur les plus jeunes des frères et des sœurs. C’est, je crois, Bernard Shaw (1856-1950) qui l’a dit : s’il est un être qu’une jeune femme anglaise haïsse plus que sa mère, c’est certainement sa sœur aînée. Dans cette remarque il y a quelque chose qui nous déconcerte. [...]
Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous parle de ces choses qui sont cependant banales et généralement, connues. [C'est] parce qu’il existe une forte tendance à nier leur importance dans la vie et à considérer que l’idéal social est toujours et dans tous les cas suivi et obéi. [...]. Il est bon de dire toutefois que la négation dont nous venons de parler ne se rapporte qu’à la vie réelle, mais on laisse à l’art de la poésie narrative et dramatique toute liberté de se servir des situations qui résultent des atteintes portées à cet idéal ».

            Le problème que pose ce texte de Freud n’est pas tellement le repérage du fait que, souvent, les frères se détestent entre eux, ou les sœurs entre elles, et que les frères détestent les sœurs tandis que les sœurs détestent les frères, mais pourquoi nous nous servons de cette relation - qui ne peut guère nous illusionner dès que nous grattons un peu ce qu'elle est - pour en attendre une sorte d’idéal d’amour au sein de la société générale, de la grande société, mais aussi de sociétés plus resserrées qui connaissent des confrères (médecins, notaires, pasteur(e)s, architectes ...), alors que les faits démentent cette prétendue entente idéale et que nous ne croyons pas à cette idéalité. Avons-nous affaire à un jeu hypocrite, comme il en existe tellement dans le langage - regardons, par exemple, la proximité de fils comme relations et de fils qui a ou qui ont le même père, termes qui, identiques à l'écrit, perdez complètement leur identité à l’oral - ? À un vœu pieux ? À une étrange stratégie ? Nous croyons plutôt à une hypocrisie à double étage : d’abord, nous faisons comme si les frères devaient s’aimer - n’est-ce pas ce qui nous a été le plus souvent imposé par nos parents, et ce que nous avons tenté d'apprendre à faire lorsque nous étions enfants ? Ensuite, nous faisons comme si les citoyens devaient s’aimer comme des frères dont nous serions toujours en droit d’attendre qu’ils s’aiment. Il est encore une autre interprétation : il n’est pas impossible que les sociétés comptent sur une éducation qui, de la part des parents, exige l’amour entre frères, entre frères et sœurs, entre sœurs - cet amour fût-il néfaste - ; mais c'est cet amour « forcé » - ce forçage de l’amour - qui est important. Comme il importe que le surmoi ne soit pas exactement constitué par les parents mais par le surmoi de ceux-ci. Les parents savent bien que ce qu'ils commandent est impossible, mais c’est par leur surmoi qu'ils exigent que les enfants s'aiment entre eux. Cet amour, qui est une transgression de toutes lois naturelles, s'il en existe, est un apprentissage des excuses, du pardon et de pratiques plus humiliantes les unes que les autres pour celui qui s’y livre, mais qui ont évidemment un usage social essentiel. Certes l'amour peut prendre assez directement l’allure de prendre soin des frères et sœurs et de la compassion pour leur inconscience. Toutefois l’essentiel n’est pas que ces actes soient sincères mais qu’ils soient faits, fussent-ils extrêmement tordus - car comment aimer celui ou celle qui s’est conduit(e) à notre égard en ennemi(e) ? L'exigence d'amour est une transgression à l’envers ; non pas la transgression de la loi (civile), mais la transgression d'une possibilité des passions. En quoi le fait d’avoir eu les mêmes parents devrait-il donner des devoirs (d’un certain style, d’entraide en particulier) ? Comment passe-t-on du fait d’en avoir, ou d’en avoir eu, au devoir de les aimer ? Il est un petit déclic que nous pouvons envisager du côté de Kierkegaard. La foi est un devoir, disait Kierkegaard, et il nous glissait dans l’oreille un fragment de l’Écriture dans lequel le Christ rectifiait l’attitude ordinaire de croire que l’on est à l’unisson avec Dieu parce qu’on va au culte sans tenir le moindre compte que l’on est en désaccord avec son frère, alors que c’est l’inverse qui est vrai : c’est parce qu’on s’est réconcilié avec son frère que l’on a quelque droit d’aller au culte, sinon c'est à la géhenne qu'on est voué et non pas au salut par notre présence au culte. C’est la réconciliation avec ses ennemis qui fait la foi et non l’inverse. Tous les grands penseurs du christianisme ont souligné cette inversion, cette perversion sublime, qu'est le commandement de l'amour des ennemis, soit pour l’admettre comme Pascal [2], soit pour le récuser comme Tolstoï et préférer qu'on lutte pour le pacifisme. Pascal soulignera cette subversion de l’ordre des valeurs exigée par la Bible. Commander l’impossible et faire comme si on y était parvenu, tout en affirmant que Dieu connaît les cœurs et sait si l’on triche ; car on pourrait encore feindre l’amour du frère ou de la sœur que l’on n’aime pas pour être reçu auprès de Dieu. La ruse de l’Écriture n’est-elle pas d’obtenir l’amour du frère détesté comme le principe de réalité d’une foi qui n’en a pas - en tout cas pas pour tout le monde - par elle-même ? Le Christ est, de ce point de vue, un grand "retourneur" - renverseur - de restes. On pourrait se demander si nous n'avons pas, par ce Christ qui commande l’amour du frère, une sorte de résolution de l’antinomie par laquelle nous avons commencé.

            Les auteurs de la Bible ont eu conscience de ces relations, au moins ambiguës et souvent houleuses entre frères  Dans le livre des Proverbes on trouve : « En tout temps, l’ami aime, mais un frère naît pour la détresse ». [Proverbes 17:17]. Ce proverbe peut évoquer soit le fait que le frère peut-être un soutien dans la détresse, soit le fait que la naissance du frère s’accompagne toujours de détresse. 

            La Bible est peuplée de frères et de soeurs dont les relations sont problématiques, se portant parfois jusqu’au meurtre. On se souvient à cet égard de l’histoire de Caïn et Abel qui décrit la jalousie d’un frère aîné pour son frère cadet. 

TEXTE 

« L'homme eut des relations avec Ève, sa femme ; elle fut enceinte et mit au monde Caïn. Elle dit : J'ai produit ( en hébreu il est possible de traduire : je me suis acquis un homme) un homme avec le SEIGNEUR. Elle mit encore au monde Abel, son frère. Abel devint berger de petit bétail et Caïn cultivateur. Après quelque temps, Caïn apporta du fruit de la terre en offrande au SEIGNEUR. Abel, lui aussi, apporta des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse. Le SEIGNEUR porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande. Caïn fut très fâché, et il se renfrogna. Le SEIGNEUR dit à Caïn : Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n'agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et son désir se porte vers toi ; à toi de le dominer ! Caïn parla à Abel, son frère ; comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. Le SEIGNEUR dit à Caïn : Où est Abel, ton frère ? Il répondit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? Alors il reprit : Qu'as-tu fait ? Les sangs de ton frère crient de la terre jusqu’à moi. Maintenant, tu seras maudit, chassé de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. Caïn dit au SEIGNEUR : Ma faute est trop grande pour être prise en charge. Tu me chasses aujourd'hui de cette terre ; je serai caché, tu ne me verras plus, je serai errant et vagabond sur la terre ; et si quelqu'un me trouve, il me tuera. Le SEIGNEUR lui dit : Alors, si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois. Et le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que ceux qui le trouveraient ne l'abattent pas. Puis Caïn se retira de devant le SEIGNEUR et s'installa au pays de Nod (« Vagabondage »), à l'est d’Eden. » ( Genèse 4:1-16) 

            Dans cet épisode, Caïn a un frère nommé Abel, (qui est le mot employé dans l’Ecclésiaste pour dire vanité des vanités, ou  futilité ou buée). Mais en retour, Abel n’a pas de frère en la personne de Caïn. Pour comprendre ce qui se joue entre les deux frères au-delà d’une jalousie à propos d’une offrande agréée de Dieu, il convient de regarder ce qui se joue pour leurs parents. Dans Genèse 3:16b il est dit à Ève : « C’est ton homme qui dominera sur toi ». Ève est donc dominée par l’homme duquel elle est sortie et elle va elle-même sortir de cet état de domination en se donnant un fils qui lui appartienne. « J’ai procréé (ou j’ai acquis) un homme avec l’aide d’Adonaï ». Caïn n’est donc pas un fils pour elle mais un homme sur lequel elle puisse dominer. Mais Abel naît et vient perturber le plan initial et la relation privilégiée de la mère avec ce fils premier-né. Cette relation de possession mère/fils peut à elle seule expliquer le désir de Caïn de rester le seul fils, quitte à évincer par le meurtre son frère cadet. 

            Dieu est favorable à Abel, introduisant entre la mère et le fils aîné un tiers salutaire qui permettrait à Caïn, s’il saisissait sa chance, de sortir de la fusion dans laquelle il est pris. Malheureusement, Caïn refuse de renoncer au tout qu’il forme avec sa mère. Il tue son frère et court à sa perte. Banni de la terre qu’il cultivait et où il a répandu le sang d’Abel, le frère éphémère, il est condamné à être errant hors de toute fraternité humaine et il se retire au pays de Nod (vagabondage en hébreu). Lui qui représentait la vie sédentaire sur une terre cultivée, il est banni de toute civilisation et devient privé de terre. 

            La figure du frère apparaît ici comme une nécessité de toute relation sociale sur une terre donnée en partage. Et qui dit partage dit difficultés de toutes sortes et nécessité de les résoudre.

