Décider, Choisir, Élire

Décider, Choisir, Élire
Théophile, 5 avril 2022

DÉCIDER, CHOISIR, ÉLIRE


PLAN

Introduction
I - Entendement et volonté en position d'antinomie
II - Résolution et rebondissement de l’antinomie précédente
III - Que ton oui soit oui ; que ton non soit non. Est-ce une règle si sûre ?
IV - Choix individuels et choix collectifs ; le paradoxe de Condorcet
V - Conclusions
Annexe : Recueil des textes pour la séance de Théophile du 5 avril 2022 : DÉCIDER, CHOISIR, ÉLIRE


Pour accéder à l'ensemble du document au format pdf (25 pages), cliquer ici

SÉANCE DE THÉOPHILE DU 5 AVRIL 2022

DÉCIDER, CHOISIR, ÉLIRE

 

Il est un ensemble de mots qui veulent dire sensiblement la même chose en français et qui semblent pouvoir se remplacer les uns les autres sans trop de difficultés. Ils viennent du latin pour les uns, comme décider et élire – on aurait pu ajouter : opter –  ou d’ailleurs, de façon plus compliquée, comme choisir, mais ils sont à peu près synonymes ; choisir et élire étant des variantes de décider, mettant en jeu non seulement l’intelligence d’une situation mais ce que la volonté doit y faire, qu’elle soit volonté individuelle ou volonté collective. Les mots choisir et élire étant des variantes de décider, on peut commencer par analyser à grands traits ce que veut dire décider.

            Qu’est-ce que décider ? L’étymologie la mieux reconnue du mot[1] le fait dériver du latin classique decidere, qui inclut le verbe caedere, terme qui veut dire couper, trancher ; ce qui implique que décider veut dire qu’on écarte, pour s’en séparer, beaucoup d’options afin de n’en conserver qu’une que l’on a en quelque sorte élue, à partir d’une délibération qui est censée avoir considéré l’ensemble des options. Décider prend alors les sinistres allures que l’on trouve dans le verbe décimer. 

            On retrouve cette idée du choix comme coupure dans la Bible, la création de Dieu est de l’ordre de la coupure et elle se dit ברא  . Tout n’est pas possible en même temps sinon la langue serait un tohu-bohu et le monde serait inintelligible. L’acte de création de Dieu est décrit comme un acte de coupure d’éléments qui étaient confondus. Créer implique donc de choisir quelle existence et quelle prééminence on donne aux choses et aux idées les unes par rapport aux autres. Juger d’une situation avec intelligence revient à discerner et donc à choisir ce qui sera signifiant ou non. De même, quand Jésus utilise l’image de la coupure et dit qu’il est venu apporter l’épée et non la paix, il parle de ce choix entre les relations qui relèvent des conventions sociales admises par tous et la relation à Dieu et à sa loi qui ne recouvre pas les conventions sociales et qui, parfois même, les transgresse. La conversion au règne de Dieu en ce sens n’est pas une simple transformation de valeurs en d’autres valeurs, mais une création de nouvelles règles qui implique une coupure, un choix radical parmi des options possibles.

            Le mot de délibération – que Bentham traite étymologiquement à peu près de la même façon que décider – confirme ce resserrement des options et il implique, si on en croit Hobbes, « le fait de mettre fin à la liberté que nous avions d’accomplir ou d’omettre [une action] conformément à notre appétit ou à notre aversion »[2]. Étymologiquement, vraie ou fausse, la remarque de Hobbes, qui est aussi la seconde remarque de Bentham, est essentielle, car il est indiscutable que ce qui est visé dans une confrontation délibérative, c’est une restriction des options qui fait qu’une seule d’entre elles – fût-elle une espèce de synthèse de toutes les autres – aura le droit d’exister, les autres devant s’effacer. Choisir, élire, décider, implique qu’il y ait plusieurs hypothèses ou candidats rivaux dont il ne restera plus, une fois la décision prise que l’une d’elles ou que l’un d’eux, parce que nous l’avons voulu ainsi. Ce n’est pas que l’intelligence ne puisse continuer à considérer les autres hypothèses ou les autres candidats à l’élection (qui auraient pu être élus), mais cette intelligence n’a plus accès à ce qui a été voulu et qui est désormais notre règle, notre loi. Le mot « décisif » implique une certaine rupture avec le passé ; il signifie qu’on ne reviendra plus à une situation antérieure. Élire, choisir, sont des mots qui impliquent une espèce d’irréversibilité, au moins pour un certain temps.

            Soulignons deux caractères de la décision qui n’ont fait que glisser jusqu’à présent. Le premier a trait à cette irréversibilité dont nous venons de parler : on ne décide pas pour le passé : il est trop tard ; la décision est fondamentalement orientée vers l’avenir. On peut bien discuter le passé, se demander si tel ou tel a, voire nous-mêmes avons, bien agi, s’il était possible de s’y prendre autrement, mais cette discussion n’est pas une délibération puisqu’elle ne débouche pas sur la décision d’une action suivie de cette action ou de son empêchement.
 
            Le second trait implique deux choses qui s’appellent l’une l’autre. On décide, on choisit, on élit, on opte dans des conditions où le savoir n’est jamais total. Certes, la délibération est bien faite pour qu’on y voie plus clair, mais elle ne remplace pas un savoir qui ne sera jamais au rendez-vous. La décision et ses notions sœurs ne peuvent pas ne pas composer avec l’ignorance que nous subissons comme une passion. Quand le savoir est total, quand on a le loisir qu’il le soit, il n’y a rien à décider. Cela ne veut pas dire que la décision est toujours inintelligente, mais son intelligence va consister à substituer, à une intelligence que l’on n’a pas, un équivalent de cette intelligence. C’est ce qui explique que ce non-savoir de la décision, ou ce savoir de substitution qui l’accompagne toujours, a aussi toujours occasionné un temps d’hésitation, qu’il dure ou qu’il ne dure pas. Il n’y a pas de situations qui se tranchent par une décision qui n’aient représenté un moment d’hésitation. Il faut une décision quand on rencontre une difficulté dans le cours de l’action ; précisément quand celui-ci ne peut plus s’écouler selon le train ordinaire et coutumier. Même si la décision est prise par un individu seul qui ne se réfère à personne d’autre qu’à lui-même, la décision est toujours liée à un temps de délibération, c’est-à-dire à un moment où il faut peser des arguments, envisager diverses solutions. Un être qui n’aurait dans certaines circonstances qu’une seule idée ne délibérerait pas.
 
            Si on demandait pourquoi on n’attend pas d’avoir le temps de savoir pour s’éviter ces substitutions et ces compromis, on répondrait aussitôt que l’on n’a pas le choix ; que le choix, l’élection, la décision s’effectuent dans des conditions où, sans doute on peut choisir telle option ou une option différente, voire contraire, mais où l’on n’a pas le choix de ne pas choisir. Le réel nous presse : nous sommes contraints de prendre une décision. On ne peut pas ne pas choisir. On peut choisir A, on peut choisir Non-A, mais on est dans la nécessité de décider. Le chef d’entreprise, le banquier, le médecin, le soignant, celui qui doit nommer quelqu’un, qui doit noter quelqu’un, ne peuvent différer – pas très longtemps, en tout cas – le choix ou la décision.
 
           Si, parmi les décisions, on cherchait, à tout prix, à distinguer le choix et l’élection, on tomberait sur la différence suivante. Le choix n’est pas forcé de donner ses raisons. Si je donne à quelqu’un le choix de faire telle ou telle chose, il ne serait pas très honnête, ni très adroit, ni très poli de ma part de l’interroger sur son choix. Le choix est libre dans le sens où il est arbitraire et n’a pas à s’expliquer. On peut dire, comme Verlaine : « Votre âme est un paysage choisi » ; dirait-on sans lourdeur ou sans ridicule : votre âme est un paysage élu ou un paysage décidé ? Jésus a choisi ses disciples ; il ne donne pas ses raisons. À l’inexplicable choix, à sa manière arbitraire de trancher les raisons, sous prétexte qu’il faut bien décider, s’oppose l’élection dont les pesées qui y ont conduit sont dans toutes les têtes au moment où la décision est prise. Loin de faire rupture, comme le choix, avec ce dont il résulte, l’élection est, comme le dit Thomas d’Aquin[3], une préférence qui n’oublie rien de ce à quoi elle a été préférée ; rien de la délibération, même si elle paraît la balayer. L’élection suppose une comparaison ; et, même si comparaison n’est pas raison, elle penche plus évidemment du côté de la raison ou d’une alliance avec la raison que le choix qui peut s’en passer. Electio est appetitus praeconciliati (l’élection est un désir dont on a préalablement délibéré)[4]. L’élection doit s’expliquer ; elle doit rendre compte d’elle-même, surtout en démocratie. L’élection implique une société autour de soi. On n’élit pas tout seul un candidat ; ce n’est pas un individu qui élit un candidat. C’est le suffrage universel ou un suffrage collectif qui élit un candidat. Il est désigné par un vote qui comporte plusieurs votants. L’élection est un phénomène collectif ; le choix peut être personnel.

            Dans le Livre des Actes des Apôtres, on observe ces variantes dans la façon de désigner des personnes pour porter des fonctions devenues nécessaires alors que le Messie, Jésus, n’est plus là et qu’on doit se déterminer sans lui et continuer son œuvre. Le premier problème que vont rencontrer les apôtres après la mort de Jésus est celui du remplacement de Judas qui s’est suicidé. Il manque un apôtre pour conserver la structure des douze représentants visibles de l’héritage de Jésus. La question du choix va alors se régler par le tirage au sort :

Texte : « Il faut donc que parmi les hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus allait et venait à notre tête, à commencer par le baptême de Jean et jusqu'au jour où il a été enlevé du milieu de nous, l'un de ceux-là devienne avec nous témoin de sa résurrection. Ils en présentèrent deux : Joseph, appelé Barsabbas et surnommé Justus, et Matthias. Puis ils prièrent en ces termes : Seigneur, toi qui connais le cœur de tous, désigne lequel de ces deux tu as choisi, afin qu'il prenne sa place dans ce ministère, cet apostolat, que Judas a quitté pour aller à la place qui lui convenait. Ils tirèrent au sort entre eux, et le sort tomba sur Matthias, qui fut adjoint aux onze apôtres » Actes (1 : 21-26).
 
            On voit ici un critère de choix clairement énoncé : le fait d’avoir été un disciple de Jésus. Mais comme beaucoup l’ont été et qu’on ne peut savoir qui est le mieux à même d’être apôtre, on s’en remet au sort. Une pratique juive bien connue des prêtres qui avaient, dans le sac du pectoral qu’ils portaient sur la poitrine, deux pierres destinées à choisir ou plutôt à laisser Dieu choisir par les sorts. Ces deux pierres portent un nom : Ourim (lumière ou évidence) et toumim (perfection, sainteté ou vérité).

Texte : Tu joindras au pectoral du jugement l'ourim et le toummim, et ils seront sur le cœur d'Aaron lorsqu'il entrera devant le SEIGNEUR. Ainsi Aaron portera constamment sur son cœur le jugement des fils d'Israël devant le SEIGNEUR. Exode (28 : 30)

L’Université de Yale a repris ces deux termes pour mettre en avant sa vocation.
On a donc, ici, de l’indécidable, du hasard et l’intervention divine pour arriver à cette procédure de choix par tirage au sort. C’est une façon, même fictive, de laisser place à la décision de Dieu, ignorée de tous mais susceptible de légitimer le choix du nouvel apôtre.

            Dans un autre passage du Livre des Actes des apôtres, on se trouve devant un problème pratique qui nécessite de désigner sept responsables de l’entraide ( des diacres) en plus des apôtres pour les décharger de ces problèmes spécifiques et leur permettre de s’adonner complètement à l’annonce de la Parole.
 
