2016-2017 N°5 - Une interrogation sur l'histoire par Denis Guénoun
Denis Guénoun « Une interrogation sur l'histoire, comme une méditation sur le lien entre l'Histoire et la question de la révélation »
Cycle Philosophie et Théologie 2016-2017
Conférence N°5 du 1er Février 2017
Une interrogation sur l'histoire, comme une méditation sur le lien entre l'Histoire et la question de la révélation.
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Ce soir, je voudrais vous soumettre une thèse, ou une hypothèse, avec ce que cela peut entraîner d’inattendu dans l’allure du discours. Mais je préfère ne pas la formuler d’emblée. J’indique seulement le champ où elle s’applique : la question de l’Histoire (humaine, mondiale) dans son rapport avec le thème de la Révélation.
Nous allons examiner ce rapport par chacun de ses deux bouts – premièrement depuis l’histoire, puis à partir de la révélation. Ce qui traduit notre double manière d’interroger les choses, d’abord d’un œil philosophique, ensuite sous le regard de la théologie, en vue de nous demander à nouveau ce qui associe, ou dissocie, ces deux disciplines.
Sur l’Histoire, je voudrais partir d’une remarque, souvent faite en philosophie, selon laquelle ce mot recouvre deux notions différentes. D’une part, il désigne ce que l’on raconte, à un enfant ou à des adultes ; une forme de discours particulière, qui agence des actions et les enchaîne : c’est l’histoire au sens narratif. D’autre part, nous nommons Histoire le processus réel qui a lieu dans le monde, et que le récit essaie de saisir ou de relater... Lire la suite du texte
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Texte de la conférence
Révélation et histoire par Denis Guénoun
Oratoire du Louvre, le 1er février 2017
Cycle « Philosophie et théologie » (2016-2017)
Commençons par une remarque de méthode sur nos séances. J’ai proposé à Marc Pernot, pour chacune d’elles, un mode d’approche différent. Ainsi la première a-t-elle abordé la question de l’être plutôt par un exposé systématique. La suivante a expliqué une page de Lévinas. La troisième a reçu un invité, Jean-Baptiste Brenet, et présenté un auteur, Averroès. Celle du mois dernier questionnait un long chapitre, dans son ensemble : le livre XI des Confessions d’Augustin. Le mois prochain, nous lirons un passage de Valère Novarina, mais en sa présence et en discussion avec lui. Quant à nos deux dernières soirées, leurs thèmes commencent à se préciser, mais les manières d’y entrer restent encore incertaines : nous verrons. C’est pour essayer de rafraîchir à chaque coup le style du questionnement.
Ce soir, je voudrais vous soumettre une thèse, ou une hypothèse, avec ce que cela peut entraîner d’inattendu dans l’allure du discours. Mais je préfère ne pas la formuler d’emblée. J’indique seulement le champ où elle s’applique : la question de l’Histoire (humaine, mondiale) dans son rapport avec le thème de la Révélation. Nous allons examiner ce rapport par chacun de ses deux bouts – premièrement depuis l’histoire, puis à partir de la révélation. Ce qui traduit notre double manière d’interroger les choses, d’abord d’un œil philosophique, ensuite sous le regard de la théologie, en vue de nous demander à nouveau ce qui associe, ou dissocie, ces deux disciplines.
Sur l’Histoire, je voudrais partir d’une remarque, souvent faite en philosophie, selon laquelle ce mot recouvre deux notions différentes. D’une part, il désigne ce que l’on raconte, à un enfant ou à des adultes ; une forme de discours particulière, qui agence des actions et les enchaîne : c’est l’histoire au sens narratif. D’autre part, nous nommons Histoire le processus réel qui a lieu dans le monde, et que le récit essaie de saisir ou de relater : si nous disons que l’Histoire du XXème siècle a produit des bouleversements sans précédent, nous entendons évoquer par là non pas seulement la chronique établie par des historiens, mais les faits eux-mêmes, révolutions, guerres, dictatures et libérations, qui ont empli l’époque : c’est l’histoire comme processus. Certains penseurs allemands 1 ont utilisé deux mots distincts pour se référer à ces deux acceptions, Historie pour l’histoire des historiens, et Geschichte pour la séquence des faits réels. Ce soir, nous dirons : histoire narrative, dans le premier cas, et histoire réelle dans lesecond. On pourrait choisir d’autres noms 2.
