Honte & Culpabilité

Honte & Culpabilité
Théophile 18 avril 2023

HONTE & CULPABILITÉ

Conférence de Béatrice Cléro-Mazire, Pasteure à l'Oratoire du Louvre, et Jean-Pierre Cléro, Professeur de philosophie


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Table des matières

INTRODUCTION
    Les points communs
    Les différences
    Le champ du religieux et la Bible
I. La honte dans tous ses états
    I.1. La honte comme burst, explosion, éclat, éclatement, émotion (Sartre)
    I.2. Le caractère sexuel de la honte dans la Bible
    I.3. Cette sexualisation de la honte se prolonge par l’infidélité et la prostitution
    I.4. La honte dans la Rhétorique d’Aristote
        I.4.1. Définition de la honte et de l’impudence
        I.4.2. Sujets de honte
        I.4.3. Personnes devant qui on éprouve de la honte
       I.4.4. Dispositions de celui qui a honte
II. La « logique » de la culpabilité
     II. 1. La culpabilité est de nature plus « linguistique » que la honte
     II. 2. L'importance de la mesure dans la culpabilité
     II. 3. La culpabilité selon Ricœur
         II.3.1. L’intériorisation personnelle du péché
         II.3.2. La scission entre la faute individuelle et le péché du peuple
         II.3.3. La dé-théologisation de la faute ?
III. Stratégies de la honte et de la culpabilité
     III.1. Stratégies politiques
     III.2. Stratégies sociales
             La honte par la pression sociale dans la Bible
     III.3. Dans l’éducation
IV. La honte et la culpabilité ont-elles une valeur éthique ?
     IV.1. Selon Spinoza
     IV.2. Une piste se trouve du côté de romans russes
     IV.3. Ricœur a philosophé sur ce point d’une façon qui peut nous intéresser
     IV.4. Avec les Évangiles, le salut vient à bout de la honte et de la culpabilité


HONTE ET CULPABILITÉ – Textes

I. La honte dans tous ses états.
I.1. La honte comme burst, explosion, éclat, éclatement, émotion (Sartre).
I.2. Le caractère sexuel de la honte dans la Bible.
I.3. La honte dans la Rhétorique d’Aristote.
II. La « logique » de la culpabilité.
II. 1. La culpabilité est de nature plus « linguistique » que la honte.
II. 2. L'importance de la mesure dans la culpabilité.
II. 3. La culpabilité selon Ricœur.
III. Stratégies de la honte et de la culpabilité.
III.1. Stratégies politiques.
IV. La honte et la culpabilité ont-elles une valeur éthique ?
IV.1. La honte selon l’Éthique de Spinoza.
IV.2. Une piste se trouve du côté de romans russes.
IV.3. Ricoeur a philosophé sur ce point d’une façon qui peut nous intéresser.
IV.4. Avec les Évangiles, le salut vient à bout de la honte et de la culpabilité.

INTRODUCTION

      En commençant une réflexion sur ces termes, honte et culpabilité, deux notions que l’on a immédiatement et ordinairement tendance à confondre alors même que le langage nous porte à les distinguer, on se convainc presque aussitôt que la honte est honte devant autrui tandis que la culpabilité est culpabilité devant soi-même. Les choses sont évidemment moins simples, mais il faut bien constater que même les philosophes, qui ont la réputation de savoir analyser, se répartissent assez bien entre ceux qui privilégient la honte (Sartre, Spinoza, Platon, Aristote, Socrate) et ceux qui, comme Ricœur (et avant lui Kierkegaard et Nietzsche), négligent quasiment la honte et privilégient la culpabilité. Il est vrai que ces termes se cachent sous d’innombrables autres notions qui permettent de passer de l’un à l’autre dans cet univers si riche de la faute : la décence, l’indécence, la vergogne, la pudeur, l’impudeur, le remords, la repentance, le regret, la conscience, la responsabilité n’en sont que quelques exemples.
      Les points communs semblent l’emporter sur les différences. Commençons par les points communs.

Les points communs

      Honte et culpabilité sont, toutes deux, des figures de l’involontaire : on ne peut guère s’empêcher de les éprouver, toutes pénibles, cuisantes et désagréables qu’elles soient ; elles sont mobiles alors même qu’elles paraissent fixer une reconnaissance ou un aveu dans les deux cas : plutôt une reconnaissance de ce que je suis dans le cas de la honte et plutôt un aveu, dans le cas de la culpabilité, plus verbal, plus dialogué que dans le cas de la honte, mais qui est tout aussi difficile à cacher aux autres et à me cacher d’une perte de valeur de mon existence qui me rend méprisable – sinon toujours totalement, du moins partiellement, si l’on peut faire des découpages – aux yeux d’autrui et à mes propres yeux ; ce mépris fait d’autant plus souffrir qu’il est lié dans les deux cas à un mal, plus ou moins grave certes, mais lié à un événement irréversible que l’on voudrait bien changer, mais qui est gravé dans le corps et dans l’esprit, peut-être un peu plus physiquement dans le cas de la honte et plus spirituellement dans le cas de la culpabilité.  Cette irréversibilité ne saurait être vaincue sinon par un pardon qui, de toutes façons, ne les efface pas. L’analyse se révèle d’entrée de jeu difficile puisque je puis être honteux de mes succès qui me distinguent des autres, même si, la plupart du temps, la honte, comme la culpabilité, est liée à une certaine déchéance, plus ou moins durable, que je regrette et qu’il me sera difficile de corriger. D’autant que ce que j’ai à reconnaître ou à avouer est souvent moins avouable qu’inavouable. Lacan a très bien dit, dans son Séminaire XIV, qu’il n’est de honte que de ce qui est inavouable ; il aurait pu en dire autant de la culpabilité. En ce sens que, quand on se demande ce qui peut être ainsi autant inavouable et qui peut pourtant être dévoilé contre sa volonté, on ne trouve le plus souvent que des fantasmes, de l’ordre de l’imaginaire. Mais, justement : « le fantasme paraît jouir du privilège – il vaudrait peut-être mieux parler du « malheur » – d’être plus inavouable que quoi que ce soit » (Le Séminaire, livre XIV, Seuil et le Champ freudien, Paris, 2023, p. 390). Ce fantasme, dans les deux cas, renvoie à une sorte d’entrecroisement du vécu subjectif – de l’affect proprement dit – et de ce qui – plus objectivement – rend honteux ou coupable. Le « honteux » – ce qui fait honte – n’est pas nécessairement vécu comme un sentiment de honte ou ne s’accompagne pas forcément d’un sentiment de honte ; la culpabilité n’est pas non plus nécessairement ressentie puisqu’elle peut être établie, mesurée, et donner lieu à des peines réelles. Une action coupable n’est pas nécessairement ressentie comme coupable. Culpabilité et honte se présentent donc sous divers états extraordinairement dialectiques, tour à tour subjectifs et objectifs.
      Un autre paradoxe, qui lie la culpabilité et la honte, est que, si elles ne constituent ni l’une ni l’autre l’essence de la moralité, elles peuvent toutefois, par la cruauté même et la morsure de leur ressenti, avoir un usage pédagogique, éthique ou religieux.

Les différences

       Mais, avant cela, il faut regarder les différences, qui ne tiennent pas toujours, comme on le dit, à ce que ce soit autrui qui m’intime de la honte contre laquelle il m’est difficile de me défendre ; tandis que la culpabilité se porterait seul. En réalité, il y a aussi une solitude de la honte et une socialité de la culpabilité. Il y a toutefois deux traits pour les distinguer. Le premier trait est que la perte de valeur de ma personne dans la culpabilité est perte de degrés de valeur, qu’il s’agisse de sentiment ou d’évaluation par un juge. La perte est beaucoup plus brutale dans le cas de la honte. Autant la culpabilité est une catégorie juridique, autant la honte, en raison même de son explosion physique et émotive, ne saurait l’être. Il y a l’idée d’une mesure – au moins possible – dans la culpabilité ; il n’y en a guère dans la honte. Le second trait est que la honte est plus « incarnée » que la culpabilité : par sa rougeur, sa relative ankylose, l’implication du corps semble y être en tout cas plus profonde ; alors que la culpabilité peut être plus désincarnée. Quoiqu’il en soit, la sexualisation marque plus la honte que la culpabilité. Ces distinctions sont toutefois assez fragiles puisque la culpabilité peut être le destin de la honte au fur et à mesure que nous nous éloignons de l’événement honteux.

            La langue française enregistre ce déséquilibre entre les deux termes à moins qu’elle ne le déclenche et ne l’intime. Les deux termes, qui semblent proches et sont parfois utilisés l’un pour l’autre, ne s’emploient pourtant nullement de la même façon. Ainsi la coulpe, culpa, qui d’ailleurs n’est plus un terme courant à présent, peut bien s’accompagner de verbes comme culpabiliser. Nul verbe, en revanche, ne correspond à honteux. Même si l’on dit humilier, honnir, qui ne sont pas loin mais qui n’ont pas la même étymologie, on ne dit pas hontifier ou hontiser. Le signifié porté par ces vocables imaginaires ne correspondrait à rien de certain. La culpabilité, quant à elle, sature toutes les possibilités grammaticales : le nom, le verbe, l’adverbe, l’adjectif. La honte n’a pas le même degré ou la même puissance de saturation. La honte ne fait rien du verbe sauf avec le mot éhonté qui est un pseudo participe passé et qui est destiné à déplorer qu’on n’éprouve pas de honte dans des circonstances où on devrait en éprouver.  La situation est inverse en anglais où shame donne lieu à une locution verbale, plutôt au passif : to be ashamed. On dispose, par ailleurs, dans cette langue, de shameful, de shamefully, dont les suffixes permettent si facilement de fabriquer des adjectifs et des adverbes. On accentuerait encore cet effet de dissymétrie s’il fallait ajouter le vocabulaire de la décence. L’anglais n’hésite pas à parler d’une « decent person » dans le sens d’une personne loyale, qui s’interdit de commettre des actes qui font honte.

            Sont intéressantes entre la honte et la culpabilité, les dissymétries de traitement qui traversent les diverses langues ; ces dissymétries ne passent pas exactement au même endroit dans une langue et dans une autre. On peut « imputer une culpabilité » – ce qui est du vocabulaire du droit –, mais on ne saurait imputer une honte – le juge n’impute pas une honte –. On peut intimer la honte ; le mot est plus difficile à utiliser pour la culpabilité.

            Quant à la distinction par laquelle nous avons commencé ce propos, entre l’intimité de la culpabilité et l’extimité de la honte – le fait qu’elle nous porte à l’extérieur ou qu’elle soit plus sensible à l’extérieur que la culpabilité –, elle est discutable ; chacun de ces sentiments ayant en réalité son intériorité et son extériorité. Le vrai problème étant de savoir quel moi est porté à l’extérieur dans le cas de la culpabilité ; et quel moi dans le cas de la honte.

            On ne peut, en tout cas, se satisfaire de la trop grande simplicité de la distinction, faite par Ruth Benedict, juste après-guerre, des shame cultures et des guilt cultures, même si elle croise toutefois des traits pertinents : les anciens Grecs ont peut-être plus nettement constitué une culture de la honte ; à la différence de nos cultures qui sont plutôt devenues, en raison même de leur individualisme, des cultures de la culpabilité. Mais ces partages sont douteux.

Le champ du religieux et la Bible

            Dans le champ du religieux il semble que la relation à un Dieu soit exclusivement affaire de conformité à une loi, à un modèle anthropologique voulu par Dieu et que toute religion soit en fait une économie de la faute et du pardon. Les réformateurs protestants ont tenté de libérer le religieux de cette dette impossible à régler, par l’affirmation d’une grâce permettant de sortir de cet échange sans fin entre Dieu et le croyant. La religion du licite et de l’illicite peine à laisser place à celle de la grâce.

            La Bible porte dans ses langues la trace de cette économie du salut et les termes sont souvent polysémiques. Le champ lexical de la culpabilité est donc très varié.

            En hébreu, on trouve le terme de péché sous plusieurs vocables : פשׁע.  PESHA  (Strong 6588) qui a pour sens la transgression, la faute et le crime. On trouve aussi הטאה. KHATHARAH (Strong 2403) péché, pécheur, qui veut dire aussi la victime expiatoire et le sacrifice de purification. Mais le terme technique de la culpabilité et de son paiement est אשמ. ASHOM ou ASHAM  (Strong 817-818) qui veut dire culpabilité et surtout qui évoque le sacrifice de culpabilité fait au sanctuaire pour rétablir la relation avec Dieu après une transgression de la loi reçue par Moïse.

            Dans la culture grecque, la notion de droit évolue et le coupable l’est devant les hommes. En grec, αιτιον ("aition") (Strong 158) qui évoque le coupable par rapport à une législation. C’est dans le même sens que le Romain Pilate ne trouve rien de coupable en Jésus à la fin de son procès. Mais le religieux n’est pas pour autant évacué de la notion de culpabilité et l’on trouve aussi αμαρτια ("amartia") (Strong 266), qui évoque le péché dans le sens où l’on se détourne du chemin de la droiture, où l’on s’éloigne de la loi de Dieu. C’est ce terme qui permet de parler de l’égarement du fils prodigue ou encore du péché d’Adam. On trouve enfin : παραπτωμα ("paraptauma") (Strong 3900) qui veut dire offense, péché, faute et chute. C’est ce terme que l’on retrouve dans le Notre Père dans le chapitre 6 de Matthieu. Ce mot porte en lui le sens de tomber à côté.

            On comprend ici que la faute, la transgression et le péché sont à la fois péché par rapport à Dieu, transgression par rapport à une loi divine, et l’offense ou le crime par rapport aux autres êtres humains, en tant qu’ils sont, eux aussi, dans un droit d’origine divine. Seules les notions d’action, d’auteur d’un acte, peuvent être comprises selon le droit romain sans connotation religieuse explicite.
 