Texte : En ces jours-là, comme les disciples se multipliaient, les gens de langue grecque se mirent à maugréer contre les gens de langue hébraïque, parce que leurs veuves étaient négligées dans le service quotidien. Les Douze convoquèrent alors la multitude des disciples et dirent : Il ne convient pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Choisissez plutôt parmi vous, frères, sept hommes de qui l'on rende un bon témoignage, remplis d'Esprit et de sagesse, et nous les chargerons de cela. Quant à nous, nous nous consacrerons assidûment à la prière et au service de la Parole. Ce discours plut à toute la multitude. Ils choisirent Étienne, homme plein de foi et d'Esprit saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d'Antioche. Ils les présentèrent aux apôtres, qui, après avoir prié, leur imposèrent les mains. Actes (6 : 1-7)

            Ici, le critère de choix est le témoignage qu’on rend de chaque homme choisi, c’est donc une cooptation. Puis les sept cooptés sont légitimés par les apôtres dans leur rôle par l’imposition des mains. Ce geste a ici pour signification de spécialiser ces individus et de leur donner autorité pour exercer leur service. Ailleurs, il aura un sens de guérison ou de transfert de culpabilité, comme dans le rite du bouc émissaire.

            Dans un autre texte du même livre, le choix de personnes responsables se fait autrement. Paul visite des communautés avec Barnabé et il est écrit « qu’ils leur désignèrent des anciens dans chaque église et, après avoir prié et jeûné, [qu’] ils les confièrent au Seigneur en qui ils avaient mis leur foi » (Actes 14:23). On imagine que les deux missionnaires désignent d’autorité des anciens d’église, pour constituer des conseils presbytéraux. Mais le terme traduit par désigner est en fait : voter à main levée : χειροτονεω. Si l’on avait voulu écrire choisir, on aurait préféré le verbe αιρεω. Les anciens sont donc élus par l’assemblée sans doute après avoir été proposés parmi d’autres.

            On voit dans ces trois exemples que choix individuel et élection sont, dans la Bible, combinés ensemble. Dans les églises chrétiennes on parle de cette combinaison en termes de discernement. Mais les choix de personnes, s’ils relèvent de ce discernement individuel, sont soumis au vote collectif.
 
            Toutefois cette distinction est fragile. Nous avons dit que le choix était moins fondé que l’élection ; et pourtant, on peut dire, en premier lieu, que le choix peut être rationnel ou irrationnel, juste ou injuste, et qu’il suppose alors des critères dont on doit rendre compte. De même, une élection, pour interindividuelle et pour collective qu’elle soit, peut être tout à fait irrationnelle, encore que son irrationalité s’explique rationnellement, comme nous allons le voir avec le paradoxe de Condorcet. En second lieu, s’il est vrai que l’on a quelque mal en français à dire que l’on élit telle thèse ou telle hypothèse et que l’on préfère dire que l’on élit une personne ou une équipe de personnes, cela ne marque toutefois pas une énorme différence entre l’acte d’élire et l’acte de choisir.

On peut retrouver l’essentiel de ces traits sous la plume de Hobbes.

« Lorsque, dans l’esprit humain, les appétits, les aversions, les espoirs, les craintes, concernant une seule et même chose, s’élèvent alternativement ; que diverses conséquences, bonnes ou mauvaises, de l’accomplissement ou de l’omission de la chose proposée se présentent successivement dans nos pensées : de sorte que nous ressentons pour elle tantôt de l’appétit et tantôt de l’aversion ; tantôt l’espoir d’être capable de l’accomplir, tantôt le désespoir, ou la crainte, à l’idée de l’entreprendre : la somme totale des désirs, aversions, espoirs et craintes, poursuivis jusqu’à ce que la chose soit accomplie, ou jugée impossible, est ce que nous appelons délibération.

            Aussi sur les choses passées n’y a-t-il pas de délibération, parce qu’il est manifestement impossible de les changer. De même pour les choses connues comme impossibles, ou pensées telles, parce qu’on sait ou qu’on pense qu’une telle délibération est vaine. Mais on peut délibérer sur des choses impossibles qu’on pense possibles, sans savoir que c’est en vain. On appelle cela délibération parce que c’est le fait de mettre fin à la liberté que nous avions d’accomplir ou d’omettre conformément à notre appétit ou à notre aversion.

            Cette succession alternée d’appétits, d’aversions, d’espoirs et de craintes n’existe passions chez les autres créatures vivantes que dans l’homme : les bêtes délibèrent donc elles aussi.
 
            On dit qu’une délibération se termine quand ce dont on délibère est soit accompli, soit considéré comme impossible : car jusque là nous gardons la liberté d’accomplir ou d’omettre selon notre appétit ou notre aversion.
 
            Dans la délibération, le dernier appétit ou la dernière aversion, qui se trouve en contact immédiat avec l’action ou son omission, est ce qu’on appelle la VOLONTÉ : c’est l’acte (non la faculté) de vouloir. Les bêtes, qui ont la délibération, doivent nécessairement aussi avoir la volonté. La définition que les Écoles donnent communément de la volonté, que c’est un appétit rationnel, n’est pas bonne : car s’il en était ainsi il ne pourrait pas y avoir d’acte volontaire contraire à la raison. Un acte volontaire est en effet celui qui procède de la volonté, et rien d’autre. Mais si, au lieu d’appétit rationnel, on disait un appétit résultant d’une délibération antécédente, alors la définition ne diffère en rien de celle que j’ai donnée. La volonté est donc l’appétit qui intervient le dernier au cours de la délibération. Et quoiqu’on dise, dans la conversation courante, qu’un homme a eu la volonté de faire une chose que néanmoins il s’est abstenu de faire, cela n’est cependant à proprement parler une inclination, chose qui ne rend volontaire aucune action, puisque l’action ne dépend pas d’elle, mais de la dernière inclination, du dernier appétit. Car si les appétits qui se manifestent en cours de route rendaient volontaire n’importe quelle action, pour la même raison toutes les aversions qui se manifestent en cours de route rendraient la même action involontaire, et ainsi une seule et même action serait à la fois volontaire et involontaire ».
[Hobbes Th., Léviathan, Sirey, Paris, 1971, p. 55-56]
 
            Les problèmes que nous allons rencontrer inévitablement, puisqu’ils émergent de cette analyse, et que nous voulons traiter sont de trois ou de quatre ordres.

  1. Le premier est de tenter de mesurer la part d’entendement – d’intelligence – et celle de volonté qui existe dans les décisions. Où mettre le curseur pour avoir le point d’équilibre entre  l’entendement et la volonté qui semblent se partager le terrain.
  2. Le second tient au sort de ce qui n’est pas choisi dans un choix ou pas élu dans l’élection. Car il y a subsistance de ce qu’on a rejeté dans la décision. Généralement, sur le plan théorique, ce qui est mieux compris absorbe ce qui n’était pas compris et faisait problème. Mais un problème de décision n’est pas seulement un problème théorique et il y a souvent rémanence de ce qui n’a pas été choisi dans ce qui est choisi.
  3. Le troisième est de savoir, non pas si l’on peut délibérer collégialement – ce qui est un truisme – mais si l’on peut décider collégialement ; si une décision collégiale est possible dans tous les domaines. On sait que cette révolution radicale a été opérée en médecine, par exemple, en offrant la place essentielle au patient lui-même ou à tel ou tel de ses porte-parole, ce qui renverse radicalement l’ancienne « responsabilité » du décideur solitaire et monarchique qui transformait les résultats des délibérations en simples conseils alors qu’ils deviennent présentement, non pas seulement la préparation d’un choix, mais l’élection même de la solution retenue. Cette révolution radicale, qui s’est pourtant effectuée dans le plus grand calme et presque sans voix qui se soit élevée pour la contrer, pose la question de savoir ce qu’est une décision collective ; qu’une délibération devienne démocratique peut bien être une conquête, mais enfin c’est presque son essence ; en revanche on pourrait se demander si la décision n’est pas d’essence monarchique.
  4. Enfin, en quatrième lieu, synthétisant les deux difficultés précédentes, on tombera sur le paradoxe de Condorcet, qui attaque de plein fouet un des axiomes qui semblait le mieux acquis de la décision individuelle et qui, par la rigueur même des mathématiques, montre que la rationalité d’un comportement individuel n’est pas la rationalité d’un comportement collectif. Ce qui semble cohérent pour l’individu ne l’est pas forcément pour la collectivité ; et réciproquement, même si on peut expliquer rationnellement cette différence.


I. Entendement et volonté en position d'antinomie

 

           Prenons ces problèmes dans l’ordre et commençons par inspecter une situation antinomique ou plutôt antithétique, puisqu’il y a plusieurs antinomies dans cette antithétique. L’ensemble de notre thème est tramé par une antinomie : la volonté transcende-t-elle ce qui est compris ou n’est-elle que la suite de ce qui est compris et, par conséquent seulement l’un des noms que l’on donne à l’illusion de cette transcendance ?

            Ou nous considérons la volonté comme une faculté qui nous permet une certaine transcendance (Descartes, Kant, Sartre) ; ou nous faisons tellement dépendre la volonté de l’entendement qu’il n’y a plus de place pour la volonté, laquelle devient un simple mot pour désigner une fiction, celle de notre absolue liberté ou pour désigner le dernier sentiment que nous ressentons avant une action.

            Si nous nous approchons un peu plus de l’alternative, on trouve que la volonté est, pour les uns – et nous prenons Kant pour leur porte-parole – la faculté qui nous permet de nous déterminer, non pas en fonction d’une situation, mais en fonction de la représentation que nous nous en faisons. Par cette faculté, nous dépassons la situation ; nous ne nous contentons pas de la comprendre et nous agissons sur elle pour la transformer en fonction des représentations que nous nous faisons de cette situation, des projets que nous faisons à partir d’elle, etc. Si l’on demandait ce qui distingue la volonté par rapport au désir, il faudrait mettre en avant la rationalité des représentations qui sont cause de notre action.
 
            La volonté est, pour les autres - et, cette fois, c’est Spinoza et Hobbes que nous prenons pour leurs porte-parole -, le sentiment d’une transcendance de la situation et l’impression d’aller au-delà de sa compréhension ; mais ce sentiment de transcendance n’est pas une transcendance réelle ; nous ne dépassons pas réellement la situation et n’en dépassons pas non plus la compréhension. Dans la Proposition 47 du IIe Livre de l’Ethique, Spinoza dit qu’ « il n’y a point dans l’âme de volonté absolue ou libre ; mais [que] l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause, qui elle-même est déterminée par une autre, et celle-ci encore par une autre, et ainsi à l’infini », sans aucun dépassement de ce jeu des causes ou sans aucun commencement absolu dans ce jeu des causes. La volonté libre est dénoncée comme une illusion, comme elle l’avait été chez Hobbes dans le Léviathan, où la volonté apparaît, non pas comme une faculté, mais comme un sentiment que, par narcissisme on a tendance à détacher des autres. Elle n’est pas une faculté à part des autres sentiments et elle n’est pas non plus une faculté à part de l’entendement. On ne veut jamais dans une situation que ce qu’on en comprend et l’on ne voit pas ce que la volonté pourrait apporter de plus à la situation que l’entendement. Ainsi : la volonté et l’enterrement sont une seule et même chose.
 
            Toutefois, la formule et ambiguë. Si tout le monde est à peu près d’accord pour dire que l’entendement et la volonté sont une seule et même chose, la formule s’entend de deux façons opposées : ou on assimile la volonté à l’entendement ; ou on assimile l’intelligence au jugement, en présentant celui-ci plus comme une affaire de volonté que d’entendement. Chez Descartes, le temps fort de l’intelligence est le jugement ; et le jugement est la volonté : j’affirme ou je nie une idée que j’aperçois. Je décide que les choses sont ainsi. La volonté est la vérité de l’entendement. Chez Spinoza, au contraire, c’est l’entendement qui est la vérité de la volonté. C’est ce que je comprends d’une situation qui m’incline à agir de telle ou telle façon.