            Désormais, le problème qui se pose à nous est le suivant : est-il possible de renverser le jeu des filtres, de transgresser les règles précédentes et de placer délibérément la fraternité en prémisse des filtrages : il n’est pas étonnant de trouver là le religieux qui est toujours au lieu d’une transgression (sublime) majeure.

            On voit ici que les « restes » ne sont pas inessentiels en éthique et ne sont pas non plus sans exigence à notre égard. Il est toutes sortes de façons de se débarrasser de ces restes ; on peut, certes, se contenter de les gérer ; nous allons voir que l’une des façons essentielles est tout simplement de renverser le filtre. Nous allons le voir avec Tolstoï et, si nous avions disposé d’un peu plus de temps, nous nous serions servi du socialiste Fourier, que l'on a souvent dénigré avec le qualificatif d’utopique parce qu’il fait ressortir qu’il faut partir de la fraternité, non sans une connotation érotique fort marquée.

Notes

[1]  Si l’on rétorquait que dans le texte précité, Rousseau ne fait pas d'allusion directe à la fraternité, nous renverrions alors au texte préparatoire à celui-ci que l’on trouve au Chapitre V de la première version du Contrat Social où il est cette fois nettement écrit : « Que l’autorité naturelle d'un père de famille s’étende sur ses enfants au-delà même de leur faiblesse et de leur besoin et qu’en continuant de leur obéir, ils fassent à la fin par habitude et par reconnaissance ce qu’ils faisaient d’abord par nécessité, cela se conçoit sans peine et les liens qui peuvent unir la famille sont faciles à voir. Mais que le père venant à mourir, un des enfants usurpe sur ses frères dans un âge approchant du sien et même sur des étrangers le pouvoir que le père avait sur tous, voila qui n’a plus de raison ni de fondement. Car les droits naturels de l’âge, de la force, de la tendresse paternelle, les devoirs de la gratitude filiale, tout manque à la fois dans ce nouvel ordre, et les frères sont imbéciles ou dénaturés de soumettre leurs enfants au joug d’un homme qui, selon la loi naturelle, doit donner toute préférence aux siens » [Rousseau J.J., Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, Paris, 1964, p. 297].

[2] Chacun connaît ce fragment des Pensées qui réalise un singulier renversement de la pensée commune : « J’aurais bientôt quitté les plaisirs, disent-ils [les libertins], si j’avais la foi. Et moi je vous dis : Vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté les plaisirs. Or c'est à vous a commencer » [Sel., frag. 659].

1.5. Mais, répondons, pour le moment, à nos deux questions

           Une certaine stabilisation est attendue de cette mise des valeurs sous la garde de relations incontestables et qui sont de l’ordre du fait. C’est toutefois mal raisonner que de faire du politique et de l’éthique avec ce qui n’est pas du tout éthique : vouloir que les relations de frère, sœur, qui sont des états, des situations, mais qui n’ont pas en soi de valeurs comme l’autonomie ou l’égalité peuvent en avoir une est tout simplement un abus de langage ou un forçage de ce qui est. La réciproque est tout aussi vraie : vouloir que que des relations prétendues entre citoyens, entre militaires d’un même régiment, entre des coreligionnaires soient comme l’idéal de ce qui devrait être les relations des frères et des sœurs, des sœurs entre elles, des frères entre eux, c’est à rebours un forçage manifeste.

            Certes, rien n’est plus extravagant, quand on y pense, que le fonctionnement du système de la fraternité : on veut introduire, par le biais le plus anti-égalitaire et anti-libéral qui soit, les valeurs d’égalité et de liberté. On veut corriger les excès de la liberté et de l’égalité par ce qui provoque le maximum de servitude et d’inégalité. (Les inégalités se transmettent profondément par la famille ; du moins la famille est-elle une grande machine à les reproduire, pas seulement globalement au sein de la société entière, mais en son propre sein avec une promotion du droit d’aînesse, transformant les frères et sœurs en serviteurs de l’aîné. B. Vernier l’a bien montré dans un livre saisissant intitulé Aînés et cadets dans l’île grecque de Karpathos : la fraternité peut pousser à un système fortement inégalitaire. Une fraternité qui n’est pas filtrée par l’égalité et la liberté peut être la pire des choses. C’est pourtant ce qui nous paraît être tenté dans cette notion de fraternité.

            La fraternité risquerait bien, envisagée ainsi, d’être une fausse fenêtre (assez embarrassante) pour équilibrer les deux autres. On demande contradictoirement à la source la plus destructrice des valeurs de les sauver. Or on voit bien que ce renversement n’empêche pas les contradictions : glissement sans précaution de l’être au devoir être (Hume) ; confusion entre ce qu’il est possible d’exiger et cette terrible exigence d’avoir à aimer qui ne nous aime pas et qui l’on n’aime pas (comment honorer une telle exigence si la jalousie, la haine ou la crainte de n’être pas préféré, ne sont pas seulement l’exception, mais presque la règle (Freud), une règle ostensiblement, déloyalement déniée et méconnue ?

            On voit comment le ressort de cette valeur - la fraternité - s’impose : l’impossibilité réelle et concrète, pour elle, d’exister n’est pas une raison de ne pas se proposer - ou d’être proposée - avec insistance - comme valeur. C'est avec l’impossible et sur l’impossible que nous voulons fonder les valeurs éthiques ; et nous voulons qu’elles soient fixées dans l’être comme la biologie peut fixer les siennes.

            Les valeurs ont besoin de mensonge pour masquer leur fragilité. Elles reposent sur le vouloir que les valeurs s’inscrivent dans les choses mêmes ; qu’elles s’imposent comme des choses et non pas seulement sur le mode du devoir-être. Cet ancrage des valeurs dans le réel entendu comme naturel, comme biologique, paraît leur assurer plus en sécurité.
 
1.6. La complexité de la temporalité de ces valeurs.

            À ces contradictions rapidement collectées, il faudrait encore en ajouter d’autres qui tiennent à la temporalité très instable de la valeur de fraternité.

           On imagine volontiers, en effet, la temporalité des valeurs de liberté, égalité, fraternité, comme un système de perspective. Liberté et égalité s’allient bien avec l’avenir, comme ce sur nous avons devant nous. Nous fabriquons le monde des fins. Quant à la fraternité, tout se passe comme si son monde, l’unité de son monde, était déjà fait : la fraternité, la sonorité est quelque chose qui nous relie les uns aux autres comme le second point de fuite qui se trouve dans notre dos. « Nous étions frère et sœur, dit Andréa Salomé à propos d’un de ses amours, mais comme dans ce passé lointain, avant que le mariage entre frère et sœur ne devînt sacrilège ». Et pourtant, Schiller, dans le fameux poème dont se servira Beethoven dans sa IXe Symphonie, présente la fraternité comme à venir (« Nous deviendrons frères ») ; les socialistes utopiques comme Fourier présentent la valeur de fraternité comme quelque chose qui est devant nous. Est-ce à dire que nous deviendrons ce que nous sommes déjà et ce qu’il est impossible que nous ne soyons pas ?
 
2. Le renversement d’importance effectué par la fraternité lorsqu’on la classe en premier  lieu avant la liberté et l’égalité. Le filtrage se met à fonctionner autrement - voire à l’envers - par rapport au traitement précédent (deuxième axe)

2.1. Chez Tolstoï

            Dans "Le salut est en vous", Tolstoï note que la liberté, l’égalité et la fraternité ont été les fondements du christianisme. Il remarque aussi que le christianisme s’est divisé sur la question de la fraternité ; certaines de ses Églises préconisant la violence ou s’en accommodant, les autres s’attachant à croire à la fraternité de tous les hommes. La doctrine morale du Christ en est une de la fraternité universelle, à la différence de celle qui est préconisée par les positivistes, les communistes, les socialistes qui ne va jamais plus loin que l’amour pour la patrie : « Il nous semble, aujourd’hui, que les exigences du christianisme, la fraternité universelle, la suppression des nationalités, la suppression de la propriété, le précepte si étrange de la non-résistance au mal par la violence, sont inacceptables, mais elles semblaient déjà aussi inacceptables il y a [deux] milliers d’années ». « Le temps viendra - il vient déjà - où les principes chrétiens de la vie, - fraternité, égalité, communauté des biens, la non-résistance au mal par la violence - paraîtront aussi simples et aussi naturels que nous le semblent aujourd’hui les principes de la vie familiale et sociale ».

            Tolstoï dépeint ceux qui se trouvent piégés dans ces contradictions. C’est ainsi qu’il écrit une page au vitriol contre les classes « supérieures » qui vivent dans une contradiction dont il convient qu’elle est d’autant plus douloureuse que celui qui s’y trouve en a la conscience la plus sensible et la plus haute :

TEXTE 

« Nous sommes tous frères, — et cependant, chaque matin, ce frère ou cette sœur va vider mon vase de nuit. Nous sommes tous frères, — et cependant il me faut chaque jour un cigare, du sucre, une glace et d’autres objets à la fabrication desquels mes frères et mes sœurs, qui sont mes égaux, ont sacrifié et sacrifient leur santé ; et moi je me sers de ces objets et même je les exige. Nous sommes tous frères, — et cependant je gagne ma vie dans une banque, dans une maison de commerce, dans un magasin qui ont pour résultat de rendre plus coûteuses toutes les marchandises nécessaires à mes frères. Nous sommes tous frères, — et cependant je vis du traitement qui m’est alloué pour interroger, juger, condamner le voleur ou la prostituée dont l’existence résulte de toute l’organisation de ma vie et qu’on ne doit, comme je le sais, ni condamner ni punir. Nous sommes tous frères, — et je vis du traitement qui m’est alloué pour percevoir des impôts de travailleurs besogneux et les employer au bien-être des oisifs et des riches. Nous sommes tous frères, — et je reçois un traitement pour prêcher aux hommes une prétendue foi chrétienne à laquelle je ne crois pas moi-même et qui les empêche de connaître la véritable ; je reçois un traitement comme prêtre, évêque, pour tromper les hommes dans la question la plus essentielle pour eux. Nous sommes frères, mais je ne fournis au pauvre que pour de l’argent mon travail de pédagogue, de médecin, de littérateur. Nous sommes tous frères, — et je reçois un traitement pour me préparer à l’assassinat ; j’apprends à assassiner, je fabrique des armes, de la poudre, je construis des forteresses ».

