Bernard Cottret. Histoire et Philosophie
par Jean-Pierre Cléro
Parmi les multiples compétences qu'avait B. Cottret, fin linguiste apprécié par ses pairs, historien reconnu du protestantisme, du protestantisme anglais en particulier, et doté par là d’une immense culture chrétienne, il n’avait pas non plus négligé celle de lire et d’avoir lu avec précision les philosophes anglais. Certes, dans un souci d'histoire de la philosophie, mais aussi, imprégné de leur pensée, pour poser les problèmes et esquisser des solutions pour notre temps.
Il avait compris, dans la philosophie politique et éthique anglaise, cette balance qui existe, depuis au moins le XVIIe siècle, entre le contractualisme et l’anticontractualisme, ce dernier étant peut-être beaucoup plus développé outre-Manche que sur le continent. Quand bien même l'utilitarisme manquait encore à B. Cottret - ses travaux à la BNF portaient, dans les mois qui ont précédé sa mort prématurée, sur la lecture de Bentham et je m'étais engagé à lui montrer les textes-clés des utilitaristes pour le chapitre qu'il préparait à ce sujet dans le livre qu'il écrivait sur les Lumières avec Monique -, il n’avait pas besoin de cette connaissance pour voir nettement, en dépit de son admiration pour Locke, les limites de son contractualisme dont nous serions probablement partis. Locke envisageait volontiers les rapports de citoyenneté sur le mode du contrat et, pour résoudre ce qui s’appelait, à l'âge classique, la question de la tolérance, c'est bien à cette idée de contrat qu'il avait recours, de même que, plus récemment, John Rawls en a rénové l'idée dans la Théorie de la justice. Auteur de nombreux textes sur la tolérance et la liberté de conscience, B. Cottret me semblait viser la conclusion que le contractualisme ne fait jamais que résoudre les questions en trompe l’œil ; son attente di côté utilitariste me paraissait aller dans ce sens.
Si bien que le combat - historique mais non dépourvu d'actualité - que les religions mènent parfois contre le principe de laïcité de l’État n’est pas forcément livré - comme on le croit volontiers quand on adhère assez facilement au contractualisme - par mauvaise foi et sous l’effet de quelque vilaine intention de domination des États par les Églises qu’il conviendrait de juguler.
Dès le XVIIe siècle, l’État moderne, tel qu'il est conçu par Locke ou par Spinoza d’ailleurs, exige, de la part des religions, qu’elles fassent une scission entre ce qu’on pourrait appeler le symbolique de leur discours, qui n’est autre que leur contenu privé de leur passage à l’action, et la croyance qui, elle, porte à l’action conforme à cette symbolique et qu’il s’agit de contenir de telle sorte que tout passage à l’acte soit scrupuleusement conforme à la loi et à ce que commande le souverain ou la communauté étatique. Mais force est de constater que, avec les meilleures raisons du monde, faisant deux poids deux mesures, cet État moderne ne se soumet pas lui-même au régime de scission du symbolique et de la croyance (ou de la conviction) auquel il soumet ses membres et il s’en excepte en s’arrogeant, en dernière instance, le monopole d’une croyance, d’une conviction, sous couvert de n’en avoir aucune et de n’en soutenir aucune ; il se l’octroie au nom et au profit d’une conception de l’humanisme qu’il feint de croire tellement fondamentale que nul ne doit manquer d’y sacrifier, quels que soient les dogmes dont il se revendique par ailleurs.
