La chair est-elle toujours faible
La chair est-elle toujours faible ?
Théophile du 26 septembre 2023
Théophile. Séance du 26 septembre 2023
Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, Pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, Professeur de philosophie
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Le terme chair dans la Bible
La chair ou l’inscription de l’être humain dans le temps et l’espace
Le corps de chair et de sang
« La chair de nudité » ou le sexe dans le Premier Testament
La chair dans le Nouveau Testament
La force de la chair
La cité de Dieu et la cité de la chair
L’élision cartésienne de la chair
Une réhabilitation, au XIXe siècle, de la notion de chair
Un travail moderne sur la chair
Pouvons-nous résoudre le problème de l’akrasie sans faire appel à quelque péché originel ou à quelque impuissance native ?
Conclusion
TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU 26 SEPTEMBRE 2023
Textes théologiques 13
La chair ou l’inscription de l’être humain dans l’espace et dans le temps
Le corps de chair et de sang
« La chair de nudité » ou le sexe dans le Premier Testament
La chair dans le Nouveau Testament
Textes philosophiques
La cité de la chair et la cité de Dieu
L’absence radicale de la notion de chair chez Descartes, qui ne travaille guère qu’avec la notion de corps uni à l’esprit
Défense de la notion chrétienne de chair par Schopenhauer
La chair du désir sexuel selon Sartre
La résolution du problème de l’akrasie ne consiste pas à diaboliser la chair, mais elle ne consiste pas non plus à mettre entre parenthèses la loi morale
Le terme chair dans la Bible
Nous allons partir de la multiplicité de sens du mot chair en hébreu, dans l’Ancien Testament.
En hébreu, c’est le terme basar בשר que l’on traduit par σαρξ dans la Septante et qui donne chair en français. Si certains textes du Premier Testament utilisent le terme בשר. basar pour parler de la viande (Nb 11, 4), le terme est employé pour désigner l’être humain dans sa corporéité et dans son existence terrestre éphémère. Le terme est donc très souvent employé en opposition avec la divinité et toutes ses propriétés d’éternité.
בשר basar sert à dire chair et corps.
La chair ou l’inscription de l’être humain dans le temps et l’espace.
Dans le Premier Testament on trouve l’expression « toute chair » qui peut vouloir dire tous les êtres humains, ou tous les êtres sensibles, humains et animaux confondus.
Genèse 6 : 17-18
Et quant à moi je vais faire venir le déluge sur la terre, pour détruire toute chair qui, sous le ciel, a souffle de vie ; tout ce qui est sur la terre périra. Mais avec toi j'établirai mon alliance ; tu entreras dans l'arche, avec tes fils, ta femme et tes belles-filles.
On notera ici que le terme de chair est employé pour désigner tout ce qui vit, humains et animaux, alors que dans les deux premiers récits de création dans le livre de la Genèse, on emploie le terme אדם adam pour parler de l’être humain. Rappelant ainsi qu’il est tiré du sol, et qu’il est façonné par Dieu à partir de l’argile rouge du sol. La racine adam voulant dire terre mais aussi dire rouge. Dans ces récits, c’est le souffle de Dieu qui anime les corps et leur donne la vie. Quand le terme chair est employé, il s’agit toujours de rappeler le caractère mortel de l’être humain, et la contrainte de la génération entre naissance et mort. Ainsi, dans le passage étrange des relations entre les filles des humains avec les Nephilim, (terme qui peut vouloir dire : ceux qui sont tombés du ciel dans la mort), on emploie le mot chair pour parler de l’humanité créée pourtant par Dieu.
Genèse 6 : 1-4
Lorsque les humains eurent commencé à se multiplier sur la terre et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des humains étaient belles et ils prirent pour femmes toutes celles qu'ils choisirent. Alors le SEIGNEUR dit : Mon souffle ne restera pas toujours dans l'être humain, car celui-ci n'est que chair ; ses jours seront de cent vingt ans. En ces jours-là — et encore après cela — les Nephilim étaient sur la terre, lorsque les fils de Dieu vinrent vers les filles des humains et qu'elles leur donnèrent des enfants : ce sont là les héros d'autrefois, les hommes de renom.
Dans ce texte situé juste avant le récit mythique du déluge, les Fils de Dieu sont des êtres divins tels que les décrit le premier livre d’Hénoch 6:1b, aussi appelé Livre des veilleurs :
Hénoch 6:1b
« Il arriva que lorsque les humains se furent multipliés, il leur naquit des filles fraîches et jolies. Les anges, fils du ciel, les regardèrent et les désirèrent et ils se dirent l’un à l’autre : « Allons nous choisir des femmes parmi les humains et engendrons nous des enfants ». 7,1 ss Ils prirent pour eux des femmes, une pour chacun d’eux et ils se mirent à les approcher et à se souiller à leur contact. Ils leur enseignèrent les drogues, les charmes, la botanique et ils leur montrèrent les herbes. Les femmes conçurent et enfantèrent les géants, hauts de trois mille coudées, qui dévorèrent tout le fruit du labeur des hommes. »
Le livre d’Hénoch, qui porte le nom du descendant d’Adam dans la généalogie du chapitre 5 de la Genèse pourrait remonter au début du IVe siècle avant JC, ce qui en ferait un texte contemporain des versions les plus récentes de la Genèse. Hénoch est, dans l’imaginaire hébreu, celui qui donne l’écriture et le découpage du temps en mois et saisons aux hommes.
L’emploi du mot chair en Genèse 6, dans le contexte d’un mythe tiré d’Hénoch, lui donne une connotation temporelle essentielle pour comprendre son aspect péjoratif. Les géants sont ici divisés entre l’éternité des fils du ciel et le caractère mortel des filles humaines. Ils représentent une figure de l’excès, de l’ubris. Si l’humain n’est que chair, c’est-à-dire mortel, il faut qu’il s’en souvienne pour ne pas confondre ce qui est divin et ce qui est humain. C’est sans doute dans cette distorsion entre finitude et éternité que la notion de chair se déploie. Elle est l’affirmation, contre les prétentions démesurées de l’homme à se prendre pour Dieu, d’une condition humaine mortelle.
Dans le livre du prophète Jérémie, l’homme qui fait confiance à la chair, et donc aux forces humaines uniquement est décrit comme un malheureux :
Jérémie 17 : 5-6
Ainsi parle l'Éternel :
Maudit soit l'homme qui se confie dans un être humain,
Qui prend la chair pour son appui,
Et qui écarte son cœur de l'Éternel !
Il est comme un genévrier dans la steppe,
Et il ne voit pas arriver le bonheur ;
Il habite les lieux brûlés du désert,
Une terre salée et sans habitants.
Le corps de chair et de sang.
Le terme chair est employé pour parler de ce qui vit, animaux ou humains. C’est le sang qui anime la chair et lui donne la vie, d’où l’insistance dans tous les rites juifs sur la façon de traiter la vie, c’est-à-dire le sang que Dieu a placé dans les êtres vivants. Ce sang est sacré et l’être humain ne doit pas y toucher. Sinon, il est souillé, il mélange le règne divin avec le règne charnel et transgresse ainsi des frontières qui garantissent l’ordre du monde voulu par Dieu contre le chaos.
Lévitique 17 : 10-14
" Si un homme de la maison d'Israël ou parmi les immigrés qui séjournent au milieu d'eux mange du sang, quel que soit ce sang, je me retournerai contre celui qui mange le sang et je le retrancherai du sein de son peuple. Car la vie de la chair est dans le sang. C'est moi qui l'ai placé pour vous sur l'autel, afin de faire l'expiation sur vous, car c'est le sang qui, par la vie, fait l'expiation. C'est pourquoi j'ai dit aux Israélites : Aucun d'entre vous ne mangera du sang. L'immigré qui séjourne au milieu de vous ne mangera pas non plus de sang. Si un homme parmi les Israélites ou parmi les immigrés qui séjournent au milieu d'eux prend à la chasse un animal ou un oiseau qui se mange, il en répandra le sang et le couvrira de poussière. Car la vie de toute chair, c'est son sang, par sa vie, et j'ai dit aux Israélites : Vous ne mangerez le sang d'aucune chair, car la vie de toute chair, c'est son sang ; quiconque le mangera sera retranché. »
Il n’est donc pas étonnant que la chair soit employée pour décrire des corps sans vie après une bataille. Blessée par la guerre, vidée de son sang, la chair est appelée à la disparition et traitée sans égard par les ennemis. Dans le Psaume 79, par exemple on peut lire de quelle façon sont traités les corps dans la guerre.