Il est certain toutefois que, si ces deux idées sont distinctes, souvent elles se présupposent l’une l’autre. Les récits historiques veulent rendre compte d’une réalité qui existe hors d’eux, en général parce qu’ils considèrent que leur relation (le fait de les relater) fait apparaître des mouvements ou des transformations qui se sont produits comme histoire réelle. Mais la réciproque, moins évidente, est aussi vraie. Hegel constate, par exemple, que nous ne connaissons pas le développement historique de certains peuples, parce qu’ils n’ont pas laissé de traces narratives qui nous soient accessibles ; il affirme alors qu’« il se peut bien qu’ils [les temps où vivaient ces peuples dont l’histoire nous est inconnue] aient été remplis de révolutions, de migrations ou des changements les plus tumultueux qui soient. Ils sont néanmoins sans histoire objective [c’est-à-dire sans histoire
réelle, pour reprendre notre terminologie] parce qu’on ne trouve chez eux aucune histoire subjective, aucune narration historique (…) » Il n’y a donc d’histoire réelle, d’histoire-processus, que là où existe une histoire-narration. Hegel donne, une page plus tôt, ce qui lui apparaît comme la raison de ce lien : « Nous devons considérer l’union de ces deux sens [histoire-narration et histoire-processus] comme quelque chose de plus qu’une contingence extérieure. Ce qu’elle doit signifier, c’est que la narration historique apparaît en même temps que les actes et les événements proprement historiques ; c’est un fondement interne commun qui les pousse en avant ensemble. » 3 Il y a une dynamique sous-jacente qui fait apparaître simultanément, aux yeux de Hegel en tout cas, l’histoire comme réalité, comme transformation effective, et l’histoire comme discours, comme relation ou récit.
Comment rendre compte de cette nécessité commune ? Il faut partir du fait que l’histoire comme récit n’est pas seulement la chronique de faits qui se succèdent. Une histoire n’est pas une liste d’événements, classés d’après leurs dates. Pour se constituer comme une authentique histoire, c’est-à-dire tout simplement pour être racontable, elle doit présenter les événements dans un rapport intelligible, sensé. D’un point de vue narratif, il ne suffit pas que l’événement A se soit produit avant l’événement B, si leur succession ne fait pas apparaître un rapport. Le rapport le plus simple est celui de cause à effet. A s’est produit avant B, mais, de plus, A se trouve être, selon le récit, la cause de B. À un instant donné, Mme X ouvre son sac, et à l’instant suivant, M. Y baisse la tête : si ce sont des événements non-coordonnés, dont la conjonction est fortuite, cela ne fait pas un récit. Mais si la façon de raconter induit que M. Y baisse la tête, gêné par ce que Mme X pourrait sortir de son sac, cela organise un segment d’histoire. Roland Barthes exprimait ce lien en disant que « le ressort de l’activité narrative est la confusion de la consécution et de la conséquence. » 4 Dans le récit, ce qui vient ensuite est considéré comme effet de ce qui précède. Ce lien fonde l’intérêt qu’on y prend, permet la compréhension. Car raconter une histoire, ce n’est pas seulement exposer une série de faits successifs, mais construire une manière de les associer, un principe d’intelligibilité de leur connexion, qu’on appelle pour cela leur enchaînement. Raconter, c’est tenter de comprendre, ou de faire comprendre. Le récit est une proposition d’éclaircissement grâce auquel une suite de faits, actes ou gestes se présente comme dotée d’un sens. Il n’y a pas d’histoire sans un sens de l’histoire.
Une preuve, si elle était nécessaire, en est que, lorsque des événements sont présentés sans que le lecteur ou l’auditeur connaisse ou comprenne le sens qui les relie, s’il reçoit le discours comme récit, il attend que ce sens inconnu lui apparaisse, se découvre. C’est ce qu’on appelle le suspense. Des faits sont racontés, sans lien, sans qu’on voie les causes, ou les effets. Mais nous supposons que ce rapport existe, qu’une cause latente va se manifester, que le fait d’allure neutre va se révéler actif, producteur de contrecoups ou de réactions. Une porte s’ouvre sans que je sache qui tourne le loquet : ce peut être un événement sans valeur particulière. Mais si, lorsque le loquet tourne, le film le montre en gros plan, avec une musique suspensive, voire angoissante, il signifie que la cause de cette ouverture va entraîner de lourdes conséquences, dangereuses pour le personnage qui dort tranquillement sans s’aviser de rien. Cela induit que le fait va avoir un sens, qui sera indiqué plus tard, mais dont l’explicitation est suspendue, en suspens, ce qui produit le suspense. Il n’y a de récit que par la présupposition d’un sens qui, s’il n’est pas manifeste, se manifestera.