            Pour ce qui est de la honte, elle peut concerner le particulier comme le collectif et revêt aussi un caractère religieux quand elle est assimilée à l’impiété ou à l’infidélité au Dieu d’Israël.

            Ainsi, le terme de honte existe sous plusieurs vocables en hébreu : בּשׁת  BOSHETH (Strong 1322), terme féminin qui signifie la honte elle-même et la « chose honteuse », qui est toutefois aussi traduit, dans la Bible Louis Second, par le fait d’être confus, par l’opprobre et par l’ignominie, voire aussi par « idole ». Ce terme vient du verbe בושׁ BUWSH (Strong 954) qui veut dire pousser à la honte, rougir, agir honteusement mais aussi « retarder ». Un deuxième terme dit la honte : KELIMMAH  כלמה (Strong 3639), terme féminin  qui vient de כלמ (KALAM) (Strong 3637) et qui dit davantage les moyens de faire honte et d’humilier comme par exemple l’outrage, le reproche, l’invective.

            En grec, le terme pour exprimer la honte est construit comme une privation d’estime : Άτιμος  avec un -a- privatif qui exprime ce manque. Le honteux est donc ce qui n’a pas les qualités requises pour être estimé. Un objet peut être dépourvu d’estime aussi et on traduira alors en français par vil. Αισχυνη ("aïschuné") évoque le déshonneur et l’humiliation et ασχημον évoque l’inconvenant, l’infamie, l’impudeur et la nudité.

            Notre problème est celui-ci : quelle valeur attribuer à ces affects ? Faut-il, en particulier, leur accorder une valeur éthique, morale, religieuse ? Ou faut-il éradiquer le plus que l’on peut ces deux affects, essayer de se débarrasser le plus possible de l’un ou l’autre ? De l’un comme de l’autre ? En d’autres termes : faut-il tenter de vivre un désir infini et sans restriction infligée par l’un ou par l’autre, en corrigeant la tristesse, le resserrement qu’ils contiennent ? Ou faut-il compter sur la puissance et le mordant mêmes de souffrance de ces affects et leur éternité de douleur, cultiver leur douleur pour qu’elle nous ouvre un horizon de liberté régénérée (le dolorisme) ?

I. La honte dans tous ses états

I.1. La honte comme burst, explosion, éclat, éclatement, émotion (Sartre)

Le chapitre intitulé « l’existence d’autrui » commence par une analyse de la honte qui sert, dans L’être et le néant, de leitmotiv de la constitution de ce que je suis par autrui :

 « Considérons, par exemple, la honte. [...] J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j'ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l'on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j 'ai honte. II est certain que ma honte n'est pas réflexive, car la présence d'autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d'un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive : dans le champ de ma réflexion, je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j 'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n'est pas une vaine image dans l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me "toucher". Je pourrais ressentir de l'agacement, de la colère en face d'elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu'aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. II ne s'agit cependant pas de la comparaison de ce que je suis pour moi à ce que je suis pour autrui, comme si je trouvais en moi, sur le mode d'être du pour-soi, un équivalent de ce que je suis pour autrui. D'abord cette comparaison ne se rencontre pas en nous, à titre d'opération psychique concrète : la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive. Ensuite, cette comparaison est impossible : je ne puis mettre en rapport ce que je suis dans l'intimité sans distance, sans recul, sans perspective du pour-soi avec cet être injustifiable et en-soi que je suis pour autrui. II n'y a ici ni étalon ni table de correspondance. La notion même de vulgarité implique d'ailleurs une relation inter-monadique. On n'est pas vulgaire tout seul. Ainsi autrui ne m'a pas seulement révélé ce que j'étais : il m'a constitué sur un type d'être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles. Cet être n 'était pas en puissance en moi avant l'apparition d'autrui car il n'aurait su trouver de place dans le pour-soi ; et même si l'on se plaît à me doter d'un corps entièrement constitué avant que ce corps soit pour les autres, on ne saurait y loger en puissance ma vulgarité ou ma maladresse, car elles sont des significations et, comme telles, elles dépassent le corps et renvoient à la fois à un témoin susceptible de les comprendre et à la totalité de ma réalité-humaine. Mais cet être nouveau qui apparaît pour autrui ne réside pas en autrui ; j'en suis responsable, comme le montre bien ce système éducatif qui consiste à "faire honte" aux enfants de ce qu'ils sont. Ainsi la honte est honte de soi devant autrui ; ces deux structures sont inséparables ».

            Voilà la façon dont Sartre met en scène, dans L'être et le néant, la honte ressentie, la honte vécue, celle qui me pétrifie et m’identifie à un geste, à une parole ou à une maladresse ou à une vulgarité émise ou commise face à l’autre, dans certaines circonstances où je ne suis pas à mon avantage. Je suis, dans la honte, à mes propres yeux, dans ma propre chair, cet être que l’autre m’intime que je suis par sa seule présence. Cet être que je suis n’est apparu qu’avec la honte et n'aurait pu apparaître autrement sans la présence d’autrui ; le paradoxe étant que je suis totalement responsable de cet être qui m’est pourtant infligé ou imposé malgré moi par autrui.  Quand bien même je m’en défendrais contre une identification désavantageuse, ce serait par une attitude seconde, défensive, qui n’empêcherait pas que le coup ait été porté directement.

            La fonction du regard de l’autre qui me fige, telle une gorgone est sans doute la seconde caractéristique que Sartre souligne. Ce regard est totalement inexpressif ; il n’est ni féminin ni masculin, ni désapprobateur. L’autre me fait sombrer dans un brouillard d’altérité qui me fait « perdre la face ». Tant que l’autre est quelqu’un que je puis regarder et insérer dans des circonstances qui ont pour moi un sens, je ne risque pas d’éprouver de la honte devant lui ; c’est quand il me regarde et qu’il a pris une avance dans ce regard sur moi que je puis éprouver cet affect et que j’avoue ou reconnais être ce qu’il a vu de moi et m’identifie à ce qu’il a vu de moi sans que je sois capable de m’en défendre. La honte est reconnaissance de ce que je suis, même si cet être ne pourrait pas exister sans que l’autre ne me l’intime.

            Ce n'est certainement pas – en dépit du vocabulaire de Sartre qui insiste sur la découverte de mon être par cet affect de honte – de façon innée que le regard est susceptible de me pétrifier ; mais la structure dans laquelle le moi, l’Autre et le monde sont pris a une sorte de nécessité : elle n’est pas contingente. Rousseau a fait une remarque curieuse et susceptible d’éclairer le point de vue sartrien à propos du regard. Je vous la livre : Émile n’est pas troublé par le regard d’autrui. C’est une structure sociale qui implique la possibilité d’une exposition de la honte. Comme Émile a été mis à l’abri de cette structure sociale au cours de son éducation, il n’est pas vulnérable au regard d’autrui dont il ne s’aperçoit même pas : « Cela fait qu’étant toujours tranquille et de sang-froid, il ne se trouble point par la mauvaise honte. Soit qu’on le regarde ou non, il fait toujours de son mieux ce qu’il fait ; et, toujours tout à lui pour bien observer les autres, il saisit leurs manières avec une aisance que ne peuvent avoir les esclaves de l’opinion. On peut dire qu’il prend plutôt l’usage du monde, précisément parce qu’il en fait peu de cas » (Émile, p. 371).

            La sexualité impliquée dans la honte n’est pas nettement affirmée dans cette page : elle n’y est que latente ; elle sera plus évidente un peu plus loin lorsque Sartre complètera son analyse de la honte en l’imaginant éprouvée par quelqu’un qui, dans un hôtel, regarde ce qui se passe par le trou d’une serrure et se trouve observé en train de le faire. L’érotisation de la honte se trouve alors effectuée un peu marginalement, car l’autre par qui la honte m’arrive n’est pas lui-même sexualisé. Elle sera plus délibérée lorsque Sartre montrera l’affinité qui existe entre l’acte sexuel et la honte : « Je tente donc de m'engager tout entier dans mon être-objet, je refuse d'être rien de plus qu'objet, je me repose en l'autre ; et comme j'éprouve cet être-objet dans la honte, je veux et j'aime ma honte comme signe profond de mon objectivité ; et comme autrui me saisit comme objet par le désir sexuel, je veux être désiré, je me fais objet de désir dans la honte ». Cette analyse était attendue puisque l’acte sexuel est une incarnation pour Sartre ; la honte partage avec lui d’être quelque chose comme une incarnation.

       La honte est chute originelle dit Sartre qui, dans la même page, invoque Adam et Ève « qui connaissent qu’ils sont nus ». Peut-être pourrions-nous lire ce passage dans la Bible même.

I.2. Le caractère sexuel de la honte dans la Bible

6 La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d'elle, et il en mangea.
7 Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures.
8 Alors ils entendirent la voix de l'Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l'homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l'Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin.
9 Mais l'Éternel Dieu appela l'homme, et lui dit : Où es-tu ?
10 Il répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
11 Et l'Éternel Dieu dit : Qui t'a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ?
12 L'homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m'a donné de l'arbre, et j'en ai mangé.
13 Et l'Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m'a séduite, et j'en ai mangé.

[Genèse 3 : 6-13]

       Dans ce passage, Adam et Ève se découvrent nus parce qu’ils ont accès à l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Sans cet accès, ils n’auraient pas eu de référence leur permettant de prendre conscience de la portée érotique de leur nudité. Alors qu’ils pouvaient être devant Dieu sans masque, ils se retrouvent à devoir se faire des pagnes avec des feuilles de figuier, qui évoquent et dissimulent en même temps les parties honteuses parce qu’elles sont celles de la procréation et de la sexualité. Adam et Ève ont conscience de leur nudité et, par elle, ils entrent dans le tourment de découvrir leur origine biologique, alors que, jusque-là, ils n’étaient que des êtres créés par un autre. La honte rompt l’alliance avec ce Dieu origine et déroute Adam et Ève de leur vocation de créature pour les amener dans la responsabilité d'être eux-mêmes à l’origine d’autres êtres : leurs enfants. Ils entrent dans la génération et avec elle, dans la honte d’un savoir qui expose l’origine qui jusque-là restait pudiquement en Dieu.

     L’origine de cette honte est la transgression de l’interdit donné par Dieu, ce qui lie étroitement la honte à la culpabilité. Les deux notions seront partout liées dans la Bible.

I.3. Cette sexualisation de la honte se prolonge par l’infidélité et la prostitution

       Le deuxième contexte dans lequel on a honte dans la Bible est celui de la mauvaise alliance. Le pacte qui lie l'homme à Dieu l'oblige à la fidélité envers celui qui l’a libéré de l’esclavage. Dieu est celui qui a libéré son peuple. Les autres peuples alentour sont donc considérés comme des peuples infidèles qui ne connaissent pas le Dieu d'Israël et leur Dieu est un Dieu rival. La guerre est un lieu qui peut générer la honte, mais pas forcément pour des raisons de lâcheté ou de faiblesse. Les vainqueurs sont aussi comptés parmi les honteux s'ils appartiennent à la religion des infidèles ; c'est ainsi que le terme de honte signifie à la foi l'objet de honte et l’idole.
 
3 La protection de Pharaon sera pour vous une honte, Et l'abri sous l'ombre de l'Égypte une ignominie.
4 Déjà ses princes sont à Tsoan, Et ses envoyés ont atteint Hanès.
5 Tous seront confus au sujet d'un peuple qui ne leur sera point utile, Ni pour les secourir, ni pour les aider, Mais qui fera leur honte et leur opprobre.

[Esaïe 30:3] 

       Par conséquent, l’alliance est parfois honteuse quand elle est infidèle au roi qui a été oint au nom du Dieu d’Israël. C’est ainsi que Jonathan va se retrouver dans un conflit de loyauté entre son Père Saül, roi d’Israël officiel, et David, roi inspiré au prophète contre Saül.

30 Alors la colère de Saül s'enflamma contre Jonathan, et il lui dit : Fils pervers et rebelle, ne sais-je pas que tu as pour ami le fils d'Isaï, à ta honte et à la honte de ta mère.
[1 Samuel 20:30]

       Jonathan est l’ami de David et son père Saül souligne la honte que représente cette mésalliance. Dans ce cas, une autre interprétation de la honte s’ajoute à celle de la mésalliance. Jonathan aime David d’une façon qui ne sied pas aux relations convenables socialement entre les hommes. Non seulement son amitié n’est pas recevable par rapport à sa qualité de fils du roi Saül, mais elle n'est pas non plus admissible socialement à cause de l'intensité anormale des sentiments qu'elle génère entre Jonathan et David.

       L’alliance honteuse est, dans la Bible, par excellence, la prostitution et Israël est volontiers comparé à une prostituée, nouée par intérêt avec des puissances étrangères.

7 Leur mère s'est prostituée, celle qui les a conçus s'est déshonorée, car elle a dit : J'irai après mes amants, qui me donnent mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et ma boisson.
8 C'est pourquoi voici, je vais fermer son chemin avec des épines et y élever un mur, afin qu'elle ne trouve plus ses sentiers.
9 Elle poursuivra ses amants, et ne les atteindra pas ; elle les cherchera, et ne les trouvera pas. Puis elle dira : J'irai, et je retournerai vers mon premier mari, car alors j'étais plus heureuse que maintenant.
10 Elle n'a pas reconnu que c'était moi qui lui donnais le blé, le moût et l'huile ; et l'on a consacré au service de Baal l'argent et l'or que je lui prodiguais.

[Osée 2 : 7-10]

       Ces textes présentent déjà moins la figure de la honte explosive que la figure du « honteux ». Regardons cette figure avec Aristote qui réfléchit sur « ce qui est honteux » peut-être plus que sur la honte elle-même.