           Ainsi la délibération et la décision, qui paraît lui mettre un terme, sont un jeu d’entendement et de volonté. Il s’agit, dans la délibération, d’avoir une intelligence de la situation et de ses développements possibles ou probables ; mais cette intelligence est, elle aussi, exactement comme la volonté, entièrement tournée vers l’avenir et ne connaît de la situation et de l’action qu’elle s’y propose que ce que veut bien l’acte de volonté qui la sous-tend. L’intelligence donne la raison de l’action et en constitue l’ordonnancement, mais il est clair que cet ordonnancement n’a de sens qu’à partir de cet acte volontaire. On trouvera peut-être ces propos bien abstraits ; on les trouvera moins abstraits quand on distinguera entre ceux qui délibèrent et se contentent de conseiller et ceux qui décident. Si je suis partenaire d’une délibération et si je dois finalement assumer la décision qui en résultera, il est clair que je suis extrêmement soucieux, non seulement de formuler un avis que je pense être le meilleur, mais que je suis aussi attentif aux avis que formulent les autres, prêt à les réfuter s’ils ne me conviennent pas parce qu’il me faudra probablement considérer l’un d’eux comme le mien, si l’un ou l’autre de ces avis devient celui de la collectivité ou celui de la majorité de ses membres. Je serai, bien évidemment, moins prompt à la réfutation si la décision ne m’appartient pas et si un autre l’assume à ma place ; la délibération, si la décision ne m’appartient pas, est plus une affaire d’intelligence de la situation et de son évolution qu’une affaire de volonté. Être au service de la volonté d’un autre, sans être partie prenante de cette volonté et surtout sans avoir à en répondre, laisse plus de latitude à l’intelligence de la situation ou des choses mêmes ; à moins que je ne m’occupe essentiellement de plaire, pour quelque raison intéressée par exemple, à celui que je conseille. Sans doute, si je participe à la décision, devrai-je prendre en compte les choses mêmes mais surtout me représenter le nouveau monde qui résultera de la décision si c’est mon hypothèse qui prime ou si c’est celle de tel ou tel. La teneur de mes façons d’entrer en délibération change statutairement et sans que je le veuille, selon que je suis autorisé ou non à décider. L’intelligence est modifiée par la volonté que j’investis et dont je dispose.
 
           Si je n’investis pas la décision qui clôt la délibération, ma façon de délibérer sera plus « descriptive » à l’égard de la situation. La décision ne me concernant pas, la façon dont mes affirmations mordent sur le réel ne me concerne pas non plus. Le conseiller est dispensé de la responsabilité de ce qu’il avance et, n’ayant pas à endosser la responsabilité de ce qu’il dit, en la laissant à celui à qui il le dit, le conseiller a moins à se soucier du degré de sécurité de ce qu’il avance que celui qui décide ou paraît décider.

           Quand une décision est collective, ce qui est plus que recommandé aux soignants par une loi qui ne va tout de même pas jusqu’à infliger des sanctions en cas de non-respect de cette collégialité, la décision ressemble de moins en moins à une instance détachable de la délibération ; paradoxalement, elle pèse davantage sur celle-ci ; ainsi le moment de volonté qu’est la décision porte son ombre sur la délibération, puisque chacun sait que, d’une certaine manière, il y participe. L’intelligence déployée lors de la délibération est alors celle de cette volonté de la décision. Mais si volontaire que reste la volonté, dès lors qu’elle est collective, qu’elle se gagne par la confrontation des points de vue dans laquelle chacun compte, il est clair que cette volonté est moins un choix qu’une élection, qui n’élimine pas les solutions non retenues et qui les laisse être comme des solutions qui sont apparues comme de moindre valeur, certes, mais qui auraient pu être retenues. En ce sens, la décision prise collectivement se détache moins facilement que si elle était prise individuellement. Et le fait que la décision ne se détache pas n’est pas sans danger d’ailleurs, car elle peut manquer de netteté, d’assurance. C’est ce que bien des théoriciens du droit craignent et déplorent dans les questions juridiques et politiques.
 
            Dans les Évangiles, on trouve un exemple d’écartèlement maximal entre l’entendement et la volonté avec le procès de Jésus et le rôle de Pilate. Il faut rappeler ici que les récits du procès romain de Jésus sont davantage le reflet des désirs des chrétiens de blanchir Pilate pour faire ressortir les conflits théologiques qui les opposaient aux Juifs de leur époque que le récit historique d’un procès classique. Il n’empêche que ces récits montrent combien la décision singulière de Ponce Pilate est difficile à prendre dans le contexte religieux et politique dans lequel le récit le place. Selon le droit criminel romain de l’époque de Jésus, Ponce Pilate était en position de rendre une justice intitulée cognitio extra ordinem. Cette justice était rendue directement par l’empereur, le sénat ou les gouverneurs de province qui cumulaient le rôle de magistrat et de juge dans les cas qui n’étaient pas prévus par l’ordo ( la justice ordinaire). Dans les provinces impériales et sénatoriales, la procédure de l’ordo a été respectée un certain temps et les jurys locaux pouvaient être réunis. En revanche, dans les provinces procuratoriennes comme la Judée, la procédure cognitio extra ordinem du gouverneur représentant l’empereur était la seule appliquée. Tout simplement parce qu’aucun jury ne pouvait souvent être réuni faute de notables romains habilités à siéger au nom de l’empereur. Les procès capitaux représentaient un cas particulier dans tout l’Empire. Dans toutes les provinces, les peines capitales échappaient à la décision des jurys locaux, sauf dans les provinces dites libres, comme la Cyrénaïque, qui pouvaient juger de peines capitales avec des jury locaux spécialement constitués. Il est important de noter dans le récit de Marc la présence de Simon de Cyrène, symbole d’une province non assujettie à Rome contrairement à la Judée et qui porte la poutre transversale de la croix de Jésus (le patibulum). Est-ce pour montrer que c’est le libre arbitre de l’Homme qui est mis à l’épreuve dans ce jugement ? Selon l’histoire, Pilate était cruel et inflexible ; selon les Évangiles, il hésite à faire crucifier Jésus. Il est pris entre la crainte de condamner à tort un homme et celle de ne pas condamner un séditieux. Dans les deux cas, la révolte populaire menace. Si Pilate cède aux désirs des religieux, il perd de son autorité et se fait discret la leçon par ceux sur qui est censé avoir autorité ; s’il n’écoute pas leurs revendications, il risque sa place de gouverneur pour n’avoir pas su gérer la sédition dans la province de Judée. L’intervention de la foule criant qu’on crucifie Jésus est très improbable historiquement et relève de façons de procéder grecques plus que romaines. Mais l’usage de libérer un accusé pour une grande fête ne semble pas tout à fait impossible. La foule que les dignitaires religieux ne voulaient pas exciter, se trouve bel et bien là, mais pour qu’on lui relâche un accusé et il faut maintenant composer avec elle. L’accusé Barrabas se prénomme Jésus, ce qui a été effacé des Évangiles (une proximité avec Jésus le Messie trop choquante pour les premiers chrétiens). Ainsi, les religieux qui voulaient pousser le procurateur romain à agir pour eux en catimini, se retrouvent dévoilés et la décision de Pilate apparaît d’abord modérée, puis incompréhensible quand il cède enfin à la foule. Pilate prend donc sa décision individuellement, mais des pressions de toutes sortes l’ont influencé. Sa décision est lourde de tout ce qui aurait pu être : le salut d’un homme.

Texte : « Jésus comparut devant le gouverneur. Le gouverneur lui demanda : Es-tu le roi des Juifs, toi ? Jésus lui répondit : C'est toi qui le dis.  Mais il ne répondit rien aux accusations des grands prêtres et des anciens.  Alors Pilate lui dit : Tu n'entends pas tout ce dont ils t'accusent ?  Mais il ne lui répondit sur aucun point, ce qui étonna beaucoup le gouverneur.
À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher un prisonnier pour la foule, celui qu'elle voulait. Ils avaient alors un prisonnier fameux, appelé Barabbas. Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas, ou Jésus qu'on appelle le Christ ? Car il savait que c'était par envie qu'ils l'avaient livré.
Pendant qu'il était assis au tribunal, sa femme lui fit dire : Ne te mêle pas de l'affaire de ce juste, car aujourd'hui j'ai beaucoup souffert en rêve à cause de lui. Matthieu » (27, 11-14).

 

II. Résolution et rebondissement de l’antinomie précédente
 

           Quand on descend dans le détail de l’antinomie de l’entendement et de la volonté, on s’aperçoit que l’antinomie se résout assez bien mais qu’elle rebondit aussitôt ; et que ceux qui ont préconisé une liberté absolue de la volonté ne sont pas allés jusqu’au bout de leur théorie du choix. Tandis que les autres ne précisent pas ce qu’il convient de connaître pour éviter de tomber dans l’illusion d’une transcendance de la volonté.

            Ce qui est oublié, tant par les uns que par les autres, c’est un savoir qui permet de dépasser l’antinomie - voire de la résoudre - n’est ni celui des cartésien, ni celui des spinozistes. Quand Descartes dit que si notre savoir augmentait il n’y aurait pas de doute sur ce qu’on aurait à choisir[5], il oublie que, précisément, nous avons à décider, à choisir, à élire, précisément parce que nous ne savons pas toutes les circonstances d’une situation donnée et que nous oublions que nous avons à agir dans des circonstances dont nous n’avons pas l’espérance que leur connaissance s’améliore. En d’autres termes, nous devons prendre des options dont certaines sont meilleures que d’autres mais qui ne nous font pas mieux connaître la situation. Nous changeons la situation, et nous n’en connaissons que les changements que nous lui apportons. Ainsi, nous ne connaissons pas mieux la situation mais nous avons simplement changé d’objet ; nous ne portons plus notre connaissance sur le même objet.

            On trouve la même ignorance du côté des Spinozistes qui font comme si les degrés de savoir dans une situation donnée étaient des gains de connaissance sur le même objet. En réalité, là encore, il y a déplacement du savoir et déplacement de son objet : nous ne connaissons pas mieux l’objet, mais connaissons mieux les effets que notre action provoque sur cette situation ou sur ces objets. Il vaut mieux probablement faire ceci que cela. Les probabilités ne font pas mieux connaître les objets qui les ont suscitées précisément parce qu’ils n’étaient pas connus et qu’il fallait tout de même faire comme si nous les connaissions ; elles substituent une connaissance à une autre : la connaissance de nos actions sur les objets à la connaissance des objets mêmes. Quand on ne connaît pas les objets, on peut encore coefficienter les actions que l’on fait à leur égard en choisissant celles qui nous apparaissent les meilleures.
 
            Donc c’est une connaissance des probabilités et de leur calcul qui nous tire d’affaire dans cette antinomie et qui paraît en donner la solution. Elle n’équivaut toutefois pas à une connaissance des choses elles-mêmes. Mais, là encore, des difficultés peuvent rebondir.
 