On peut dire alors que le déploiement de l’histoire livre la manifestation progressive de ce sens, c’est-à-dire, au sens strict et simple, sa révélation. Le récit le plus élémentaire ne se conçoit que comme révélation progressive d’un rapport significatif au départ ignoré. L’histoire narrative n’existe comme histoire que si elle fait sens, si elle révèle un sens. C’est le principe qui la constitue et la fait avancer. Pour expliquer son goût des romans policiers, le cinéaste russe Serguei Eisenstein aimait dire que ces livres étaient des analogues de la Quête du Graal. Le roman policier, dans sa forme classique, est une narration pure, efficacement construite. Et le Graal du récit, c’est le sens. But et fin de la quête. 5
Déplaçons maintenant ce constat vers l’histoire-processus. Celle-ci – histoire objective, histoire-réalité – n’est proprement une histoire que si elle est apte à être racontée. Quand elle devient récit, son développement de discours se produit comme la manifestation d’un sens, qui fait d’elle une authentique narration, et non la succession fortuite de faits dénués de lien. On peut dire alors que l’Histoire (la Grande, avec un grand H) s’exprime comme révélation, mise à jour progressive d’un sens initialement inconnu. En ce sens (si j’ose dire), les polémiques récentes contre un sens de l’histoire sont tout simplement absurdes. Ou bien il n’y a pas d’histoire, mais seulement un chaos de faits dispersés et sans aucun lien. Ou bien, si on admet l’existence d’un processus historique, il lui faut bien un sens, pour se produire comme histoire et comme développement. À vrai dire, dans ces polémiques, la haine contre Hegel, contre Marx, et même contre les Lumières est venue prendre la place de la réflexion raisonnée. Mais ce constat ouvre lui-même une alternative. Car l’émergence de ce sens peut être entendu de deux façons distinctes. Première possibilité : l’histoire réelle déploie une signification qui lui est conférée du dehors. Dans ce cas, elle révèle son sens comme une bâche qu’on soulève révèle ce qu’elle avait caché. Elle, l’Histoire, met à jour une donnée dont la nature lui est extérieure : donc, une donnée non-historique. L’Histoire devient la manifestation d’un a priori qui lui échappe, et qu’elle se réduit à exprimer de façon seconde. Si l’histoire humaine révèle un sens divin qui la transcende et lui préexiste, elle n’est que le signe d’une instance qu’elle vient désigner, signifier du dehors. Deuxième hypothèse : l’Histoire se produit comme révélation. L’Histoire, et elle seule, est porteuse du sens qu’elle fait apparaître. Le sens est interne à l’Histoire, mais il ne peut être connu qu’à mesure qu’elle avance, il n’a aucune existence, même putative, en dehors du processus historique dans lequel il prend forme et figure. Dans ce cas, on peut dire que le sens de l’Histoire, c’est l’Histoire elle-même, que tout le sens qu’elle dévoile y est contenu, et qu’en ce sens l’Histoire fait sens, elle fait le sens, le sens se fait en elle et par elle. Nous aurons à revenir sur cette alternative.
C’est là une première caractérisation, philosophique, d’un lien entre Histoire et révélation. Abordons maintenant la question par son autre côté, théologique. Entrons-y par la Révélation et les questions qu’elle soulève.