Psaume 79
« Psaume d’Asaph
Ô Dieu, les nations ont envahi ton patrimoine, elles ont rendu impur ton temple sacré, elles ont fait de Jérusalem un monceau de pierres.
Elles ont livré les cadavres de tes serviteurs en pâture aux oiseaux du ciel, la chair de tes fidèles aux animaux de la terre ; elles ont répandu leur sang comme de l'eau aux alentours de Jérusalem, et il n'y avait personne pour les ensevelir. Nous sommes exposés aux outrages de nos voisins, aux moqueries, aux railleries de ceux qui nous entourent. »
« La chair de nudité » ou le sexe dans le Premier Testament
Genèse 2 : 23-24
« Le SEIGNEUR Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise à l'homme, et il l'amena vers l'homme. L'homme dit : Cette fois c'est l'os de mes os, la chair de ma chair. Celle-ci, on l'appellera « femme », car c'est de l'homme qu'elle a été prise.
C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. »
Si la première vivante, dans le mythe de création du jardin d’Eden, est tirée de l’homme, elle sera chassée avec lui en ayant pris conscience de sa nudité et de celle de son vis-à-vis. Cette question de la nudité de celle et ceux qui sont de la même famille, de la même chair, est très clairement réglementée et l’on ne doit pas découvrir la nudité d’un parent, qui est sa propre chair. On le voit : la chair a donc une connotation intime et évoque une pudeur particulière. Elle n’est pas seulement matière organique animée par le sang. Elle renvoie à l’origine et donc à la sexualité.
Dans plusieurs textes, les traductions françaises ont de la peine à retranscrire cette synonymie entre chair et sexe et gomment le plus souvent une acception du terme chair qui nous éclaire sur le lien très étroit qui existe entre la sexualité et la chair dans les textes hébreux. Dans le livre de l’Exode, Dieu prescrit à Moïse de faire des vêtements particuliers pour les prêtres afin de couvrir la « chair de nudité » :
Exode 28 : 42
« Fais-leur des caleçons de lin pour couvrir leur nudité (en hébreu : la chair de nudité) ; ils iront des reins aux cuisses. Aaron et ses fils les prendront quand ils entreront dans la tente de la rencontre ou quand ils approcheront de l’autel pour officier dans le sanctuaire, afin de ne pas se charger d’une faute et mourir. Loi immuable pour lui et sa descendance après lui. »
Dans le livre du Lévitique, on retrouve le mot chair pour dire les organes sexuels du prêtre :
Lévitique 6 : 2-3 :
« Voici le rituel de l’holocauste : cet holocauste reste sur le brasier de l’autel toute la nuit jusqu’au matin, et le feu de l’autel y brûle. Le prêtre revêt sa tunique de lin et revêt des caleçons de lin sur sa chair ; il enlève les cendres grasses qui proviennent de la combustion de l’holocauste sur l’autel et les place à côté de l’autel ».
Dans le même livre, dans un contexte pathologique, le sexe masculin est aussi explicitement appelé la chair de cet homme :
Lévitique 15 : 1-2 :
Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse et à Aaron : « Parlez aux fils d’Israël ; vous leur direz : « Quand un homme est atteint d’un écoulement dans ses organes (en hébreu : sur sa chair), cet écoulement est impur. »
Ailleurs, dans une allusion sans équivoque, les voisins du peuple d’Israël, les Égyptiens, sont définis par leur sexe démesuré. On les qualifie comme étant : grands de chair.
Ézéchiel 16 : 26 :
« Tu t'es prostituée avec les Égyptiens, tes voisins au membre énorme, (en hébreu: grands de chair) tu m'as contrarié en multipliant ta prostitution. »
Quant aux Babyloniens ou au Assyriens, ils sont comparés à des ânes et Jérusalem est comparée à une prostituée qui va jouir avec eux.
Ezéchiel 23 : 20
« Elle s'est prise de passion pour des impudiques au membre d’âne (en hébreu : à la chair d’âne), qui éjaculent comme des chevaux (en hébreu : comme une chair de chevaux). »
C’est une façon de parler métaphoriquement de l’infidélité rituelle des Judéens qui se sont tournés vers des cultes païens.
On peut en tirer comme conséquence que la chair est vue de manière péjorative quand elle est liée à une conduite infidèle aux commandements de Dieu. Il faut dire que c’est par cette chair que s’accomplit la vocation du peuple de Dieu. Si l’on en use dans un autre but que celui que la vocation de Dieu poursuit, on se trouve en état d’infidélité et de péché.
La chair dans le Nouveau Testament
Avec l’hellénisation de la culture juive, la chair (sarx, σάρξ) se trouve confrontée dans la langue même au corps σῶμα (soma). La distinction entre chair et soma garde l’ambiguïté d’une greffe langagière jamais vraiment assimilée. On trouve des sémitismes dans le Nouveau Testament qui reprennent le sens neutre de la chair comme groupe de vivants, comme par exemple dans : « toute chair » ou encore « une seule chair » dans Marc 10:8.
On remarque que les Évangiles ne vont pas employer souvent le terme de chair, le corps y est d’ailleurs souvent traité comme un organisme qui a besoin d’être guéri ou sauvé, non pas parce qu’il serait le lieu d’une volonté de faire le mal, mais davantage comme le lieu où les dérèglements et le retour du chaos se manifeste, entraînant la maladie ou le handicap. Ces maux, plus que moraux, sont avant tout des désordres du monde, comme il peut s’en produire dans toute matière vivante. Les rituels et les paroles de pardon interviennent alors comme ce qui retisse l’alliance avec Dieu et donc, recrée l’humain dans l’harmonie voulue par Dieu. Jésus n’use presque que de la parole pour recréer cet humanité avec Dieu. La parole a pouvoir de distinction, de coupure entre les choses qui étaient confuses. La parole ordonne le chaos.
En revanche, Paul, dans sa mission au sein du monde hellénisé va se servir abondamment de la notion de chair et presque toujours dans un sens négatif. Dans l’épître aux Romains, où Paul théorise l’existence selon le règne de la chair, il la décrit comme une puissance ennemie de Dieu. Seule la participation à la mort du Christ sur la croix permet de s’affranchir de cette chair qui fait tomber l’humain dans le péché. La mort de la chair est perçue comme une ouverture vers une vie dégagée des passions de celle-ci et donc exclusivement spirituelle.
Romains 8 : 4-8
« Car — chose impossible à la loi, parce que la chair la rendait sans force — Dieu, en envoyant son propre Fils dans une condition semblable à la chair du péché, en rapport avec le péché, a condamné le péché dans la chair, pour que la justice requise par la loi soit accomplie en nous qui marchons, non selon la chair, mais selon l'Esprit. En effet, ceux qui sont sous l'emprise de la chair s'accordent aux tendances de la chair, tandis que ceux qui sont sous l'emprise de l'Esprit s'accordent aux tendances de l'Esprit. Or la chair tend à la mort ; l'Esprit, lui, tend à la vie et à la paix. Car la chair tend à s'ériger en ennemie de Dieu, parce qu'elle ne se soumet pas à la loi de Dieu : elle en est même incapable. Ceux qui sont sous l'empire de la chair ne peuvent plaire à Dieu. »
Galates 5, 19-25
Or, les œuvres de la chair sont évidentes, c'est-à-dire inconduite, impureté, débauche, idolâtrie, magie, hostilités, discorde, jalousie, fureurs, rivalités, divisions, partis-pris, envie, ivrognerie, orgies, et choses semblables. Je vous préviens comme je l'ai déjà fait : ceux qui se livrent à de telles pratiques n'hériteront pas du royaume de Dieu.
Mais le fruit de l'Esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi ; la loi n'est pas contre de telles choses.
Ceux qui sont au Christ-Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs. Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi par l’Esprit.