I.4. La honte dans la Rhétorique d’Aristote

       À l’opposé de la honte explosive que l’on trouve dans L’être et le néant, il nous faut considérer – comme nous avons commencé à le faire – deux modalités de la honte que Sartre a mises entre parenthèses ou qu’il a négligées à dessein. Il existe d'abord, en effet, une perception affective de situations comme honteuses, de comportements comme honteux, qui ne peut pas être faite lorsque la honte foudroie et pétrifie. Ensuite, la honte n’est pas séparable d’un contexte quasi absent de la page de Sartre mais pas des textes bibliques que nous avons lus : ce contexte psychosocial de la honte qui intéresse Aristote n’est autre que celui qu’on trouve exprimé au Livre II, Chap. VI de sa Rhétorique. Nous n’allons pas tout lire, ce qui nous ferait déborder les limites de la séance en ne connaissant rien d’autre que cet ouvrage que vous pouvez très facilement vous procurer dans le commerce ou lire d’un bout à l’autre sur internet.

       Aristote détermine les limites de la honte, avec le moins de préjugé possible, sinon celui qu’un Grec du IVe siècle av. J.C. désigne par là en esquissant les situations dans lesquelles on éprouve de la honte, les personnages qui y sont sensibles ou insensibles, une typologie de ceux qui veulent l'intimer aux autres, les causes de la honte, les causes efficientes et les causes finales – celles qu’elle vise quand on l’éprouve. Cela comme un très fin mathématicien s’affaire à la quadrature d’une courbe ou à la rectification d’une surface. Mais, à la différence de ce qui se passe en mathématique, la définition de la honte est démesurément longue. Voici le texte que nous lirons partiellement :

I.4.1. Définition de la honte et de l’impudence

1383 b 12 De quel type de choses on a honte (aidôs et aiskhumè), quelles sont celles qui excitent l’impudence, vis-à-vis de qui et dans quelles dispositions, voici qui le rendra clair. Définissons la honte comme une souffrance (lupè) et une perturbation concernant ceux des maux qui paraissent conduire à la perte de sa réputation (adoxia) [1] , que ces maux soient présents, passés ou futurs. Quant à l’impudence, c’est une sorte de dépréciation et d’indifférence à l’égard de ces mêmes maux.

I.4.2. Sujets de honte

       Si la honte est bien conforme à cette définition, on a honte – nécessairement – en raison du genre de maux qui passent pour honteux, que ce soit à ses propres yeux ou aux yeux de ceux dont on se soucie. Ce sont tous les actes qui sont l’effet d’un vice, par exemple lâcher son bouclier ou prendre la fuite : ce sont là des effets de la lâcheté. De même pour le fait de frustrer autrui d’un dépôt qu’il nous a confié : c’est l’effet de l’injustice. Ou de copuler avec qui on ne devrait pas, ou à l’endroit ou au moment inappropriés : c’est l’effet du dévergondage. Ou le fait de tirer des profits d’activités mesquines ou honteuses ou sur le dos de personnes sans défense, comme les pauvres ou les morts, d’où le proverbe « aller jusqu’à faire les poches d’un mort », car c’est l’effet de la cupidité sordide et de l’avarice. Ou de ne pas apporter des secours en argent quand on le peut, ou d’en apporter moins qu’on le peut. Ou de se faire secourir par moins aisé que soi. Ou d’emprunter de l’argent quand on croit qu’on va nous demander ; de demander quand on voit qu’on va nous réclamer ; de louer une chose pour faire croire qu’on la demande et, après une rebuffade, faire comme si de rien n’était. Quant à louer les gens en leur présence, c’est de la flagornerie, tout comme louer l’excès de qualités de quelqu’un tout en gommant ses vices ; s’affliger à l’excès des souffrances de quelqu’un en sa présence, et tous les autres comportements du même genre : car ce sont des manifestations de flagornerie. Il est honteux aussi de ne pas endurer les peines que supportent les personnes plus âgées, ou les gens fragiles, ou ceux d’un plus haut rang ou, en général, ceux qui en ont moins la capacité, car ce sont là autant de manifestations de mollesse. Il y a aussi le fait d’accepter des bienfaits de quelqu’un d’autre, et cela à maintes reprises, puis de lui reprocher ses bienfaits [2] , car ce sont là tous signes de mesquinerie et de bassesse. Le fait de parler de soi, de se mettre en avant sans retenue et de s’attribuer les succès d’autrui : c’est de la vantardise. De même aussi pour les actes qui sont l’effet de chacun des autres vices du caractère, pour ceux qui en sont la manifestation et ceux qui leur ressemblent, car ce sont des actes honteux et dégradants.

       Il est honteux de surcroît de ne pas avoir part aux biens dont bénéficient soit tous les hommes, soit tous ses égaux, soit la majorité d’entre eux – j’appelle ainsi ceux du même peuple, ceux de la même cité, ceux du même âge, ceux de la même famille, en somme ceux qui sont à égalité avec soi – [3] , car il est honteux, déjà, de ne pas avoir en partage, mettons le même niveau d’éducation que les autres et, de la même façon, tous les autres avantages dont ils jouissent [4] . Il est honteux aussi de subir, d’avoir subi ou de devoir subir tous les actes de nature à conduire au déshonneur et à l’infamie [5] . (Ils consistent en l’asservissement de son corps ou la soumission à des pratiques honteuses, parmi lesquelles le viol, et se partagent entre le dévergondage et la violence subie involontai­rement) [6] . Car le simple fait de les subir et de ne pas s’en prémunir résulte du manque de virilité, ou de lâcheté. Voilà les choses, avec celles du même genre, qui inspirent la honte. [7]

I.4.3. Personnes devant qui on éprouve de la honte

Puisque la honte est une représentation (phantasia) portant sur la perte de sa réputation – sur cette perte elle-même et non sur ses conséquences [8] – et que nul ne se soucie de sa réputation sinon à cause des personnes auprès desquelles il l’a [9] , si l’on éprouve de la honte, c’est forcément face à ceux dont on fait cas [10] . Or nous faisons cas 1) de ceux qui nous admirent, de ceux que nous admirons, de ceux par qui nous voulons être admirés, 2) de ceux avec qui nous sommes en compétition et 3) de ceux dont nous ne méprisons pas l’opinion. 1) Nous voulons être admirés par – et nous admirons – tous ceux qui détiennent un bien qui a du prestige à nos yeux, ou de qui nous nous trouvons souhaiter vivement obtenir un bien dont ils sont maîtres – à l’instar des amoureux ; 3) nous nous soucions des personnes douées de prudence (phronimoi), parce que nous les croyons véridiques, tels nos aînés et les personnes éduquées.

La honte est plus grande pour des actes commis sous les yeux d’autrui [11] et à découvert, d’où le proverbe disant que la honte est dans les yeux [12] . C’est la raison pour laquelle on éprouve plus de honte devant ceux qui doivent rester à nos côtés ou qui nous prêtent attention : (1384b1) les deux cas se ramènent à être sous les yeux. On a honte aussi devant ceux qui ne sont pas sous le coup des mêmes imputations (honteuses), car il est clair qu’ils ont des façons de voir contraires aux nôtres ; devant ceux qui ne sont pas enclins de pardonner aux auteurs de ce qui est manifestement une faute, car ce que l’on fait soi-même, on ne le reproche pas à ses voisins, de sorte que ce qu’on ne fait pas, il est clair qu’on y trouve à redire. On a honte également devant les personnes enclines à divulguer les ragots, car il n’y a aucune différence entre ne pas croire et ne pas divulguer [13] . Sont enclins à divulguer les ragots ceux qui ont été victimes d’une injustice – parce qu’ils guettent l’occasion de parler – et les médisants, car s’ils dénigrent ceux qui n’ont pas fait de faute, ils dénigrent d’autant plus ceux qui en ont commis. On a honte de même devant ceux qui font profession d’épier les fautes du voisin, comme les satiristes et les auteurs de comédie, car ce sont, à leur façon, des gens médisants et des colporteurs de ragots. Devant ceux aux yeux de qui on n’a pas connu d’échec [14] , car on est pour eux comme des objets d’admiration ; c’est pourquoi on a honte aussi devant ceux qui nous adressent pour la première fois une requête : c’est que notre réputation est encore intacte à leurs yeux. C’est le cas aussi de ceux qui désirent depuis peu être nos amis (car ils n’ont encore vu que nos meilleurs côtés, d’où la pertinence de la réponse d’Euripide aux Syracusains) et, parmi nos connaissances anciennes, ceux qui ne savent rien à notre sujet.

On est pris de honte non seulement au sujet des actes que nous avons qualifiés de honteux par eux-mêmes, mais encore à la vue de ce qui en est le signe (sèméia) ; par exemple, non seulement en nous livrant aux plaisirs aphrodisiaques, mais encore à la vue d'un indice de ces plaisirs ; et non seulement en faisant des choses honteuses, mais rien qu'à en parler. Semblablement, nous avons honte non seulement devant ceux que nous avons dits, mais encore devant les personnes qui leur dévoileront notre conduite ; par exemple, leurs serviteurs, leurs amis.

Maintenant, d'une manière générale, nous n'avons honte ni devant ceux pour l’opinion (la réputation en matière de véridicité) de qui nous n'avons qu'un profond dédain – en effet, personne n’a honte devant de jeunes esclaves ou des animaux [15] – ; ni, dans les mêmes circonstances, devant nos familiers ou des inconnus ; mais bien devant nos familiers, dans telles circonstances où la vérité semble intéressée, et devant des étrangers dans celles où la loi est en jeu.

I.4.4. Dispositions de celui qui a honte

Voici encore des situations où l'on pourrait avoir honte : d'abord s'il se trouvait en notre présence quelqu'une des personnes que nous avons dit nous inspirer de la retenue. Tels étaient ceux que nous admirons ou qui nous admirent, ceux de qui nous tenons à être admirés ou auxquels nous avons à demander quelque service que l'on n'obtiendrait pas si l'on ne jouissait pas de leur considération, et cela soit qu'on nous voie (c'est dans ce sens que Cydias, lors de la délibération relative à la clérouchie de Samos, s'exprima devant le peuple. Il demanda aux Athéniens de s’imaginer que les Grecs étaient là, placés tout autour d'eux pour les observer, et non pas seulement informés du décret qu'ils allaient voter, ou que ces gens se trouvent à proximité ou soient en passe d’être informés. C'est pour cela que, dans le malheur, on n'aime pas à être vu de ceux qui, naguère, nous jalousaient, car ceux qui nous jalousent ont pour nous (1385a1) un sentiment d’admiration. On est disposé à la honte, également, quand on a à son passif quelque chose de déshonorant dans nos propres affaires et dans nos actions, ou dans celles de nos ancêtres, ou de quelques personnes dont les intérêts sont liés aux nôtres et, d'une manière générale, de ceux pour qui nous avons honte. À cette dernière catégorie appartiennent d'abord ceux dont nous avons parlé (précédemment), et encore ceux dont nous répondons, ceux qui ont reçu nos leçons ou nos conseils. Et enfin d’autres gens, parmi nos pareils, avec lesquels on rivalise d’honneur ; car il est beaucoup d'actions que la réserve à garder vis-à-vis de ces personnes nous suggère, ou nous interdit.

Ceux qui doivent être en vue et dont la conduite sera épluchée au grand jour par ceux qui sont dans leur secret seront encore plus sujets à la honte. De là ce mot du poète Antiphon, au moment de périr sous la bastonnade par l'ordre de Denys. Voyant ses compagnons de supplice se cacher la tête dans leur manteau au sortir des portes : "Pourquoi vous cacher la tête, dit-il ; serait-ce pour que personne, dans cette foule, ne nous puisse reconnaître demain ?" Voilà pour ce qui concerne la honte. Quant à l'impudence, il est évident que nous pourrons tirer un bon parti des arguments contraires ».

[Aristote, Rhétorique, GF Flammarion, Paris, 2007, p. 296-304]

            Le premier point de divergence qui saute aux yeux dans la Rhétorique par rapport à la page de Sartre, c’est qu’Aristote a essayé ce qu’on pourrait appeler une logique des affects. Par exemple, si la honte est explosive, je puis craindre la honte et me préparer à la ressentir pour n’avoir pas à la craindre. Ainsi développons-nous des stratégies pour ne pas avoir à l’éprouver. La honte est donc, comme la culpabilité du reste, un aiguillon – au moins négatif – à l’action. Pour ne pas avoir à ressentir la honte, je travaille suffisamment, je prépare les situations où il faudra présenter quelque chose à autrui qui risque de me juger, si je n’ai pas su répondre à temps à une agression verbale par exemple, ce qui lui laisserait l’avantage, etc… C’est, en grande partie, pour ne pas éprouver de honte que je fais ce qu’il faut à l’égard des lois. Honte et culpabilité intiment toutes deux des conduites d’évitement qui profitent à la consolidation des normes, des lois, à leur respect. Elles portent – elles contribuent, du moins – toutes deux, chacune à leur façon, à exiger de soi un peu plus que ce qu’on aurait fait sans elles. Elles sont, en ce sens, au cœur de l’éthique ; au moins de l’éthique des « coups de pouce » – des  nudges, comme disent les Anglo-saxons. On trouverait à peu près la même chose chez Spinoza, par exemple, quand il montre pourquoi on craint la honte (Définitions des affects, XXXIX) – ce qui est la logique même du trac, affect dans lequel j’éprouve moins la honte que la crainte de me trouver honteux, à découvert – sans masque et fragilisé – devant un public, par exemple. Je puis toutefois éprouver le trac encore que je n’aie rien à me reprocher dans la préparation. Par où l’on voit une différence entre la honte et la culpabilité. Je pourrais très bien me prémunir contre la honte et l’éprouver quand même. La honte est donc non seulement honte devant autrui, mais sentiment dans l’instant – dans l’instant présent – où on l’éprouve ; la culpabilité n’a pas besoin d’être présente pour être éprouvée. Elle peut exister dans une sorte d’abstraction temporelle.