Nul sans doute, mieux que Descartes, n’a formulé le problème, en apparence insoluble, que pose la révélation au sens théologique du terme. Il écrit, dans l’ « Epître dédicatoire » des Méditations métaphysiques : « quoiqu’il soit absolument vrai qu’il faut croire qu’il y a un Dieu, parce qu’il est ainsi enseigné dans les saintes Écritures, et d’autre part qu’il faut croire les saintes Écritures parce qu’elles viennent de Dieu (…), on ne saurait néanmoins proposer cela aux infidèles, qui pourraient s’imaginer que l’on commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un cercle. » 6 Dans son ironie ingénue, et sa logique parfaite, cet argument expose de façon irréprochable le problème de ce que nous appelons Révélation. Si la Révélation est la manifestation d’une vérité, comment nous est-il donné de la reconnaître, de la savoir vraie ? Comment faisons-nous la différence entre la Révélation et une illusion produite par des stimuli physiologiques, mentaux, voire démoniaques ? Selon la Bible, vous le savez, les faux prophètes savent faire de vrais miracles. Comment connaissons-nous le vrai comme vrai ? Si, écrit Descartes, nous le reconnaissons tel par l’Ecriture sainte, qu’est-ce alors qui garantit, qui valide la véracité de l’Écriture ? La question se trouve renforcée depuis que nous lisons les textes bibliques comme un ensemble complexe, aux auteurs multiples, dont la transmission a été différenciée – c’est à dire comme historiques. Nous voyons que, dans cet héritage, des traditions reçoivent certains textes et pas d’autres. Comment établir que notre rapport à l’Écriture est le vrai ? Ajoutons qu’aujourd’hui, ces questions sont accentuées par notre situation cultuelle et culturelle. L’autorité de la Bible n’est plus seulement aux prises avec l’incroyance, dans un face-à-face ou un tête à tête, au moins supposé, entre religion et athéisme. Elle n’est pas confrontée à la seule diversité des héritages chrétiens ou bibliques 7, mais dans chacune de nos sociétés, du plus proche au plus global, elle avoisine désormais quotidiennement des Écritures différentes, et donc d’autres « révélations » (même si le mot peut être différemment entendu selon les religions) : Coran, Sutras du Bouddhisme ou de l’Hindouisme, ou encore textes sacrés de cultes plus minoritaires près de nous, mais ailleurs dominants, à quoi s’ajoutent les interprétations rivales de chacun de ces Livres. La valeur intrinsèque de la « Révélation » est donc plus ébranlée que jamais. Et si on revendique pour socle la conviction intérieure, la foi personnelle, ce recours nous renvoie aux interrogations sur les sources de cette foi : l’avons-nous reçue par éducation, par voisinage, par adoption, par influence ? L’origine de la foi est désormais l’objet d’investigations psychologiques, culturelles, sociales. Si, en retour, la foi prétend s’étayer sur l’autorité de l’Écriture, nous voilà reconduits au soupçon de cercle logique qu’évoque l’humour de Descartes.
On peut alors choisir de congédier l’idée de Révélation. Ce n’est pas rare, en particulier dans les parages de la théologie libérale qui nous est, ici, proche et précieuse. Or, discréditer toute Révélation, c’est se tenir quittes de la question de la vérité, au profit d’un relativisme, sans doute plus recevable que la brutalité dogmatique, mais dont la consistance théologique devient alors très molle. Sous cet œil, tout le monde peut tout croire – non seulement du point de vue du droit des opinions, qui est intangible, mais devant la question du vrai. De quoi s’autoriserait alors une quelconque critique ? Et même, plus profondément, tout souci d’un témoignage ? Témoigner, c’est vouloir attester quelque chose de vrai, ou que l’on tient pour tel. En ce point, me semble-t-il, se présente devant nous le concept d’Histoire.
Prenons l’exemple de la Bible hébraïque. Cette série de livres rapporte une suite d’histoires organisées entre elles. Ils relatent le devenir d’un peuple, depuis ses origines légendaires jusqu’à différentes étapes de son évolution, récits étayés ou complétés par des documents : traités juridiques, recueils d’aphorismes, poèmes, harangues publiques. C’est un énorme corpus, qui rend compte de la vie de communautés humaines, liées par une langue ou un groupe de langues voisines, sur au moins plusieurs siècles. Mais par ailleurs, cet ensemble de livres ne rapporte pas seulement une histoire, ou des histoires, mais il constitue, en lui-même, un fait historique. En effet, en tant que corpus, ces documents sont une histoire, très longue elle aussi : annales de ces écrits, de leur production, de leurs multiples reprises, croisements, adoptions et mises à l’écart, corrections, décalages ou renvois. Cette histoire (celle des textes, du corpus), censément plus courte que la précédente, s’étend sur quelques siècles aussi. Mais d’un autre point de vue, elle est plus longue : car elle se poursuit pendant les siècles et millénaires ultérieurs, par les reprises et relectures qui la transmettent jusqu’à nous (Talmud, commentaires post-talmudiques, puis philosophiques, philologiques, ou émanant de sciences humaines.)