Or, dès lors que l’on reconnaît à chacun ce jeu, dans les opinions et dans les doctrines, entre leurs symboliques et les croyances auxquelles elles donnent lieu, on ne voit pas pourquoi l’instance étatique, qui s’autorise de la nécessité de l’ordre, de la paix, de la sécurité civils, de la liberté garantie à chacun, échapperait à cette dialectique et exigerait pour elle seule que ce qu’elle énonce soit cru par tous - que ce soit de bonne ou de mauvaise foi -. Exiger que la croyance, qui conduit à une inscription dans le réel, soit telle que chaque croyant soit contraint de sacrifier à une structure de contrat qui ne lui sied guère dans tous les cas, n’est-ce pas trop lui demander ? En l'occurrence, le contrat consiste, pour l’État, à ne privilégier, chez ses citoyens, aucune appartenance religieuse ni d’ailleurs aucune absence de religion, et à toujours défendre la liberté et l'égalité des citoyens contre les abus que seraient tentées de commettre les Églises à l’égard de leurs fidèles ou a fortiori de ceux qui leur sont infidèles. Cette conduite qui consiste à s'excepter du comportement auquel on contraint les autres, ne revient-elle pas à fausser le jeu dès le départ, par cette inégalité de traitement, la dialectique ainsi engagée ? En d’autres termes, en s’octroyant les privilèges qu’il refuse aux religions et en exigeant que tous sacrifient à la même croyance - sous prétexte qu'il en faille une -, l’État ne fait-il pas inévitablement rebondir le conflit qu’il a charge de résoudre ?
Insistons sur ce point : cette question concerne tous les citoyens et chacun d'entre eux parce qu’aucun citoyen n’échappe à la division contre lui-même dès lors que l’État ne se soumet pas au partage que nous avons indiqué du symbolique et de la croyance (ou du principe de réalité). Ni le citoyen fidèle d’une Église, pour les raisons que nous venons d’invoquer ; ni celui qui n’en est d'aucune parce qu’il voit l’avis de ses concitoyens « croyants » peu ou mal pris en compte et se trouve témoin d’une relative inégalité de traitement entre un citoyen et un autre.
S’il est tout à fait plausible et recevable de faire jouer à chacun, comme deux attitudes différentes, la saisie des symboles et la croyance qu’on leur attache, si nous ne faisons pas du tout porter la contestation sur la demande faite à chacun d’être capable de jouer avec ces deux attitudes et de ces deux attitudes, car il n’y a probablement pas d’État sans que chacun ne se plie au jeu qu’il demande, il faut aussi que l’État soit capable – par ses représentants – de le faire lui-même et prenne constamment garde à ne pas excéder ses pouvoirs dans ce qu’il exige des citoyens. L’attitude de l’État envers les Églises, envers les symboliques qu’elles proposent, même s’il doit se méfier, tant qu’il n’en a pas mesuré la portée, d’un passage à l’acte qui en dépendrait, ne peut se contenter d’être de pure méconnaissance, de négligence, de surdité, voire de neutralité indifférente.
C’est le point que Rawls ne nous paraît pas avoir traité avec suffisamment d’acuité ; il apparaît évident à l’auteur de la Théorie de la justice que les positions de l’État moderne sont philosophiquement recevables par quiconque, comme si elles étaient métaphysiquement neutres et, à ce titre, acceptables par tous. Or on peut avoir de la sympathie pour ces thèses implicites qui permettent à l’État moderne de s’accommoder de la diversité des opinions : en est-ce assez pour les transformer en points aveugles comme si elles devaient être admises sans aucune discussion ? Rawls ose écrire sans sourciller que le fondement de l’État moderne, celui qui garantit la tolérance, « n’implique aucune doctrine métaphysique particulière » [1].
Le point faible d'une telle position est que, sous le prétexte - qu’on peut bien admettre - que la paix civile doit régner, on feint de supposer un point de vue qui permette de juger les métaphysiques et les religions à l'aune de cette paix civile, de telle sorte que ce point de vue soit lui-même entièrement soustrait à cette mesure. Or ne faut-il pas avoir le courage de reconnaître que créer les règles qui permettent aux religions et aux métaphysiques de se tolérer implique aussi une métaphysique qui n'a pas lieu de se mettre hors du jeu sous prétexte d'obtenir un consensus ? Que le législateur n’ait pas conscience de la métaphysique qui sous-tend la règle qu’il écrit, on peut bien l’admettre, mais il ne peut faire que cette métaphysique n’existe pas.