Tels sont quelques sens, peu homogènes, dans lesquels l’Ancien et le Nouveau Testaments prennent la chair et qui se caractérisent, pour un grand nombre d’entre eux, en prenant le contrepied du proverbe célèbre - la chair est faible - que l’on croit généralement pouvoir rattacher à la Bible alors qu’il dit fort souvent à peu près le contraire, c’est-à-dire que sa force est capable de faire plier celle de l’esprit, dans son intelligence et dans sa volonté. Le proverbe paraît n’avoir comme seul mérite que d’introduire la chair dans un jeu de forces où elle paraît le plus souvent largement dominante.
La force de la chair
C’est bien aussi l’hétérogénéité des sens de la chair qui frappe en philosophie. Après avoir distingué ces divers sens de la chair dans l’Ancien et le Nouveau Testaments, je voudrais à la fois resserrer le propos pour répondre à la question qui nous était proposée de la prétendue faiblesse de la chair - la chair est-elle faible ? Et en quels sens pourrait-elle l’être ? - et l’étendre puisque les philosophies, depuis l’Antiquité, ont largement eu recours à ces divers sens de la chair, en sachant pertinemment qu’elles le doivent à la culture grecque certes, mais aussi à la culture juive et chrétienne. Les philosophies ont rencontré la notion de chair sur deux points essentiels qui ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre : celui, métaphysique ou ontologique, de la question de l’union de l’âme et du corps (dans laquelle la chair va jouer un rôle assez encombrant, au point que certains philosophes estimeront que le concept de corps suffit pour la traiter sans qu’on ait à le redoubler par la notion de chair) et celui, plus éthique, plus moral, de la faiblesse qui serait censée résulter, pour notre âme ou pour notre esprit, de sa liaison intime avec le corps. C’est cette seconde acception qui va nous servir de fil conducteur ; elle est très proche de celle qui vient d’être vue avec Paul, encore qu’elle n’ait pas forcément son origine chez Paul qui connaissait bien la philosophie grecque et qui semble lui faire un large emprunt sur ce point en lui donnant toutefois très vraisemblablement un tout autre sens. Nous ne rencontrerons la question de l’âme et du corps que pour autant qu’il est nécessaire de la poser afin de traiter du problème éthique de la faiblesse de l’âme liée au corps et que l’on attribue souvent autant que confusément à la chair.
Il semble que le dicton ou la locution proverbiale qui vient d’être cité - la chair est faible - soit prononcé toutes les fois que l’on est témoin de fautes qui tiennent essentiellement à la faiblesse de notre volonté en face de ce que nous appelons la chair censée être la cause de cette défaillance ; ou lorsqu’on est soi-même l’auteur de ce type de fautes. Sans doute, la chair et le corps paraissent-ils souvent synonymes et si la religion chrétienne parle de résurrection de la chair, elle semble dire indifféremment que les corps seront sauvés et que, par conséquent, la résurrection les concerne au même titre qu’elle concerne la chair. Sans doute aussi la chair est-elle opposée à l’esprit, censé devoir être plus fort qu’elle, de la même façon que, avec ou sans référence au platonisme, le corps est opposé à l’âme ou à l’esprit. Mais, même dans cette dernière acception, on voit que cette identification de la chair au corps est fragile, voire impossible : on n’oppose pas le corps à l’âme comme on oppose la chair à l’esprit ; et, par conséquent, on ne peut pas non plus unir l’âme au corps comme on unit la chair à l’esprit. On peut d’entrée de jeu tenter de comprendre pourquoi.
Si le corps peut assez facilement être traité comme un ensemble d’organes ou comme un organisme, qui individualise chaque être vivant, et par conséquent chaque être humain ; ce n’est pas le cas de la chair, qu’on oppose volontiers communément, dans le corps même, aux parties dures (comme en témoigne l’expression « la chair et les os ») et qui ne paraît guère individualiser : on est très peu individualisé par ses viscères, son sang, du moins dans la biologie sommaire qui parle de chair. De plus, la vulnérabilité de la chair, que l’on peut trancher, percer, meurtrir, contusionner, qui peut se cyanoser, s’enfler, n’est pas exactement la fragilité du reste du corps qui peut mieux résister, même si les os peuvent être fracturés, fracassés ; la chair n’est pas soumise aux mêmes maux que les parties dures, si j’ose dire. Mais c’est surtout dans leur transposition à l’éthique, au champ moral, que ces notions changent profondément. Ce qu’on appelle la chair ne fait pas opposition à ce qu’on appelle l’esprit, tant à l’intelligence de cet esprit qu’à sa volonté, de la même façon que le fait le reste du corps ou que ce qu’on appelle le corps à ce même esprit. L’éthicien qui parle de la « chair » en fait quelque chose d’intermédiaire entre le corps et l’esprit ; il tend à mettre l’accent sur notre passivité, notre paresse, sur notre peu de résistance au mal, à l’attrait du mal, sur l’inclination, désignée par les Grecs - et par Aristote, en particulier, dans son L. VII de l’Éthique à Nicomaque - du mot d’akrasia (ἀκρασία), mal traduit par incontinence, qui nous porte, soit individuellement, soit collectivement, à ne pas faire le bien dont nous avons pourtant l’intelligence ou le projet et à faire le mal dont nous n’avons pourtant pas initialement le projet ; cela sans décision à proprement parler de notre part. C’est par un de ses sens principaux que nous disons que la chair est faible. Nous ne travaillons pas autant que nous le voudrions ; nous préférons dormir, nous reposer ou nous distraire plutôt que travailler ; nous ne résistons pas à des plaisirs faciles mais dangereux par leurs conséquences. Les auteurs de prières le savent bien, puisque certaines d’entre elles - et non des moindres - demandent à Dieu de nous préserver de la tentation de succomber au mal. Ce n’est pas tellement à la malversation directe ni à la perversion directe que nous entraînerait la chair, mais à la faiblesse qui fait que nous y céderions. Étrange demande qui laisse penser que si Dieu avait été réellement bon, il ne lui aurait rien coûté de glisser en chacun de nous un penchant à « bien œuvrer » plutôt qu’à « mal œuvrer » ; alors qu’il nous laisse voués à la difficulté de nous lever au moins certains matins et de passer dans la peine les heures de nuit à achever un travail, quand ce ne sont pas les heures du jour que nous traversons ainsi.
Ceux qui mettent l’accent, en éthique, sur le corps plutôt que sur la chair et qui vont jusqu’à rejeter entièrement la notion de chair pour la raison qu’elle est impropre au travail philosophique, comme c’est le cas de Descartes - qui ne consacre pas une seule occurrence à la « chair » dans le traité des Passions de l’âme (1649) -, voient les choses très différemment et ne comprennent pas les fautes comme étant quelque chose qui, dans notre âme, liée au corps, la rendrait pour cette raison inéluctablement passive à elle-même ; si le corps est une machine composée, il n’est pas, en soi et par soi, plus vicieux que l’âme. L’âme peut, en effet, jouir d’une volonté infinie ; et, pour cette raison même, elle n’a pas à incriminer le corps quand elle défaille, mais elle a plutôt à s’en prendre à elle-même ; elle est, dans son union avec le corps, sa propre gouverne et ce qui assure le gouvernement de ce corps. L’âme ne doit pas sa passivité au corps ; elle se la devrait plutôt à elle-même, étant en quelque sorte passive à elle-même : ce qui ne la rend d’ailleurs pas, dans cette passivité, plus mauvaise que ne l’est le corps. Les passions de l’âme sont toutes bonnes pour Descartes.
Mais un grand nombre de philosophes - sinon la plupart d’entre eux - ne se satisferont pas de cette mise à l’écart de la chair comme on vient de l’apercevoir dans sa radicalité chez Descartes et à un degré moindre chez Platon, et ils chercheront, par-delà le cartésianisme, à redonner un sens à la notion de chair. Pas forcément pour faire retour au christianisme paulinien - celui de Romains, VII, 18-20 [1] - ni plus directement à la doctrine du Christ [2] ; ainsi, des philosophes, qui font profession d’athéisme, comme Schopenhauer ou Sartre, sans ignorer le cartésianisme mais en prenant le contrepied de celui-ci, n’hésiteront pas à recourir à la notion de chair, en dépit de son caractère vague et obscur, voire en exploitant ce caractère même. Celui qui est allé le plus loin dans ce sens est Merleau-Ponty qui, venant du catholicisme mais n’arborant pas une philosophie particulièrement chrétienne, après avoir écrit des textes qui ne comportent pas la notion de chair, prétend devoir se servir de façon fondamentale de cette notion. C’est toutefois du côté de Sartre que nous trouverons, ici, un usage pertinent de cette notion de chair. Nous ne développerons pas pour autant une philosophie de la chair, laquelle nous semble seulement recouvrir de façon obscure les notions qu’il serait plus utile de travailler et nous proposerons du problème de l’akrasie une solution qui se passe complètement de la notion de chair, laquelle masque l’essentiel plutôt qu’elle n’aide à le résoudre.