            Il ne faut pas imaginer que c’est du côté des cartésiens qui font si grand usage de la volonté dans les jugements que nous trouverons les meilleurs porte-parole de la théorie des choix. Les quelques esquisses de théorie des choix que fait Descartes sont tout à fait catastrophiques ; il n’envisage pas les probabilités autrement que comme un savoir partiel des choses au lieu de les prendre pour un savoir de nos actions sur les choses tout à fait différent du savoir des choses. Et du côté des spinozistes, chez qui l’entendement prend toute la place, ils sont bien forcés d’admettre que, même quand on ne sait pas ce qu’on aimerait savoir, il faut quand même choisir, commencer des actions ; qu’il existe des maladies qui, même quand elles ne sont pas bien connues, doivent néanmoins être traitées ou dont le traitement est toujours commencé. Ils n’ont guère brillé davantage que les cartésiens sur les questions de probabilités ; ils ne s’aperçoivent pas toujours que le fait de choisir parmi des options possibles la meilleure option ne transforme pas pour autant cette option en savoir, mais en savoir quoi faire quand on ne connaît pas les choses. Et le fait que l’on choisisse de préférence les options les plus probables et les plus favorables ne les transforme pas en savoir des choses ; un choix, même s’il paraît bon, reste un choix et n’est pas une connaissance de chose. Mais curieusement ce choix, parce qu’il est bon ou parce qu’il apparaît le meilleur dans des circonstances données, semble aller de soi et n’avoir pas à être choisi. Un choix qui s’impose paraît avoir l’assurance d’une connaissance des choses mêmes - ce qu’il n’est pas -. Ceux qui parlent de choix le calculent de telle sorte qu’il ne soit plus à choisir et qu’il paraisse presque l’équivalent d’un savoir. À calculer quel est le meilleur choix, on finit par ne plus avoir à le choisir, tant il s’impose. On efface le principe même du choix que l’on calcule. Le calcul des probabilités peut faire oublier qu’il est un calcul de choix et se donner (illusoirement sans doute) qu’il est presque comme un calcul des choses. Il est piquant que les théories du choix ou de la décision se ramènent souvent se ramener à se passer - ou à imaginer que l’on puisse se passer - de la décision et que la décision devienne un étrange savoir - sans savoir de quoi elle est savoir -. Tout se passe comme si l’on ne décidait rien dès lors qu’il devient évident que tel choix est meilleur que tel autre et qu’on peut établir cette évidence avec rigueur. S’il suffit de bien connaître l’utilité d’un choix ou d’une option, a-t-on à les décider ? La théorie de la décision nous a subtilement dérobé notre vouloir : tout se passe comme si cette théorie ne se développait que pour faire oublier qu’elle est théorie du choix.
 
            L’espèce de sous-savoir que la théorie de la décision glisse sous un impossible savoir finit par remplacer ce savoir dont on aurait aimé disposer. La décision essaie de se faire remplacer par un savoir qui porte sur autre chose que sur ce qu’il est impossible de savoir et le remplace. Harsanyi montait finement que la théorie des choix substituait un objet à un autre et que, selon cette théorie, « dans une telle situation, un individu rationnel essaierait de maximiser son utilité espérée <expected utility> ».  « La conclusion principale de la théorie de la décision est celle-ci. Si le comportement du décideur satisfait à certains axiomes de cohérence et de continuité (un nombre plus grand d’axiomes que celui dont nous avons besoin pour établir le théorème de maximisation dans le cas de certitude), alors son comportement reviendra à maximiser son utilité espérée, c’est-à-dire à maximiser l’espérance mathématique de sa fonction d’utilité cardinale » (Harsanyi J.C., Essays on ethics, social behavior, and scientific explanation, Reidel pub. Cy, Dordrecht (Hollande), Boston (États Unis), Londres (Angleterre), 1976, 1986).

           Il est rare que l’on puisse faire une composition des diverses options qui se présentent ; si une telle construction en arbalète était possible, on n’aurait pas besoin de décider ni de délibérer ; le calcul seul suffirait et il faudrait simplement y mettre de bons calculateurs ou de bons dynamiciens. Le fait que l’on ne puisse se livrer à une telle dynamique, pour la raison que les options que l’on traiterait alors comme des forces sont trop contradictoires, impose que l’on définisse un ordre par délibération –  c’est-à-dire un rang pour chaque option dont on délibère − en vue d’une décision. Le calcul bayésien n’a de sens que solidaire d’un classement lexical des options, si l’on veut bien entendre lexical en son sens rawlsien[6].
 

III. Que ton oui soit oui ; que ton non soit non. Est-ce une règle si sûre ? 

           D’abord, d’où cela vient-il ? Du Sermon sur la montagne dans lequel Jésus condamne les serments qui relèvent de la superstition. Il prône une parole engagée et responsable qui ne requiert aucune autre garantie que la parole donnée :

Texte : « Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments. Mais moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu, ni par la terre, parce que c'est son marchepied, ni par Jérusalem, parce que c'est la ville du grand roi. Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Que votre parole soit « oui, oui », « non, non » ; ce qu'on y ajoute vient du Mauvais » (Matt., 5, 37).

            Jésus condamne ici les justifications qui amoindrissent la responsabilité individuelle mais il ne parle pas de ce qu’implique dans la décision qui vient d’être prise en termes de négatif.

           Que ton oui soit oui ; que ton non soit non. Oui et non ! Il n’est pas impossible qu’on ne puisse dire oui sans en même temps dire non ; et non sans en même temps dire oui.

            Certes, on comprend bien ce qui est demandé par là ; ou du moins on croit le comprendre. Une fois engagés dans une action que nous avons crue bonne à un moment donné et que nous ne pouvions ne pas ne pas faire, même si nous aurions pu la faire autrement, il ne s’agit pas de changer constamment de direction. Peut-être n’avons-nous pas fait le bon choix ; peut-être le réel nous condamnera-t-il ; mais tant qu’il n’y a pas moyen de le savoir, le mieux est d’être constant et résolu en nos actions.

            C’est le conseil que donne Descartes quand il prend soin d’écrire la seconde maxime de sa Troisième Partie du Discours de la Méthode : « Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables; et même qu'encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu'aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu'elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après être mauvaises ».

            Dans les actions de longue durée - une politique, un traitement médical de longue durée, une façon de se positionner sur le marché, etc. -, il n’est évidemment pas question de changer la direction de ce qu’on a entrepris ; sinon pour des raisons impératives liées à quelque changement brutal de la situation ou à une condamnation par les choses mêmes qui devient si évidente que les choses tourneraient à la catastrophe si on restait sur sa lancée.

            Mais il y a d’autres raisons, plus profondes encore, qui tiennent à  la stratégie de nos actions. Pour deux types de raisons en affinité l’un avec l’autre. Le premier est que ce n’est pas parce qu’une décision a été prise, opposée à une décision ou à des décisions qu’on aurait pu prendre que celles-ci disparaissent comme par miracle et s’effacent totalement sans laisser de trace. Leur refus pèse presque aussi lourd que l’option qui a été choisie ; même comme refusée, une décision qui a été laissée de côté et qui n’a pas été choisie a un poids. Il se peut - et nous allons le voir avec le paradoxe de Condorcet - que les idées de celui qui n’a pas été élu en application de quelque système électoral qui l’en a empêché, pèsent d’un poids plus lourd sur la situation que celles de celui qui l’a été. De manière plus générale, ce qui n’a pas été choisi a une influence sur le réel. Le second type de raison est que les êtres humains, même en position de décideurs ne savent jamais ce qu’ils font totalement, réellement.

            Le réel ne s’occupe pas de nos choix et ce qu’on n’a pas choisi peut peser aussi lourd - voire plus lourd - que ce qu’on a choisi. Ne pas avoir choisi telle chose est aussi, à sa façon, un choix et le réel nous en rend aussi responsables que si on l’avait choisi, même si on ne l’a pas « voulu ». Plus exactement, le réel intègre nos choix comme quelques paramètres parmi une multitude d’autres constituants de la situation.

            Sur un champ de bataille, Napoléon croit faire l’essentiel ; or aucun de ses ordres n’arrive à destination comme il les a décidés ; il a simplement de la chance lorsque ce qui arrive, sans coïncider avec ce qu’il a décidé, favorise ce qui paraît avoir été décidé. Jusqu’au jour où l’acteur n’en a plus et où rien n’arrive comme il imagine l’avoir décidé, mais cette fois c’est la catastrophe qui est présente. C’est peut-être la grande leçon de La guerre et la paix de Tolstoï. Ceux qui se croient décideurs se trompent car leurs décisions n’arrivent jamais à leur but dans une situation qu’ils imaginent avoir prévue, qui est trop complexe pour avoir été prévue, et elles font simplement leur effet dans cette situation compliquée. Napoléon croit décider et … perd. Koutouzov laisse faire les choses dont il sait qu’il n’a pas le contrôle et il gagne. Stendhal montre dans le détail l’impossibilité pour les ordres et les commandements d’arriver à destination, à la destination que fantasmaient leur décideur.

            Ce qui est vrai sur les champs de bataille est vrai de tous les autres domaines de décision. Il faut le prendre symboliquement. Il n’y a jamais de réel sans nous ; il n’y a jamais de réel entièrement avec nous et dont nous serions les seuls auteurs. Ne pas tenir compte des positions qu’on n’a pas prises, c’est se croire le seul maître d’un jeu que nous ne contrôlons pas. Les batailles de La Guerre et la paix ou de La Chartreuse de Parme sont peut-être des images de bataille ; mais elles sont les chiffres ou les symboles de multiples autres situations.

            Ainsi ne peut-on manquer d’être sévère avec certaines interprétations très conservatrices du principe de précaution - voire avec le principe de précaution lui-même (si tant est que l’on puisse en donner une définition précise). Ce principe de prétendue sagesse préconise de ne pas engager d’action qui aurait des chances de porter atteinte à la santé ou à quelque autre bien être de ceux à qui on veut appliquer une action dont on n’est pas sûr qu’elle soit bénéfique. Mais renoncer à cette action et ne rien faire plutôt que d’engager l’action risquée n’est pas une position de sécurité et de confort ; ce renoncement ou cette action que l’on ne fait pas a aussi un coût (de santé ou de bien-être) et peut n’avoir qu’un degré très inférieur d’espérance à la position en apparence plus risquée que l’on propose. C’est l’erreur de Descartes d’avoir cru que les positions moyennes entre deux extrêmes dans le sens du trop et dans le sens du trop peu suffisait à définir une position rationnelle[7] ; la position rationnelle est ailleurs : elle consiste à comparer les espérances que l’on peut mettre dans chaque option que nous ne connaissons pas mais à laquelle il est possible d’assigner un degré de valeur qui combine le degré de probabilité et le bienfait qu’il est possible d’attendre de cette option (en terme de préférence, de bonheur, de plaisir, d’utilité, etc.). Une position moyenne n’est pas forcément la plus rationnelle.

            La théorie des jeux en éthique ou en politique part de cette nécessité de prendre en compte l’option que l’on n’a pas choisie et qui pèse autant voire plus (ou autrement) que celle qu’on a choisie. Dans ses Essais sur l’Éthique, le comportement social et l’explication scientifique, J.C. Harsanyi montre qu'une personne qui délibère ne doit pas seulement prendre garde aux options qu’il a choisies, mais aussi à celles qu’il n’a pas choisies ; en les ordonnant, ou en les coefficientant, c’est-à-dire en les quantifiant.

            « On a montré (30), dit-il, qu’un homme rationnel (dont les choix satisfont à certains postulats simples de rationalité) doit agir comme s’il attribuait des probabilités subjectives numériques à toutes les hypothèses alternatives, même si son information factuelle est insuffisante pour le faire sur une base objective - ainsi, en économie du bien-être, nous avons découvert qu’un homme rationnel (dont les choix satisfont à certains postulats simples de rationalité et d’impartialité) doit de même agir comme s’il faisait des comparaisons interpersonnelles quantitatives d’utilité, même si son information factuelle est insuffisante pour le faire sur une base objective[8]. » (Harsanyi J.C., Essays on ethics, social behavior, and scientific explanation, Reidel pub. Cy, Dordrecht (Hollande), Boston (États Unis), Londres (Angleterre), 1976, 1986, p.). On verra que c’est le fond de la solution de Condorcet à son paradoxe.