Le seul moment où Rawls manifeste qu’il ne prend pas la tolérance pour un simple point aveugle qui l’effacerait par principe du repérage métaphysique et qu’il lui accorde une sorte de positivité se trouve paradoxalement [2] dans une des rares argumentations de style utilitariste qu’il laisse subsister dans sa philosophie : « L’idée que les hommes ont une liberté de conscience égale pour tous est compatible avec l’idée que tous les hommes devraient obéir à Dieu », alors qu’à l’inverse, « admettre que la volonté de Dieu devrait être suivie […] ne suffit pas à définir un principe d’arbitrage » [3] qui permettrait à tous les hommes, même athées, de jouir de la liberté de conscience. En d’autres termes, la reconnaissance de la nécessité d’une tolérance universelle est compatible avec la conscience religieuse, mais la volonté de généraliser la conscience religieuse ne saurait fonder la tolérance entre ceux qui ne partagent pas la même croyance. L’argument est suggestif, fort à première vue, mais son expression est trop expéditive.
Il faudrait distinguer deux types de rapports à l’éthique engagés par toute religion qui se trouve ainsi divisée par là-même. Il ne revient pas au même de se plier à un commandement religieux parce qu’on l’estime bon – ce qui implique une certaine dissociation du religieux et du bon – et de se plier à un commandement religieux parce qu’il est religieux et qu’il n’est bon qu’à ce titre – ce qui implique une identité du bon et du religieux. Dans le premier cas, l’éthique constructiviste et laïque est facile à concilier avec des convictions religieuses ainsi conçues, puisque celles-ci s'appliquent à donner des raisons, des intérêts spécifiques de se comporter comme l’indique celle-là ; dans le second cas, les convictions religieuses impliquent au contraire, sinon le renoncement à la scission dont nous avons parlé du moins sa mise en cause. Dira-t-on que l’État moderne doit imposer ce renoncement et cette division, contraignant ainsi tous les croyants à la première attitude, qu’elle soit adoptée sincèrement ou hypocritement ? En d’autres termes, l’État n’a-t-il rien d’autre à faire, dans les questions qui mettent en jeu la tolérance, qu’à disqualifier et à rejeter comme non éthique l’attitude du second cas ? Les choses sont, encore une fois, moins simples, car il serait dommage, du point de vue de la raison même dont se targue l’État laïque, de se priver d’un accès à l’éthique, qui n’est pas sans fondement possible : l’affirmation de la spécificité du religieux n’est pas forcément plus dépourvue de rationalité que sa dilution dans une éthique qui se veut laïque et universelle [4].
Pourquoi l’éthique moderne, qui ne cherche plus de telos en quelque Idée du Bien, et dont la construction, plus proche des valeurs de la diplomatie, est toujours de circonstance, ne serait-elle pas par principe accueillante, en raison de la rationalité qu’elle instaure, aux positions qui, précisément, sans prétendre savoir ce qui est bien, le recueillent d’une source nécessairement hétéronome, à condition bien entendu que la prétention à l’universalité de ce recueil ne passe pas à l’acte ?
Si, comme nous le croyons, le symbolisme religieux peut intéresser quiconque possède une raison, qu'il croie ou qu'il ne croie pas, alors, forts de cette conscience, ne devons-nous pas penser qu’il est nécessaire que ceux qui ont le moins d’efforts à faire pour accepter la conception laïque, constructiviste, calculatoire, et – il faut bien le dire – nihiliste de l’État moderne, qui met son point d’honneur à ne préconiser presque aucune valeur, acceptent une compensation par une attitude particulièrement attentive à une certaine nécessité du religieux, d’abord à son symbolisme puis à la croyance, qui s’inscrivent tous deux dans tout usage du langage ? Peut-être estimera-t-on que notre souci de ce partage est inutile et va trop loin, ne serait-ce que parce que l’esprit religieux a autant à gagner de la paix civile que l’athée ou l’agnostique qui ne voudrait s’embarrasser ni d’esprit religieux ni même d’esprit de religion [5] ; mais je demande alors si le sacrifice que certains doivent faire de leur croyance n’impose pas à ceux qui « ne croient pas » qu’ils accordent aux religions leur valeur symbolique