[1] …18 Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair : j'ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien. 19 Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. 20 Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi.
[2] Qui n’a probablement pas professé ce que Paul lui fait dire.
La cité de Dieu et la cité de la chair
Commençons par regarder comment un philosophe délibérément religieux se sert de la notion de chair. C’est le cas de Saint Augustin.
Choisissons, dans La cité de Dieu (427), ce texte parmi une multitude que nous aurions pu citer :
« Trahissant le bien souverain et propre aux bons, inclinés vers un moindre bien, commun aux bons et aux méchants, les enfants de Dieu se laissent prendre à l’amour des faibles et, pour les obtenir, ils tombent dans les mœurs de la cité de la terre, ils abjurent la piété qu’ils gardaient dans la société sainte. Car, s’il est vrai que la beauté du corps, œuvre de Dieu, soit un bien, elle n’est cependant qu’un bien temporel, charnel, inférieur ; et c’est l’aimer d’un amour mauvais que de la préférer à Dieu, au bien éternel, intérieur, immuable ». (La Cité de Dieu, éd. du Seuil, Paris, 1994, vol. II, p. 235).
La cité humaine ne peut pas promouvoir à elle seule tous les biens qui peuvent assurer le salut des hommes. La justice de l’État romain ou des colonies qui lui sont soumises (Augustin fut évêque d’Hippone qui se trouve aujourd’hui au Nord-est de l’Algérie) ne laisse que trop apparaître son insuffisance et, surtout, elle impose un très mauvais modèle à ceux qui aspirent à plus de justice. La recherche des richesses, de l’honneur, de l’ambition, de l’amour des beaux corps, n’est pas complètement condamnable puisqu’il faut bien que vive la cité des hommes et c’est bien en raison de cette exigence qu’elle le permet ; elle est digne de choix, comme Aristote aurait dit de ces valeurs ; mais cette cité laisse béante la place à un appel de valeurs supérieures à celles qu’elle promeut. Cette tâche de se hisser de l’intérieur de la société des hommes pour incarner ou donner corps à des valeurs supérieures n’est pas à notre portée d’individus œuvrant seuls : la médiation du Christ est évidemment désignée là en creux : « Il a donc fallu que le médiateur entre Dieu et nous possédât une mortalité transitoire et une béatitude permanente pour être conforme, par ce qui passe, aux hommes voués à la mort et les transférer d’entre les morts à ce qui demeure » (La Cité de Dieu, Institut d’études augustiniennes, Paris, 1993, 1er vol., p. 531). Telle est la « narration » chrétienne.
On aperçoit le rôle de la philosophie selon Augustin qui est d’introduire de l’ordre dans cette narration, d’établir des liaisons conceptuelles entre des notions qui sont éparses dans les textes bibliques ; cet ordre s’entend aussi d’une façon hiérarchique : il y a des ordres qui valent mieux que d’autres, même si les besoins de l’esprit (ceux du Royaume de Dieu) apparaissent comme en creux du fond des besoins et des désirs de la chair.
De ce point de vue, Pascal, qui n’est pas toujours fidèle à Augustin - loin de là ! -, reprendra à son compte ce schéma augustinien dans les Pensées. La chair a son ordre : il faut bien manger, se conserver, se reproduire, se préserver, être gouvernés ; et il faut bien, pour parvenir à ce gouvernement, des « grands de chair » comme les appelle Pascal (Laf., 308) mais cela s’effectue par des valeurs qui, pour être nécessaires, ne sont pas ultimes et qui doivent être relativisées. C’est le fait qu’elles apparaissent comme ultimes qui est le péché : péché contre l’esprit, qui peut proposer des valeurs supérieures à celle de la chair, péché contre la charité qui offre aux hommes des valeurs infiniment supérieures à toutes les autres. Il nous est, à nous autres hommes, inévitable d’avoir des besoins et des passions à satisfaire ; et c’est proprement cette nécessité qui est appelée chair tant par Pascal que par Augustin. De plus, il faut bien que les valeurs s’incarnent, existent ; et si nous en avions eu le temps, nous aurions montré avec Hobbes qui, en dépit de sa réputation d’athéisme, est peut être autant un philosophe religieux qu’un philosophe de la religion, qu’il est nécessaire à Dieu de s’incarner et aux valeurs divines de se faire chair ; la chair devenant ainsi une sorte de principe existentiel, d’individuation, qui rend nécessaire une matérialité au divin. Ne parle-t-on pas de résurrection de la chair, tandis que les corps seront jugés ?
L’élision cartésienne de la chair
Passons maintenant à un philosophe qui s’est radicalement passé de la notion de chair. Contemporain, à peu d’années près, de Pascal [1] et de Hobbes [2], Descartes va tenter une tout autre démarche, en évacuant, quoiqu’en se gardant prudemment de le proclamer, l’usage de la notion de chair du propos d’une éthique rationnelle, au point qu’une personne qui ne saurait pas que notre langue comporte le mot chair, ne pourrait pas le conjecturer en lisant Descartes. La pensée rigoureuse des passions dont l’éthique propose le gouvernement par notre volonté - un gouvernement qui, au bout du compte, n’est pas si difficile et s’effectue sans l’aide explicite de Dieu - se passe absolument de cette notion. Mal pensée et, lorsqu’on la laisse s’introduire tout de même sur le terrain éthique, superfétatoire et inutile, la notion de chair surcharge la pensée qui doit travailler avec seulement un minimum de notions claires et distinctes pour penser les problèmes théoriques, techniques (médicaux, en particulier) et moraux. C’est alors que nous devons faire exister, par notre corps, dans le monde, des valeurs qui résultent du jeu de nos passions, dont aucune n’est mauvaise, pourvu que nous en gardions toujours volontairement la maîtrise.
« Or il n'y a rien que cette nature m'enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j'ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire, quand j'ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant je ne dois aucunement douter qu'il n'y ait en cela quelque vérité. La nature m'enseigne aussi, par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l'union et comme du mélange de l'esprit avec le corps. Outre cela, la nature m'enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels je dois poursuivre les uns et fuir les autres. Et certes, de ce que je sens différentes sortes de couleurs, d'odeurs, de saveurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc., je conclus fort bien qu'il y a dans les corps, d'où procèdent toutes ces diverses perceptions des sens, quelques variétés qui leur répondent quoique peut-être ces variétés ne leur soient point en effet semblables. Et aussi, de ce qu'entre ces diverses perceptions des sens, les unes me sont agréables, et les autres désagréables, je puis tirer une conséquence tout à fait certaine, que mon corps (ou plutôt moi-même tout entier, en tant que je suis composé du corps et de l'âme) peut recevoir diverses commodités ou incommodités des autres corps qui l’environnent ». (Méditations métaphysiques [1641 en latin, 1647 en français], méditation VI, Paris, Garnier T. II, p. 492 - 493).
Mais, même si Descartes récuse, au moins en partie, que notre âme soit unie au corps à la façon d'un pilote en son navire, il n'en demeure pas moins que nous devions travailler et être toujours prêts à bien user de nos passions, à éviter leurs excès et à savoir les prévoir (Les Passions de l’âme [1649], art. 211).