            Il y a, dans le choix ce qu’on choisit et ce qu’on ne choisit pas. Ce qu’on choisit tient à l’alternative entre deux ou plusieurs contenus. On choisit telle chose et on ne choisit pas telle autre chose. On ne peut pas choisir les deux ou le n choses à la fois. Mais il est de nombreux choix dans lesquels on est contraint de choisir. Sartre note bien que si la liberté est choix, on ne choisit pourtant pas d’être libre : « Je suis condamné à être libre. Cela signifie qu’on ne saurait trouver à ma liberté d’autres limites qu’elle-même ou, si l’on préfère, que nous ne sommes pas libres de cesser d’être libre »[9]. Je ne suis pas libre d’être libre. Et, si, comme le dit Sartre un peu plus loin, « pour la réalité humaine, être c’est se choisir »[10], on ne choisit pas d’avoir à choisir. Même chose chez Pascal : on peut choisir l’option de vivre comme s’il y avait un Dieu ou de vivre comme s’il n’y en avait pas, comme s’il y avait un jugement dernier ou comme s’il n’y en avait pas ; mais on ne peut pas ne pas choisir : ainsi, dans le dernier cas, ne pas choisir est exactement comme si on avait choisi qu’il n’y avait pas de Dieu ou pas de jugement dernier. Il en va de même en politique. Celui qui ne va pas voter est inconséquent puisqu’il laisse voter à sa place d’autres personnes qu’il ne connaît pas et dont il ne connaît pas les intentions, lesquelles peuvent être contraires aux siennes.

            Dans la Bible, le peuple d’Israël qui est organisé en tribus et gouverné par des juges, réclame un roi pour des raisons très discutables : il s’agit de ressembler aux nations voisines. Ici, l’intuition du peuple est qu’en ayant le même système politique que les nations voisines, le peuple d’Israël deviendra une nation aussi respectable que ses voisines. Pour le moment, personne ne sait si c’est vrai, mais le peuple fait le pari que cela changera sa situation au milieu des nations ; il préfère être esclave d’un roi et « comme les autres », plutôt que libre et singulier au milieu des nations.

Texte : Tous les anciens d'Israël se rassemblèrent et vinrent trouver Samuel à Rama. Ils lui dirent : Toi, tu es vieux, et tes fils ne suivent pas tes voies ; maintenant, donne-nous un roi qui soit notre juge, comme en ont toutes les nations. Samuel fut mécontent de les entendre dire : « Donne-nous un roi pour qu'il soit notre juge » ; Samuel pria le SEIGNEUR. Le SEIGNEUR dit à Samuel : Ecoute le peuple en tout ce qu'il te dira ; ce n'est pas toi qu'ils rejettent, c'est moi qu'ils rejettent ; ils ne veulent plus que je sois roi sur eux. Ils agissent à ton égard comme ils ont toujours agi depuis que je les ai fait monter d'Egypte jusqu'à ce jour : ils m'ont abandonné pour servir d'autres dieux. Maintenant donc, écoute-les ; mais avertis-les et fais-leur connaître les droits du roi qui régnera sur eux. Samuel dit toutes les paroles du SEIGNEUR au peuple qui lui demandait un roi.  Il dit : Voici les droits du roi qui régnera sur vous : il prendra vos fils et il les affectera à ses chars et à ses attelages, ils iront devant son char comme gardes du corps ; il les nommera chefs de mille ou chefs de cinquante, il leur fera labourer ses terres, récolter sa moisson, fabriquer ses armes et l'équipement de ses chars. Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. Il prendra le meilleur de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers et il le donnera aux gens de sa cour. Il prendra la dîme de vos semailles et de vos vendanges, et il la donnera à ses hauts fonctionnaires et aux gens de sa cour. Il prendra les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes et de vos jeunes gens, et vos ânes, et il s'en servira pour ses travaux. Il prendra la dîme de votre petit bétail. Ainsi vous deviendrez ses esclaves. Ce jour-là vous crierez contre le roi que vous vous serez choisi, mais ce jour-là le SEIGNEUR ne vous répondra pas ! Le peuple refusa d'écouter Samuel. Tant pis ! dirent-ils ; il y aura un roi sur nous » (I Samuel 8 : 4-19).

            Ici, le peuple ignore tout du pouvoir d’un roi et juge de sa situation selon l’objet qu’il connait : le pouvoir des juges. Comme dans une élection démocratique, on élit un dictateur sans se rendre compte que c’est la dernière fois que l’on aura la liberté de décider. 

IV. Choix individuels et choix collectifs ; le paradoxe de Condorcet

           Les probabilités ne sont pas les statistiques. La logique des choix individuels n’est pas la logique des choix collectifs. Non seulement les choix individuels ne sont pas toujours cohérents, mais additionnés les uns aux autres, les choix de chacun qui peuvent paraître logiques individuellement ne le sont parfois plus du tout dès qu’ils deviennent collectifs, ou plutôt, ils obéissent à de tout autres règles.

            Harsanyi souligne qu’il y a au moins deux postulats de rationalité des choix individuels ; c’est-à-dire de la cohérence que l’on est en droit d’attendre de quelqu’un qui prend individuellement des décisions : « Je me contenterai de citer deux de ces postulats de rationalité : (1) ‘Si vous préférez A à B, et si vous préférez B à C, alors il est cohérent que vous préfériez aussi A à C’ ; (2) ‘Vous êtes en meilleure posture si on vous offre un prix de plus grande valeur assorti d’un degré de probabilité donné que si on vous offre un prix de moindre valeur assorti du même degré de probabilité’. Les autres postulats de rationalité de la théorie bayésienne sont un peu plus techniques, mais tout aussi contraignants » (Harsanyi J.C., Essaye on ethics, social behavior, and scientific explanation, Reidel pub. Cy, Dordrecht (Hollande), Boston (États Unis), Londres (Angleterre), 1976, 1986).

            Or, de ces deux postulats de rationalité, le premier est tel qu’il peut être tenu en échec quand on demande à chaque votant, non pas de se contenter de voter pour un nom, mais de continuer le classement en n’omettant aucun candidat ; on additionne alors les voix obtenues par chaque configuration de candidats et l’on peut avoir alors la surprise que le candidat le moins bien placé dans le cas du décompte des bulletins qui ne comportent qu’un seul nom dans le cas d’un scrutin uninominal serait celui qui est le mieux considéré par l’électorat si l’on tenait compte de l’ordre détaillé des préférences.

            Si l’on reprend les notations de Condorcet, on peut, s’il y a 3 candidats - nous prenons trois candidats pour simplifier, car c’est à partir de trois candidats que le problème de Condorcet se pose ; il pourrait y en avoir n -, noter les ordres de préférence sous la forme A > B > C, B > C > A, etc… ; il serait évidemment incohérent qu’un sujet, qui préfère A à B et qui préfère B à C, juge à partir de là que C est préférable à A. Chaque votant peut donc écrire son vote sous la forme ABC, BCA, BAC, etc. Or l’addition des voix ainsi classées présente parfois - et même souvent - une anomalie. Collectivement on peut trouver qu’une telle situation - qu’une majorité préfère A à B, B à C, et pourtant préfère C à A ; sans qu’il y ait pour autant d’aberration mathématique, mais une aberration dans la logique des volontés.

Le paradoxe de Condorcet.

Il faut partir du choix rationnel pour un individu : si un individu préfère la candidature de A à celle de B, et s’il préfère la candidature de B à celle de C, on s’attend légitimement à ce qu’il préfère A à C. Il y a, si l’on veut, transitivité du choix, que l’on peut noter sous la forme A > B > C.

Or considérons par exemple une assemblée de 60 votants ayant le choix entre trois propositions A, B et C. Les préférences se répartissent ainsi (en notant A > B, le fait que A est préféré à B) :

23 votants préfèrent : A > B > C
17 votants préfèrent : B > C > A
2 votants préfèrent : B > A > C
10 votants préfèrent : C > A > B
8 votants préfèrent : C > B > A

Dans les comparaisons majoritaires par paires, on obtient :
33 préfèrent A > B contre 27 pour B > A
42 préfèrent B > C contre 18 pour C > B
35 préfèrent C > A contre 25 pour A > C

Ce qui conduit à la contradiction interne du vainqueur vaincu par celui qui a été classé dernier : A > B > C > A .


Dans un cas comme celui-ci, Condorcet propose d'éliminer le vainqueur le moins performant (ici le vainqueur le moins performant est A car A l'emporte sur B avec la plus faible différence entre les scores) et de faire un duel entre B et C qui a, dans le cas qi vient d’être présenté, toutes les chances d’être remporté par B. Le scrutin majoritaire à un tour aurait donné A gagnant. Mais d'autres solutions sont possibles ; et des solutions qui paraissent, certes compliquées, mais aussi beaucoup plus justes que le simple décompte arithmétique des bulletins qui nous paraît, tant qu’on n’est pas alerté par ce paradoxe, le plus juste possible, mais qui ne garantit pas du tout la justice. Nul n’a jamais dit que la justice était simple !

Pour les élections réelles, la méthode de Condorcet n'est pas appliquée, et donc, le problème ne s'est jamais posé et ne se pose pas. En France, le scrutin uninominal majoritaire à deux tours peut faire arriver en troisième place un candidat qui battrait en duel les deux qualifiés du second tour : malgré l'existence du paradoxe de Condorcet, il existe des cas où le vainqueur suivant la méthode de Condorcet serait établi sans conflit, et pourtant il perd avec les méthodes de scrutin appliquées (mais si le mode de scrutin était le système de Condorcet, la campagne elle-même serait modifiée pour en tenir compte ; il n’est toutefois facile de conjecturer dans quel sens il faudrait l’orienter et la conduire). Ne croyons pas que le scrutin de liste aurait sa faveur, même s’il y attacherait sans doute plus de sympathie, parce que, par commodité, il faudrait bloquer la liste et cela reviendrait à choisir un certain nombre de personnes d’un coup, mais on ne changerait pas la nature du problème et on donnerait lieu au même paradoxe.

« Les premiers seront les derniers ; les derniers sont les premiers ». Il ne s’agit évidemment pas de dire que c’est le plus mal élu qui devrait avoir gagné et avoir le poste s’il s’agit d’une nomination ! Mais il s’agit de relativiser les positions de celui qui a gagné ou prétend avoir gagné qui doit se rappeler toujours qu’il n’aurait probablement pas gagné selon tous les modes imaginables de scrutin, surtout les plus exigeants. Ce rappel à la modestie du candidat gagnant n’est pas négligeable.

            Outre le rappel à la modestie du candidat, on peut poser ici la question du vote utile. On entend souvent critiquer le vote utile comme s’il était antidémocratique ou constituait une menace pour la démocratie ; ce qu’il n’est pas du tout : il est plutôt une réaction à des modes de vote qui, peut-être, le sont plus ou moins. Telles qu’elles sont, dans leur relative simplicité, les lois électorales ne sont que des règles du jeu ; il n’est pas facile de dire quel est le scrutin le plus juste ; probablement aucun de ceux qui ont cours dans les démocraties ne l'est. Mais étant donné la règle du jeu, on peut avoir une certaine idée de la justice susceptible d’en résulter ou que l’on peut en attendre. Après tout, un vote ne consiste pas à dire ce qu’on souhaite pour soi-même sur les problèmes selon son goût estimé le plus profond ; mais à dire ce que l’on veut et croit être juste pour la collectivité.

           On a parfois compris le paradoxe de Condorcet comme une critique - voire une mise en cause - de la démocratie. Il n’en est rien, je crois ; c’en est plutôt une défense contre la démagogie. La réflexion de Condorcet sur les élections signifie deux choses. La première que, dans les contextes démocratiques, la discussion est plus fondamentale que le vote, lequel peut enfermer des contradictions qui ne se résoudront pas par miracle si la discussion ne les a pas préalablement levées. Un État totalitaire est moins un État où l’on ne vote pas qu’un État où il est interdit de discuter, les opposants ayant été mis en prison ou exterminés physiquement. Un nombre de votants, fût-il majoritaire, laisse la décision dans un état d’aveuglement si rien n’a été fait avant de voter pour lever, par une discussion, les ambiguïtés ; le nombre de cette majorité ne fait que l’y enfermer. À quoi servirait-il de voter un avis qui se révélerait contenir une ou plusieurs contradictions ou qui entrerait en contradiction avec d’autres avis déjà acceptés ? La seconde est de savoir quel est le statut exact de ce feuilletage qu’intiment les votes, comme si d’autres votes étaient impliqués dans les plis mêmes du premier, du seul destiné à être visible. Car la dialectique de Condorcet n’est pas simplement un plaidoyer en faveur d’un certain type de vote contre un autre : Condorcet sait bien que chaque vote a ses défauts et il veut simplement que les votants en prennent conscience ; peut-être met-il simplement en garde contre les types de vote qui paraissent les plus justes parce qu’ils constituent les décomptes les plus simples : la simplicité d’un décompte n’est pas une preuve de sa justice. Il y a toutefois plus dans sa réflexion : les mathématiques font comme résonner à l’avance les difficultés que le temps développera et elles en montrent d’entrée de jeu comme la raison, parfois le soir même du succès du candidat élu par un système. Cela ne veut pas dire que, sous tous les votes, il y aurait réellement un feuilletage de votes qui diraient la vérité du premier en le contredisant : ce feuilletage n’est pas réel, même si l’on ne peut éviter de le fantasmer comme tel, et c’est parce qu’on rencontre des difficultés qu’on les figure à la façon dont Pascal figurait dans le problème des partis, sous le cours du jeu, les arbres qui donnent sa valeur à chaque situation respective des joueurs ; ou, à la façon de Desargues et de Bosse comme des lignes qui courent à travers les bâtiments de pierres taillées.