            En tout cas, ce qui importe par rapport à Sartre, c’est que, si, dans les deux cas, la honte est honte devant autrui, cette dernière thèse, quand elle est soutenue par Aristote, est nuancée par un plus grand souci de la nature sociale de la honte, du fait qu’elle est liée à des déterminations plus précises des rapports du moi et de l’autre.

            La seconde remarque est que ce qu’on voit se mettre en place chez Aristote, c’est un intérêt aussi grand porté au « honteux » – comme qualificatif d’une conduite – qu’à la honte – comme sentiment. Le honteux est ce qui paraît objectivement honteux et marqué dans des situations, des comportements et des objets qui seraient réellement tels, mais qui ne le sont guère et qui ne font qu'apparaître tels en jouant un rôle. La honte et le honteux semblent entrer dans une sorte de tourniquet où, tout à tour, l’un(e) puis l’autre devient l’essentiel. Beaucoup plus tard, A. Smith fera la théorie de ce mouvement hélicoïdal, qui montre comment un grand nombre de sentiments paraissent se déposer dans des objets tandis que ces objets relancent le mouvement subjectif. Ici on repère le passage constant de la honte au honteux, du honteux à la honte. Ce passage s’effectue par une grande quantité d’affects intermédiaires que nous allons voir un peu plus loin – comme l’indécence et la décence. A. Smith attribue ce mouvement à la sympathie – au fait que nous prétendions nous mettre à la place de l’autre ; et ainsi ressentons ce que nous devrions ressentir et ne ressentons pas ou ressentons ce que l’autre devrait ressentir et que, visiblement, il ne ressent pas. En ce dernier sens, je puis me livrer à des actes honteux et ne pas éprouver de honte ; ou ne rien faire de honteux et pourtant éprouver de la honte. On pourrait se demander d’ailleurs s’il ne m’arrive pas plus souvent d’être honteux de ce que je ne suis pas que de ce que je suis. Sartre écrivait peut-être un peu trop rapidement que j’ai honte de mon être devant autrui ; car la honte est tout autant honte de ce que je ne suis pas devant autrui.

            Il est un trait qui n’a pas échappé à Aristote, c’est la forte sexualisation de la honte, que souligne bien Rousseau dans son ambiguïté dans l’Émile, p. 365 : « la crainte et la honte, inséparables des premiers désirs ». La honte est inséparable de la sexualité. La phrase est ambiguë. Est-ce la sexualité qui porte en elle-même la possibilité de déclencher la honte ? Ou est-ce la sexualité qui est inséparable de la honte qui est née sans elle ? Il semble que Rousseau n’ait pas voulu trancher cette ambiguïté.

            Soulignons toutefois ici que la mise à nu n’est pas directement physique ; elle peut être symbolique, le corps n’étant présent que comme organe ou instrument des scarifications des événements honteux. Ce que Paul Valéry explique à propos de la publication de ses poésies. Lisons ce petit fragment de ses Cahiers :

« ... Je me sentais une pudeur, une véritable vergogne de ces productions [Valéry parle des premiers poèmes qu’il a écrits]. L’idée seule que n’importe qui peut lire ce que l’on a écrit dans le secret et l’aventureux secret de la solitude m’était insupportable — Plus fort même que la pudeur physique — Sentiment assez étrange, car pourquoi écrire si ce n’est pour autrui ? — Peut-être c’était pour former, dégager cet autre moi, ce lecteur idéal qui existe nécessairement dans tout être qui écrit, et dont la description ou définition exacte, si on pouvait la faire pour chaque écrivain (en qui elle est virtuelle et agissante) serait de beaucoup la plus importante connaissance critique qu’on pourrait en obtenir, la clé du système cryptographique — le type d’ambition.
            Deux souvenirs de cette jalousie singulière de ma nature —
            Mon frère à qui je me gardais de parler de mes goûts et de mes essais — soupçonnait bien qu’à l’ombre de mes études si médiocres, quelque chose se passait et quelque culte caché se pratiquait. Il découvrit un poème dans mes papiers, le prit et le fit imprimer à mon insu dans la Petite Revue du Midi de Marseille — dont je reçus, un jour, le n° où mon œuvre figurait — — J’en fus très affecté — Mon nom imprimé me causa une impression semblable à celle que l’on a dans les rêves où l’on crève de honte de se trouver tout nu dans un salon —
            Mais je ressens encore la colère et la confusion qui me saisirent, quelques années plus tard, en 1891, quand je reçus de Paris le numéro des Débats où mon Narcisse Parle publié dans le premier fascicule de la Conque était loué dans les termes les plus flatteurs par S. — qui était M. Chantavoine. Je parcourus la ville avec ce journal en poche, rouge de honte, étrange honte – et ne pouvais souffrir ce que je ressentais comme un viol.
            Et pourtant, puisque j’avais donné ce poème — ? ».

[Valéry Paul, Cahiers, Bib. de la Pléiade - NRF, 1973, p. 310-312]

Suit une satire extrêmement sévère des mœurs des critiques d’art qu’il assimile plus à des politiques qu’à des personnes réellement intéressées par la littérature.
On aura noté au passage la très forte connotation érotique de la honte, même dans un domaine où il ne s’agit que de présenter des livres desquels un auteur peut se couvrir.

            Il est un autre point qu’il faut souligner : c’est que, contrairement à un préjugé, la honte – en particulier sous la forme du trac – ne disparaît pas avec l’âge. Beaucoup pensent même que le trac s’accentue, en dépit du métier et des ruses que nous savons déployer pour éviter de le ressentir : je pense qu’ils ont raison.

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[1] - On a souvent remarqué que c’était la définition que Platon donne de la honte et qui privilégie cet aspect-là. Dans les Définitions en 416 a, Platon dit, en effet, de la honte qu’elle est « la crainte d’un déshonneur que l’on prévoit ».

[2] - C’est ce que nous appellerions la goujaterie : le goujat ne ressent pas de honte. Ce qu’il fait est honteux. Mais c’est out le contraire que de ressentir de la honte. Ne pas ressentir la honte n’empêche pas que l’on participe du honteux.

[3] - La honte est cuisante quand elle provient du fait que nous n’accédons pas ou nous faisons refuser à des emplois, des fonctions, qu’il semble normal pour nos pairs d’atteindre.

[4] - Spinoza reprendra ce thème dans l’Éthique, Déf. des affections, XXVIII : « Nous pouvons dire qu’un homme fait trop peu de cas de lui-même quand nous le voyons, par crainte excessive de la honte, ne pas oser ce qu’osent ses pareils ».

[5] - On relève ici qu’être violé relève autant du honteux qu’être le violeur. Ce qui est honteux est très ambigu sur le plan moral ; sous des aspects moraux, la honte n’a rien de moral ; elle n’est pas une notion morale, puisque commettre un acte criminel ou en être victime est pour ainsi dire équivalent aux yeux du honteux. La honte peut même ainsi couvrir, comme nous allons le voir, des actes immoraux.

[6] - On voit ici à plein la différence entre une culture de la honte et une culture de la culpabilité. Sous la plume d’Aristote, il est aussi honteux d’être violé que violeur. Dans nos cultures occidentales, on ne met pas sur le même plan le violeur et le violé. Certes, la victime peut se sentir souillée, durablement souillée, au-delà même de la réparation quand elle a lieu, par le châtiment du violeur par exemple, mais elle n’est pas responsable du viol et n’a lieu de s’en sentir ni coupable ni honteuse. Dans une culture de la honte, il est presque aussi grave pour l’image de soi d’avoir été victime d’un viol que d’en avoir été l’auteur.

[7] - On a affaire ici à une définition immense et qui n’est pas terminée ; elle laisse de la place encore à de multiples déterminations.

[8] - On voit ici qu’il n’y a ni de sens ni de valeur utilitariste de la honte. En tout cas, n’est-elle pas conséquentialiste.

[9] - L’accord avec Sartre est là : la honte est devant autrui ; on n’est pas honteux tout seul ou pour soi-même seul.

[10] - C'est typiquement une affirmation que Sartre conteste puisque l’Autre qui intime la honte est très peu déterminé. Un craquement de parquet peut en faire office.

[11] - L’insistance sur la fonction du regard dans la honte ne sera pas oubliée par l’auteur de L’être et le néant.

[12] - On voit encore ici l’ambiguïté du passage : la question se pose de savoir si le proverbe cité par Aristote évoque la réprobation lisible dans les yeux du spectateur de l’acte honteux ou la honte visible dans les yeux du coupable. Il n’y a pas d’alternative aux yeux d’Aristote : les deux sont conjoints.

[13] - Là non plus, on ne sait pas trop si on a honte de ceux qui colportent des ragots (à leur place, eux qui le font de manière éhontée), ou si on éprouve de la honte devant eux parce qu’on sait que ce qu’ils ont vu ou entendu de nous va être divulgué. Ce qui est intéressant, c’est que le ragot joue un rôle très important dans la honte.

[14] - On a honte devant ceux que l’on déçoit.

[15] - Ce point est contestable.

II. La « logique » de la culpabilité

       On ne trouve pas tout à fait le même schéma pour ce qui est de la culpabilité. Ce serait une erreur de calquer la logique de la culpabilité sur celle de la honte. Essayons d’expliquer pourquoi ce n’est pas possible.

II. 1. La culpabilité est de nature plus « linguistique » que la honte

      Dans le cas de la culpabilité, la complicité avec la logique est plus évidente. Le lien avec le langage devient en elle très important. On a besoin de « confesser » ses fautes, de les avouer ; d’avouer sa culpabilité. On n’a guère besoin d’avouer sa honte : elle est l’aveu même ou par elle-même un aveu. Sartre le dit très bien. Pour être connue d’autrui, la honte n’a pas besoin de se dire ; en revanche, pour être connue d’autrui, la culpabilité requiert qu’elle se dise, sans être pour autant forcément ressentie ; qu’elle soit établie – ce qui est le cas en droit pénal ; elle peut être mesurée. Si oppressante soit-elle, elle laisse une marge de manœuvre pour se justifier ; ce n’est pas toujours le cas – loin de là – de la honte, qui n’a pas le temps de se justifier. La honte parle pour vous ; elle a le premier et le dernier mot.

       La honte est un précipité affectif ; elle ne fonctionne pas nécessairement par paroles ; c’est un foudroiement sans paroles. La honte interdit ou frappe d’interdit. Elle prend de court : on ne s’attendait pas à avoir été vu et on l’a été. La culpabilité prend tout son temps pour se distiller, s’établir. La culpabilité parle ; elle est éminemment « logique ».

       La culpabilité peut certes consister en auto-critique et paraître ainsi une reconnaissance comme la honte. En réalité, la culpabilité, fût-elle sentie, puisqu’il y a bien des explosions de culpabilité, et qu’elle devient alors assez indistincte de la honte, diffuse moins qu’elle ne calcule les conséquences ; elle peut bien être liée à l’impression d’avoir commis une faute ; elle se fait gestion de la faute, à la différence de la honte qui peut se ressentir sans avoir commis de faute.

II. 2. L'importance de la mesure dans la culpabilité.

       C’est ainsi que, étant d’essence plus linguistique, la mesure devient importante dans la culpabilité.

       Livrons-nous à un exercice de pensée : séparons deux des trois éléments que l’on reconnaît ordinairement comme ayant trait à la culpabilité plutôt qu’à la honte, à savoir l’élément de conscience (qui a un versant subjectif et un élément objectif), l’élément mesure et l’élément souffrance. Acceptons de mettre un peu à l’écart l’élément souffrance. Il ne s’agit alors, dans la culpabilité, de ne se mesurer que par soi, comme le préconise Montaigne (p. 785) qui conseille de ne pas se mesurer par mesure extérieure. Mais, vraie ou fausse, objective ou pas, la conscience qui se mesure est certainement une des composantes de la culpabilité. Partons d’elle. Voyons ces deux textes des Essais :

« Nous autres principalement, qui vivons une vie privée qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir établi un patron au-dedans auquel toucher [évaluer] nos actions et, selon celui-ci [le patron], nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J’ai mes lois et ma cour [de justice] pour juger de moi, et m’y adresse plus qu’ailleurs. Je retiens bien selon autrui mes actions, mais je ne les étends que selon moi. Il n’y a que vous qui sachez si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux ; les autres ne vous voient point ; ils vous devinent par conjectures incertaines ; ils voient non tant votre nature que votre art [votre technique de dissimulation et son produit]. Par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence ; tenez-vous à la vôtre ».

       Suivent alors deux citations de Cicéron : « Vous devez vous servir de votre propre jugement » et « le témoignage que se rend elle-même la conscience du vice et de la vertu est d’un grand poids ».
Montaigne, Essais, in : Œuvres complètes, Bib. de la Pléiade, NRF, 1967, p. 791.

       Descartes parlera de « générosité – par laquelle nous nous évaluons comme il convient, c’est-à-dire sans excès, que ce soit dans le sens d’un encensement ou dans le sens de trop de sévérité. On notera que c’est seulement dans le sens de l’interdit qu’autrui doit être considéré « retenu » ; dans l’autre sens, celui de l’expansion, c’est à moi d’en juger.
Et puis, un peu plus loin :

« La force de tout conseil gît [s’arrête] au temps ; les occasions et les matières roulent et changent sans cesse. J’ai encouru quelques lourdes erreurs dans ma vie et importantes, non par faute de bon avis mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrètes aux objets qu’on manie et indivinables, signamment en la nature des hommes, des conditions muettes, sans montre, inconnues parfois du possesseur même, qui se produisent et éveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu pénétrés et prophétisés, je ne lui en sais nul mauvais gré ; sa charge se contient en ses limites ; l’événement me bat ; et s’il favorise le parti que j’ai refusé, il n’y a remède ; je ne m’en prends pas à moi ; j’accuse ma fortune, non pas mon ouvrage ; cela ne s’appelle pas repentir » (Essais, p. 792).