Ainsi, l’histoire ancienne de ce que nous appelons le peuple hébreu forme-t-elle un processus (histoire effective) et un discours (histoire-récits) qui n’ont cessé d’interagir l’un sur l’autre. La succession qui nous est livrée comme « La Bible » (Ancien Testament), qui conduit de la Genèse, ou de l’écriture des tout premiers livres (pas nécessairement la – ou les – Genèse-s), jusqu’aux derniers livres prophétiques, avec tous les problèmes que pose l’exégèse de cette chronologie, constitue bien une histoire, de quelque façon qu’on la prenne. Elle est fortement dotée d’un sens, aussi bien dans la conception interne aux récits, que dans l’analyse qu’on peut en faire. De l’intérieur, de nombreux épisodes sont donnés pour faire sens : la chronologie des Patriarches, leur filiation, les événements principaux qui organisent l’histoire du peuple, les forment comme histoire et comme peuple (départ originaire d’Abraham, exils, sortie d’Egypte, Exode, don des lois, ancrage territorial, succession des règnes, nouveaux exils et retours.) Il ne s’agit pas là, pour les rédacteurs ou les organisateurs du corpus, d’une simple chronique par juxtaposition de faits, mais bien d’un processus doté d’un sens, avec ses points de départs constitutifs, ses étapes signifiantes, son orientation générale. Mais de l’extérieur aussi, la chose peut être observée, analysée et redoublée comme devenir historique : pour prendre un exemple qui n’est pas mineur, les pratiques de sacrifice, et leur critique de plus en plus poussée, de plus en plus explicite, de l’interruption du sacrifice d’Abraham jusqu’aux exhortations anti-sacrificielles des prophètes, dessinent une évolution sensée, significative, qui dégage une perception, une orientation et une signifiance (trois sens du mot « sens ») qui peuvent être travaillées par l’exégèse et le commentaire.
L’histoire « du » peuple hébreu, ainsi considérée, a donc un sens, elle fait sens, elle manifeste un sens. Ce sens est indissociable du fait que les textes où il s’exprime sont retenus, colligés, sélectionnés, établis, copiés, transmis, commentés et parviennent jusqu’à nous. On peut faire évidemment la même observation à propos du Nouveau Testament. A ceci près que ce second ensemble de textes, avec des procédures distinctes mais voisines, se pense non seulement comme histoire (et commentaire de l’histoire) d’un peuple, mais comme biographie d’un individu, d’une personne – et commentaire de cette vie. Le processus est globalement comparable : récits relatant les faits, archives concernant ces faits et leurs conséquences proches (récit des Actes, et épîtres), qui constituent à la fois une histoire-réalité (vie d’un homme, et de ceux qui l’entourent, le suivent, le combattent), et histoire de ces écrits, de leur fabrication, de leur constitution en canon, des textes voisins que ce canon écarte, et de la série des commentaires, internes et externes, auxquels ces faits et livres donnent lieu, dans un premier temps puis jusqu’à nous. Faisons à ce propos deux remarques.
D’une part, l’histoire de cet homme est aussi l’histoire d’un peuple : qui se rassemble autour de lui, et se constitue, par l’Eglise, comme son corps continué. Cette histoire, nous le savons, se pense elle-même comme continuation, et comme reprise, de l’histoire antérieure du peuple hébreu ancien. Très frappant exemple de duplication : une nouvelle histoire continue une histoire précédente, mais en la re-produisant pour l’accomplir dans sa vérité définitive. Quoi qu’on pense de ce schéma, il est puissamment, intensément, extraordinairement historique. D’autre part, cette histoire (des écrits et des communautés chrétiennes anciennes) se prolonge dans un développement particulièrement dense et riche : celui des devenirs, reprises, avatars de ce qui devient bientôt la chrétienté, et le christianisme, dans ses multiples orientations successives, avec les ruptures et scissions qui le transforment – schisme d’Orient, Réforme, et autres. On peut donc dire que, lorsque je prends un livre de la Bible, ce que je tiens en mains est le dépôt et l’action continuée de cette histoire multiple et rassemblée : par les faits racontés (peuple hébreu ancien, vie de Jésus, vie des premières communautés chrétiennes) et par l’histoire du texte jusqu’à moi (Ancien Testament dans un certain canon, et pas un autre, Nouveau Testament dans une certaine lecture et pas une autre, commentaires explicites ou indirects portés par le livre – et déjà par ses traductions –, qui se rattachent à une appartenance confessionnelle et pas à une autre, et à une certaine façon de comprendre et d’exprimer cette appartenance, jusqu’aux commentaires que j’en reçois, que j’en lis, et éventuellement que j’en fais moi-même ou en propage.) La Révélation qui me parvient alors par ces livres – si bien sûr je la reçois comme telle – c’est exactement cette histoire, en tant qu’histoire, dont ce livre rassemble les traces et se propose de continuer le parcours. La Révélation que je reçois est cette histoire, qui a commencé de sourdre il y a quelques milliers d’années en Mésopotamie, et qui arrive jusqu’à moi, convoyée par ces innombrables chemins, transferts, transports – mais qui font tout de même une route, puisque je me trouve sur son tracé pour en devenir un jalon. Vous l’avez compris, je ne veux pas seulement dire qu’une révélation a eu lieu, dont ces textes et leur histoire nous donnent connaissance, mais que cette révélation est le chemin et le sens de l’histoire de cette transmission – rien que cela, mais tout cela, qui est énorme, car c’est le processus de l’histoire humaine comme telle.