           Dans la Bible la notion d’élection est parfois liée à un décompte de voix, mais surtout à une alliance entre celui ou ceux qui sont élus et celui qui les élit. Dieu est toujours mêlé à l’élection et c’est pour cela que l’élection est liée à une onction, geste symbolique qui caractérise une accréditation de la part de Dieu en faveur de son élu. Dans un contexte où le pouvoir temporel est toujours lié au pouvoir spirituel, ce sont les prophètes qui font les rois et qui leur confèrent l’onction que reçoit le prêtre. Malki Tsedeq, roi de Salem, est d’ailleurs un prêtre qui exerce des pouvoirs de roi en Genèse (14, 18) et le cumul des deux fonctions ne choque pas à condition que le roi-prêtre soit juste et sage comme le commande Dieu. En hébreu, celui qui a reçu l’onction est l’oint de Dieu, du verbe oindre משח mishe qui a donné en français : le Messie.

            Les rois d’Israël reçoivent cette onction de la part d’un prophète qui est chargé de reconnaître, au milieu d’autres hommes, l’élu de Dieu. On a vu comment Saul est choisi par Dieu pour être le premier roi d’un peuple qui, jusque-là, se contentait d’avoir des juges. Saul sera la leçon du peuple, puisque, ayant été très désiré, il sera donné par Dieu à son peuple alors même qu’il est un mauvais roi et qu’il finira fou. David recevra l’onction de la part du prophète Samuel alors que Saul est encore roi.

Texte : Le Seigneur dit à Samuel : « Seras-tu encore longtemps en deuil au sujet de Saül, alors que moi-même je l'ai rejeté, et qu'il ne sera plus roi d'Israël ? Prends de l'huile et mets-toi en route. Je t'envoie chez Jessé, à Bethléem, car j'ai choisi parmi ses fils le roi qu'il me faut. ( …)  Jessé fit ainsi passer sept de ses fils devant Samuel, mais Samuel lui dit : « Le Seigneur n'a choisi aucun d'eux. » Puis il ajouta : « Sont-ils tous là ? » – « Non, répondit Jessé ; il y a encore le plus jeune, David, qui garde les moutons. » – « Envoie-le chercher, ordonna Samuel. Nous ne commencerons pas le repas sacrificiel avant qu'il soit là. » Jessé le fit donc venir. Le jeune homme avait le teint clair, un regard franc et une mine agréable. Le Seigneur dit alors à Samuel : « C'est lui, choisis-le comme roi avec l'huile d'onction. » Samuel prit l'huile et en versa sur la tête de David, en présence de ses frères. L'Esprit du Seigneur se saisit de David et fut avec lui dès ce jour-là. Ensuite Samuel s'en retourna à Rama » (1 Samuel (16:1 et 16:10-12).
 
            Le choix de Dieu semble tout à fait inattendu et le prophète doit, comme l’élu, s’y conformer. Contre toute attente, c’est le plus jeune fils de Jessé qui est désigné. Par la suite, c’est David qui choisira son fils Salomon comme successeur. L’élection ne concerne pas seulement des individus choisis pour apporter aux hommes le règne de Dieu, mais elle concerne aussi le peuple que Dieu s’est choisi. Recevant la Torah, le peuple élu est responsable de sa mise en pratique. L’élection appelle l’exemplarité. Dans le Deutéronome, les commandements sont assortis de cette exigence :

Texte : En effet tu es un peuple qui appartient au Seigneur ton Dieu. C'est toi qu'il s'est choisi, parmi tous les autres peuples de la terre, pour être son bien le plus précieux. Deutéronome (14:2).

           Pour parler de cette onction de Dieu, la langue grecque emploie le verbe χριω. Le mot χρηστος voulant dire bon et utile, la Septante (traduction grecque de l’Ancien Testament) a traduit le mot Messie par Christos, reprenant la notion d’onction mais aussi les notions de bien et d’utilité. L’élection de Dieu n’est donc pas vue comme arbitraire, mais pour le bien du peuple.

            Cette élection n’est pas une supériorité ou une distinction hiérarchique, mais elle est vécue comme une responsabilité de ceux qui sont choisis.

Texte : « Vous seuls, je vous ai distingués, parmi toutes les familles de la terre. C'est pourquoi je vous demanderai compte de tous les crimes que vous avez commis » (Amos, (3, 2)).
À cause de la confusion des rôles de prêtre et de roi dans la notion de Messie, le Nouveau Testament va employer diverses appellations pour parler de Jésus et déterminer le type de règne qu’il est appelé à exercer. On l’appelle Fils de David, Fils de l’Homme et lui-même se défend de l’appellation Christ par ses disciples :

Texte : Pierre lui dit : « Toi, tu es le Christ. Il les rabroua, pour qu’ils ne disent rien à personne à son sujet. » Marc (8:30).

           Jean emploie le terme de Messie sans le traduire par Christ, s’inscrivant dans l’histoire d’Israël et militant ainsi pour homologuer Jésus comme le Messie attendu. (Jean 1:41 et Jean 4:25)

            Le peuple élu de Dieu n’est pas meilleur que les autres peuples, mais il est appelé à faire advenir sur la terre la paix de Dieu. L’élection est aussi vocation.

            Ainsi, si l’oint de Dieu est choisi et appelé à un destin particulier, il est absolument libre et pourtant totalement engagé dans sa vocation. L’élu de Dieu est appelé à une totale liberté qui va jusqu’à choisir de donner sa vie.

Texte : Ma vie, personne ne me l'ôte, mais je la donne de moi-même; j'ai le pouvoir de la donner, et j'ai le pouvoir de la reprendre : tel est l'ordre que j'ai reçu de mon Père. Jean (10:18). 


V. Conclusions

 

           Dans L’être et le néant, Sartre explique que la liberté, qui n’est pas un être mais qui n’est jamais que manque d’être, aspiration à être, est fondamentalement choix ; elle est se choisir. Mais curieusement, Sartre, sans s’expliquer davantage, fait de ce manque d’être, une sorte de choix unifié ; et l’on ne voir pas comme on est passé de ce zéro d’être, de cette néantification, de ce trou au cœur de l’être, on est passé à un choix, censé être fondamental. Voici un des textes où il le dit :

« « Le choix […] auquel remontera la psychanalyse existentielle - celle que préconise Sartre -, précisément parce qu’il est choix, rend compte de sa contingence originelle - il est choix de tel ou tel objectif, de telle ou telle chose, mais il aurait prêtre choix d’un autre objectif ou d’autre chose -, car la contingence du choix est l’envers de sa liberté - l’envers : pas le contraire ! -. En outre, en tant qu’il se fonde sur le manque d’être, conçu comme caractère fondamental de l’être, il reçoit la légitimation comme choix et nous savons que nous n’avons pas à pousser plus loin - Sartre prétend ici buter sur un choix fondamental qui ne laisse pas l’analyse remonter plus haut ; cela ne gêne pas Sartre qui, identifiant notre être à notre liberté, accepte fort bien que la liberté pisse être cause absolue, sans que nous n’ayons à remonter de cause en cause comme chez Spinoza ou comme chez Hobbes -. Chaque résultat sera donc pleinement contingent et légitimement irréductible. Il demeurera d’ailleurs toujours singulier, c’est-à-dire que nous n’attendrons pas comme but ultime de la recherche et fondement de tous les comportements un terme abstrait et général. […] C’est que ce choix n’est rien autre que l’être de chaque réalité humaine, et qu’il revient au même de dire que telle conduite partielle est ou qu’elle exprime le choix originel de cette réalité humaine, puisque, pour la réalité humaine, il n’y a pas de différence entre exister et se choisir »..

                       Sartre J.P., L’être et le néant, NRF, Éditions Gallimard, Paris, 1943, p. 659-660.

           Ce manque d’être qu’est la liberté humaine se monnaie en choix qui toujours auraient pu être autres, mais qui, au bout du compte, en une seule teneur qui est celle de mon être singulier : assez bizarrement comme s’il y avait une espèce d’essence de notre singularité.

            Pour notre part, nous ne pensons pas qu’il y ait un choix fondamental, comme le décrit Sartre. Nous faisons des choix multiples, contradictoires entre eux.

            On comprend que cette idée sartrienne vient de l’agacement de l’auteur de L’être et le néant quand il conçoit que l’on s’avise de traiter le psychisme comme une espèce de balance de mobiles, de plaisirs, de douleurs, qui se compenseraient les uns les autres à la manière des poids sur une balance (L’être et le néant, p. 527). Ce calcul statique ou dynamique n’est pas correct et la recherche d’une commensurabilité entre toutes ces entités psychiques ne convient certainement pas. Mais l’idée d’un choix fondamental, celle d’un choix des choix, plus profond que tous les autres, est-elle plus convaincante que la pluralité éclatée critiquée par Sartre ?
 
            Cette thèse du choix unique est un avatar des philosophies du sujet. Nous pensons bien qu’il y a des choix, mais nous ne pensons pas que ces choix s’unifient en un seul choix fondamental qui serait celui d’un sujet, bien en-deçà ou bien au-delà de sa volonté. Le sujet n’est tout au plus, à nos yeux, qu’un ensemble - réuni de façon imaginaire - de fonctions parmi celles qui structurent les actes psychiques, les perceptions, les souvenirs, les affects, les conceptions, les volitions et de multiples autres entités. Mais cette unification de toutes ces fonctions à partir d’un projet unique a toutes les allures d’une illusion. Pourquoi tous les choix reviendraient-ils à un seul choix existentiel ? Pourquoi cette sommation fondamentale ?  Cette façon de voir est aussi arbitraire que celle de notion de sujet unificateur.

            Le prétendu choix fondamental ressemble au désir fondamental chez Lacan, quoique de façon un peu inversée, mais qui nous paraît relever de la même erreur. En réalité n’y a-t-il pas une grande diversité de choix, qui ne sont pas toujours cohérents ?

           L’unicité du choix existentiel chez Sartre nous paraît fausse en ce que nous ne comprenons pas pourquoi tous les choix devraient revenir à un seul ou se résumer à un seul. Pourquoi cette sommation fondamentale ?  Cette façon de voir est aussi arbitraire que celle de notion de sujet unificateur.