           Tolstoï reconnaît que la dernière contradiction de la liste qu’il dresse à l’encontre des classes supérieures ne peut pas être maintenue dans son abstraction mais qu’elle affecte tous ceux qui comprennent la nécessité de maintenir à la fois la fraternité des hommes (chère à la loi chrétienne) et la nécessité que fait aux hommes le service militaire universel, la nécessité donc d’être prêt à la haine, au meurtre, d’être en même temps chrétien et gladiateur.

            Tolstoï ne s’est pas contenté d’exhiber cette contradiction : dans le même texte, il fait état des travaux du Congrès Universel de la Paix qui a eu lieu à Londres en 1891 et il présente les résolutions de ce congrès dont la première affirme que la fraternité entre les hommes implique comme conséquence nécessaire une fraternité entre les nations, dans laquelle les vrais intérêts de chacune sont reconnus identiques.

            Et si l’on dresse l’objection dont Tolstoï se fait l’écho et selon laquelle « sans l’État et le gouvernement, le peuple aurait été conquis par les peuples voisins, l’auteur du "Salut est en vous" rétorque : 

TEXTE 

« Inutile de répondre à cet argument ; il porte sa réfutation en lui-même. Le gouvernement et son  armée nous sont, dit-on, nécessaires pour nous défendre contre les peuples voisins qui pourraient nous soumettre : mais tout cela se dit par tous les gouvernements, chez toutes les nations, et cependant nous savons bien que tous les peuples de l’Europe exaltent les principes de la liberté et de la fraternité. Ils n’ont donc pas à se défendre les uns contre les autres ».

            Ce qui importe ici, c'est le renversement total de la doctrine que nous avons repérée chez Rawls. Avec la conséquence que c’est la liberté, sinon l’égalité, qui risque d’être mise à mal par le filtrage lequel, dans le texte de Tolstoï, Le salut est en vous, s’effectue en sens inverse de celui qu’emprunte Rawls dans sa Théorie de la justice, avec toutefois l’honnêteté qui caractérise cet auteur de ne pas masquer que l’ordre - appelons-le ‘de Tolstoï’ - était possible.

2.2. Et dans le Christianisme ?

          Si dans le christianisme, les prédicateurs et prédicatrices s’adressent à leur auditoire en disant : «  frères et sœurs », faut-il n'y voir qu’un trait rhétorique ? 

          Dans l’Évangile de Matthieu on raconte que lorsque Marie, la mère de Jésus et ses frères viennent le trouver alors qu’il parle à la foule [Matthieu 12:46-50] et qu’on lui dit : « Ta mère et tes frères sont là, dehors, qui cherchent à te parler », lui , répond :  « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?  Puis, étendant la main vers ses disciples, il dit : “Voici ma mère et mes frères. Car celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère.“». 

          Jésus déplace ses liens filiaux en filiation à l’égard de Dieu et passe ainsi d’une famille empirique à une famille symbolique. Ce qui n’empêche pas que sa famille réelle soit aussi à l’origine de l’Église. 

          Dans le Livre des Actes, au chapitre 2, on mentionne ceux qui sont présents autour des apôtres : 

TEXTE 

« Quand ils furent rentrés, ils montèrent dans la chambre à l'étage où ils se tenaient d'ordinaire ; il y avait Pierre, Jean, Jacques et André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Matthieu, Jacques, fils d'Alphée, Simon le Zélote et Judas, fils de Jacques. Tous, d'un commun accord, étaient assidus à la prière, avec des femmes, Marie, mère de Jésus, et les frères de celui-ci » [Actes 1:13-14]. 

          Les frères de sang de Jésus sont mentionnés parmi les premiers disciples à organiser l’Église naissante. 

          La fraternité, emprunte son sens à la réalité biologique qui fait que l’on a la même famille par le sang mais elle emprunte aussi sa signification à l’emploi qu’on en fait déjà dans les collèges romains, les confréries grecques ou les religions à mystères, pour parler d’un lien entre les membres d’une communauté qui passe par la foi en un Dieu ou en un maître. On retrouve déjà cette structure dans le judaïsme avec la clôture du peuple saint qui se forme grâce à l’observance des commandement de Dieu. 

          Mais il ne faudrait pas trop vite couper le biologique du symbolique. Dans le Premier Testament, outre l’ancêtre commun donné à toute l’humanité en la personne d’Adam, Abraham est aussi donné comme père commun, mais cette fois-ci selon la foi. Il est le père des croyants. Les deux figures s’affrontent dès lors et se complètent. L’idéal d’une fraternité humaine et donc Adamique est proposée comme un projet abrahamique chaque fois que la fraternité de fait n’est pas possible à vivre. Dans l’histoire de Joseph et ses frères, dans la Genèse [Genèse 37:50], Joseph, le frère aîné et préféré de Jacob/Israël va passer par toutes les embuches de la fraternité : jalousie, concurrence, injustice, jusqu’à la tentative de ses frères de le tuer. Mais durant 13 chapitres, le livre nous raconte comment la fraternité et la réconciliation peuvent se gagner quand elle est impossible à vivre avec les seuls liens du sang. Dans le Nouveau testament, outre le Livre des Actes, c’est sans doute la Première Épître de Pierre qui met en forme la notion de fraternité (adephotès) avec comme fondement de l’Église, non pas une origine commune, mais un comportement communautaire consenti au nom d’un sang commun, le sang versé par Jésus, dont l’aspersion est assimilée au baptême. [Cf : 1 Pierre 1:1-2].  

TEXTE 

« Pierre, apôtre de Jésus-Christ, à ceux qui ont été choisis et qui vivent en étrangers dans la dispersion — dans le Pont, en Galatie, en Cappadoce, en Asie et en Bithynie — tels qu'ils ont été désignés d'avance par Dieu, le Père, dans la consécration de l'Esprit, pour l'obéissance et l'aspersion du sang de Jésus-Christ : Que la grâce et la paix vous soient multipliées ! »

Ainsi, l’Église est ce lieu où la fraternité est vécue comme un projet à réaliser. Et pour ce faire, il s’agit de corriger tout ce qui viendrait contredire le lien fraternel. 

Dans l’Évangile de Matthieu, la vie entre frères est normée grâce à ce que les communautés monastiques ont appelé "la correction fraternelle" :

« Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le seul à seul. S'il t'écoute, tu as gagné ton frère. Mais, s'il ne t'écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que toute affaire se règle sur la parole de deux ou trois témoins. S'il refuse de les écouter, dis-le à l'Eglise ; et s'il refuse aussi d'écouter l'Église, qu'il soit pour toi comme un non-Juif et un collecteur des taxes. Amen, je vous le dis, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. Amen, je vous dis encore que si deux d'entre vous s'accordent sur la terre pour demander quoi que ce soit, cela leur sera donné par mon Père qui est dans les cieux. Car là où deux ou trois sont rassemblés pour mon nom, je suis au milieu d'eux.
Alors Pierre vint lui demander : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu'il péchera contre moi ? Jusqu'à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois » [Matthieu 18 : 15-22].

Saint Augustin, dans son sermon 82, sur la correction fraternelle, étend le devoir de corriger les frères à tout chrétien. C’est donc une éthique de vie dont le modèle est donné par Jésus qui fait la fraternité dans l’Église. (Saint Augustin, sermon 82, Par. Lat, t. XL,col.). 

Nous reviendrons, dans notre conclusion, sur la question de la fraternité comme valeur d’avenir qui est tout de même problématique par rapport à la liberté et à l’égalité, précisément parce que c’est une valeur qui est plus tiraillée que celles-ci vers le passé. Mais passons à une autre dimension de la fraternité.

3. Une sexualisation hétéroclite de la notion de fraternité (Troisième axe)


Reste la sexualité présente dans la notion de fraternité et qu’il s’agit de traiter plus avant car elle n’a fait que roder dans nos considérations précédentes

3.1. Sexualisation et fraternité


La sexualisation de la notion de fraternité est patente et ne saurait être esquivée. Il ne suffit pas de constituer la fraternité en une sorte de condition logique de fonctionnement de la liberté et de l’égalité : il y a, dans la fraternité et dans la sororité, une dimension affective qui n’est certainement pas dans les premières notions ou valeurs, du moins dont celles-ci peuvent se dispenser à peu près totalement. Cette notion est moins « rationnelle » que les deux autres et, si elle suit une certaine logique, ce n’est pas la logique des deux autres. Ce qui est transmis aux frères et par la fraternité n’est pas exactement de même nature que la poursuite de la liberté et de l’égalité.

            Nous avons croisé la sexualisation ou peut-être seulement une allusion aux genres de la notion de fraternité en parlant de ce point fixe qu’offre, plus ou moins idéalement, plus ou moins analogiquement, le couple parental dans la valeur de fraternité, lorsque nous avons croisé les mots de parents, de parenté, de parental dans le texte d’Aristote, que nous n’avons pas commenté de ce point de vue. Nous aurions pu aussi commenter chez Hume ce court passage dans lequel il fait allusion au reproche de Cornélie à l’égard de ses fils qui devraient avoir honte de ce qu’elle fût mieux connue à titre de fille de Scipion qu’à titre de mère des Gracques [3] ; comme si la dépendance d’une femme était plus dégradante encore que la dépendance d’un homme, alors même que Hume souligne que, à la fois par destin biologique et par pesanteur sociologique, l’on est toujours plus sûr de sa mère que de son père. Or - Hume ne se trompe pas - cette dimension sexuelle de la fraternité est déjà très présente dès l’Antiquité ; on la voit nettement dans l’Antiquité latine, mais aussi dans l’Antiquité grecque dans quelques propos que Sophocle prête à son héroïne Antigone dans la pièce du même nom.