et qu’ils prennent en compte, quand il y a lieu, ce qu’elles donnent à déchiffrer, sans que cela, bien sûr, ne les empêche d’être très critiques à leur égard. Si les religieux dogmatiques ne doivent pas rendre la vie impossible aux non-croyants et si Locke a probablement inventé une des manières de régler en principe le problème – car Rawls n’invente guère un modèle de laïcité très différent [6] –, les incroyants doivent au moins accepter l’existence de lectures religieuses « en rebond » ou « en réflexion » des principes d’éthique et tenter eux-mêmes de comprendre la symbolique et le ressort du religieux et de leur faire une place, par exemple, dans l'éducation. S’il n’y a pas d’État chrétien, pas plus qu’il n’y a d’État libre qui puisse être musulman, juif ou bouddhiste, il ne peut y avoir, pour la même raison, d’éthique chrétienne, musulmane, juive ou bouddhiste, ni de « solution chrétienne », « musulmane », « juive », « bouddhiste », ou « athée » d’ailleurs, aux problèmes éthiques qui se posent ; mais on ne peut empêcher la question de savoir ce que deviennent les principes de l'éthique moderne et de la laïcité de style lockéen-rawlsien, lorsqu’ils sont lus de façon chrétienne, musulmane, juive ou bouddhiste. Ce rebond ou cette « réflexion » de lecture, qui relancent le débat là où l'on attendait des solutions, ne peuvent manquer d’avoir une incidence sur le fonctionnement même des lois, de la déontologie et de l'éthique qui trouvent, par là, un affinement indéfini de leurs positions. Car si les éthiques et les lois de laïcité se trouvent, jusqu’à un certain point – rejeté tout de même à l’infini –, pris au piège des religions par cette relecture à rebours, les religions sont, elles aussi, sommées de se raffiner, de pendre sur leurs propres dogmes le point de vue de ceux qui ne partagent pas leur foi ; et c’est bien dans cette dynamique-là que se trouve la condition de fonctionnement des délibérations et des décisions des États modernes comme des conseils qu’ils autorisent.
On remarquera que nous ne sommes pas sortis de la sphère des auteurs anglais pour poser et commencer à résoudre les problèmes de tolérance et de laïcité. Nous avons essayé de montrer comment, par simple argumentation, sans qu'il ne fût question de se contenter de choisir un camp, et sans recourir non plus à quelque position qui se prétende transcendante par rapport aux autres, les questions et le cheminement vers une solution pouvaient évoluer. Ici il s'est agi de questions liées à la tolérance ; nous aurions pu le montrer, peut-être avec plus de facilité encore sur la question de l'égalité, en mettant en scène d'autres acteurs : encore Rawls, d'un côté, mais de l'autre Harsanyi qui s’est montré fort critique avec le contractualisme de Rawls.
Il y a dans la philosophie anglaise des ressources inépuisables de discussions qui permettent de faire bouger toute position doctrinale. Et c'est sans doute cette fine connaissance et cette pratique historique, linguistique, philosophique, qui traversaient et animaient B. Cottret qui ne pensait pas à partir de positions en vue de les défendre. Une culture de la discussion des idées comme l’est peut-être de façon caractéristique la culture anglaise - voire plus largement anglophone - ne peut se satisfaire de justifier des convictions, car c’est dans la discussion même des idées qu'elle puise ses convictions.
Jean-Pierre Cléro
- [1] Rawls J., Théorie de la justice, Éd. du Seuil, Paris, 1991, p. 249. Rawls revient à la charge, à la page suivante, p. 250, avec le même argument.
- [2] Je dis : paradoxalement, car, la plupart du temps, Rawls récuse les arguments de style utilitariste.
- [3] Rawls J., Théorie de la justice, Éd. du Seuil, Paris, 1991, p. 254.
- [4] Après tout, de grandes philosophies - je songe à celle de Descartes, par exemple - ont pensé que les vérités sont créées par Dieu ; tandis que d’autres philosophies les ont séparées de la volonté de Dieu.
- [5] Pour nous livrer à une analogie avec les expressions affectionnées par Pascal d’ « esprit géométrique » et d’ « esprit de géométrie ».
- [6] L’argument central de Rawls n’aurait pas été démenti par Locke. Il se trouve dans la Théorie de la justice, p. 244.
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