            Autrement dit : il n’y a lieu de se repentir que de ce qui dépend de moi dans des circonstances données et dûment appréhendées. Si le « réel me donne tort » comme on dit, je n’ai toutefois pas à m’en prendre à moi, si j’ai fait ce que je pouvais dans les limites de ma finitude ; ni de ce qui est du moment présent et moins encore de ce qui est de l’avenir. Je ne puis donc être jugé que sur ce qui est maîtrisable par moi à un moment donné. La justice de la culpabilité n’est pas une justice des choses mais une justice de mon jugement des choses. On peut avoir eu raison ou tort contre les choses. Ce n’est pas toujours parce que les choses m’ont donné raison que j’avais raison de prendre cette décision – je puis n’avoir eu seulement que de la chance – ; ce n’est pas non plus parce qu’elles m’ont donné tort que j’ai eu tort de prendre telle décision. Je n’ai eu dans ce cas que de la malchance en dépit d’un calcul qui était plutôt bon.

II. 3. La culpabilité selon Ricœur.

       On pourrait peut-être, grâce à Ricœur, resserrer cet ensemble de points en un seul paragraphe, celui que l’on trouve précisément au chapitre III, intitulé « La culpabilité », de la Ière Partie de La symbolique du mal qui est elle-même la deuxième Partie de Finitude et culpabilité du grand ensemble qu’est La philosophie de la volonté. Ce troisième chapitre fait suite à deux autres intitulés respectivement La souillure et Le péché que Ricœur présente lui-même comme des moments d’une « phénoménologie de l’aveu ». Voici le paragraphe qui résume et concentre un thème difficile qui chemine à travers des textes de la Bible :

« La ‘malédiction de la loi’ révèle le sens de tout le processus antérieur de la conscience de faute. Pour entendre ce point, revenons en arrière, non seulement aux Pharisiens, mais au noyau même de la notion de « culpabilité » : la culpabilité, c’est l’intériorité accomplie du péché ; avec la culpabilité, naît la « conscience » : un vis-à-vis responsable prend consistance face à l’interpellation prophétique et à son exigence de sainteté ; mais, avec l’instance de la « conscience », naît également l’homme-mesure [celle que nous avons vue avec Montaigne] ; le réalisme du péché, mesuré par le regard de Dieu, est résorbé dans le phénoménisme de la conscience coupable, mesure d’elle-même. Si l’on porte cette analyse à la lumière de l’expérience paulinienne de la justification par les œuvres de la loi, il apparaît que la promotion de la culpabilité – avec son sens aigu de la responsabilité individuelle, avec son goût des degrés et des nuances dans l’imputation, avec son tact moral – est en même temps l’avènement de la propre justice et de la malédiction qui s’y attache. Du même coup, l’expérience du scrupule est elle-même réinterprétée radicalement : ce qui, en elle, n’était pas éprouvé comme faute, devient faute, l’entreprise même de réduire le péché par l’observance devient péché ; c’est là le sens propre de la malédiction de la loi ».
[Ricœur P., Philosophie de la Volonté, II, Finitude et culpabilité, II, La symbolique du mal, Aubier-Montaigne, Paris, 1960, p. 138]

       On retrouve bien le jeu d’extériorisation / intériorisation qu’on avait détecté dans la honte ; mais la fonction d’extériorisation est, cette fois, jouée par le droit – la règle à laquelle on obéit. Règle qui n’a pas besoin d’être vécue intérieurement mais qui permet la mesure de nos actes ; le lien entre la conscience, la responsabilité, la culpabilité devenant très serré. Ce lien peut devenir un affect ; lequel peut, à nouveau être dépassé par l’anti-légalisme paulinien contre la loi du tribunal et contre la loi mosaïque, accusées – c’est la grande découverte de Paul [1] – d’être les principales sources de péché (p. 135). Car il y a une dialectique interne à la culpabilité : c’est la loi qui me fait découvrir la faute. Elle est à la fois ce qui m’interdit de transgresser et ce qui m’indique une possibilité de le faire.

II.3.1.  L’intériorisation personnelle du péché

       Ce qui caractérise la culpabilité, c’est cette intériorisation personnelle du péché : le toi interpellé devient le moi qui s’accuse lui-même ; mais, du même coup, se dessine le déplacement d’accent qui fait virer le sens du péché au sentiment de culpabilité ; au lieu d’accentuer le « devant Dieu », le « contre toi, contre toi seul », le sentiment de culpabilité accentue le « c’est moi qui... ». Les psaumes de pénitence de la littérature hébraïque montrent bien cette dualité d’accent :

« Car mon péché, moi, je le connais,
Ma faute est devant moi sans relâche ;
Contre toi, toi seul, j’ai péché,
Ce qui est mal à tes yeux je l’ai fait »

[Psaume n°51 : 5-6]

       On repère ici le décollement de « l’expérience égalitaire – totale, populaire – du péché » (p. 106) et de « l’expérience graduée de la culpabilité » ; entre « l’accusation globale et totale » qui accompagne le péché et « l’imputation graduée » de la faute dont on peut rendre quelqu’un coupable.

II.3.2. La scission entre la faute individuelle et le péché du peuple.

      Cette évolution se voit en particulier dans « la scission entre la faute individuelle et le péché du peuple ».

II.3.3. La dé-théologisation de la faute ?

       Au risque de perdre de vue le collectif, cette conscience de faute qu’est la culpabilité « devient (alors) mesure du mal dans une expérience de solitude totale ; ce n’est pas un hasard – ajoute Ricœur – si, dans beaucoup de langues – il pense évidemment au français avec conscience et à l’anglais avec consciousness en tout cas –, le même mot désigne la conscience morale et la prise de conscience psychologique et réflexive ; la culpabilité exprime par excellence la promotion de la conscience comme instance suprême » (p. 102-103).

         Ricœur va jusqu’à parler de « l’instance de la culpabilité » comme de « la possibilité du primat de l’homme-mesure » sur le « regard de Dieu ». Je deviens moi-même le Toi qui, en l’Autre, m’accuse, cette altérité fût-elle celle de Dieu. Il y a un effacement de l’autre, qu’il soit celui de Dieu ou celui des autres hommes, dans la culpabilité. Je suis à moi-même mon propre Toi. Même s’il ne parle pas ainsi et s’il ne va pas jusque là, on pourrait se demander si Ricœur ne voit pas, dans le cheminement de la faute jusqu’à la culpabilité, celui d’une « dé-théologisation » progressive. Un homme ne peut pas se tromper et n’a pas besoin de Dieu sur la question de savoir si c’est en conscience qu’il fait un acte ou s’il s’abuse sur ce qui est bon ou mauvais. [2]

         C’est cette dé-théologisation qui était déjà présente dans la morale de Kant où la culpabilité joue un rôle important mais où Dieu, s'il n’est pas le grand absent, ne joue plus le rôle fondamental. La thèse soutenue par Ricœur, qui est très fine, c’est que cette évolution de la faute et du péché jusqu’à la notion de degré de culpabilité est repérable dès l’Antiquité grecque et dès l’Antiquité des anciens Hébreux. Mais elle prend, chez les Grecs et chez les Juifs une tournure différente. Si elle est, « chez les Juifs, plutôt la conquête de la méditation personnelle au sein de la confession communautaire, elle est corrélative, chez les Grecs, d’une évolution de la pénalité » (p. 109). Non qu’il n’y ait eu un légalisme judaïque dont le « scrupule » est la cible de Jésus ; mais il serait faux de réduire ce légalisme juif à cette caricature qui en est faite dans les Testaments.
 

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[1] - Que Rousseau a reprise à sa façon : « Quoique la pudeur soit naturelle à l’espèce humaine, naturellement les enfants n’en ont point. La pudeur ne naît qu’avec la connaissance du mal : et comment les enfants, qui n’ont ni ne doivent avoir cette connaissance, auraient-ils le sentiment qui en est l’effet ? Leur donner des leçons de pudeur et d’honnêteté, c’est leur apprendre qu’il y a des choses honteuses et déshonnêtes, c’est leur donner un désir secret de connaître ces choses-là. Tôt ou tard ils en viennent à bout, et la première étincelle qui touche à l’imagination accélère à coup sûr l’embrasement des sens. Quiconque rougit est déjà coupable ; la vraie innocence n’a honte de rien » (Émile, p. 228).

[2] -  « Un homme peut travailler avec autant d'art qu'il le veut à se représenter une action contraire à la loi qu'il se souvient avoir commise, comme une erreur faite sans intention, comme une simple imprévoyance qu'on ne peut jamais entièrement éviter, par conséquent comme quelque chose où il a été entraîné par le torrent de la nécessité naturelle, et à se déclarer ainsi innocent, il trouve cependant que l'avocat qui parle en sa faveur ne peut réduire au silence l'accusateur qui est en lui s'il a conscience qu'au temps où il commettait l'injustice, il était dans son bon sens, c'est-à-dire qu'il avait l'usage de sa liberté. Quoiqu'il s'explique sa faute par quelque mauvaise habitude, qu'il a insensiblement contractée en négligeant de faire attention à lui-même et qui est arrivée à un tel degré de développement qu'il peut considérer la première comme une conséquence naturelle de cette habitude, il ne peut jamais néanmoins ainsi se mettre en sûreté contre le blâme intérieur et le reproche qu'il se fait à lui-même. C'est là-dessus aussi que se fonde le repentir qui se produit à l'égard d'une action accomplie depuis longtemps, chaque fois que nous nous en souvenons » (Kant, Critique de la raison pratique, p. 104).

III. Stratégies de la honte et de la culpabilité

III.1. Stratégies politiques

       Les retournements habiles : de la honte en « honteux ». La honte et le honteux ne sont plus seulement une affaire analytique, mais des positions que l’on peut prendre ou intimer dans une guerre existentielle de positions. La honte peut facilement changer de camp. L’art du politique est alors de la renvoyer à ses détracteurs comme un boomerang.

        Il ne suffit pas d’opposer analytiquement le sentiment de la honte au honteux, mais il faut encore montrer comment, dans la réalité, il y a un fonctionnement de la honte en boomerang dont certains peuvent s’emparer contre d’autres.

        Si je m’apprête à dénoncer qu’il est honteux que des militaires français meurent pour des causes qui n’ont pas lieu d’intéresser les Français, je puis m’entendre retourner qu’il est honteux de profiter de la mort de militaires pour poser ce genre de problèmes quand le moment devrait être au recueillement et à l’unité de la nation. Bref je me vois renvoyé à l’indécence d’en parler et surtout du moment que je choisis pour le faire. Bien gérée, la honte est moins explosive qu’elle ne peut être retournée contre les naïfs qui croyaient disposer du bon moment pour la faire agir. Si fallacieux soient-ils ces arguments « ce n’est pas le moment d’en parler », « il est indécent d’en parler » n’en ont pas moins une grande puissance même en démocratie où l’on est censé pouvoir parler de tout. Ainsi l’arme de la décence et de l’indécence est brandie contre la liberté de parler et de critiquer que l’on invoque. En invoquant la décence et l’indécence, le politique a les moyens de se protéger contre des mises en question embarrassantes touchant à ce qu’il fait de pire (exposer la vie de concitoyens dans des conflits qui ne sont pas les nôtres, etc.).

        Bentham, dans son Manuel des fallacies politiques a détaillé un très grand nombre de faussetés de ce genre dont le but est de dévoyer les décisions qui pourraient être les plus justes et les discussions elles-mêmes.

III.2. Stratégies sociales

       On peut faire honte aux gens de la famille dont ils sont issus. Ou au contraire se vanter de sa famille. En avoir honte permet à d’autres de se vanter de la leur ; s’en vanter a directement pour conséquence avantageuse (pour moi) que d'autres aient honte de la leur. Telle est l’essence de l’aristocratie qui peut perdurer jusque dans les démocraties. La générosité est sans doute une vertu que Descartes a pu honorer comme celle qui permet de se mesurer correctement par rapport aux autres. Mais se conserve aussi dans la générosité le fait d’avoir de la « gens », d’être issu de bonne famille. Il est difficile de se passer, quand on le peut, de l’argument de la gens en raison de l’économie de temps que représente, pour celui qui en a, le fait d’en avoir d’emblée. Ne pas en avoir oblige, d’une certaine façon, de s’en constituer beaucoup plus lentement, beaucoup plus laborieusement. Notons au passage qu’on ne saurait éprouver de culpabilité de sa famille et c’est à ce trait que l’on voit que la culpabilité se porte individuellement tandis que la honte se porte collectivement.

       La bataille des goûts a fait l’objet d’un ouvrage de Bourdieu, qu’il a intitulé La distinction, dans lequel il analyse, après Bentham d’ailleurs qui l’avait très bien montré, comment fonctionne le goût. Le goût s’attribue l’universalité et une sorte de monopole du bon goût en rejetant tous les autres goûts comme mauvais goûts. Ce qu’il fait d’autant plus aisément qu’il n’y a pas à disputer des goûts. Si l’on peut les argumenter, on ne peut pas en avoir une vérité. [Nous aurons l’occasion de revoir tout cela quand nous traiterons du vêtement].

            On ne peut pas oublier que, à la libération de la France, lors de Seconde Guerre Mondiale, on a tondu des femmes censées avoir couché avec des Allemands pour leur faire honte pendant de longs mois de ce qu’elles avaient fait contre un peu plus de nourriture ou un peu plus d’argent.