3.2. Antigone : que faire des « restes » d’un frère ?

            Antigone est intéressante du point de vue de la fraternité. Le personnage d’Antigone défend, contre la décision de son oncle Créon, le droit, pour l’un de ses frères Polynice, d’être enterré comme un autre de ses frères, Étéocle, mort dans les mêmes conditions de guerre, quoique le premier fût tué dans les conditions peu honorables de porter les armes contre Thèbes. Elle y risque sa vie mais, de plus, elle va conduire à la mort, par une réaction en chaîne plusieurs autres personnes, et provoquer la mise en péril de l’État thébain. Ce qui nous intéresse est moins l’enchaînement tragique de ces événements que deux courtes citations que voici.

            La première met l’accent  plutôt sur la fonction maternelle que sur le père dans la fraternité : « Si j’avais dû laisser sans sépulture un corps que ma mère a mis au monde, je ne m’en serais jamais consolée ; maintenant je ne me tourmente plus de rien » (Antigone, in : Sophocle, Théâtre complet, GF, Paris, 1964, p. 79).

            La seconde est un étrange calcul que Goethe contestera et qu’il tiendra pour un rajout apocryphe dans l’œuvre de Sophocle - ce que je ne crois pas du tout. Regardons le point avec un peu de détails par un tabou que l’héroïne est en train d’agacer, d’irriter, sans peut-être s’en rendre compte totalement et sur lequel nous voulons finir par le destin qu’il a eu dans la culture occidentale par une œuvre majeure du XXe siècle, L’homme sans qualités, qui met en scène longuement un amour tabou, celui d’Ulrich et d’Agathe, amour qui n’aura pas plus de succès que les amours précédentes et que les amours suivantes, mais sur le compte duquel il convient de s’arrêter, car cet amour incestueux n’est pas banal.

            Voici le calcul d’Antigone tout au profit de la relation fraternelle dont il s’agit de montrer qu’elle est de la plus haute valeur, absolument irremplaçable et, du coup, de l’ordre du sacré : 

TEXTE 

« Je me suis dit que, veuve, je me remarierais, et que, si je perdais un fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère, maintenant que mes parents ne sont plus sur la terre, je n’ai plus d’espoir qu’il m’en naisse un autre » [Sophocle, p. 91].

            Superbe texte que je n’interprète pas du tout comme une intercalation, mais comme un calcul qui nous fait plonger aux entrailles de la fraternité dans ce qu’elles ont, à la fois de plus sacré et de plus incestueux et qui vont au cœur de la sexualisation particulière de cette valeur parmi les autres. On aura remarqué que l’argument de l’interchangeabilité - la remplaçabilité - fonctionne tout à fait à l’envers par rapport à Aristote. Chez Aristote, le frère est remplaçable : c’est ce qui nous le rend très cher. Il n’est pas impossible qu’Aristote ait voulu pendre le contre-pied de Sophocle qui vivait au siècle précédant le sien. Chez le personnage de Sophocle (495 av. J.C - 406 av. J.C), le frère est irremplaçable et c’st précisément ce qui nous le rend cher eût-il commis des fautes majeures comme la traîtrise à l’égard de l’État.

            Expliquons-nous en remarquant la réaction de Goethe, pour une fois très « bourgeoise », très « choquée », très « défensive », qu’il oppose aux propos d’Eckermann.
            En effet, dans les Entretiens avec Eckerman à la date du 28 mars 1827, les deux hommes commentent ainsi le passage de Sophocle sur lequel Hinrichs dans son récent livre sur la tragédie grecque s’est particulièrement appuyé. Eckermann commence ainsi :

TEXTE 

« — On voit bien, dis-je, que dans cette théorie il [Hinrichs] ne pensait qu’à Antigone. Il semble aussi n’avoir eu devant les yeux que le caractère et la manière d’agir de cette héroïne, lorsqu’il a soutenu que l’amour pieux de la famille apparaît avec une grande pureté dans l’épouse, et avec toute la pureté concevable dans la sœur, disant que seule la sœur pouvait avoir pour le frère un amour entièrement pur, sans sexe. »

            Goethe prend alors la parole pour commenter curieusement ce passage en le prenant, au moins par hypothèse, pour une interpolation :

TEXTE 

« Ainsi, dans Antigone, il y a un passage qui m’a toujours paru une tache, et je donnerais beaucoup pour qu’un bon philologue nous prouvât qu’il est interpolé et sans authenticité. Lorsque l’héroïne a, dans le cours de la pièce, exprimé tous les motifs excellents de ses actes, lorsqu’elle a montré la générosité de l’âme la plus pure, elle donne, au moment où elle va à la mort, un motif qui est tout à fait mauvais et qui touche presque au comique. Elle dit que ce qu’elle fait pour son frère, elle ne l’aurait pas fait pour ses enfants morts, si elle avait été mère, pour son époux mort, si elle avait été épouse ; car, dit elle, si mon mari était mort, j’en aurais pris l’héroïne a, dans le cours de la pièce, exprimé tous les motifs excellents de ses actes, lorsqu’elle a montré la générosité de l’âme la plus pure, elle donne, au moment où elle va à la mort, un motif qui est tout à fait mauvais et qui touche presque au comique. Elle dit que ce qu’elle fait pour son frère, elle ne l’aurait pas fait pour ses enfants morts, si elle avait été mère, pour un autre ; si mes enfants étaient morts, j’aurais eu de mon nouveau mari d’autres enfants ; mais il n’en est pas de même pour mon frère. Je ne peux pas retrouver un nouveau frère, car mon père et ma mère sont morts, et ainsi je n’ai plus personne qui puisse me donner un frère. C’est là du moins le sens nu de ce passage, qui, selon moi, placé dans la bouche d’une héroïne marchant à la mort, trouble l’émotion tragique, paraît très-recherché et beaucoup trop semblable à un calcul de dialecticien. Je le répète, je désirerais bien qu’un philologue prouvât que ce passage est apocryphe ».
[fr.wikisource.org/wik/Conversations_de_Goethe/Année_1827]

            Lacan a, dans "L’éthique de la psychanalyse", très bien vu le point faible de l’hésitation de Goethe : ce que Sophocle fait dire à Antigone, c’est que l’être de la relation de fraternité constitue le devoir-même de celle-ci. Cette relation écrase toutes les autres pour cette raison : 

TEXTE 

« Il s’agit de l’horizon déterminé par un rapport structural - il n’existe qu’à partir du langage de mots, mais il en montre la conséquence infranchissable. C’est qu’à partir du moment où les mots et le langage et le signifiant entrent en jeu, quelque chose peut être dit, qui se dit comme ceci : - Mon frère, il est tout ce que vous voudrez, le criminel, il a voulu ruiner les murs de la patrie, emmener ses compatriotes en esclavage, il a conduit les ennemis sur le territoire de la cité, mais enfin, il est ce qu’il est, et ce dont il s’agit, c’est de lui rendre les honneurs funéraires. Sans doute, il n’a pas le même droit que l’autre, vous pouvez bien me raconter ce que vous voudrez, que l’un est le héros et l’ami, que l’autre est l’ennemi, mais moi, je vous réponds que peu m’importe  : [...] pour moi, cet ordre que vous osez m’intimer ne compte pour rien, car pour moi, en tout cas, mon frère est mon frère. C’est le paradoxe sur lequel achoppe et vacille la pensée de Goethe. Mon frère est ce qu’il est, et c’est parce qu’il est ce qu’il est, et qu’il n’y a que lui qui peut l’être, que je l’avance vers cette limite fatale. Si c’était qui que ce soit d’autre avec qui je puisse avoir une relation humaine, mon mari, mes enfants, ils sont remplaçables, ce sont  des relations, mais ce frère [...] qui a cette chose commune avec moi d’être né dans la même matrice [...], le père criminel dont Antigone est en train d’essuyer les suites du crime, ce frère est ce quelque chose d’unique, et c’est cela seul qui motive que je m’oppose à vos édits » ([Le Séminaire, L. VII, Le Seuil, Paris, 1986, p. 324].

            La loi de Hume - celle qui règle l’opposition de l’être et du devoir-être - est complètement mise à mal et renversée.

3.3 Endogamie, exogamie et inceste

            Pour une autre raison encore, liée à la précédente, Goethe ne me paraît pas bien entrevoir ce qui se joue derrière les apparences de ce calcul ; à moins qu’il ne le voie trop bien. Le calcul ne ferait que voiler un tabou qui transparaît évidemment dans le propos d’Antigone même si - notons-le bien - Antigone n’est pas amoureuse de Polynice ; pas consciemment du moins. Ne serait-il pas impossible de lire Antigone comme l’opposition poussée jusqu’au conflit entre une loi d’exogamie représentée par Créon et une loi d’endogamie défendue par Antigone, même sans amour particulier pour Polynice ?