Une réhabilitation, au XIXe siècle, de la notion de chair
Toutefois, cette remarquable éthique, en apparence très exigeante en sa rationalité, et surtout par laquelle Descartes se révèle un chaud partisan de la pratique du rasoir d’Occam [3], ne saurait tenir toutes ses promesses de rigueur. Pour deux raisons au moins. La première tient à la distorsion entre la façon dont on vit la pensée en première personne tandis qu’on vit le corps sur le mode de la troisième personne. On essaie d’articuler ensemble quelque chose qui ne peut pas du tout être un objet, mais qui ne peut qu’être un sujet, avec quelque chose qui est un objet. Il faudrait trouver des façons d'exprimer l’expérience du « corps propre » comme nous disons aujourd’hui. Merleau-Ponty a largement tenté de le faire, en étendant le « je suis » que Descartes avait eu tendance à réserver au « je pense » ou au « je suis une pensée » au corps même, exprimant ma façon d’être un corps par la formule elle-même très discutable dans sa généralité : « je suis un corps » ou « je suis mon corps », qui serait la formule même du corps vécu, du corps propre ; ce qui est tout au plus l’indication d’un travail qui reste entièrement à faire mais qui n’exclut nullement toutes les variations de « j’ai un corps ». Mais il est au moins une seconde raison qui est que cette évacuation de la chair hors de l’éthique est très injuste ; ce qu’a montré Schopenhauer dans un texte que nous voudrions lire.
L’athée qu’est Schopenhauer repère, en effet, un point remarquable du christianisme qui tient dans une identification, qu’il estime essentielle pour la philosophie elle-même, de la chair et du péché. La chair ne nous individualise pas ; l’individualisation qu’elle paraît assurer par nos douleurs, à nos souffrances, nos peines, n’est qu’illusion :
« [L’individu], dans [son] ardeur de vouloir, qui est sa substance même et son être, se précipitera sur les joies et les plaisirs de la vie ; il s’y cramponnera de toutes ses forces ; et il ne saura pas que, dans cet acte de sa volonté, ce qu’il saisit, ce qu’il attache à sa propre chair, ce sont les douleurs et les souffrances de l’existence, c’est l’objet même de sa teneur. Il voit le mal ; il voit la méchanceté dans le monde ; mais il est loin de voir que ce sont là deux faces différentes, et rien de plus, dans lesquelles apparaît l’universelle volonté de vivre ! Il les croit bien distinctes voire opposées, et souvent même, il appelle à son aide la méchanceté, il cause la souffrance d’autrui, pour épargner à son propre individu la souffrance ; prisonnier qu’il est du principe d’individuation ! dupe du voile de Maya ! » (Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, p. 525).
Voici donc, à nouveau, réapparaître la chair ; la chair dont les passions, qu’elles soient plaisantes ou douloureuses, sont les manifestations d’une force aveugle qui effectue une unité qui n’est pas celle des individus, mais qui les traverse comme autant d’illusions et qui est celle même, collective, d’exister, de continuer à exister à tout prix, de quelque façon que ce soit. La chair concentre alors, de nouveau, l’envers de notre volonté comme instance par laquelle nous nous figurons libres ; elle unit tous les éléments qui constituent comme le dos, l’arrière de notre volonté, qui nous abuse. Ainsi, la notion de péché originel, tellement contestée par le libéralisme protestant, loin d’être une aberration éthique dont il convient de se débarrasser, est, aux yeux de Schopenhauer, l’essence même du christianisme, son contenu proprement philosophique et que la philosophie doit s’efforcer de sauvegarder.
« Ainsi, nous dit Schopenhauer un peu plus loin, la doctrine du péché originel [qu’il interprète comme l’affirmation, involontaire et qui nous traverse, du vouloir-vivre] est la vérité capitale qui forme, pour ainsi dire, le noyau du christianisme ; tout le reste n’est, le plus souvent, que figure, enveloppe ou hors d’œuvre. Aussi faut-il toujours concevoir Jésus Christ, au point de vue général, comme le symbole ou la personnification de la négation du vouloir-vivre et non comme une individualité comme nous la présente l’Évangile [lequel devient un livre d’images], son histoire mythique ou bien telle que nous la font voir les données historiques probables ou réelles qui servent de fondement à l’Évangile. Ni l’une ni l’autre version ne peut complètement nous satisfaire. Nous n’y voyons que le véhicule de la conception primitive, destinée à la faire pénétrer dans le peuple, lequel veut toujours s’appuyer sur des faits positifs. - Que si le christianisme a oublié dans ces derniers temps sa première signification et a dégénéré en un plat optimisme, nous n’en avons cure ».
Telle est l’interprétation philosophique que Schopenhauer donne du christianisme. À son tour donc, comme l’avaient fait ses prédécesseurs Hegel, Fichte, Feuerbach, l’auteur prétend dévoiler l’essence du christianisme qui rejoint, à ses yeux, par images, ce que lui, le philosophe, peut dire par concepts.
Un travail moderne sur la chair
La philosophie moderne a tenté d’aller un pas plus loin en essayant d’incorporer la notion de chair à la philosophie elle-même, sans la traduction que lui inflige Schopenhauer, en transcrivant la chair en vouloir vivre, et son dépassement en figure du saint, de l’artiste, de la grande individualité qui s’élève en niant le vouloir vivre, en le transcendant et en le tournant contre lui-même. Les philosophies de Sartre, de Merleau-Ponty ne sont pas directement chrétiennes mais elles ont essayé d’incorporer la notion de chair en tentant d’en faire une notion à laquelle la philosophie pouvait donner son plein sens. Il ne serait toutefois pas difficile de montrer tout ce que ces philosophies doivent au christianisme, à travers les notions de chute, d’incarnation, s’agit-il non pas d’un Dieu qui s’incarne sur la terre, mais de l’acte sexuel qui poursuit l’intention d’incarner l’autre, de l’échec de la sexualité plutôt que de sa faute originelle.
C’est par exemple ce que fait Sartre dans L’Être et le Néant qui s’empare de la notion de chair tout particulièrement pour rendre compte de la sexualité. L’acte sexuel, que la Bible qualifie particulièrement de charnel, est un acte d’incarnation imaginaire. Je désire, par cet acte, incarner l’autre, le transformer en chair, tandis que l’autre en fait de même de son côté. Ce ne sont pas deux objets qui s’unissent ; la chair n’existe pas comme une chose ou comme la fusion de deux choses ; c’est le désir qui transforme le corps de l’autre et mon propre corps en chair. La chair devient ce qui est visé par le désir d’un être qui a un corps et qui veut que l’autre ne soit plus que chair et ne se fasse plus que chair pour moi. La chair est le mode d’existence d’un corps désirant. « Le désir n’est nullement un accident physiologique, un prurit de notre chair qui pourrait fortuitement nous fixer sur la chair de l’autre. Mais, bien au contraire, pour qu’il y ait ma chair et la chair de l’autre, il faut que la conscience se coule préalablement dans le monde du désir » (L’Être et le Néant, p. 462). Il faut que je me fasse désir pour qu’il y ait chair. La notion de chair est réhabilitée, par-delà le cartésianisme, pour devenir un certain mode d’existence d’un être qui a corps, qui est son corps.
Notre seconde remarque est que Sartre accepte qu’il y ait une grande diversité des chairs. Non seulement il est des parties du corps qui sont plus charnelles que d’autres (p. 466), mais - dans la mesure où il est des objets qui ne sont pas mon corps et qui peuvent néanmoins devenir charnels (p. 461), il en est qui sont plus charnels que d’autres. Toutefois, au sein de cette diversité, une place importante est réservée à la sexualité. La conception sartrienne de la chair permettrait presque de parler d’un pansexualisme, ainsi qu’on a pu le faire à propos de Freud. « Sans doute, dit Sartre, les conduites concrètes (collaboration, lutte, rivalité, émulation, engagement, obéissance, [amour maternel, pitié, bonté, etc.] sont infiniment plus délicates à décrire [que le désir sexuel], car elles dépendent de la situation historique et des particularités concrètes de chaque relation du Pour-soi avec l’Autre : mais elles enferment toutes en elles comme leur squelette les relations sexuelles » (L’Être et le Néant, p. 477). Étrange expression, assez incongrue, que celle de squelette dans ce contexte ! Il aurait pu dire schème : cela aurait semblé moins étrange. Nous l’avons vu, en une séance précédente de Théophile, à propos des vêtements qui, par excellence, peuvent être perçus comme des objets sexuels, des objets charnels.