            On pourrait citer bien d’autres exemples de stratégies sociales plus ou moins raffinées : le fonctionnement des concours ou de tout ce qui implique une lutte pour le rang (les concours ouvrant la porte des « grandes écoles »). Rien de plus injuste qu’un concours de haut niveau. Peu d’élus, des ingrats en petit nombre qui réussissent. Mais en même temps, ce système d’injustice perdure en raison même des sentiments qu’il génère. C’est bien là où il faut bien voir quelle limite il faut donner aux affects pour avoir leur véritable balance. Si l’on regarde l’économie des plaisirs et des douleurs en prenant comme seules unités les individus qui passent le concours, elle est complètement intenable : dès que les concours sont difficiles – et c’est même en cela que réside leur difficulté – ils créent plus de douleurs que de bonheur. Mais si on considère la société entière, elle s’y retrouve très bien car elle a intérêt à la sélection de gens d’élite. Avouer ne pas être au niveau d’un concours, c’est détourner l’attention des inégalités et faire comme si elles n’étaient pas au cœur du social. L’inégalité est mutée en mérite pour mieux se dissimuler et ceux qui les critiquent se transforment en jaloux qui veulent monnayer leur manque d’intelligence en traitement injuste par la société. (Bourdieu)

       Si vous banalisez la place élevée que vous avez obtenue, vous ne vous sortez pas mieux d’affaire que si vous vous en vanter puisque vous rendez plus vif encore le sentiment de honte chez ceux qui ne l’ont pas obtenue.

La honte par la pression sociale dans la Bible

       Dans la Bible, la honte est honte de soi à cause d’une non-conformité à la norme sociale ou biologique. Les personnages bibliques, même les plus extraordinaires, n’existent que par rapport à un groupe social donné, comme dans toutes les sociétés traditionnelles. Celui qui s'adonne au honteux fait honte à toute sa tribu. La honte est donc contagieuse et celui qui la subit doit être identifié et isolé, au moins pour un temps, afin que sa honte ne contamine pas toute sa maisonnée ou toute sa tribu. 

       D’autre part, si les gestes honteux sont dénoncés, la honte peut aussi être ressentie sans qu’aucun geste particulier n’ait été posé. Le malheur, par exemple, est vécu comme honteux. Dans le Livre des Nombres, Moïse prend une femme éthiopienne et Aaron et Marie sont choqués de celà. Dieu entend et se met en colère parce que Aaron et Marie n'ont pas contesté Moïse. La femme de Moïse est frappée par la lèpre et Moïse demande à Dieu qu'elle ne soit pas malade. Mais Dieu, pour justifier le fait qu’il faut que Marie soit isolée du reste du groupe, va faire une comparaison entre l’opprobre qu’elle aurait subie si son père lui avait craché au visage et le fait d’être malade de la lèpre. Dans les deux cas, la honte l’aurait obligée à s’isoler pendant une semaine avant de pouvoir revenir dans le camp avec les autres.

13 Moïse cria à l'Éternel, en disant: O Dieu, je te prie, guéris-la !
14 Et l'Éternel dit à Moïse: Si son père lui avait craché au visage, ne serait-elle pas pendant sept jours un objet de honte ? Qu'elle soit enfermée sept jours en dehors du camp ; après quoi, elle y sera reçue.
15 Marie fut enfermée sept jours en dehors du camp ; et le peuple ne partit point, jusqu'à ce que Marie y fut rentrée.
[Nombres 12 : 13- 15]

       Handicap, veuvage, stérilité, pauvreté, toutes ces situations sont vécues individuellement comme une honte, mais aussi reconnues comme honteuses par la société traditionnelle toute entière. On trouve dans la Genèse cette mention de la stérilité de Rachel et dans Esaë celle de la femme délaissée :

22 Dieu se souvint de Rachel, il l'exauça et la rendit féconde. 
23 Elle devint enceinte et accoucha d'un fils. Elle dit : Dieu a enlevé mon déshonneur. 
24 Elle lui donna le nom de Joseph en disant : Que l'Éternel m'ajoute un autre fils !
[Genèse 30 : 22-24]
 
Ne crains pas, car tu ne seras point confondue; Ne rougis pas, car tu ne seras pas déshonorée ; Mais tu oublieras la honte de ta jeunesse, Et tu ne te souviendras plus de l'opprobre de ton veuvage. 
[Esaïe 54:4]

       Dans une société où la foi en Dieu est foi en un Dieu créateur, tout ce qui semble défigurer ce qui aurait dû être bon (Genèse : « il vit que tout cela était bon ») et tout obstacle à la perpétuation de la vie (Genèse : « ta descendance sera comme les étoiles du ciel ») sont considérés comme un affront au créateur. Le peuple que Dieu a libéré doit être capable de vivre cette liberté et d’être un véritable sujet devant Dieu. Les obstacles à cette liberté sont vus comme une déchéance par rapport à la promesse de Dieu, comme si l’être humain malheureux n’était pas digne de cette promesse.  La religion joue alors le rôle de régulateur de ces anomalies qui excluent certains membres de la société, temporairement ou durablement et elle propose des rituels qui permettent de réintégrer la sphère sociale grâce à des rites. L’économie des sacrifices ne fonctionne pas seulement sur des manquements qui seraient de l’ordre du licite ou de l'illicite, mais aussi sur des états qui relèvent des catégories du normal ou du pathologique.
 

III.3. La honte dans l’éducation.

        L’éducation ne va pas non plus sans une utilisation stratégique et prudente de la honte. On pourrait croire que Rousseau épargne totalement la honte à Émile. Il n’en est rien : le précepteur du fameux livre de Rousseau sur l’éducation  la laisse se développer dans le cœur de son élève, non pas pour l’accabler, mais pour que la cicatrice d’une marque cuisante lui permette de s’amender par lui-même et sans qu’il ne puisse oublier de le faire.

        Émile « est sensible à la honte de déplaire, au regret d’avoir offensé » (p. 233). Non pas que la pudeur lui soit naturelle ; « naturellement, les enfants n’en ont point » (p. 228) : elle est acquise ; toutefois, ce n’est pas un mal qu’elle le soit et qu’on l’utilise. Il faut alors le faire avec discernement.
« Avertissez-le - il s’agit d’avertir Émile – de ses fautes avant qu’il y tombe : quand il y est tombé, ne les lui reprochez point ; vous ne feriez qu’enflammer et mutiner son amour propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot : je vous l’avais bien dit. Le meilleur moyen de faire qu’il se souvienne de ce qu’on lui a dit est de paraître l’avoir oublié. Tout au contraire, quand vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez doucement cette humiliation par de bonnes paroles. Il s’affectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous oubliez pour lui, et qu’au lieu d’achever de l’écraser, vous le consolez » (p. 266).

        La honte est une stratégie dont l’éducateur peut et doit user habilement. Mais le but n’est pas de faire honte : il est de laisser en éprouver.

« Ne craignez pas non plus la mauvaise honte d’un retour humiliant ; il faut rougir de faire une faute et non de la réparer. Vous êtes encore dans l’âge où tout se pardonne, mais où l’on ne pèche plus impunément [dit-il, s’adressant à un Émile idéal]. Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa voix » (p. 342).

IV. La honte et la culpabilité ont-elles une valeur éthique ?

        Faut-il, comme l’auteur de l’Éthique, chercher à réduire la puissance imaginaire des passions sur nous et les transformer en actions ou faut-il, comme les auteurs de Résurrection (Tolstoi) (1899) et de Crime et châtiment (Dostoievski) (1884), puiser dans la négativité même de ces passions pour y trouver source de régénération ?

IV.1. Selon Spinoza

        La honte n’est, selon Spinoza – qui ne distingue guère la culpabilité de la honte, si ce n’est en parlant de resserrement de conscience –, qu’une dépréciation de soi ou qu’une dépréciation d’autrui qu’un homme rationnel doit apprendre à vaincre ou à ne plus ressentir. « La honte est une tristesse qui accompagne l’idée d’une action que nous imaginons être blâmée par d’autres » (Déf. XXXI). Quant au resserrement de conscience, il est une tristesse qu’accompagne une chose passée, arrivée contrairement à notre espoir. Leur imagination est néfaste.

        La critique spinoziste des deux passions tient précisément à ce qu’elles sont marquées par la tristesse et la diminution. Il faut leur substituer ce qui nous augmente et augmente autrui et la raison le fait en se substituant à leur imagination et par une correction que nous devons en faire.

         Dans la Proposition LVIII du Livre IV de l’Éthique, Spinoza fait toutefois une légère concession quant à la valeur éthique de la honte : « Je me borne à ajouter que la honte, de même que la commisération, bien qu'elle ne soit pas une vertu, est bonne toutefois, en tant qu'elle marque chez celui qui l'éprouve un désir réel de vivre dans l'honnêteté ; et c'est encore ainsi que la douleur est bonne, en tant qu'elle est une preuve que la partie malade n'est point encore en putréfaction. Ainsi donc, bien qu'un homme qui a honte de quelque action soit par là même dans la tristesse, il est dans un état de perfection plus grand que l'impudent qui n'a aucun désir de bien vivre ». Mais il n’y a pas de mérite particulier à éprouver de la honte ou à la cultiver en soi-même. Ce n’est certainement pas de la tristesse de la honte et de la culpabilité que va venir le salut. Elles feignent la raison, la mesure, mais elles ne sont pas rationnelles tant qu’elles ne transforment pas le découragement de la faute et du manque en encouragement à être plus. Ce qui nous fait croire à leur rationalité, c’est que l’orgueil et la honte se compensent « naturellement » : quelqu’un qui feint l’humilité n’est souvent qu’un orgueilleux refoulé : « ceux que l’on croit être les plus pleins de mésestime d’eux-mêmes et d’humilité sont généralement les plus pleins d’ambition et d’envie » (Déf. XXIX du L. III, Explication).

         L’argument spinoziste pour dénoncer ces deux passions est le suivant : « Tout ce que l’homme imagine ne pas pouvoir faire, il est disposé, par cette imagination même, à ne pouvoir réellement pas faire ce qu’il imagine ne pas pouvoir faire. Car aussi longtemps qu’il imagine ne pas pouvoir faire ceci ou cela, il n’est pas déterminé à le faire et conséquemment il lui est impossible de le faire ». Ainsi, « s’il arrive à un homme de faire de lui-même trop peu de cas, il peut se faire que quelqu’un, considérant tristement sa faiblesse, imagine que tous le méprisent, et cela alors que les autres ne pensent à rien moins qu’à le mépriser » (Explication de la Définition XXVIII). C’est une manière, inversée par rapport à l’orgueil, de se croire au centre du monde. Cette mésestime de soi doit être autant corrigée que la surestime de l’orgueil. Le repentir est condamnable parce qu’il nous rend réellement méprisable et impuissant. Il n’est pas une vertu, parce qu’il ne tire pas son origine de la raison (Proposition LIV du Livre IV).

         En dépit de leur peu de valeur morale, la honte et la culpabilité ne peuvent-elle avoir au moins quelque valeur d’éducation ? La honte est – nous l’avons vu, quand elle ne permet pas de désigner un sujet assez nettement au point qu’elle peut être ressentie plus par celui qui a été violenté que par celui qui a violenté – beaucoup trop équivoque pour avoir cette fonction de discernement moral. Mais qu’en est-il de la culpabilité, si on peut la distinguer de la première ? Nous avons vu Kant paraître lui reconnaître une certaine valeur.

IV.2. Une piste se trouve du côté de romans russes.

         Prenant le contrepied de Spinoza, Tolstoi et Dostoievki ont vu, chacun à sa façon, dans la honte et surtout dans la culpabilité, en faisant beaucoup travailler la composante « douleur » de la culpabilité – cette composante que nous avons précisément mise de côté précédemment – au profit des deux premières avec une valeur de résurrection, de nouveau départ chez ceux qui étaient encore capables de les ressentir et d’être dignes de régénérer par eux-mêmes et en eux-mêmes une conscience susceptible de se donner à elle-même une mesure.

            Faut-il croire à la régénération tolstoïenne ou dostoiveskienne par la souffrance de la peine ? La honte et la culpabilité sont-elles deux sentiments qui, commençant par oblitérer l’Éternité ou la compromettant gravement, se révèlent finalement, au bout du compte, être l’occasion et le chemin pour nous la dévoiler ou, plus exactement, pour nous la faire pratiquer par l’individu souffrant ? Comment est-ce possible ?

            Même si c’est dans la douleur, la honte et, surtout peut-être, la culpabilité nous constituent comme soi ; elles nous font prendre conscience d’un soi. Être constitué comme soi par ce type d’affect, grâce à son resserrement même et à la diminution qu’il faut apprendre à vaincre, est une chance pour se constituer, alors même qu’on a été contesté, destitué, méprisé.

            Ces deux « affects » destructeurs ne peuvent-ils devenir régénérateurs en raison même de leur puissance destructrice ? Leur destruction ne peut-elle devenir occasion de résurgence, de ressurgissement ? Comment le cheminement dans la douleur peut-il être salvateur ?

            Ne peut-on gagner une sorte de pardon par l’exécution de la peine qui me fait payer ma faute ? Dans les deux cas – celui de Crime et Châtiment et celui de Résurrection –, il s’agit d’un paiement juridique. Avec, à l’arrière-fond, un paiement religieux.

IV.3. Ricœur a philosophé sur ce point d’une façon qui peut nous intéresser

       En dépit de la charge terrible qu’elle me fait peser, la culpabilité est libératrice parce que je ne suis pas redevable de la faute de mes pères. L’imputation collective – celle du péché – est mise en question.

        Dans La symbolique du mal, Ricœur écrit que : « Chacun peut, à chaque instant, revenir à l’Éternel par un cheminement personnel » (p. 105). Un peu plus loin, il parle de ces « grands impies qui sont « retournés » à l’Éternel et qui attestent par là qu’il est toujours possible à l’homme de ‘changer sa voie’ » (p. 127). Le mot de « retournés » est important.