            Il y a, dans toutes les sociétés, des tendances exogamiques dominantes qui font que les partenaires, pour fonder une famille, s’éloignent du noyau familial père - mère - enfant, mais aussi des tendances endogamiques qui conduisent à ne pas trop s’éloigner de la famille que l’on quitte, selon un mouvement de diastole et systole ; l’exogamique poussant plutôt, en un flux prométhéen dans le sens de la liberté et de l’égalité comme des valeurs de l’avenir, qu’il s’agit toujours d’établir pour demain, l’endogamique en revanche étant un reflux vers la mère et le père en un sens épiméthéen et c’est celui-là même de la fraternité, le reflux épiméthéen). Germaine Tillion a montré, dans son livre Le harem et les cousins, que des sociétés sont nettement plus endogamiques que d’autres. Son apport majeur est d’avoir mis en évidence la spécificité des structures matrimoniales dans le monde méditerranéen qui fonctionnent selon un schéma inverse des « structures élémentaires de la parenté » établies par Lévi-Strauss. Dans les sociétés musulmanes, mais aussi antiques (Égypte, ancien Israël, Grèce, Rome ...) et, à titre de vestiges, dans les mondes de la chrétienté latine et orthodoxe du pourtour méditerranéen s’affiche une prédilection our « vivre entre soi », « pour garder toutes les filles de la famille pour les garçons de la famille », « pour le mariage avec un parent très proche appartenant à votre lignée » (si possible, dans le monde arabe, la cousine parallèle patrilatérale, la fille de l’oncle paternel). « La noblesse, l’honneur ne peuvent résulter que de l’absence de mélange » disait Ibn Khaldun (1332-1406) et, commente G. Tillion, « les plus vielles aristocraties méditerranéennes y font écho » dans le monde musulman comme dans l’Antiquité égyptienne, grecque et latine. Un exemple parmi tant d’autres : Jocaste ne dit-elle pas à Polynice - ce même Polynice dont Antigone défend la dépouille - qu’ « un conjoint pris au-dehors porte malheur » ? Bref, plus la parenté est proche, plus le mariage est satisfaisant. Aux « républiques des beaux-frères », caractéristiques des sociétés primitives exogames s’opposent les « républiques méditerranéennes des cousins », prohibant l’échange et ancrées dans l’endogamie patrilinéaire. Mais l’on voit surtout que exogamie et endogamie ne sont pas deux états alternatifs et exclusifs des sociétés et qu’elles se mêlent comme deux tendances opérant à chaque moment, de façon dialectique, comme deux tendances. [4]

            Nous formons une seule chair avec nos frères et sœurs ; et le mariage ne doit pas - autant que faire se peut - détruire cette union-là.

            Si Ulrich et Agathe - les deux personnages particulièrement mis en lumière dans "L’homme sans qualités" - cèdent à cette extrême liberté par-delà le tabou, ce n’est, semble-t-il, pas dans ce sens politique, ni seulement dans le sens où Antigone demande que l’on respecte le corps de son frère défunt. Antigone n’aime pas d’amour son frère ; du moins rien ne l’indique nettement dans la pièce de Sophocle. Certes, on ne saurait dire que ce type d’amour soit pur ou plus pur que les autres, même si son caractère incestueux n’est pas mentionné par la justice. Mais les deux amants frère et sœur de L’homme sans qualités cherchent à donner un sens à leur expérience singulière : « pourquoi est-ce précisément à mon frère que s’est attaché ce qui se cherche en moi ? » demande Agathe et Ulrich, pour une fois moins sceptique et plus affirmatif, plus proche, en tout cas, d’une expression du style d’Antigone, dira à sa sœur, dans une réponse un peu à côté de la question puisqu’il répond pour lui alors que sa sœur parle pour elle : « Je veux t’aimer plus que les autres femmes parce que tu es ma sœur » (p. 172). L’amour ne choisit pas ; il choisit ce qu’il ne choisit pas : il est de l’ordre de la volonté, mais il veut ce qu’il ne choisit pas, ce qu’il n’a pas à choisir. Il s’impose, quand il est passionné, ou plutôt, ancré dans l’être, il se veut plus passionné, et il ressemble à un amour de frère et de sœur précisément pour cette raison. Est-ce tout à fait un hasard si Simone de Beauvoir recherche la fraternité comme issue de tous les conflits qu’homme et femme peuvent connaître ? (MAL, p. 173). C’est en tout cas le but qui est proposé à la fin du livre Le Deuxième sexe, II, Gallimard, Paris, 1955, p. 577. L’expérience romanesque de l’inceste dans l’œuvre de Musil et sous une forme plus idéalisée l’expérience de la fin des querelles homme/femme chez Simone de Beauvoir sont des expériences proprement métaphysiques. Plus étonnante encore est la position de Lacan qui compare la liaison de l’analyste à son analysant à une relation de fraternité [5].

3.4 Chez Ricoeur

            De façon plus saisissante peut-être que les philosophes que nous avons cités précédemment, Ricœur, dans le Premier volume du Volontaire et l’involontaire de sa Philosophie de la volonté, a parlé de l’expérience de la fraternité comme ayant un sens métaphysique. Il fait particulièrement ressortir que le frère ou la sœur ont été témoins très proches et sur une très longue durée d’une phase de notre vie ordinairement inconnue, tenue secrète même peut-être, de notre vie tandis que nous étions témoins de la leur - si, du moins, la date de naissance de l’aîné(e) n’est pas trop écartée de celle du (ou de la) cadet(te). Là où je serais tenté de m’accorder un cogito royal, souverain, au-dessus de toutes les contingences, les transcendant et les mettant à leur place si je le veux, les frères et les sœurs ont connu et connaissent encore de moi ce temps d’une extraordinaire fragilité où je ne jouissais pas de cette souveraineté imaginaire ; et leur simple existence - voire la simple pensée de leur existence - me le rappellent. Une inversion assez humiliante du contingent et du nécessaire s’effectue alors par l’intermédiaire de la fraternité. Ricœur oublie de dire que c’est plutôt la position de l’aîné qui est décrite ici.

            Les frères sont, en effet, comme des sortes de témoins de mon existence ou des êtres dont j’ai été témoin du passage à l’être. Mes frères sont  aussi les témoins de mon existence située avant la phase de la conscience et constituée ainsi en phase de mon existence, plus profonde, plus archaïque de la conscience. Car, avec mes frères, il ne s’agit pas seulement de souvenir ; je suis en position plus archaïque plus qu’avec n’importe quel être au monde. Ils ont parfois précédé la période où j’étais conscient d’être vivant, d’être au monde. Un étrange type d’être apparaît par la fraternité ou la sororité, qui a parfois précédé le moment où je me suis trouvé conscient d’être, si je suis en position de cadet dans la fratrie ; ou l’inverse : c’est moi qui ai précédé, en étant l’aîné par exemple, le moment où ils étaient conscients d’être. « Je suis toujours déjà né », dit Ricœur (p. 408) et il y a eu des témoins de cette période ; et c’est celle durant laquelle mes témoins ont pu être mes frères et sœurs ; parfois, c’est l’inverse. Presque toujours, il y a une certaine réciprocité de cette relation, en dépit de sa dissymétrie. P. 407. Ma vie est dépendante par rapport à d’autres vies, au moins deux : j’ai été posé par d’autres. Je ne me pose pas moi-même (p. 408). Mais ceux qui ne m’ont pas fait ont au moins été plus ou moins longtemps les témoins de pans entiers de mon existence qui désormais m’échappent.

            Le fait de ne pas s’être fait soi-même et d’être toujours déjà né, comme le dit Ricœur, pourrait s’accompagner d’un discours de l’aîné qui justifierait des droits particuliers de l’aînesse et qui commencerait par : « Mes chers frères et sœurs, Vous portez le même nom que moi - les familles, après tout, ne sont pas toutes recomposées ! -, mais j’étais en vie bien avant vous et je puis témoigner de votre existence inconsciente, mieux que vous ne pouvez témoigner de la mienne ; témoignage qui appartenait à nos parents qui ne sont plus. Désormais, je suis votre conscience d’avant la naissance ». Discours auquel même le cadet pourrait répondre : c’est vrai, mais nous avons été, quoiqu’étant les plus jeunes, témoin d’un personnage qui était le tien et que tu as certainement bien oublié aujourd’hui et que nous sommes en mesure de te rappeler ». Le premier discours de l’avantage de l’aîné peut être ainsi compensé mais par une compensation qui, pour être aussi efficace et aussi imaginaire que l’autre, est loin d’être la même de telle sorte que les deux discours puissent coïncider. Ces discours de dissymétrie, d’asymétrie - pas forcément d’inégalité - me semblent constamment être à l’orée et au fondement de nos existences fragiles et contingentes. Bordée par d’autres existences, elles aussi fragiles et contingentes, mais pas forcément de la même façon car nous ne pouvons pas être témoins des autres existences de la même façon qu’ils sont ou ont été témoins de la nôtre, selon des exigences qui nous dépassent.

            Mon existence prend sa source dans une extraordinaire contingence. Cela ne doit pas être oublié. Il y a peut-être, chez Ulrich et Agathe une fascination, mais très vite, peut-être même dès le départ, car ils se parlent beaucoup d’entrée de jeu, le texte paraît, pour l’auteur, pour le lecteur et pour les deux personnages, une tentative d’exploration de cette étrange condition métaphysique dans laquelle se trouvent situés cette sœur et ce frère. Ils se demandent sans cesse si le fait qu’ils soient frère et sœur n’infléchit pas leur dialogue par rapport aux discussions ordinaires des amants et dans quel sens il le fait. Ils vont à l'extrémité d’une expérience : le point commun qu'ont entre eux le frère et la sœur, celui d’avoir eu les mêmes parents, est-il ou non un avantage ? Et la réponse est, après une phase d’enchantement, globalement négative, puisque les deux amants finiront par se séparer, après une tentative de suicide, ratée, de la part d’Agathe. Musil n’est pas un moraliste ; il ne s’agit nullement de dire qu’il ne faut pas pratiquer l’inceste - ce n’est pas du tout le propos -. Mais on peut en tirer l’idée qu’il vaut peut-être mieux que la fraternité reste une sorte d’idéal social sans forcer les liens réels entre femmes et femmes, entre hommes et hommes, entre hommes et femmes.