La troisième est que, sans exactement qualifier la chair de « pécheresse », Sartre la connote négativement en essayant de démontrer pourquoi le désir sexuel ne peut guère avoir qu’un horizon d’échec ; et il s’y prend, pour le montrer, de façon plus convaincante peut-être que Lacan lorsque celui-ci prétend qu’il n’y a pas d’acte sexuel :
« Il ne suffit pas, en effet, que le trouble fasse naître l’incarnation de l’Autre : le désir est désir de s’approprier cette conscience incarnée. [Mais, à supposer que ce but puisse être atteint, est alors] rompue la réciprocité d’incarnation qui était précisément le but propre du désir : l’Autre peut rester troublé ; il peut demeurer pour lui chair ; et je puis le comprendre : mais c’est une chair que je ne saisis plus par ma chair, une chair qui n’est plus que la propriété d’un Autre-objet et non l’incarnation d’une Autre-conscience. Ainsi suis-je corps (totalité synthétique en situation) en face d’une chair. Je me retrouve, à peu de chose près, dans la situation dont je tentais justement de sortir par le désir, c’est-à-dire que j’essaie d’utiliser l’objet-Autrui pour lui demander compte de sa transcendance et que, précisément parce qu’il est tout objet, il m’échappe de toute sa transcendance. J’ai même, à nouveau perdu la compréhension nette de ce que je recherche, et pourtant je suis engagé dans la recherche » (L’Être et le Néant, p. 468).
L’acte sexuel, en voulant nous unir à notre partenaire pour ne former qu'une seule chair, sans que nous ne cessions d’en être conscient, demande l’impossible puisque cette conscience même empêche cette union et fait que cette chair n’est jamais que corps - qu’il s’agisse du mien ou de celui d’autrui -. La chair désigne ce point d’impossibilité, un peu à la façon dont il est impossible au chrétien, même en menant une vie sainte, de se débarrasser du péché originel.
Enfin, en quatrième lieu, même si l’échec de l’incarnation n’équivaut pas à la notion de péché, Sartre reconnaît loyalement ce qu’il doit à la Bible, même si cette dette n’est reconnue que sur un point archi-connu, puisque Sartre mentionne la page de la Genèse dans laquelle il est écrit qu’ « Adam et Ève connurent qu’ils étaient nus » (L’Être et le Néant, p. 481).
Pouvons-nous résoudre le problème de l’akrasie sans faire appel à quelque péché originel ou à quelque impuissance native ?
Pour finir, il nous reste à résoudre la question de savoir comment l’akrasie est possible en évitant de la diaboliser (c’est-à-dire en évitant de la rapporter à quelque péché originel) : comment est-il possible que, préférant l’action A à l’action non-A, et sachant que nous devons le préférer, lorsque nous y réfléchissons la tête froide et assez loin d’agir, nous préférions, sur le point d’agir, à l’action A, l’action B qui relève de non-A et nous fait commettre une entorse au devoir ? Je crois qu’il est possible de répondre à cette question sans diaboliser l’akrasie comme le fait Paul. La solution, que nous ne développerons pas, nous semble tenir dans le jeu de volontaire et d’involontaire qui accompagne nécessairement les préférences : vouloir A, c’est ne pas vouloir non-A ; vouloir B, c’est ne pas vouloir non-B. Il nous est très facile, en voulant B, de nous dissimuler que A est en réalité notre devoir. En voulant B, je rejette aussi non-B dont A fait partie et ainsi je rends l’action B préférable à l’action A, que j’estimais pourtant, tant que j’avais la tête froide, préférable à B. Toute action a ses négations desquelles elle se joue, de telle sorte que je n’en fasse, au bout du compte qu’à ma tête.
Je sais que, étant handicapé, ou que, ayant bu un peu trop de vin, je ne devrais pas conduire ma voiture et devrais plutôt la laisser conduire par un autre qui n’aurait pas le même empêchement.
Mais je sais aussi que conduire est pour moi un désir auquel il me déplaît de renoncer ou que conduire ma voiture est pour moi plus facile que pour un autre qui ne la connaît pas.
Je vais prendre tout de même le volant en dépit des risques d’accident, parce que le déplaisir de ne pas conduire ou ma meilleure connaissance du véhicule m’apparaît comme ayant plus de poids que la satisfaction de faire ou d’avoir fait son devoir en ne conduisant pas et en laissant conduire un autre à ma place. Il n’y a rien là de diabolique, mais il y a plutôt là un jeu d’apparences entre le volontaire et l’involontaire dont je me fais le jouet.
Autrement dit, il suffit que se présente, non pas directement le choix contraire, mais simplement la possibilité d’un autre choix, pour que je fasse en apparence un choix contraire ; ce qui n’a rien de diabolique. Mais cette façon un peu « jésuitique », quoiqu’elle soit aristotélicienne, de se sortir d’affaire est peut-être trop facile.
Il semble que Kant l’ait bien compris quand il rétorque à ceux qui, dans certaines circonstances, disent qu’ils n’ont pas pu faire leur devoir ou qu’ils n’ont pas pu s’empêcher d’en prendre le contrepied, qu’ils l’auraient fait si une peine énorme - voire simplement plus grande - eût été attachée à l’exaction qui consiste à prendre le contrepied de son devoir. La prétendue impossibilité de ne pas faire le mal n’a pas de réalité n’est que mauvaise foi. Kant propose l’expérience de pensée suivante :
« Supposez que quelqu’un prétende ne pouvoir résister à sa passion, lorsque l’objet aimé et l’occasion se présentent ; est-ce que, si l’on avait dressé un gibet devant la maison où il trouve cette occasion, pour l’y attacher immédiatement après qu’il eût satisfait son désir, il lui serait encore impossible d’y résister ? Il n’est pas difficile de deviner ce qu’il répondrait ».
Mais Kant, qui dé-diabolise volontiers l’akrasie, ne profite pas moins d’avoir débusqué cette mauvaise foi pour montrer la possibilité de la transcendance radicale des actes moraux par rapport aux actes du plaisir :
« Mais si son prince lui ordonnait, sous peine de mort, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre au moyen d’un prétexte spécieux, regarderait-il comme possible de vaincre en pareil cas son amour de la vie, si grand qu’il put être. S’il le ferait ou non, c’est ce qu’il n’osera peut-être pas décider, mais que cela lui soit possible, c’est ce dont il conviendra sans hésiter. Il juge donc qu’il peut faire quelque chose, parce qu’il a la conscience de le devoir, et il reconnaît ainsi en lui-même la liberté qui, sans la loi morale, lui serait toujours demeurée inconnue » (Critique de la raison pratique, § 6, trad. Barni, (Ladrange, Paris, 1848) un peu modifiée).
Nous en resterons à cette ironie kantienne qui prend le contrepied radical de l’utilitarisme, mais qui confirme aussi, à sa façon, qu’il n’est pas besoin de recourir à la faiblesse de la chair pour rendre compte du phénomène de l’akrasie ; que le glissement d’un affect à l’autre et d’un envers de l’affect à l’autre suffit sans recourir à cette notion confuse laquelle, décidément, n’explique rien.
Conclusion
En conclusion, nous marquerons notre réserve à l’égard de l’usage de la notion de chair et nous proposerions, avec un peu de temps, une façon plus claire et, à notre sens, mieux déterminée de ce qui nous semble être indûment brouillé par cette notion dont il faudrait sans doute apprendre à se passer. Si posons, à l’occasion de la chair, la question de savoir comment la philosophie doit se comporter à l’égard de notions assez délibérément religieuses, comme l’est incontestablement la chair - est-ce en les abandonnant purement et simplement ? Est-ce en se substituant à la religion et en lui apprenant à penser par concepts ? Est-ce au contraire en se laissant elle-même pénétrer de notions religieuses ? Y a-t-il une autre voie pour une philosophie de la religion qui ne serait ni une philosophie religieuse ni une philosophie antireligieuse mais qui s’intéresserait à la religion et en ferait volontiers son affaire pour s’en instruire comme elle s’instruit de l’histoire, de la physique ou des mathématiques, puisqu'elle n’a, par elle-même, ni contenus propres, ni même, toujours, des méthodes propres ? -, c’est plutôt la dernière voie qui nous paraît la plus appropriée. La religion pourrait bien être une excellente indication de points sur lesquels on peut s’arrêter pour penser.