           Nous préférons, quant à nous, plutôt penser comme Kierkegaard qu’il y a des choix fondamentaux ; comme celui d’être chrétien, par exemple. Il est vrai que le christianisme comme affaire de volonté plus que de connaissance : « Le christianisme est une entreprise de changer la volonté » (Journal, vol. V, p. 229) ; « seul un homme de volonté peut devenir chrétien » (Journal, vol. V, p. 363). Il n’est pas une métaphysique ou une science. « Un homme se dit socratiquement à lui-même : il existe un fait historique qui m’enseigne que, pour mon salut éternel, je dois m’adresser à Jésus Christ. Or gardons-nous d’un faux virage en nous embourbant dans le bousillage et le vérifiage des savants pour voir si c’est bien historiquement archi-certain ; car historiquement, il y a assez de certitude, je veux dire que même s’il y en avait dix fois plus que rien au moindre détail, ça ne m’avancerait quand même pas ; car, directement, je suis insecourable. Alors je me dis à moi-même : eh bien ! je choisis. Ce fait historique est tant pour moi, que j’ai résolu de jouer ma vie dessus. Et voici vivre notre homme ; il vit uniquement rempli de cette pensée, risquant toute sa vie pour elle ; et sa vie est la preuve qu’il a crue. Il n’a pas eu d’abord quelques preuves, puis cru après, puis commencé à vivre. Non ! Tout le contraire. Voilà ce qui s’appelle risquer ; et sans risquer, la foi est une impossibilité »[11]. Ces choix fondamentaux sont voulus, en ce sens qu’il n’y  jamais de choix fondamental tel que mes choix particuliers se somment par-devers moi et ne font que revêtir une myriade d’autres aspects. Cette pluralité n’est pas un revêtement ; c’est cette pluralité qui est garante de la liberté et non l’unicité d’un projet, plus profond que moi, dont je n’ai aucune maîtrise et qui s’exprime à travers moi d’une façon unitaire.

           Le Deutéronome exprime le choix fondamental de la foi en en faisant une affaire individuelle mais aussi collective en passant du Tu au Vous. Choisir d’obéir aux commandements de Dieu revient à se ranger du côté de la vie et de la liberté. La vie devient un choix qui dirige tous les actes que nous posons accomplir dans notre existence. Appelés à vivre, le croyant est appelé à faire confiance à celui qui lui donne la vie.

Texte : « Regarde, j'ai placé aujourd'hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. Ce que je t'ordonne aujourd'hui, c'est d'aimer le SEIGNEUR, ton Dieu, de suivre ses voies et d'observer ses commandements, ses prescriptions et ses règles, afin que tu vives et que tu te multiplies, et que le SEIGNEUR, ton Dieu, te bénisse dans le pays où tu entres pour en prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n'écoutes pas et si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d'autres dieux et à les servir, je vous le dis aujourd'hui, vous disparaîtrez ; vous ne prolongerez pas vos jours sur la terre où tu entres pour en prendre possession en passant le Jourdain. J'en prends aujourd'hui à témoin contre vous le ciel et la terre : j'ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance, en aimant le SEIGNEUR, ton Dieu, en l'écoutant et en t'attachant à lui : c'est lui qui est ta vie, la longueur de tes jours, pour que tu habites sur la terre que le SEIGNEUR a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob » (Deutéronome (30 : 15-20).

NOTES :

[1] Le Dictionnaire Trésor de la langue française confirme en tout cas cette étymologie. Voir Dictionnaire de la langue du 19e et du 20e siècle, élaboré par le CNRS, CHRS Gallimard, Paris, 1978, vol. 6, p. 830. Bentham, dans son Essay on Logic, avait déjà fait la même remarque, en étendant ses considérations de portée étymologique à la détermination : « decision, from decido ; compounded of de, off, and caedo, to cut, is a word that represents the mind as if cutting off at a certain point the thread of examination, and thereby cutting short the intellectual process. Determination, from de, off, and terminus, a term or boundary, intimates that, with reference to the object in question, whatever chain of examination has been carried on, has been brought to an end » (Essay on Logic, in : The works of Jeremy Bentham, Bowring, Edimbourg, 1843, p. 224).

[2] Hobbes Th., Léviathan, Sirey, Paris, 1983, p. 55.

[3] Somme théologique, Ia IIae, question 13, art. 2, in : Les actes humains, éd. du Cerf, Paris, 1962, 2 tomes, T. I, p. 179.

[4] Thomas d’Equin se réfère probablement à l’Éthique à Nicomaque, III, III, 19-20

[5] Car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire » (IVe Méditation de métaphysique). Il dit aussi, quelques lignes plus loin, dans la même Méditation, que, « d’une grande clarté en mon entendement [suit] une grande inclination en ma volonté ».

[6] Rawls envisage l’ordre lexical comme un ensemble de filtres constitués par des principes distincts les uns des autres, classés de façon ordinale de telle sorte que, une fois qu’on a tiré parti du premier, on puisse passer au second, puis au troisième, etc.

[7]  Ce principe est énoncé dès la première des règles de morale qui constituent la Troisième Partie du Discours de la Méthode : « Entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tout excès ayant coutume d’être mauvais ; comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi un des extrêmes, c’eût été l’autre qu’il eût fallu suivre ».

[8]  On voit ici que le bayésianisme est la seule issue du traitement rationnel de ces situations où l’incertitude est dominante, où l’information se fait rare et où, toutefois, il faut prendre une décision.

[9]  L’être et le néant, p. 515.

[10]  L’être et le néant, p. 517.

[11]  Journal, vol. III, p. 327.





THÉOPHILE - SÉANCE DU 5 AVRIL 2022.

TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU 5 AVRIL 2022
DÉCIDER, CHOISIR, ÉLIRE

 

Introduction

Une étymologie de Bentham

« decision, from decido ; compounded of de, off, and caedo, to cut, is a word that represents the mind as if cutting off at a certain point the thread of examination, and thereby cutting short the intellectual process. Determination, from de, off, and terminus, a term or boundary, intimates that, with reference to the object in question, whatever chain of examination has been carried on, has been brought to an end ».
           Essay on Logic, in : The works of Jeremy Bentham, Bowring, Édimbourg, 1843, p. 224.


La grande diversité des modes de choix et d’élection dans la Bible

« Il faut donc que parmi les hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus allait et venait à notre tête, à commencer par le baptême de Jean et jusqu'au jour où il a été enlevé du milieu de nous, l'un de ceux-là devienne avec nous témoin de sa résurrection. Ils en présentèrent deux : Joseph, appelé Barsabbas et surnommé Justus, et Matthias. Puis ils prièrent en ces termes : Seigneur, toi qui connais le cœur de tous, désigne lequel de ces deux tu as choisi, afin qu'il prenne sa place dans ce ministère, cet apostolat, que Judas a quitté pour aller à la place qui lui convenait. Ils tirèrent au sort entre eux, et le sort tomba sur Matthias, qui fut adjoint aux onze apôtres ». Actes ( 1 : 21-26).

« Tu joindras au pectoral du jugement l'ourim et le toummim, et ils seront sur le cœur d'Aaron lorsqu'il entrera devant le SEIGNEUR. Ainsi Aaron portera constamment sur son cœur le jugement des fils d'Israël devant le SEIGNEUR ». Exode (28:30)

L’Université de Yale a repris ces deux termes pour mettre en avant sa vocation.
On a donc ici, de l’indécidable, du hasard et l’intervention divine pour arriver à cette procédure de choix par tirage au sort. C’est une façon, même fictive, de laisser place à la décision de Dieu, ignorée de tous mais légitimant le choix du nouvel apôtre.

« En ces jours-là, comme les disciples se multipliaient, les gens de langue grecque se mirent à maugréer contre les gens de langue hébraïque, parce que leurs veuves étaient négligées dans le service quotidien. Les Douze convoquèrent alors la multitude des disciples et dirent : Il ne convient pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Choisissez plutôt parmi vous, frères, sept hommes de qui l'on rende un bon témoignage, remplis d'Esprit et de sagesse, et nous les chargerons de cela. Quant à nous, nous nous consacrerons assidûment à la prière et au service de la Parole. Ce discours plut à toute la multitude. Ils choisirent Etienne, homme plein de foi et d'Esprit saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d'Antioche. Ils les présentèrent aux apôtres, qui, après avoir prié, leur imposèrent les mains. Actes (6:1-7)

Une définition de Hobbes

« Lorsque, dans l’esprit humain, les appétits, les aversions, les espoirs, les craintes, concernant une seule et même chose, s’élèvent alternativement ; que diverses conséquences, bonnes ou mauvaises, de l’accomplissement ou de l’omission de la chose proposée se présentent successivement dans nos pensées : de sorte que nous ressentons pour elle tantôt de l’appétit et tantôt de l’aversion ; tantôt l’espoir d’être capable de l’accomplir, tantôt le désespoir, ou la crainte, à l’idée de l’entreprendre : la somme totale des désirs, aversions, espoirs et craintes, poursuivis jusqu’à ce que la chose soit accomplie, ou jugée impossible, est ce que nous appelons délibération.

            Aussi sur les choses passées n’y a-t-il pas de délibération, parce qu’il est manifestement impossible de les changer. De même pour les choses connues comme impossibles, ou pensées telles, parce qu’on sait ou qu’on pense qu’une telle délibération est vaine. Mais on peut délibérer sur des choses impossibles qu’on pense possibles, sans savoir que c’est en vain. On appelle cela délibération parce que c’est le fait de mettre fin à la liberté que nous avions d’accomplir ou d’omettre conformément à notre appétit ou à notre aversion.

            Cette succession alternée d’appétits, d’aversions, d’espoirs et de craintes n’existe passions chez les autres créatures vivantes que dans l’homme : les bêtes délibèrent donc elles aussi.

            On dit qu’une délibération se termine quand ce dont on délibère est, soit accompli, soit considéré comme impossible : car jusque là nous gardons la liberté d’accomplir ou d’omettre selon notre appétit ou notre aversion.

            Dans la délibération, le dernier appétit ou la dernière aversion, qui se trouve en contact immédiat avec l’action ou son omission, est ce qu’on appelle la volonté : c’est l’acte (non la faculté) de vouloir. Les bêtes, qui ont la délibération, doivent nécessairement aussi avoir la volonté. La définition que les Écoles donnent communément de la volonté, que c’est un appétit rationnel, n’est pas bonne : car s’il en était ainsi il ne pourrait pas y avoir d’acte volontaire contraire à la raison. Un acte volontaire est en effet celui qui procède de la volonté, et rien d’autre. Mais si, au lieu d’appétit rationnel, on disait un appétit résultant d’une délibération antécédente, alors la définition ne diffère en rien de celle que j’ai donnée. La volonté est donc l’appétit qui intervient le dernier au cours de la délibération. Et quoiqu’on dise, dans la conversation courante, qu’un homme a eu la volonté de faire une chose que néanmoins il s’est abstenu de faire, cela n’est cependant à proprement parler une inclination, chose qui ne rend volontaire aucune action, puisque l’action ne dépend pas d’elle, mais de la dernière inclination, du dernier appétit. Car si les appétits qui se manifestent en cours de route rendaient volontaire n’importe quelle action, pour la même raison toutes les aversions qui se manifestent en cours de route rendraient la même action involontaire, et ainsi une seule et même action serait à la fois volontaire et involontaire ».

Hobbes Th., Léviathan, Sirey, Paris, 1971, p. 55-56.

I. L’entendement et la volonté en position d'antinomie

Dans la Proposition 47 du IIe Livre de l’Ethique, Spinoza dit qu’ « il n’y a point dans l’âme de volonté absolue ou libre ; mais [que] l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause, qui elle-même est déterminée par une autre, et celle-ci encore par une autre, et ainsi à l’infini »

« Jésus comparut devant le gouverneur. Le gouverneur lui demanda : Es-tu le roi des Juifs, toi ? Jésus lui répondit : C'est toi qui le dis.  Mais il ne répondit rien aux accusations des grands prêtres et des anciens.  Alors Pilate lui dit : Tu n'entends pas tout ce dont ils t'accusent ?  Mais il ne lui répondit sur aucun point, ce qui étonna beaucoup le gouverneur.

A chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher un prisonnier pour la foule, celui qu'elle voulait. Ils avaient alors un prisonnier fameux, appelé Barabbas. Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas, ou Jésus qu'on appelle le Christ ? Car il savait que c'était par envie qu'ils l'avaient livré.