            Toutes ces remarques qui m’ont été suggérées par Ricœur sont contenues dans l’ouvrage que j’ai cité précédemment où l’on trouve ce propos initial et préalable à toute réflexion sur la fraternité, dont nous nous contenterons pour finir :

TEXTE 

L’évocation de la naissance n’est pas familière aux philosophes ; la mort est plus pathétique ; les pires menaces semblent venir au-devant de nous. Or, notre naissance, parce qu’elle est révolue, ne nous menace pas - Dieu sait pourtant si elle peut faire des ravages ! -. Mais c’est précisément parce qu’elle est révolue qu’elle tient en germe toutes les foliations de cette nécessité qui portent ombrage à ma liberté. Malheureusement, la réflexion qu’elle appelle est à peu près impraticable ; le mot de naissance évoque un ensemble d’idées confuses mais aucune ne correspond à une expérience objective et qui ne semblent susceptibles que d’une élucidation scientifique » (p. 407).

            Dans ses très belles pages sur la naissance, Ricœur se donne - et nous ouvre par là-même - le projet d’éclairer faiblement ce thème :

TEXTE 

« Ma naissance en première personne n’est pas une expérience, mais l’en-deçà nécessaire de toute expérience ; cette nécessité d’être né pour exister est à l’horizon de la conscience, mais est exigée comme horizon par la conscience même ; le Cogito implique l’antériorité de son commencement en deçà de sa propre aperception. Comment, à défaut d’un souvenir de ma naissance, susciter le pressentiment du commencement comme limite au sein même de la conscience ? Il n’est pas d’autres moyens que de s’attacher à ces connaissances objectives et scientifiques qui sont notre savoir sur la naissance, et de tenter de nous les appliquer, de les intérioriser en quelque sorte ; cet effort à la limite du savoir objectif est en un sens l’échec du savoir, mais, dans l’évanouissement de ce savoir, quelque chose sera suggéré comme la nécessité en première personne de mon commencement » (p. 411).

4. Conclusion

            Bien d’autres textes, tous aussi beaux ou plus beaux les uns que les autres, auraient pu être cités de caractère programmatique ; nous vous les laissons lire par vous-mêmes.

           En conclusion, on voit que le frère ne vise pas l’autre dans sa simple appellation d’autre ; ni dans une figure qui se confondrait avec celle prochain, du camarade, de l’ami. Et la fraternité n’est pas non plus n’importe quelle altérité.

            Que la fraternité soit un projet à réaliser, comme le christianisme, Schiller - l’auteur du livret de la IXe symphonie de Beethoven -, Tolstoï l’ont voulu ou semblé le vouloir, est sans doute une dimension essentielle du sujet de la fraternité ; mais comment le réaliser avec une relation qui nous tire tellement vers le passé ? On comprend sans peine que la liberté puisse être un projet ; que l’égalité puisse en être un, parce que leurs valeurs sont intrinsèquement, structurellement, constitutivement tendues vers l’avenir ; mais la fraternité l’est moins ouvertement : il semble que le passé, que ce soit dans le sens de Sophocle, d’Aristote, de Freud, de Ricœur, pèse très lourd dans cette relation. Se faire un avenir avec des valeurs du passé n’est pas aussi facile que se faire un avenir avec des valeurs qui sont directement des valeurs du futur.

            Nos vrais amis se trouvent principalement dans la famille dit Aristote [Rhétorique, II, 4, 1381b, in fine]. À supposer que ce soit une vérité pour les Grecs, est-ce vrai pour les sociétés modernes ? Il semble que l’on attende du frère comme origine et modèle de la fraternité comme valeur sa puissance de fixation, ses relatifs mensonges - faute desquels la fraternité ne se transformerait pas en valeur - : sa puissance d’idéalisation, voire sa négation, de la dimension sexuelle, son amour quelque peu forcé dont le statut affectif risque de dévoyer la rationalité que les autres valeurs contiennent et qu’elle contient elle-même. Le dérèglement de l’être et du devoir-être, du fait et de la valeur est typique de la fraternité ; on s’autorise volontiers à aller, en son nom, un peu au-delà de ce qu’on devrait faire et même de ce que les lois autorisent. Ainsi, je ne fais pas appel au droit et à la loi avec la rigueur qu’ils m’autoriseraient - parce que tu es mon frère.

            C’est de liens plus profonds que ceux de la politique, dans une dialectique qui n’est pas exactement la sienne - du moins le croit-on -, que se nourrit et vit la politique. C’est en sortant du politique que le politique trouve son salut. L’homme n’est pas qu’un citoyen et d’ailleurs c’est hors de la citoyenneté que la citoyenneté puise ses raisons profondes, ses sources profondes.

NOTES :

[3]  « C’était, en d’autres termes, les exhorter à se rendre aussi illustres et glorieux que leur grand-père ; faute de quoi, l’imagination populaire, parvenue à l’idée de celle qui se tenait à égale distance de Scipion et des Gracques, se détournerait définitivement de ces derniers pour la désigner par le nom le plus prestigieux et le plus digne de considération » (Hume D., Les passions, GF-Flammarion, Paris, 1991, p. 188)

[4]  Nous nous sommes inspirés très librement de l’article de C. Bromberger sur l’œuvre de G. Tillion pour donner ces quelques détails.

[5]  Il le fait dans sa Leçon du 21 juin 1972 : « Est-ce qu’il ne vous semble pas que ce terme de ‘frère’ qui est sur tous les murs : liberté, égalité, fraternité, ce soit justement celui auquel le discours analytique donne sa présence, ne serait-ce que parce qu’il ramène, par expérience, ce qu’on appelle le barda familial ? [...] Nous sommes frères de notre patient [nous parlerions plus volontiers d’analysant aujourd’hui], en tant que, comme lui, nous sommes les fils du discours ».

TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU MARDI 28 MAI 2024

Considérations préalables

Fourier  (Cité par J. Zilberfarb in : persée.fr/doc/ahdf_0003_44_36_1966_num_184_1_3838)

« Comment, s’indignait-il, oser parler de donner la liberté au peuple quand on ne peut pas même lui garantir le travail répugnant d’où dépend sa subsistance ? » ; et, sur le compte de l’égalité et de la fraternité, Fourier stigmatisait « une fraternité dont les coryphées s’envoient tout à tour à l’échafaud ; une égalité où le peuple qu’on décore du nom de souverain n’a ni travail ni pain, vend sa vie cinq sous par jour, est traîné à la boucherie la corde au cou... Tels sont les effets que nous avons vu naître sous un régime où l’égalité et la fraternité s’alliaient à un fantôme de liberté ».

Evangile selon Jean, chapitre 20, verset 17 :

« Jésus lui dit : Cesse de t'accrocher à moi, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va vers mes frères et dis-leur que je monte vers celui qui est mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu »

Livre des Proverbes :

Proverbe 14, 20 : «  les amis du riche sont nombreux » 
ou encore : 
Proverbe 19, 6 : «  chacun est l’ami de celui qui fait des cadeaux » 

Evangile selon Jean, chapitre 15, versets 13-15 :
En revanche, dans l’Évangile de Jean, Jésus appelle, de son vivant, ses disciples : « amis »  

« Voici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Personne n'a de plus grand amour que celui qui se défait de sa vie pour ses amis. Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que, moi, je vous commande. Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l'esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai entendu de mon Père ».

Evangile selon Matthieu, chapitre 5, verset 11 :

«  Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi. »

Axe I. 

Il faut partir de Rawls qui explique très bien pourquoi dans nos démocraties et nos républiques, la fraternité est tenue dans un rôle secondaire par rapport aux fonctions des autres valeurs

Rawls J., La Théorie de la justice, p. 135-136 :

« En comparaison avec les idées de liberté et d’égalité, l’idée de fraternité a eu moins de place dans la théorie de la démocratie. On pense que c’est un concept moins précisément politique, qui, en lui-même ne définit aucun des droits démocratiques, mais qui, au lieu de cela, véhicule certaines attitudes mentales et certaines formes de conduite sans lesquelles nous perdrions de vue les valeurs exprimées par ces droits. Ou bien, et ceci est très proche, la fraternité est considérée comme représentant une certaine égalité sur le plan de l’estime sociale qui se manifeste par diverses conventions publiques et par l’absence, dans la manière de déférence et de servilité. Sans doute, la fraternité implique bien tout cela, ainsi qu’un sens de l’amitié civique et de la solidarité sociale, mais, si on la comprend de cette manière, elle n’exprime aucune exigence précise. Il nous reste donc à trouver un principe de justice qui corresponde à l’idée sous-jacente. Le principe de différence, toutefois, semble bien correspondre à une signification naturelle de la fraternité : à savoir à l’idée qu’il faut refuser des avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi à d’autres moins fortunés. La famille, dans sa conception idéale et souvent en pratique, est un lieu où le principe de la maximisation du total des avantages est rejeté. Les membres d’une famille, généralement, ne souhaitent pas un profit qui ne servirait pas en même temps les intérêts des autres. Or, vouloir agir selon le principe de différence conduit précisément à ce résultat. Ceux qui sont mieux lotis désirent une augmentation de leurs avantages seulement dans un système tel que cela profite aux moins favorisés.