Mais le rôle de la philosophie ne peut consister seulement à explorer des métaphores, mais bel et bien à substituer, autant qu’elle le peut, un discours conceptuel à un discours métaphorique. Et je pense qu’il existe depuis longtemps, d’excellentes tentatives pour le faire ; très supérieures à la philosophie du « je suis mon corps » de Merleau-Ponty et de ses adeptes. Je pense à La construction du monde de Carnap qui a bâti un tel discours de façon sporadique sur de très petits morceaux de conceptualité, mais qui laisse suffisamment à penser la façon dont son travail pourrait être prolongé. On éviterait ainsi des formules très vagues comme « je suis mon corps », censées remplacer « j’ai un corps », mais qui ne font que recouvrir les difficultés au lieu de les traiter. Donc : pas d’évacuation de la notion de chair, mais une très grande méfiance à l’égard d’une notion qui ne fait qu’indiquer ce qui est à penser. Encore faut-il se livrer à ce qui a été indiqué et c’est bien là où est la philosophie.
[1] Pascal commence à rédiger son Apologie de la religion chrétienne en 1656 et on sait qu’il meurt avant de l’avoir achevée en 1662.
[2] Le Léviathan paraît en 1651.
[3] Qui consiste à ne travailler qu’avec un nombre minimal de notions claires et bien déterminées. Occam est moine à la charnière du XIIe et du XIIIe siècle.
TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU 26 SEPTEMBRE 2023
Textes théologiques
La chair ou l’inscription de l’être humain dans l’espace et dans le temps
Genèse 6 : 17-18
Et quant à moi je vais faire venir le déluge sur la terre, pour détruire toute chair qui, sous le ciel, a souffle de vie ; tout ce qui est sur la terre périra. Mais avec toi j'établirai mon alliance ; tu entreras dans l'arche, avec tes fils, ta femme et tes belles-filles.
Genèse 6 : 1-4
Lorsque les humains eurent commencé à se multiplier sur la terre et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des humains étaient belles et ils prirent pour femmes toutes celles qu'ils choisirent. Alors le SEIGNEUR dit : Mon souffle ne restera pas toujours dans l'être humain, car celui-ci n'est que chair ; ses jours seront de cent vingt ans. En ces jours-là — et encore après cela — les Nephilim étaient sur la terre, lorsque les fils de Dieu vinrent vers les filles des humains et qu'elles leur donnèrent des enfants : ce sont là les héros d'autrefois, les hommes de renom.
Hénoch 6:1b
« Il arriva que lorsque les humains se furent multipliés, il leur naquit des filles fraîches et jolies. Les anges, fils du ciel, les regardèrent et les désirèrent et ils se dirent l’un à l’autre : « Allons-nous choisir des femmes parmi les humains et engendrons-nous des enfants ». 7,1 ss Ils prirent pour eux des femmes, une pour chacun d’eux et ils se mirent à les approcher et à se souiller à leur contact. Ils leur enseignèrent les drogues, les charmes, la botanique et ils leur montrèrent les herbes. Les femmes conçurent et enfantèrent les géants, hauts de trois mille coudées, qui dévorèrent tout le fruit du labeur des hommes. »
Jérémie 17 : 5-6
« Ainsi parle l'Éternel :
Maudit soit l'homme qui se confie dans un être humain,
Qui prend la chair pour son appui,
Et qui écarte son cœur de l'Éternel !
Il est comme un genévrier dans la steppe,
Et il ne voit pas arriver le bonheur ;
Il habite les lieux brûlés du désert,
Une terre salée et sans habitants ».
Le corps de chair et de sang
Lévitique 17 : 10-14
« Si un homme de la maison d'Israël ou parmi les immigrés qui séjournent au milieu d'eux mange du sang, quel que soit ce sang, je me retournerai contre celui qui mange le sang et je le retrancherai du sein de son peuple. Car la vie de la chair est dans le sang. C'est moi qui l'ai placé pour vous sur l'autel, afin de faire l'expiation sur vous, car c'est le sang qui, par la vie, fait l'expiation. C'est pourquoi j'ai dit aux Israélites : Aucun d'entre vous ne mangera du sang. L'immigré qui séjourne au milieu de vous ne mangera pas non plus de sang. Si un homme parmi les Israélites ou parmi les immigrés qui séjournent au milieu d'eux prend à la chasse un animal ou un oiseau qui se mange, il en répandra le sang et le couvrira de poussière. Car la vie de toute chair, c'est son sang, par sa vie, et j'ai dit aux Israélites : Vous ne mangerez le sang d'aucune chair, car la vie de toute chair, c'est son sang ; quiconque le mangera sera retranché. »
Psaume 79
« Psaume d’Asaph.
Ô Dieu, les nations ont envahi ton patrimoine, elles ont rendu impur ton temple sacré, elles ont fait de Jérusalem un monceau de pierres.
Elles ont livré les cadavres de tes serviteurs en pâture aux oiseaux du ciel, la chair de tes fidèles aux animaux de la terre ; elles ont répandu leur sang comme de l'eau aux alentours de Jérusalem, et il n'y avait personne pour les ensevelir. Nous sommes exposés aux outrages de nos voisins, aux moqueries, aux railleries de ceux qui nous entourent. »
« La chair de nudité » ou le sexe dans le Premier Testament
Genèse 2 : 23-24
« Le SEIGNEUR Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise à l'homme, et il l'amena vers l'homme. L'homme dit : Cette fois c'est l'os de mes os, la chair de ma chair. Celle-ci, on l'appellera « femme », car c'est de l'homme qu'elle a été prise.
C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. »
Lévitique 6 : 3
« Fais-leur des caleçons de lin pour couvrir leur nudité (en hébreu : la chair de nudité) ; ils iront des reins aux cuisses. Aaron et ses fils les prendront quand ils entreront dans la tente de la rencontre ou quand ils approcheront de l’autel pour officier dans le sanctuaire, afin de ne pas se charger d’une faute et mourir. Loi immuable pour lui et sa descendance après lui. » (Exode 28, 42)
Dans le livre de l’Exode, on retrouve le mot chair pour dire les organes sexuels du prêtre.
« Voici le rituel de l’holocauste : cet holocauste reste sur le brasier de l’autel toute la nuit jusqu’au matin, et le feu de l’autel y brûle. Le prêtre revêt sa tunique de lin et revêt des caleçons de lin sur sa chair ; il enlève les cendres grasses qui proviennent de la combustion de l’holocauste sur l’autel et les place à côté de l’autel ».
Lévitique 15 : 2
« Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse et à Aaron : « Parlez aux fils d’Israël ; vous leur direz :
« Quand un homme est atteint d’un écoulement dans ses organes (en hébreu : sur sa chair), cet écoulement est impur. »
Ézéchiel 16 : 26
« Tu t'es prostituée avec les Égyptiens, tes voisins au membre énorme, (en hébreu: grands de chair) tu m'as contrarié en multipliant ta prostitution. »
Ézéchiel 23 : 20
« Elle s'est prise de passion pour des impudiques au membre d’âne (en hébreu : à la chair d’âne), qui éjaculent comme (en hébreu : comme une chair de chevaux) des chevaux. »
La chair dans le Nouveau Testament
Romains 8 : 4-8
« Car — chose impossible à la loi, parce que la chair la rendait sans force — Dieu, en envoyant son propre Fils dans une condition semblable à la chair du péché, en rapport avec le péché, a condamné le péché dans la chair, pour que la justice requise par la loi soit accomplie en nous qui marchons, non selon la chair, mais selon l'Esprit. En effet, ceux qui sont sous l'emprise de la chair s'accordent aux tendances de la chair, tandis que ceux qui sont sous l'emprise de l'Esprit s'accordent aux tendances de l'Esprit. Or la chair tend à la mort ; l'Esprit, lui, tend à la vie et à la paix. Car la chair tend à s'ériger en ennemie de Dieu, parce qu'elle ne se soumet pas à la loi de Dieu : elle en est même incapable. Ceux qui sont sous l'empire de la chair ne peuvent plaire à Dieu. »
Galates 5 : 19-25
Or, les œuvres de la chair sont évidentes, c'est-à-dire inconduite, impureté, débauche, idolâtrie, magie, hostilités, discorde, jalousie, fureurs, rivalités, divisions, partis-pris, envie, ivrognerie, orgies, et choses semblables. Je vous préviens comme je l'ai déjà fait : ceux qui se livrent à de telles pratiques n'hériteront pas du royaume de Dieu.