Je voudrais alors clarifier une double thèse, ou hypothèse – que vous avez maintenant vue se dégager. En grossissant le trait, elle peut être formulée ainsi : ce que nous appelons Révélation est la vie d’une histoire. Et ce que nous appelons Histoire est le devenir d’une Révélation. Ce qui me parvient comme Révélation a été dit, écrit, fait et pensé par tous ces hommes et femmes depuis des millénaires. Ils ont recueilli, transmis, sélectionné, reformulé ce que, par ce livre, je tiens désormais dans mes mains. Ce parcours, ce tracé, ce chemin qui vient à moi est singulier, au sens très fort du terme. C’est-à-dire qu’il est à la fois absolu, et relatif. Il est relatif, dans cette mesure évidente où d’autres chemins constituent d’autres voies, qui parviennent à d’autres humains. Humains que je peux connaître, respecter, et dont je peux même pressentir le sentiment personnel. Lorsque je lis les pensées d’un maître bouddhiste, ou de Gandhi, ou d’un mystique soufi, quelque chose me parvient que je peux, au moins intuitivement, entendre ou recevoir. Il se trouve néanmoins que
ce sont des voies distinctes de la mienne, et très nécessairement, ne serait-ce que du fait qu’elles sont nombreuses, et que je ne peux pas les parcourir toutes, simultanément. Le monde contemporain les rend plus proches, plus voisines. Des bouddhistes font partie de mes intimes. Je dialogue avec des musulmans. Une de mes très anciennes et chères amies est plongée dans la spiritualité hindoue. Donc, mon rapport à ce que je reçois, ou cultive, m’apparaît évidemment relatif à mon histoire personnelle, et donc, en ce sens, singulier. Mais, du même coup, et simultanément, ce legs est absolu, parce que pour moi c’est celui-ci, et non un autre, auquel j’ai affaire. Bien sûr, je peux croiser ou rencontrer des héritages divers. Mais, par des influences, des legs, des amours – c’est-à-dire par une histoire – c’est ce chemin-ci que je suis, et non un autre. Donc cette voie se présente à moi avec une forme d’absoluité, en tant simplement que je n’ai qu’un chemin, une vie. Je suis inscrit dans une histoire, et c’est dans et par celle-ci que quelque chose comme une Révélation, ou ce que prends pour telle, me parvient. Ne voyons là aucun déterminisme étroit. Je ne prétends certes pas que notre voie soit préfigurée dans les choix de nos parents ou de notre entourage. Personnellement je suis né d’une famille juive, de convictions athées, d’orientation fortement marxiste, et me voici dans cette salle ce soir, ici, parmi vous, parmi nous. Mais si je m’y trouve, c’est pour avoir suivi, après ma famille et pourtant en un certain décalage par rapport à elle, un chemin qui en a conduit les membres, depuis un judaïsme inscrit en terre arabe, jusqu’à la France, et donc à la République, et donc au métier d’instituteur, et par là au communisme, et donc à une exigence d’universalité, d’égalité, de justice, à un messianisme historique, et donc ici – c’est en tout cas ainsi que je le reçois et le re-choisis, dans les conditions de notre monde, aujourd’hui, sur cette terre. Car cette voie, je l’ai reçue, et, à chacune de ses étapes, re-choisie ou choisie, orientée par mes inductions. C’est exactement la définition de l’Histoire : elle est un tracé qui nous précède et nous situe, et auquel nous donnons sens, à chaque moment, par nos interprétations, nos préférences, la direction de nos pas. Une Révélation – la manifestation d’une vérité –, si elle m’arrive, me parvient dans cette histoire, par cette histoire, et comme histoire. La Révélation, la vérité qui s’impose à moi (mais que je choisis) et qui me conduit dans cette salle, c’est l’Histoire dont je suis à la fois l’héritier, et, à la place où je me trouve, le protagoniste 8.