L’idéal de la fraternité est parfois censé impliquer des liens sentimentaux qu’il est peu réaliste d’espérer trouver chez les membres d’une société plus étendue. Et cela constitue sans doute une raison supplémentaire pour laquelle il a été relativement négligé dans la théorie de la démocratie. Beaucoup ont senti que la fraternité n’avait pas vraiment de place dans les affaires politiques. Mais si on l’interprète comme incluant les exigences du principe de différence, alors elle cesse d’être une idée irréalisable. Il semble en effet que les institutions et les programmes politiques que nous considérons en toute confiance comme justes satisfassent à ces exigences, du moins au sens où les inégalités qu’ils autorisent contribuent au bien-être des moins favorisés. [...] À partir de cette interprétation, le principe de fraternité devient un critère parfaitement réaliste. Une fois cela accepté, nous pouvons associer les idées traditionnelles de liberté, d’égalité et de fraternité avec l’interprétation démocratique des deux principes de la justice de la façon suivante : la liberté correspond au premier principe, l’égalité à l’idée d’égalité contenue dans le premier principe et à celle d’une juste égalité des chances, et la fraternité correspond au principe de différence. De cette façon, nous avons trouvé une place pour l’idée de fraternité dans l’interprétation de l’idée démocratique des deux principes et nous voyons qu’elle impose une exigence précise à la structure de base de la société. Il ne faut pas oublier les autres aspects de la fraternité, mais le principe de différence en exprime bien la signification fondamentale du point de vue de la justice sociale ».

Aristote, Éthique à Nicomaque (1161b30 - 1162a16).

La considération précédente nous fait découvrir une première grande contradiction de la notion de fraternité.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote fait une inspection des liens familiaux qui permettent de représenter analogiquement les régimes politiques. Il fait ressortir que la fraternité est plutôt un soutien de l’égalité qu’un soutien de la liberté. Et voici en quels termes :

« Les frères, pour leur part, s’aiment mutuellement, parce qu’ils sont naturellement issus des mêmes personnes. En effet, l’identité de leurs relations à ces personnes fait qu’ils sont interchangeables. De là vient qu’on dit : « c’est le même sang, la même souche » et choses semblables. Ils sont donc en quelque sorte les mêmes êtres, bien qu’incarnés dans des individus distincts. Ce qui a cependant grande importance pour leur amitié, c’est le fait d’être élevés ensemble et d’avoir à peu près le même âge. « Chacun aime en effet quelqu’un de son âge », et c’est l’habitude d’être ensemble qui fait les compagnons. C’est précisément pourquoi l’amitié fraternelle ressemble à celle qui unit des compagnons.

Quant aux cousins et autres membres membres de la famille, ils ont, par les frères, un lien de parenté qui les unit entre eux, parce qu’en fait, ils tirent leur origine des mêmes personnes. D’ailleurs, ils sont les uns plutôt intimes, les autres plutôt étrangers selon la proximité ou l’éloignement du premier ancêtre commun en ligne directe.

D’autre part, l’amitié vouée aux parents par les enfants, comme par les hommes aux dieux, est de celles qui s’adressent à un être bon et supérieur, car ceux qu’on aime ainsi sont les auteurs des plus grands bienfaits. Ils sont en effet responsables de l’existence, de la nourriture et de l’éducation dès la naissance. Toutefois ce genre d’amitié a aussi son côté agréable et son côté utile, plus que celle qu’on voue aux gens extérieurs à la famille, dans la mesure où l’on partage plus étroitement son existence avec les parents.

Mais ce qu’on trouve en plus dans l’amitié fraternelle, ce sont précisément les faits que présente l’amitié entre les compagnons, et, plus encore entre personnes honnêtes, mais généralement entre personne semblables. D’autant que les frères sont liés plus intimement que personne et se vouent dès la naissance une affection mutuelle ; d’autant aussi qu’il n’y a pas de gens aux mœurs plus semblables que ceux qui sont issus des mêmes personnes et ont été éduqués de façon pareille. Ajoutons que l’épreuve du temps à laquelle ils soumettent leur amitié est on ne peut plus considérable et tout à fait sûre.

Les marques de l’amitié se retrouvent cependant aussi dans le reste de la parenté, mais proportionnellement au degré de parenté »

Le réalisme freudien

Freud S., Conférences d’introduction à la psychanalyse, XIII, 1917.

« Il est très instructif d’établir sous ce rapport une comparaison entre l’attitude de l’enfant à l’égard de ses frères et sœurs et celle à l’égard de ses parents. Le jeune enfant n’aime pas nécessairement ses frères et sœurs, et généralement il ne les aime pas du tout. Il est incontestable qu’il voit en eux des concurrents, et l’on sait que cette attitude se maintient sans interruption pendant de longues années, jusqu’à la puberté et même au-delà. Elle est souvent remplacée ou, plutôt, recouverte par une attitude plus tendre, mais, d’une façon générale, c’est l’attitude hostile qui est la plus ancienne. On l’observe le plus facilement chez des enfants de 2 ans et demi à 5 ans, lorsqu’un nouveau frère ou une nouvelle sœur vient au monde. L’un ou l’autre reçoit le plus souvent un accueil peu amical. Des protestations, comme : « Je n’en veux pas, que la cigogne le remporte », sont tout à fait fréquentes. Dans la suite, l’enfant profite de toutes les occasions pour disqualifier l’intrus, et les tentatives de nuire, les attentats directs ne sont pas rares dans ces cas. Si la différence d’âge n’est pas très grande, l’enfant, lorsque son activité psychique atteint plus d’intensité, se trouve en présence d’une concurrence tout installée et s’en accommode. Si la différence d’âge est suffisamment grande, le nouveau venu peut dès le début éveiller certaines sympathies : il apparaît alors comme un objet intéressant, comme une sorte de poupée vivante ; et lorsque la différence comporte huit années ou davantage, on peut voir se manifester, surtout chez les petites filles, une sollicitude quasi maternelle. Mais à parler franchement, lorsqu’on découvre, derrière un rêve, le souhait de voir mourir un frère ou une sœur, il s’agit rarement d’un souhait énigmatique et on en trouve sans peine la source dans la première enfance, souvent même à une époque plus tardive de la vie en commun. [...].

On trouverait difficilement une nursery sans conflits violents entre ses habitants. Les raisons de ces conflits sont : le désir de chacun de monopoliser à son profit l’amour des parents, la possession des objets et de l’espace disponible. Les sentiments hostiles se portent aussi bien sur les plus âgés que sur les plus jeunes des frères et des sœurs. C’est, je crois, Bernard Shaw qui d’a dit : s’il est un être qu’une jeune femme anglaise haïsse plus que sa mère, c’est certainement sa sœur aînée. Dans cette remarque il y a quelque chose qui nous déconcerte. Nous pouvons, à la rigueur, concevoir encore l’existence d’une haine et d’une concurrence entre frères et sœurs. Mais comment les sentiments de haine peuvent-ils se glisser dans les relations entre fille et mère, entre parents et enfants ?

Sans doute, les enfants eux-mêmes manifestent plus de bienveillance à l’égard de leurs parents qu’à l’égard de leurs frères et sœurs. Ceci est d’ailleurs tout à fait conforme à notre attente : nous trouvons l’absence d’amour entre parents et enfants comme un phénomène beaucoup plus contraire à la nature que l’inimitié entre frères et sœurs. Nous avons, pour ainsi dire, consacré dans le premier cas ce que nous avons laissé à l’état profane dans l’autre. Et cependant l’observation journalière nous montre combien les relations sentimentales entre parents et enfants restent souvent en deçà de l’idéal posé par la société, combien elles recèlent d’inimitié qui ne manquerait pas de se manifester sans l’intervention inhibitrice de la piété et de certaines tendances affectives. Les raisons de ce fait sont généralement connues : il s’agit avant tout d’une force qui tend à séparer les membres d’une famille appartenant au même sexe, la fille de la mère, le fils du père. La fille trouve dans la mère une autorité qui restreint sa volonté et est chargée de la mission de lui imposer le renoncement, exigé par la société, à la liberté sexuelle ; d’ailleurs, dans certains cas il s’agit entre la mère et la fille d’une sorte de rivalité, d’une véritable concurrence. Nous retrouvons les mêmes relations, avec plus d’acuité encore, entre père et fils. Pour le fils, le père apparaît comme la personnification de toute contrainte sociale impatiemment supportée ; le père s’oppose à l’épanouissement de la volonté du fils, il lui ferme l’accès aux jouissances sexuelles et, dans les cas de communauté des biens, à la jouissance de ceux-ci. L’attente de la mort du père s’élève, dans le cas du successeur au trône, à une véritable hauteur tragique. En revanche, les relations entre pères et filles, entre mères et fils semblent plus franchement amicales. C’est surtout dans les relations de mère à fils et inversement que nous trouvons les plus purs exemples d’une tendresse invariable, exempte de toute considération égoïste.

Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous parle de ces choses qui sont cependant banales et généralement, connues ? Parce qu’il existe une forte tendance à nier leur importance dans la vie et à considérer que l’idéal social est toujours et dans tous les cas suivi et obéi. Il est préférable que ce soit le psychologue qui dise la vérité, au lieu de s’en remettre de ce soin au cynique. Il est bon de dire toutefois que la négation dont nous venons de parler ne se rapporte qu’à la vie réelle, mais on laisse à l’art de la poésie narrative et dramatique toute liberté de se servir des situations qui résultent des atteintes portées à cet idéal ».