        La culpabilité est, à la fois ou alternativement, détournement de l’Éternel et retour possible à l’Éternel, pourvu que j’aille au bout du paiement de ma faute.

        La honte est sans doute moins libératrice en ce qu'elle me fige dans un rôle social, dans ma classe sociale, dans un ratage au sein d’une classe sociale ou en tentant de jouer un rôle social. Elle n’est pas par elle-même un salut, alors que la culpabilité peut être un salut ; une occasion de salut.

        Toutefois une sorte d’éternité s’attache à chacune du fait qu’elles sont ressenties comme cuisantes, éternellement cuisantes, car en dehors de tout temps. On peut en vouloir, toute sa vie, à quelqu’un qui nous a fait sentir de la honte ou qui a déclenché de la culpabilité. Il nous a gâché la vie : on s’en vengera en gâchant la sienne. Ces passions jouissent d’une sorte d’éternité négative que n’ont pas les autres passions, lesquelles ne sont pas toutes bonnes à cela. Ces sentiments sont passés hors temporalité. Ils ne s’assimilent pas aux autres affects ; ils ne « passent » pas facilement.

        C’est cette éternité négative qui peut « servir » à une régénération. En d’autres termes, c’est parce qu’elles sont un obstacle – même s’il n’est pas décisif – à l’accès à l’Éternel qu’elles peuvent avoir un usage positif. En elles, l’Éternité est en cause.

        Les usages de la culpabilité sont extraordinairement oxymoriques : la culpabilité sert aussi bien de rapport fondamental à Dieu que de rapport à la faute. L’un et l’autre ne cessent de s’entrecroiser.

       Il y a proprement, chez Ricœur, un moment kierkegaardien : il pointe en effet que c’est par l’individu que la régénération peut se faire. Si le péché n’a plus de sens collectif, « si le péché est individuel, le salut peut l’être également » (La symbolique du mal, pp. 103-104). S’il n’y a pas de faute collective, de faute transmise de génération en génération, si « chacun paie pour ses (propres) fautes, chacun peut (alors) à chaque instant recommencer, revenir à l’Éternel » (Idem, p. 105), sans la dépendance d’une multitude de gens. Le péché originel est une figure de la faute dont s’émancipe la culpabilité. Nous n’avons pas forcément de péché commun, de péché en commun. Le « nous » de la confession des péchés est remis en cause. « Cette pulvérisation de la faute dans de multiples culpabilités subjectives (...) fait apparaître la solitude de la conscience coupable ». Elle est faute gravée parce que nous sommes responsables d’elles mais elle n’est pas accablante parce qu’il nous est toujours possible de nous ressaisir ; ou plutôt, même si elle est accablante, elle est aussi régénératrice par son « individualisation » même.

       Rousseau le dit bien dans son Émile : « Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage ; que leur première dépravation vient de leur volonté ; qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils leurs cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles ? Sans doute, il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir » (p. 319).

       C’est bien cette conscience individuelle qui est susceptible de degrés : alors que le péché est plutôt qualitatif – il y a péché ou il n’y a pas péché –, « la conscience coupable, au contraire, confesse que sa faute compte le plus et le moins, qu’elle a des degrés de gravité » (p. 105).

IV.4. Avec les Évangiles, le salut vient à bout de la honte et de la culpabilité

        Comme c’est le cas dès les écrits prophétiques, le Dieu de Jésus Christ est un Dieu qui libère l’homme de sa honte et de sa culpabilité. La honte découlant de la culpabilité et du péché peut être annulée par le salut de Dieu en réglant le problème qui faisait honte, comme par exemple dans le cas de la femme stérile qui enfin enfante ou dans le cas de l’homme écrasé par les ennemis et qui retrouve, par un retournement de situation, la gloire et la victoire de son peuple sur les autres. Tous ces rétablissements sont des figures de la gloire et de la fidélité de Dieu envers son peuple, malgré les infidélités et les manquements constant de ce peuple élu et appelé au bonheur et qui sans cesse se rebelle. Avec les Évangiles, le rétablissement n’est plus l’inversion miraculeuse de la honte en honneur ou de la culpabilité en sainteté, mais plutôt en un dépassement de la honte et de la culpabilité dans un nouveau départ. C’est le prisme de la résurrection qui sert de modèle pour comprendre ce que peut être une recréation de l’individu, qui, avec le Christ, échappe aux malédictions qui passent les générations (Jean 9:2 « qui a péché de lui ou de ses parents ? ») ; et ce qui peut naître de nouveau, comme il est proposé à Nathanaël dans Jean 3.

        Dans les Évangiles synoptiques, c’est le royaume qui sert de référentiel pour des individus qui sont rassemblés dans des communautés à l’héritage très hétéroclite. Ainsi, la destruction du temple et de ses rites de purification et d’expiation permet de réinventer une économie du salut dans laquelle la conversion individuelle est le seul moyen pour entretenir la bonne relation avec Dieu. Le passage par la figure du Christ permet de comprendre le salut de Dieu comme individualisé dans un être humain particulier et de se délivrer des pressions sociales qui pesaient sur un peuple sous l’autorité du temple et des prêtres. Chacun devient responsable de son salut. La mort et la résurrection de Jésus servent de schèmes pour comprendre que la vie de chacun peut être heureuse dans le royaume de la foi, quand bien même l’adversité et la condamnation rencontrées partout par les premiers chrétiens les auraient obligé de laisser éclater leurs communautés en diaspora.

Théophile. Séance du 18 avril 2023
HONTE ET CULPABILITÉ – Textes

I. La honte dans tous ses états

I.1. La honte comme burst, explosion, éclat, éclatement, émotion (Sartre)

Sartre J.-P., L’être et le néant, Tel Gallimard, 1943, p. 259-260.
  « Considérons, par exemple, la honte. [...] J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise une relation intime de moi avec moi : j'ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l'on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j 'ai honte. II est certain que ma honte n'est pas réflexive, car la présence d'autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d'un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive : dans le champ de ma réflexion, je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j 'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n'est pas une vaine image dans l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l'agacement, de la colère en face d'elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu'aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. II ne s'agit cependant pas de la comparaison de ce que je suis pour moi à ce que je suis pour autrui, comme si je trouvais en moi, sur le mode d'être du pour-soi, un équivalent de ce que je suis pour autrui. D'abord cette comparaison ne se rencontre pas en nous, à titre d'opération psychique concrète : la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive. Ensuite, cette comparaison est impossible [...]. II n'y a ici ni étalon ni table de correspondance. [...] On n'est pas vulgaire tout seul. Ainsi autrui ne m'a pas seulement révélé ce que j'étais : il m'a constitué sur un type d'être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles. Cet être nouveau qui apparaît pour autrui ne réside pas en autrui; j'en suis responsable, comme le montre bien ce système éducatif qui consiste à «faire honte» aux enfants de ce qu'ils sont. Ainsi la honte est honte de soi devant autrui ; ces deux structures sont inséparables ».
 
Rousseau, Émile.
(Émile, philo-labo.fr/fichiers/Rousseau%20%Emile%(grenoble), p. 371).

  « Cela fait qu’étant toujours tranquille et de sang-froid, il ne se trouble point par la mauvaise honte. Soit qu’on le regarde ou non, il fait toujours de son mieux ce qu’il fait ; et, toujours tout à lui pour bien observer les autres, il saisit leurs manières avec une aisance que ne peuvent avoir les esclaves de l’opinion. On peut dire qu’il prend plutôt l’usage du monde, précisément parce qu’il en fait peu de cas »
 
Sartre, L’être et le néant.
« Je tente donc de m'engager tout entier dans mon être-objet, je refuse d'être rien de plus qu'objet, je me repose en l'autre ; et comme j'éprouve cet être-objet dans la honte, je veux et j'aime ma honte comme signe profond de mon objectivité ; et comme autrui me saisit comme objet par le désir sexuel, je veux être désiré, je me fais objet de désir dans la honte ». (P. 418).

I.2. Le caractère sexuel de la honte dans la Bible

Genèse 3 : 6-13
6 La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d'elle, et il en mangea.
7 Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures.
8 Alors ils entendirent la voix de l'Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l'homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l'Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin.
9 Mais l'Éternel Dieu appela l'homme, et lui dit : Où es-tu ?
10 Il répondit: J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
11Et l'Éternel Dieu dit: Qui t'a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ?
12 L'homme répondit: La femme que tu as mise auprès de moi m'a donné de l'arbre, et j'en ai mangé.
13 Et l'Éternel Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela? La femme répondit: Le serpent m'a séduite, et j'en ai mangé.
 
La honte de l’infidélité et la prostitution :
 
Esaïe 30 : 3-5
3La protection de Pharaon sera pour vous une honte, Et l'abri sous l'ombre de l'Égypte une ignominie.4Déjà ses princes sont à Tsoan, Et ses envoyés ont atteint Hanès. 5Tous seront confus au sujet d'un peuple qui ne leur sera point utile, Ni pour les secourir, ni pour les aider, Mais qui fera leur honte et leur opprobre
 
1 Samuel 20:30
30 Alors la colère de Saül s'enflamma contre Jonathan, et il lui dit: Fils pervers et rebelle, sais je pas que tu as pour ami le fils d'Isaï, à ta honte et à la honte de ta mère.
 
Osée 2 : 7-8
Leur mère s'est prostituée, celle qui les a conçus s'est déshonorée, car elle a dit: J'irai après mes amants, qui me donnent mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et ma boisson.6(2:8) C'est pourquoi voici, je vais fermer son chemin avec des épines et y élever un mur, afin qu'elle ne trouve plus ses sentiers.7(2:9) Elle poursuivra ses amants, et ne les atteindra pas; elle les cherchera, et ne les trouvera pas. Puis elle dira: J'irai, et je retournerai vers mon premier mari, car alors j'étais plus heureuse que maintenant.8(2:10) Elle n'a pas reconnu que c'était moi qui lui donnais le blé, le moût et l'huile; et l'on a consacré au service de Baal l'argent et l'or que je lui prodiguais.
 

I.3. La honte dans la Rhétorique d’Aristote

Aristote, Rhétorique, GF Flammarion, Paris, 2007, p. 296-304.

Définition de la honte et de l’impudence :
1383 b 12 De quel type de choses on a honte (aidôs et aiskhumè), quelles sont celles qui excitent l’impudence, vis-à-vis de qui et dans quelles dispositions, voici qui le rendra clair. Définissons la honte comme une souffrance (lupè) et une perturbation concernant ceux des maux qui paraissent conduire à la perte de sa réputation (adoxia), que ces maux soient présents, passés ou futurs. Quant à l’impudence, c’est une sorte de dépréciation et d’indifférence à l’égard de ces mêmes maux.

Sujets de honte
Si la honte est bien conforme à cette définition, on a honte - nécessairement - en raison du genre de maux qui passent pour honteux, que ce soit à ses propres yeux ou aux yeux de ceux dont on se soucie. Ce sont tous les actes qui sont l’effet d’un vice, par exemple lâcher son bouclier ou prendre la fuite : ce sont là des effets de la lâcheté. De même pour le fait de frustrer autrui d’un dépôt qu’il nous a confié : c’est l’effet de l’injustice. Ou de copuler avec qui on ne devrait pas, ou à l’endroit ou au moment inappropriés : c’est l’effet du dévergondage. Ou le fait de tirer des profits d’activités mesquines ou honteuses ou sur le dos de personnes sans défense, comme les pauvres ou les morts, d’où le proverbe « aller jusqu’à faire les poches d’un mort », car c’est l’effet de la cupidité sordide et de l’avarice. Ou de ne pas apporter des secours en argent quand on le peut, ou d’en apporter moins qu’on le peut. Ou de se faire secourir par moins aisé que soi. Ou d’emprunter de l’argent quand on croit qu’on va nous demander ; de demander quand on voit qu’on va nous réclamer ; (30) de louer une chose pour faire croire qu’on la demande et, après une rebuffade, faire comme si de rien n’était. Quant à louer les gens en leur présence, c’est de la flagornerie, tout comme louer l’excès de qualités de quelqu’un tout en gommant ses vices ; s’affliger à l’excès des souffrances de quelqu’un en sa présence, et tous les autres comportements du même genre : (35) car ce sont des manifestations de flagornerie. Il est honteux aussi de ne pas endurer les peines que supportent les personnes plus âgées, ou les gens fragiles, ou ceux d’un plus haut rang ou, en général, ceux qui en ont moins la capacité, car ce sont là autant de manifestations de mollesse. Il y a aussi le fait d’accepter des bienfaits de quelqu’un d’autre, et cela à maintes reprises, puis de lui reprocher ses bienfaits, car ce sont là tous signes de mesquinerie et de (5) bassesse. Le fait de parler de soi, de se mettre en avant sans retenue et de s’attribuer les succès d’autrui : c’est de la vantardise.[...].  
Il est honteux de surcroît de ne pas avoir part aux biens dont bénéficient soit tous les hommes, soit tous ses égaux, soit la majorité d’entre eux - j’appelle ceux du même peuple, ceux de la même cité, ceux du même âge, ceux de la même famille, en somme ceux qui sont à égalité avec soi -, car il est honteux, déjà, de ne pas avoir en partage, mettons le même niveau d’éducation que les autres et, de la même façon, tous les autres avantages dont ils jouissent. Il est honteux aussi de subir, d’avoir subi ou de devoir subir tous les actes de nature à conduire au déshonneur et à l’infamie. (Ils contiennent en l’asservissement de son corps ou la soumission à des pratiques honteuses, parmi lesquelles le viol, et se partagent entre le dévergondage et la violence subie involontairement). Car le simple fait de les subir et de ne pas s’en prémunir résulte du manque de virilité, ou de lâcheté. Voilà les choses, avec celles du même genre, qui inspirent la honte.