Selon cette compréhension, vous le voyez bien, la multiplicité des textes, des sources, des interprétations qui se côtoient, se complètent ou se combattent dans la transmission de la Bible jusqu’à nous, ne constitue plus un obstacle à sa véracité. C’est au contraire cette histoire qui constitue une sorte d’élaboration multiséculaire, ou multimillénaire de cette véracité elle-même. L’histoire qui nous a transmis le corpus biblique est un immense laboratoire où tout un segment de l’humanité (et bientôt une large part de l’humanité dans son ensemble) est venue construire la vérité biblique comme révélée. Des affirmations qui étaient douteuses, incertaines, partielles, régionales, comme : tu ne tueras point, ou bien : aime tes ennemis, ont acquis une puissance de vérité parce qu’un immense processus historique, en les déposant, les traduisant, les transmettant, les contestant, les combattant, les réformant, leur a conféré une véridicité acérée, qui transperce et traverse l’ensemble du processus historique de l’humanité. Je ne prétends pas que l’héritage biblique ait l’exclusivité de cette puissance : je pense exactement le contraire. Mais il me semble qu’on peut dire qu’il détient une singularité, qui est pour nous indissociable de l’immense flux d’histoire humaine qui le conduit jusqu’à nous, jusqu’à cette Bible que je tiens dans mes mains.
Mais si on peut l’entendre ainsi (comme je vous le propose : la Révélation, comme histoire) c’est seulement sous la condition d’une certaine compréhension de l’Histoire. Car, pour que l’énoncé précédent puisse être reçu, il faut admettre de façon préalable que ce qui nous parvient comme Histoire se produit comme manifestation d’un sens – conformément à ce que nous avons établi, au début de cet exposé. Or, cette reconnaissance – dont, par jeu de mots, je dirai qu’elle est seulement de bon sens – fait aujourd’hui, j’y reviens, l’objet d’une rageuse bataille d’idées. On veut affirmer, en des lieux multiples, que l’Histoire est erratique, voire absurde, et en tout cas que toute tentative d’y lire un déploiement sensé serait une façon de nier la liberté des hommes, et donc de les assujettir à la domination féroce d’un destin. Je n’admets pas cette vue. Le cours de l’Histoire, et son sens, me paraissent au contraire étroitement liés à un devenir imprévisible, à son ouverture, et donc à la responsabilité humaine qui y prend place. Mais les séries multiples de ces bifurcations et prises de routes ont dessiné un processus qui fait sens. Et ce processus est difficilement séparable de la construction et du travail de ce livre que je tiens en mains, et qui en constitue, au moins, une pièce majeure, peut-être une clé de voûte.
Il me semble que cela construit et livre un sens, ce fait qu’il s’est trouvé un peuple pour formuler le message biblique, le façonner, l’interpréter, le relire, le transmettre, le transformer et le léguer par une série d’étapes aux hommes que nous sommes et qui en héritent. Ailleurs, d’autres peuples, d’autres histoires, font du sens aussi. Celle-ci a reçu et produit le sien. De même je vois un sens, le mot est faible, au fait qu’un homme soit venu, héritier lui-même de ce peuple et de cette première histoire, pour le transformer (le peuple), la transformer (l’histoire) par une vie et une production de parole uniques, et qui inscrivent, à mes yeux, une césure absolument singulière dans les devenirs humains. Du sens se forme, dans ce fait que leur legs (legs du peuple, et de cet homme) se sont transformés, déformés, défigurés, retrouvés, rénovés pendant une trentaine de siècles jusqu’à nous. Et que l’ensemble de ces processus, et des récits qui en rendent compte et les façonnent, nous sont parvenus – jusqu’à nous rassembler ici, ce soir, dans cette maison. Le cours des affaires humaines serait un maelström chaotique, si nous nous refusions à reconnaître que cette histoire se constitue et se développe comme manifestation de ce sens, et donc, au sens le plus sobre du mot, comme sa révélation – c’est-à-dire comme son apparaître, sa manifestation devant nous.
Je vois, au terme très provisoire de ce processus, une stupéfiante énigme, que je formule à la première personne, en disant « je », mais elle se pose à chacun de nous, qui sommes ici, et aux autres aussi bien. L’énigme est qu’il y ait un sens à ce que « je » sois pris dans cette narration gigantesque, à ce titre, de cette manière, ici et maintenant, et que donc quelque chose de ce sens général – commencé quelque part au bout de la mer avec quelques Hébreux, continué avec un Nazaréen, poursuivi avec tous ceux qui ont écrit, puis lu, puis interprété et transmis leurs faits et dires – que quelque chose de ce sens général me parvienne, à moi, personne singulière et quelconque parmi toutes les autres, et que je tienne ce livre dans mes mains, et que donc en ce sens quelque chose de cette révélation s’adresse à moi. C’est, me semble-t-il, la grande énigme et la grande stupeur que fait lever la Révélation, comme Histoire : cette articulation obscure entre la communauté de ceux qui lisent, entendent, transmettent, et l’aléa d’une personne, vous, moi, quiconque, qui n’était pas particulièrement disposée à ce que cette vague roule jusqu’à la rive où elle est assise et regarde la mer venue poser ce récit à ses pieds 9.