Mais le fruit de l'Esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi ; la loi n'est pas contre de telles choses.
Ceux qui sont au Christ-Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs. Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi par l’Esprit.
Textes philosophiques
La cité de la chair et la cité de Dieu
« Trahissant le bien souverain et propre aux bons, inclinés vers un moindre bien, commun aux bons et aux méchants, les enfants de Dieu se laissent prendre à l’amour des faibles et, pour les obtenir ils tombent dans les mœurs de la cité de la terre, ils abjurent la piété qu’ils gardaient dans la société sainte. Car, s’il est vrai que la beauté du corps, œuvre de Dieu, soit un bien, elle n’est cependant qu’un bien temporel, charnel, inférieur ; et c’est l’aimer d’un amour mauvais que de la préférer à Dieu, au bien éternel, intérieur, immuable ». (La Cité de Dieu, éd. du Seuil, Paris, 1994, vol. II, p. 235).
« Il a donc fallu que le médiateur entre Dieu et nous possédât une mortalité transitoire et une béatitude permanente pour être conforme, par ce qui passe, aux hommes voués à la mort et les transférer d’entre les morts à ce qui demeure » (La Cité de Dieu, Institut d’études augustiniennes, Paris, 1993, 1er vol., p. 531).
L’absence radicale de la notion de chair chez Descartes, qui ne travaille guère qu’avec la notion de corps uni à l’esprit
« Or il n'y a rien que cette nature m'enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j'ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire, quand j'ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant je ne dois aucunement douter qu'il n'y ait en cela quelque vérité. La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l'union et comme du mélange de l'esprit avec le corps. Outre cela, la nature m'enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels je dois poursuivre les uns et fuir les autres. Et certes, de ce que je sens différentes sortes de couleurs, d'odeurs, de saveurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc., je conclus fort bien qu'il y a dans les corps, d'où procèdent toutes ces diverses perceptions des sens, quelques variétés qui leur répondent quoique peut-être ces variétés ne leur soient point en effet semblables. Et aussi, de ce qu'entre ces diverses perceptions des sens, les unes me sont agréables, et les autres désagréables, je puis tirer une conséquence tout à fait certaine, que mon corps (ou plutôt moi-même tout entier, en tant que je suis composé du corps et de l'âme) peut recevoir diverses commodités ou incommodités des autres corps qui l’environnent ». (Méditations métaphysiques, méditation VI, Paris, Garnier T. II, p. 492 - 493).
Défense de la notion chrétienne de chair par Schopenhauer
« [L’individu], dans cette ardeur de vouloir, qui est sa substance même et son être se précipitera sur les joies et les plaisirs de la vie ; il s’y cramponnera de toutes ses forces ; et il ne saura pas que, dans cet acte de sa volonté, ce qu’il saisit, ce qu’il attache à sa propre chair, ce sont les douleurs et les souffrances de l’existence, c’est l’objet même de sa teneur. Il voit le mal ; il voit la méchanceté dans le monde ; mais il est loin de voir que ce sont là deux faces différentes, et rien de plus, dans lesquelles apparaît l’universelle volonté de vivre ! Il les croit bien distinctes ou plutôt même opposées, et souvent même, il appelle à son aide la méchanceté, il cause la souffrance d’autrui, pour épargner à son propre individu la souffrance ; prisonnier qu’il est du principe d’individuation ! dupe du voile de Maya ! » (Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, p. 525).
« Ainsi, nous dit Schopenhauer un peu plus loin, la doctrine du péché originel [qu’il interprète comme l’affirmation du vouloir-vivre] est la vérité capitale qui forme, pour ainsi dire, le noyau du christianisme ; tout le reste n’est le plus souvent que figure, enveloppe ou hors d’œuvre. Aussi faut-il toujours concevoir Jésus Christ, au point de vue général, comme le symbole ou la personnification de la négation du vouloir-vivre et non comme une individualité comme nous la présente l’Évangile [lequel devint un livre d’images], son histoire mythique ou bien telle que nous la font voir les données historiques probables ou réelles qui servent de fondement à l’Évangile. Ni l’une ni l’autre version ne peut complètement nous satisfaire. Nous n’y voyons que le véhicule de la conception primitive, destinée à la faire pénétrer dans le peuple, lequel veut toujours s’appuyer sur des faits positifs. - Que si le christianisme a oublié dans ces derniers temps sa première signification et a dégénéré en un plat optimisme, nous n’en avons cure ».
La chair du désir sexuel selon Sartre
« Le désir n’est nullement un accident physiologique, un prurit de notre chair qui pourrait fortuitement nous fixer sur la chair de l’autre. Mais, bien au contraire, pour qu’il y ait ma chair et la chair de l’autre, il faut que la conscience se coule préalablement dans le monde du désir » (L’Être et le Néant, p. 462). Il faut que je me fasse désir pour qu’il y ait chair.
« Sans doute, les conduites concrètes (collaboration, lutte, rivalité, émulation, engagement, obéissance, [amour maternel, pitié, bonté, etc.] sont infiniment plus délicates à décrire [que le désir sexuel], car elles dépendent de la situation historique et des particularités concrètes de chaque relation du Pour-soi avec l’Autre : mais elles enferment toutes en elles comme leur squelette les relations sexuelles » (L’Être et le Néant, p. 477).
« Il ne suffit pas, en effet, que le trouble fasse naître l’incarnation de l’Autre : le désir est désir de s’approprier cette conscience incarnée. [...] Est rompue la réciprocité d’incarnation qui était précisément le but propre du désir : l’Autre peut rester troublé ; il peut demeurer pour lui chair ; et je puis le comprendre : mais c’est une chair que je ne saisis plus par ma chair, une chair qui n’est plus que la propriété d’un Autre-objet et non l’incarnation d’une Autre-conscience. Ainsi suis-je corps (totalité synthétique en situation) en face d’une chair. Je me retrouve, à peu de chose près, dans la situation dont je tentais justement de sortir par le désir, c’est-à-dire que j’essaie d’utiliser l’objet-Autrui pour lui demander compte de sa transcendance et que, précisément parce qu’il est tout objet, il m’échappe de toute sa transcendance. J’ai même, à nouveau perdu la compréhension nette de ce que je recherche, et pourtant je suis engagé dans la recherche » (L’Être et le Néant, p. 468).
Sartre mentionne la page de la Genèse dans laquelle il est écrit qu’« Adam et Ève connurent qu’ils étaient nus » (L’Être et le Néant, p. 481).
La résolution du problème de l’akrasie ne consiste pas à diaboliser la chair, mais elle ne consiste pas non plus à mettre entre parenthèses la loi morale :
« Supposez que quelqu’un prétende ne pouvoir résister à sa passion, lorsque l’objet aimé et l’occasion se présentent ; est-ce que, si l’on avait dressé un gibet devant la maison où il trouve cette occasion, pour l’y attacher immédiatement après qu’il eût satisfait son désir, il lui serait encore impossible d’y résister ? Il n’est pas difficile de deviner ce qu’il répondrait ». Et Kant de profiter d’avoir débusqué cette mauvaise foi pour montrer la transcendance radicale des actes moraux sur les actes du plaisir : « Mais si son prince lui ordonnait, sous peine de mort, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre au moyen d’un prétexte spécieux, regarderait-il comme possible de vaincre en pareil cas son amour de la vie, si grand qu’il pût être. S’il le ferait ou non, c’est ce qu’il n’osera peut-être pas décider, mais que cela lui soit possible, c’est ce dont il conviendra sans hésiter. Il juge donc qu’il peut faire quelque chose, parce qu’il a la conscience de le devoir, et il reconnaît ainsi en lui-même la liberté qui, sans la loi morale, lui serait toujours demeurée inconnue » (Critique de la raison pratique, § 6, trad. Barni, (Ladrange, Paris, 1848) un peu modifiée)