Pendant qu'il était assis au tribunal, sa femme lui fit dire : Ne te mêle pas de l'affaire de ce juste, car aujourd'hui j'ai beaucoup souffert en rêve à cause de lui ». Matthieu (27 : 11-14)


II. Résolution et rebondissement de l’antinomie précédente

Harsanyi montrait finement que la théorie des choix substituait un objet à un autre et que, selon cette théorie, « dans une telle situation, un individu rationnel essaierait de maximiser son utilité espérée <expected utility> ».  « La conclusion principale de la théorie de la décision est celle-ci. Si le comportement du décideur satisfait à certains axiomes de cohérence et de continuité (un nombre plus grand d’axiomes que celui dont nous avons besoin pour établir le théorème de maximisation dans le cas de certitude), alors son comportement reviendra à maximiser son utilité espérée, c’est-à-dire à maximiser l’espérance mathématique de sa fonction d’utilité cardinale » (Harsanyi, J.C., Essays on ethics, social behavior, and scientific explanation, Reidel pub. Cy, Dordrecht (Hollande), Boston (États Unis), Londres (Angleterre), 1976, 1986).
 
III. Que ton oui soit oui ; que ton non soit non

D’où cette formule vient-elle ?

« Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments. Mais moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu, ni par la terre, parce que c'est son marchepied, ni par Jérusalem, parce que c'est la ville du grand roi. Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Que votre parole soit « oui, oui », « non, non » ; ce qu'on y ajoute vient du Mauvais ». (Matthieu, 5, 37).

« Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables; et même qu'encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu'aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu'elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après être mauvaises ».

Descartes R., Discours de la Méthode, IIIe Partie, [2e règle morale].

« Entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tout excès ayant coutume d’être mauvais ; comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi un des extrêmes, c’eût été l’autre qu’il eût fallu suivre ».

Descartes R., Discours de la Méthode, IIIe Partie, [1ére règle morale].

« On a montré qu’un homme rationnel (dont les choix satisfont à certains postulats simples de rationalité) doit agir comme s’il attribuait des probabilités subjectives numériques à toutes les hypothèses alternatives, même si son information factuelle est insuffisante pour le faire sur une base objective - ainsi, en économie du bien-être, nous avons découvert qu’un homme rationnel (dont les choix satisfont à certains postulats simples de rationalité et d’impartialité) doit de même agir comme s’il faisait des comparaisons interpersonnelles quantitatives d’utilité, même si son information factuelle est insuffisante pour le faire sur une base objective. ».

Harsanyi J.C., Essays on ethics, social behavior, and scientific explanation, Reidel pub. Cy, Dordrecht (Hollande), Boston (États Unis), Londres (Angleterre), 1976, 1986).

L’inconséquence d’Israël dans son choix de la royauté

« Tous les anciens d'Israël se rassemblèrent et vinrent trouver Samuel à Rama. Ils lui dirent : Toi, tu es vieux, et tes fils ne suivent pas tes voies ; maintenant, donne-nous un roi qui soit notre juge, comme en ont toutes les nations. Samuel fut mécontent de les entendre dire : « Donne-nous un roi pour qu'il soit notre juge » ; Samuel pria le SEIGNEUR. Le SEIGNEUR dit à Samuel : Ecoute le peuple en tout ce qu'il te dira ; ce n'est pas toi qu'ils rejettent, c'est moi qu'ils rejettent ; ils ne veulent plus que je sois roi sur eux. Ils agissent à ton égard comme ils ont toujours agi depuis que je les ai fait monter d'Egypte jusqu'à ce jour : ils m'ont abandonné pour servir d'autres dieux. Maintenant donc, écoute-les ; mais avertis-les et fais-leur connaître les droits du roi qui régnera sur eux. Samuel dit toutes les paroles du SEIGNEUR au peuple qui lui demandait un roi.  Il dit : Voici les droits du roi qui régnera sur vous : il prendra vos fils et il les affectera à ses chars et à ses attelages, ils iront devant son char comme gardes du corps ; il les nommera chefs de mille ou chefs de cinquante, il leur fera labourer ses terres, récolter sa moisson, fabriquer ses armes et l'équipement de ses chars. Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. Il prendra le meilleur de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers et il le donnera aux gens de sa cour. Il prendra la dîme de vos semailles et de vos vendanges, et il la donnera à ses hauts fonctionnaires et aux gens de sa cour. Il prendra les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes et de vos jeunes gens, et vos ânes, et il s'en servira pour ses travaux. Il prendra la dîme de votre petit bétail. Ainsi vous deviendrez ses esclaves. Ce jour-là vous crierez contre le roi que vous vous serez choisi, mais ce jour-là le SEIGNEUR ne vous répondra pas !Le peuple refusa d'écouter Samuel. Tant pis ! dirent-ils ; il y aura un roi sur nous » (I Samuel 8 : 4-19).

IV. Choix individuels et choix collectifs. Le paradoxe de Condorcet

« Je me contenterai de citer deux de ces postulats de rationalité : (1) ‘Si vous préférez A à B, et si vous préférez B à C, alors il est cohérent que vous préfériez aussi A à C’ ; (2) ‘Vous êtes en meilleure posture si on vous offre un prix de plus grande valeur assorti d’un degré de probabilité donné que si on vous offre un prix de moindre valeur assorti du même degré de probabilité’ ».

Harsanyi J.C., Essays on ethics, social behavior, and scientific explanation, Reidel pub. Cy, Dordrecht (Hollande), Boston (États Unis), Londres (Angleterre), 1976, 1986)

Le paradoxe de Condorcet

Il faut partir du choix rationnel pour un individu : si un individu préfère la candidature de A à celle de B, et s’il préfère la candidature de B à celle de C, on s’attend légitimement à ce qu’il préfère A à C. Il y a, si l’on veut, transitivité du choix, que l’on peut noter sous la forme A > B > C.

Or considérons par exemple une assemblée de 60 votants ayant le choix entre trois propositions A, B et C. Les préférences se répartissent ainsi (en notant A > B, le fait que A est préféré à B) :

23 votants préfèrent : A > B > C
17 votants préfèrent : B > C > A
2 votants préfèrent : B > A > C
10 votants préfèrent : C > A > B
8 votants préfèrent : C > B > A

Dans les comparaisons majoritaires par paires, on obtient :

33 préfèrent A > B contre 27 pour B > A
42 préfèrent B > C contre 18 pour C > B
35 préfèrent C > A contre 25 pour A > C

Ce qui conduit à la contradiction interne A > B > C > A


Des choix et élections très préservés contre le paradoxe de Condorcet

« Le Seigneur dit à Samuel : « Seras-tu encore longtemps en deuil au sujet de Saül, alors que moi-même je l'ai rejeté, et qu'il ne sera plus roi d'Israël ? Prends de l'huile et mets-toi en route. Je t'envoie chez Jessé, à Bethléem, car j'ai choisi parmi ses fils le roi qu'il me faut. ( …)  Jessé fit ainsi passer sept de ses fils devant Samuel, mais Samuel lui dit : « Le Seigneur n'a choisi aucun d'eux. » Puis il ajouta : « Sont-ils tous là ? » – « Non, répondit Jessé ; il y a encore le plus jeune, David, qui garde les moutons. » – « Envoie-le chercher, ordonna Samuel. Nous ne commencerons pas le repas sacrificiel avant qu'il soit là. » Jessé le fit donc venir. Le jeune homme avait le teint clair, un regard franc et une mine agréable. Le Seigneur dit alors à Samuel : « C'est lui, choisis-le comme roi avec l'huile d'onction. » Samuel prit l'huile et en versa sur la tête de David, en présence de ses frères. L'Esprit du Seigneur se saisit de David et fut avec lui dès ce jour-là. Ensuite Samuel s'en retourna à Rama ». 1 Samuel (16:1 et 16:10-12)

« En effet tu es un peuple qui appartient au Seigneur ton Dieu. C'est toi qu'il s'est choisi, parmi tous les autres peuples de la terre, pour être son bien le plus précieux ». Deutéronome (14:2)

« Vous seuls, je vous ai distingués, parmi toutes les familles de la terre. C'est pourquoi je vous demanderai compte de tous les crimes que vous avez commis ». Amos (3:2)

« Pierre lui dit : « Toi, tu es le Christ. Il les rabroua, pour qu’ils ne disent rien à personne à son sujet ». Marc (8:30)

Jean emploie le terme de Messie sans le traduire par Christ, s’inscrivant dans l’histoire d’Israël et militant ainsi pour homologuer Jésus comme le Messie attendu. ( Jean 1:41 et Jean 4:25)
« Ma vie, personne ne me l'ôte, mais je la donne de moi-même; j'ai le pouvoir de la donner, et j'ai le pouvoir de la reprendre: tel est l'ordre que j'ai reçu de mon Père ». Jean (10:18)

V. Conclusions

Sartre : comment zéro devient-il un ?

« Le choix […] auquel remontera la psychanalyse existentielle, précisément parce qu’il est choix, rend compte de sa contingence originelle, car la contingence du choix est l’envers de sa liberté. En outre, en tant qu’il se fonde sur le manque d’être, conçu comme caractère fondamental de l’être, il reçoit la légitimation comme choix et nous savons que nous n’avons pas à pousser plus loin. Chaque résultat sera donc pleinement contingent et légitimement irréductible. Il demeurera d’ailleurs toujours singulier, c’est-à-dire que nous n’attendrons pas comme but ultime de la recherche et fondement de tous les comportements un terme abstrait et général. […] C’est que ce choix n’est rien autre que l’être de chaque réalité humaine, et qu’il revient au même de dire que telle conduite partielle est ou qu’elle exprime le choix originel de cette réalité humaine, puisque, pour la réalité humaine, il n’y a pas de différence entre exister et se choisir »..

                       Sartre J.P., L’être et le néant, NRF, Éditions Gallimard, Paris, 1943, p. 659-660.

Kierkegaard :

« Un homme se dit socratiquement à lui-même : il existe un fait historique qui m’enseigne que, pour mon salut éternel, je dois m’adresser à Jésus Christ. Or gardons-nous d’un faux virage en nous embourbant dans le bousillage et le vérifiage des savants pour voir si c’est bien historiquement archi-certain ; car historiquement, il y a assez de certitude, je veux dire que même s’il y en avait dix fois plus que rien au moindre détail, ça ne m’avancerait quand même pas ; car, directement, je suis insecourable. Alors je me dis à moi-même : eh bien ! je choisis. Ce fait historique est tant pour moi, que j’ai résolu de jouer ma vie dessus. Et voici vivre notre homme ; il vit uniquement rempli de cette pensée, risquant toute sa vie pour elle ; et sa vie est la preuve qu’il a cru. Il n’a pas eu d’abord quelques preuves, puis cru après, puis commencé à vivre. Non ! tout le contraire. Voilà ce qui s’appelle risquer ; et sans risquer, la foi est une impossibilité »[12].

Kierkegaard S., Journal, vol. III, p. 327.

 

Choisis la vie :

« Regarde, j'ai placé aujourd'hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. Ce que je t'ordonne aujourd'hui, c'est d'aimer le SEIGNEUR, ton Dieu, de suivre ses voies et d'observer ses commandements, ses prescriptions et ses règles, afin que tu vives et que tu te multiplies, et que le SEIGNEUR, ton Dieu, te bénisse dans le pays où tu entres pour en prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n'écoutes pas et si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d'autres dieux et à les servir, je vous le dis aujourd'hui, vous disparaîtrez ; vous ne prolongerez pas vos jours sur la terre où tu entres pour en prendre possession en passant le Jourdain. J'en prends aujourd'hui à témoin contre vous le ciel et la terre : j'ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance, en aimant le SEIGNEUR, ton Dieu, en l'écoutant et en t'attachant à lui : c'est lui qui est ta vie, la longueur de tes jours, pour que tu habites sur la terre que le SEIGNEUR a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob ». Deutéronome (30 : 15-20)

NOTES :

[12]  Journal, vol. III, p. 327.


Pour accéder à l'ensemble du document au format pdf (25 pages), cliquer ici