Personnes devant qui on éprouve de la honte
Puisque la honte est une représentation (phantasia) portant sur la perte de sa réputation - sur cette perte elle-même et non sur ses conséquences - et que nul ne se soucie de sa réputation sinon à cause des personnes auprès desquelles il l’a, si l’on éprouve de la honte, c’est forcément face à ceux dont on fait cas. Or nous faisons cas 1) de ceux qui nous admirent, de ceux que nous admirons, de ceux par qui nous voulons être admirés, 2) de ceux avec qui nous sommes en compétition et 3) de ceux dont nous ne méprisons pas l’opinion. [...]

La honte est plus grande pour des actes commis sous les yeux d’autrui et à découvert, d’où le proverbe disant que la honte est dans les yeux. C’est la raison pour laquelle on éprouve plus de honte devant ceux qui doivent rester à nos côtés ou qui nous prêtent attention : (1384b1) les deux cas se ramènent à être sous les yeux. On a honte aussi devant ceux qui ne sont pas sous le coup des mêmes imputations (honteuses), car il est clair qu’ils ont des façons de voir contraires aux nôtres ; devant ceux qui ne sont pas enclins de pardonner aux auteurs de ce qui est manifestement une faute, car ce que l’on fait soi-même on ne le reproche pas à ses voisins, de sorte que ce qu’on ne fait pas, il est clair qu’on y trouve à redire. On a honte également devant les personnes enclines à divulguer les ragots. [...] On a honte de même devant ceux qui font profession d’épier (10) les fautes du voisin, comme les satiristes et les auteurs de comédie, car ce sont, à leur façon, des gens médisants et des colporteurs de ragots. Devant ceux aux yeux de qui on n’a pas connu d’échec, car on est pour eux comme des objets d’admiration, c’est pourquoi on a honte aussi devant ceux qui nous adressent pour la première fois une requête : c’est que notre réputation est encore intacte à leurs yeux.[...]        On est pris de honte non seulement au sujet des actes que nous avons qualifiés de honteux par eux-mêmes, mais encore à la vue de ce qui en est le signe (sèméia) ; par exemple, non seulement en nous livrant aux plaisirs aphrodisiaques, mais encore à la vue d'un indice de ces plaisirs ; (20) et non seulement en faisant des choses honteuses, mais rien qu'à en parler. Semblablement, nous avons honte non seulement devant ceux que nous avons dits, mais encore devant les personnes qui leur dévoileront notre conduite ; par exemple, leurs serviteurs, leurs amis. [...]

Dispositions de celui qui a honte
Voici encore des situations où l'on pourrait avoir honte : d'abord s'il se trouvait en notre présence quelqu'une des personnes que nous avons dit nous inspirer de la retenue. Tels étaient (33) ceux que nous admirons ou qui nous admirent, ceux de qui nous tenons à être admirés ou auxquels nous avons à demander quelque service que l'on n'obtiendrait pas si l'on ne jouissait pas de leur considération, et cela soit qu'on nous voie [...]. C'est pour cela que, dans le malheur, on n'aime pas à être vu de ceux qui, naguère, nous jalousaient, car ceux qui nous jalousent ont pour nous (1385a1) un sentiment d’admiration. On est disposé à la honte, également, quand on a à son passif quelque chose de déshonorant dans nos propres affaires et dans nos actions, ou dans celles de nos ancêtres, ou de quelques personnes dont les intérêts sont liés aux nôtres et, d'une manière générale, de ceux pour qui nous avons honte. [...].

Voilà pour ce qui concerne la honte. Quant à l'impudence, il est évident que nous pourrons tirer un bon parti des arguments contraires ».

Rousseau, Émile, p. 365 :
« la crainte et la honte, inséparables des premiers désirs ».
 
Valéry Paul, Cahiers, Bib. de la Pléiade - NRF, 1973, p. 310-312
  « ... Je me sentais une pudeur, une véritable vergogne de ces productions [Valéry parle des premiers poèmes qu’il a écrits]. L’idée seule que n’importe qui peut lire ce que l’on a écrit dans le secret et l’aventureux secret de la solitude m’était insupportable — — Plus fort même que la pudeur physique — Sentiment assez étrange, car pourquoi écrire si ce n’est pour autrui ? — Peut-être c’était pour former, dégager cet autre moi, ce lecteur idéal qui existe nécessairement dans tout être qui écrit, et dont la description ou définition exacte, si on pouvait la faire pour chaque écrivain (en qui elle est virtuelle et agissante) serait de beaucoup la plus importante connaissance critique qu’on pourrait en obtenir, la clé du système cryptographique — le type d’ambition.
            Deux souvenirs de cette jalousie singulière de ma nature —
            Mon frère à qui je me gardais de parler de mes goûts et de mes essais — soupçonnait bien qu’à l’ombre de mes études si médiocres, quelque chose se passait et quelque culte caché se pratiquait. Il découvrit un poème dans mes papiers, le prit et le fit imprimer à mon insu dans la Petite Revue du Midi de Marseille — dont je reçus, un jour, le n° où mon œuvre figurait — — J’en fus très affecté — Mon nom imprimé me causa une impression semblable à celle que l’on a dans les rêves où l’on crève de honte de se trouver tout nu dans un salon —
            Mais je ressens encore la colère et la confusion qui me saisirent, quelques années plus tard, en 1891, quand je reçus de Paris le numéro des Débats où mon Narcisse Parle publié dans le premier fascicule de la Conque était loué dans les termes les plus flatteurs par S — qui était M. Chantavoine. Je parcourus la ville avec ce journal en poche, rouge de honte, étrange honte - et ne pouvais souffrir ce que je ressentais comme un viol.
            Et pourtant, puisque j’avais donné  ce poème — — ? ».
Suit une satire extrêmement sévère des mœurs des critiques d’art qu’il assimile plus à des politiques qu’à des personnes réellement intéressées par la littérature.

II. La « logique » de la culpabilité

II. 1. La culpabilité est de nature plus « linguistique » que la honte

II. 2. C’est ainsi que, étant d’essence plus linguistique, la mesure devient importante dans la culpabilité.

Montaigne, Essais, in : Œuvres complètes, Bib. de la Pléiade NRF, 1967, p. 791.
  « Nous autres principalement, qui vivons une vie privée qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir établi un patron au-dedans auquel toucher nos actions et, selon celui-ci, nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J’ai mes lois et ma cour pour juger de moi, et m’y adresse plus qu’ailleurs. Je retiens bien selon autrui mes actions, mais je ne les étends que selon moi. Il n’y a que vous qui sachez si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux ; les autres ne vous voient point ; ils vous devinent par conjectures incertaines ; ils voient non tant votre nature que votre art. Par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence ; tenez-vous à la vôtre ». Suivent alors deux citations de Cicéron : « Vous devez vous servir de votre propre jugement » et « le témoignage que se rend elle-même la conscience du vice et de la vertu est d’un grand poids ».
 
Montaigne, Essais, in : Œuvres complètes, Bib. de la Pléiade NRF, 1967, p. 792.
  « La force de tout conseil gît au temps ; les occasions et les matières roulent et changent sans cesse. J’ai encouru quelques lourdes erreurs dans ma vie et importantes, non par faute de bon avis mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrètes aux objets qu’on manie et indivinables, signamment en la nature des hommes, des conditions muettes, sans montre, inconnues parfois du possesseur même, qui se produisent et éveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu pénétrés et prophétisés, je ne lui en sais nul mauvais gré ; sa charge se contient en ses limites ; l’événement me bat ; et s’il favorise le parti que j’ai refusé, il n’y a remède ; je ne m’en prends pas à moi ; j’accuse ma fortune, non pas mon ouvrage ; cela ne s’appelle pas repentir »

II. 3. La culpabilité selon Ricœur.

Ricœur P., Philosophie de la Volonté, II, Finitude et culpabilité, II, La symbolique du mal, Aubier-Montaigne, Paris, 1960, p. 138.
  « La ‘malédiction de la loi’ révèle le sens de tout le processus antérieur de la conscience de faute. Pour entendre ce point, revenons en arrière, non seulement aux Pharisiens, mais au noyau même de la notion de « culpabilité » : la culpabilité, c’est l’intériorité accomplie du péché ; avec la culpabilité, naît la « conscience » : un vis-à-vis responsable prend consistance face à l’interpellation prophétique et à son exigence de sainteté ; mais, avec l’instance de la « conscience », naît également l’homme-mesure ; le réalisme du péché, mesuré par le regard de Dieu, est résorbé dans le phénoménisme de la conscience coupable, mesure d’elle-même. Si l’on porte cette analyse à la lumière de l’expérience paulinienne de la justification par les œuvres de la loi, il apparaît que la promotion de la culpabilité - avec son sens aigu de la responsabilité individuelle, avec son goût des degrés et des nuances dans l’imputation, avec son tact moral - est en même temps l’avènement de la propre justice et de la malédiction qui s’y attache. Du même coup, l’expérience du scrupule est elle-même réinterprétée radicalement : ce qui, en elle n’était pas éprouvé comme faute, devient faute, l’entreprise même de réduire le péché par l’observance devient péché ; c’est là le sens propre de la malédiction de la loi ».

III. Stratégies de la honte et de la culpabilité

III.1. Stratégies politiques

Nombres 12 : 13- 15
13 Moïse cria à l'Éternel, en disant: O Dieu, je te prie, guéris-la!
14 Et l'Éternel dit à Moïse: Si son père lui avait craché au visage, ne serait-elle pas pendant sept jours un objet de honte? Qu'elle soit enfermée sept jours en dehors du camp; après quoi, elle y sera reçue.
15 Marie fut enfermée sept jours en dehors du camp; et le peuple ne partit point, jusqu'à ce que Marie y fut rentrée.
 
Genèse 30 : 22-24
22 Dieu se souvint de Rachel, il l'exauça et la rendit féconde. 
23 Elle devint enceinte et accoucha d'un fils. Elle dit : Dieu a enlevé mon déshonneur.
24 Elle lui donna le nom de Joseph en disant : Que l'Éternel m'ajoute un autre fils !)
 
Esaïe 54: 4
Ne crains pas, car tu ne seras point confondue; Ne rougis pas, car tu ne seras pas déshonorée; Mais tu oublieras la honte de ta jeunesse, Et tu ne te souviendras plus de l'opprobre de ton veuvage.

IV. La honte et la culpabilité ont-elles une valeur éthique ?

IV.1. La honte selon l’Éthique de Spinoza

« La honte est une tristesse qui accompagne l’idée d’une action que nous imaginons être blâmée par d’autres » (Déf. XXXI). Quant au resserrement de conscience, il est une tristesse qu’accompagne une chose passée arrivée contrairement à notre espoir.

Dans la Prop. LVIII du L. IV de l’Éthique, Spinoza fait toutefois une légère concession quant à la valeur éthique de la honte : « Je me borne à ajouter que la honte, de même que la commisération, bien qu'elle ne soit pas une vertu, est bonne toutefois, en tant qu'elle marque chez celui qui l'éprouve un désir réel de vivre dans l'honnêteté ; et c'est encore ainsi que la douleur est bonne, en tant qu'elle est une preuve que la partie malade n'est point encore en putréfaction. Ainsi donc, bien qu'un homme qui a honte de quelque action soit par là même dans la tristesse, il est dans un état de perfection plus grand que l'impudent qui n'a aucun désir de bien vivre ».

« Ceux que l’on croit être le plus pleins de mésestime d’eux-mêmes et d’humilité sont généralement le plus pleins d’ambition et d’envie » (Déf. XXIX du L. III, Explication).

« Tout ce que l’homme imagine ne pas pouvoir faire, il est disposé, par cette imagination même, à ne pouvoir réellement pas faire ce qu’il imagine ne pas pouvoir faire. Car aussi longtemps qu’il imagine ne pas pouvoir faire ceci ou cela, il n’est pas déterminé à le faire et conséquemment il lui est impossible de le faire ». Ainsi, « s’il arrive à un homme de faire de lui-même trop peu de cas, il peut se faire que quelqu’un, considérant tristement sa faiblesse, imagine que tous le méprisent, et cela alors que les autres ne pensent à rien moins qu’à le mépriser » (Explication de la Déf. XXVIII). Le repentir [...] n’est pas une vertu, parce qu’il ne tire pas son origine de la raison (Prop. LIV du L. IV).

IV.2. Une piste se trouve du côté de romans russes.

Faut-il croire à la régénération tolstoïenne (Résurrection) ou dostoiveskienne (Crime et châtiment) par la souffrance de la honte et la culpabilité ?

IV.3. Ricoeur a philosophé sur ce point d’une façon qui peut nous intéresser

Paul Ricœur, La symbolique du mal
« Chacun peut, à chaque instant, revenir à l’Éternel par un cheminement personnel » (p. 105). Un peu plus loin, il parle de ces « grands impies qui sont « retournés » à l’Éternel et qui attestent par là qu’il est toujours possible à l’homme de ‘changer sa voie’ » (p. 127).
« Si le péché est individuel, le salut peut l’être également » (La symbolique du mal, p. 103-104).
Si « chacun paie pour ses (propres) fautes, chacun peut (alors) à chaque instant recommencer, revenir à l’Éternel » (Idem, p. 105).
« Cette pulvérisation de la faute dans de multiples culpabilités subjectives (...) fait apparaître la solitude de la conscience coupable ».

Jean-Jacques Rousseau, Émile
« Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage ; que leur première dépravation vient de leur volonté ; qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles ? Sans doute, il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir » (p. 319).

Paul Ricœur, La symbolique du mal
C’est bien cette conscience individuelle qui est susceptible de degrés : alors que le péché est plutôt qualitatif – il y a péché ou il n’y a pas péché –, « la conscience coupable, au contraire, confesse que sa faute compte le plus et le moins, qu’elle a des degrés de gravité » (p. 105).

IV.4. Avec les Évangiles, le salut vient à bout de la honte et de la culpabilité