Genèse chapitre 4, versets 1-16

« L'homme eut des relations avec Ève, sa femme ; elle fut enceinte et mit au monde Caïn. Elle dit : J'ai produit ( en hébreu il est possible de traduire : je me suis acquis un homme) un homme avec le SEIGNEUR. Elle mit encore au monde Abel, son frère. Abel devint berger de petit bétail et Caïn cultivateur. Après quelque temps, Caïn apporta du fruit de la terre en offrande au SEIGNEUR. Abel, lui aussi, apporta des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse. Le SEIGNEUR porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande. Caïn fut très fâché, et il se renfrogna. Le SEIGNEUR dit à Caïn : Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n'agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et son désir se porte vers toi ; à toi de le dominer ! Caïn parla à Abel, son frère ; comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. Le SEIGNEUR dit à Caïn : Où est Abel, ton frère ? Il répondit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? Alors il reprit : Qu'as-tu fait ? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Maintenant, tu seras maudit, chassé de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. Caïn dit au SEIGNEUR : Ma faute est trop grande pour être prise en charge. Tu me chasses aujourd'hui de cette terre ; je serai caché, tu ne me verras plus, je serai errant et vagabond sur la terre ; et si quelqu'un me trouve, il me tuera. Le SEIGNEUR lui dit : Alors, si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois. Et le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que ceux qui le trouveraient ne l'abattent pas. Puis Caïn se retira de devant le SEIGNEUR et s'installa au pays de Nod ("Vagabondage"), à l'est d’Eden. »

Deuxième axe

Le renversement d’importance effectué par la fraternité lorsqu’on la classe en premier  lieu avant la liberté et l’égalité. Le filtrage se met à fonctionner autrement voire à l’envers par rapport au traitement précédent.

Tolstoï L., Le salut est en vous.

« Nous sommes tous frères, — et cependant, chaque matin, ce frère ou cette sœur va vider mon vase de nuit. Nous sommes tous frères, — et cependant il me faut chaque jour un cigare, du sucre, une glace et d’autres objets à la fabrication desquels mes frères et mes sœurs, qui sont mes égaux, ont sacrifié et sacrifient leur santé ; et moi je me sers de ces objets et même je les exige. Nous sommes tous frères, — et cependant je gagne ma vie dans une banque, dans une maison de commerce, dans un magasin qui ont pour résultat de rendre plus coûteuses toutes les marchandises nécessaires à mes frères. Nous sommes tous frères, — et cependant je vis du traitement qui m’est alloué pour interroger, juger, condamner le voleur ou la prostituée dont l’existence résulte de toute l’organisation de ma vie et qu’on ne doit, comme je le sais, ni condamner ni punir. Nous sommes tous frères, — et je vis du traitement qui m’est alloué pour percevoir des impôts de travailleurs besogneux et les employer au bien-être des oisifs et des riches. Nous sommes tous frères, — et je reçois un traitement pour prêcher aux hommes une prétendue foi chrétienne à laquelle je ne crois pas moi-même et qui les empêche de connaître la véritable ; je reçois un traitement comme prêtre, évêque, pour tromper les hommes dans la question la plus essentielle pour eux. Nous sommes frères, mais je ne fournis au pauvre que pour de l’argent mon travail de pédagogue, de médecin, de littérateur. Nous sommes tous frères, — et je reçois un traitement pour me préparer à l’assassinat ; j’apprends à assassiner, je fabrique des armes, de la poudre, je construis des forteresses ».

Evangile selon Matthieu, chapitre 12, versets 46-50                                                                                    

« Ta mère et tes frères sont là, dehors, qui cherchent à te parler », lui , répond :  « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?  Puis, étendant la main vers ses disciples, il dit : “Voici ma mère et mes frères. Car celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère.“ »

Livre des Actes des Apôtres, chapitre 1, versets 13-14

« Quand ils furent rentrés, ils montèrent dans la chambre à l'étage où ils se tenaient d'ordinaire ; il y avait Pierre, Jean, Jacques et André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Matthieu, Jacques, fils d'Alphée, Simon le Zélote et Judas, fils de Jacques. Tous, d'un commun accord, étaient assidus à la prière, avec des femmes, Marie, mère de Jésus, et les frères de celui-ci » 

Premier Epître de Pierre, chapitre 1, versets 1-2

« Pierre, apôtre de Jésus-Christ, à ceux qui ont été choisis et qui vivent en étrangers dans la dispersion — dans le Pont, en Galatie, en Cappadoce, en Asie et en Bithynie — tels qu'ils ont été désignés d'avance par Dieu, le Père, dans la consécration de l'Esprit, pour l'obéissance et l'aspersion du sang de Jésus-Christ : Que la grâce et la paix vous soient multipliées ! »

Evangile selon Matthieu, chapitre 18, versets 15-22.

« Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le seul à seul. S'il t'écoute, tu as gagné ton frère. Mais, s'il ne t'écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que toute affaire se règle sur la parole de deux ou trois témoins. S'il refuse de les écouter, dis-le à l'Eglise ; et s'il refuse aussi d'écouter l'Église, qu'il soit pour toi comme un non-Juif et un collecteur des taxes. Amen, je vous le dis, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. Amen, je vous dis encore que si deux d'entre vous s'accordent sur la terre pour demander quoi que ce soit, cela leur sera donné par mon Père qui est dans les cieux. Car là où deux ou trois sont rassemblés pour mon nom, je suis au milieu d'eux.

Alors Pierre vint lui demander : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu'il péchera contre moi ? Jusqu'à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois »

Troisième axe

Reste la sexualité présente dans la notion de fraternité et qu’il s’agit de traiter plus avant

Antigone, in : Sophocle, Théâtre complet, GF, Paris, 1964, p. 79

« Si j’avais dû laisser sans sépulture un corps que ma mère a mis au monde, je ne m’en serais jamais consolée ; maintenant je ne me tourmente plus de rien »

« Je me suis dit que, veuve, je me remarierais, et que, si je perdais un fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère, maintenant que mes parents ne sont plus sur la terre, je n’ai plus d’espoir qu’il m’en naisse un autre » ((Sophocle, p. 91). 

fr.wikisource.org/wik/Conversations_de_Goethe/Année_1827

Dans les Entretiens de Goethe avec Eckerman à la date du 28 mars 1827, les deux hommes commentent ainsi le passage de Sophocle sur lequel Hinrichs dans son récent livre sur la tragédie grecque s’est particulièrement appuyé. 

Eckermann commence ainsi :

« — On voit bien, dis-je, que dans cette théorie il ne pensait qu’à Antigone. Il semble aussi n’avoir eu devant les yeux que le caractère et la manière d’agir de cette héroïne, lorsqu’il a soutenu que l’amour pieux de la famille apparaît avec grande pureté dans l’épouse, et avec toute la pureté concevable dans la sœur, disant que seule la sœur pouvait avoir pour le frère un amour entièrement pur, sans sexe. »

Goethe prend alors la parole pour commenter curieusement ce passage en le prenant, au moins par hypothèse, pour une interpolation :

« Ainsi, dans Antigone, il y a un passage qui m’a toujours paru une tache, et je donnerais beaucoup pour qu’un bon philologue nous prouvât qu’il est interpolé et sans authenticité. Lorsque l’héroïne a, dans le cours de la pièce, exprimé tous les motifs excellents de ses actes, lorsqu’elle a montré la générosité de l’âme la plus pure, elle donne, au moment où elle va à la mort, un motif qui est tout à fait mauvais et qui touche presque au comique. Elle dit que ce qu’elle fait pour son frère, elle ne l’aurait pas fait pour ses enfants morts, si elle avait été mère, pour son époux mort, si elle avait été épouse ; car, dit elle, si mon mari était mort, j’en aurais pris un autre ; si mes enfants étaient morts, j’aurais eu de mon nouveau mari d’autres enfants ; mais il n’en est pas de même pour mon frère. Je ne peux pas retrouver un nouveau frère, car mon père et ma mère sont morts, et ainsi je n’ai plus personne qui puisse me donner un frère. C’est là du moins le sens nu de ce passage, qui, selon moi, placé dans la bouche d’une héroïne marchant à la mort, trouble l’émotion tragique, paraît très-recherché et beaucoup trop semblable à un calcul de dialecticien. Je le répète, je désirerais bien qu’un philologue prouvât que ce passage est apocryphe ».                                        

Pour une conclusion

Ricœur P., Philosophie de la volonté, vol. I : Le volontaire et l’involontaire, Aubier-Montaigne, Paris, 1967, p. 407.

« L’évocation de la naissance n’est pas familière aux philosophes ; la mort est plus pathétique ; les pires menaces semblent venir au-devant de nous. Or, notre naissance, parce qu’elle est révolue, ne nous menace pas. Mais c’est précisément parce qu’elle est révolue qu’elle tient en germe toutes les foliations de cette nécessité qui portent ombrage à ma liberté. Malheureusement, la réflexion qu’elle appelle est à peu près impraticable ; le mot de naissance évoque n ensemble d’idées confuses mais aucune ne correspond à une expérience objective et qui ne semblent susceptibles que d’une élucidation scientifique » (Ricœur P., Philosophie de la volonté, vol. I : Le volontaire et l’involontaire, Aubier-Montaigne, Paris, 1967, p. 407).

Ricœur P., Philosophie de la volonté, vol. I : Le volontaire et l’involontaire, Aubier-Montaigne, Paris, 1967, p. 411.

Dans ses pages sur la naissance, Ricœur se donne le projet d’éclairer faiblement ce thème :

« Ma naissance en première personne n’est pas une expérience, mais l’en-deçà nécessaire de toute expérience ; cette nécessité d’être né pour exister este à l’horizon de la conscience, mais est exigée comme horizon par la conscience même ; le Cogito implique l’antériorité de son commencement en deçà de sa propre aperception. Comment, à défaut d’un souvenir de ma naissance, susciter le pressentiment du commencement comme limite au sein même de la conscience ? Il n’est pas d’autres moyens que de s’attacher à ces connaissance objectives et scientifiques qui sont notre savoir sur la naissance, et de tenter de nous les appliquer, de les intérioriser en quelque sorte ; et effort à la limite du savoir objectif est en un sens l’échec du savoir, mais, dans l’évanouissement de ce savoir, quelque chose sera suggéré comme la nécessité en première personne de mon commencement ».