Telle est donc la thèse que j’annonçais vouloir vous soumettre : la Révélation et l’Histoire ne font qu’un. Elles sont si intriquées que chacune d’elles ne peut pas se distinguer du déploiement de l’autre. Je connais les objections que ce parti-pris soulève. Kierkegaard disait, contre Hegel, que le fait d’admettre l’histoire mondiale comme manifestation de l’Esprit revient à se soumettre à l’état des faits tel qu’il est 10. Je pense exactement le contraire, malgré tout mon immense attrait pour Kierkegaard. La question la plus forte, l’énigme théologique qui m’anime le plus intensément, consiste dans la surprise d’affirmer à la fois cette Révélation comme Histoire universelle, et l’intimité d’une stupeur personnelle, intérieure, devant la transcendance. Ou bien, pour le dire autrement, de tenir ensemble les deux bouts de ce qui vous apparaît peut-être comme une contradiction : prétendre le mois dernier, derrière Augustin (ou Lévinas), que le fond de la création lui est externe, et dire ce soir que le sens de l’histoire lui est immanent. Oui, c’est tendu. Permettez-moi d’espérer, de croire, d’espérer croire, que cette tension de l’âme, dont j’essaie de ne lâcher jamais aucun des deux termes, loin d’affaiblir la confiance qu’on appelle foi, intensifie sa vibration 11.
1 En particulier Heidegger.
2 Hegel différencie « l’Historia rerum gestarum » (l’histoire en tant que racontée, qu’il appelle
subjective) de « la Res gestas elle-même » (la réalité des faits, l’histoire objective).
Cf. Introduction à la philosophie de l’histoire (1830-1831), éd. M. Bienenstock et N. Waszek,
Le Livre de poche 2011, p. 105. Ici, selon l’usage, on utilisera une minuscule pour désigner un
récit, et le plus souvent une majuscule pour désigner l’Histoire comme histoire humaine ou
mondiale. Même si la légère emphatisation que cela induit n’est pas pour me satisfaire.
3 Hegel, Introduction à la philosophie de l’histoire, op. cit., respectivement pp. 106 et 105.
Cf. aussi, dans le même volume : « l’histoire à proprement parler objective d’un peuple ne
commence que là où il a aussi une historiographie », « Introduction de 1822-1828 », p. 29.
4 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » Communications n° 8, 1966, plusieurs rééditions, dont par ex. dans L’Aventure sémiologique, Points-Seuil, 1985, p. 180.
5 Je n’ai pas la référence exacte. Il me semble que cette remarque se trouve par exemple dans
ses Mémoires (Julliard, 1989). Cf. aussi S. M. Eisenstein, « La centrifugeuse et le Graal », in La
Non-indifférente Nature vol 1, U.G.E. 1976, pp. 103-138.
6 Descartes, Méditations métaphysiques, Le Livre de Poche, « Les Classiques de la
Philosophie », 1990, p. 266.
7 Si elle l’a jamais été : pour l’admettre, il faudrait ignorer l’étude du passé préchrétien, les
luttes contre l’Islam en Europe du Sud et de l’Est, les croisades, le voyage de Marco Polo en
Chine, la confrontation des conquistadores avec les croyances précolombiennes.
8 Cf. note 11, à la fin de ce texte.
9 Cf. ci-dessous, note 11.
10 S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, (1846) cité dans Hegel, op. cit., pp. 200-202.
11 Mon ami Esa Kirkkopelto, qui assistait à la séance où cet exposé a été présenté (le 1er février 2017), m’a fait à la sortie deux remarques, à mes yeux très importantes, dont je voudrais ici tenter de résumer la teneur.
1) Dans les Hypothèses sur l’Europe (Circé 2000, About Europe, Stanford U.P. 2013) j’ai étéconduit à différencier, et, dans une certaine mesure, à opposer le commun et le monde. Selon cette problématique, le commun est rapporté à une histoire de l’assemblée, de « l’assemblement », du « venir à être en commun ». Quant au monde, il est, de façon sans doute un peu inattendue, caractérisé non pas comme réalité ou objectivité, mais comme « ce que soumet l’empire ». On pourrait dire, pour simplifier outrancièrement, que « le monde » définit un registre de la domination, et le commun une ouverture émancipatrice. Les sources de cette réflexion (la rédaction du texte est de 1994) étaient politiques, philosophiques, littéraires, mais les résonances théologies y étaient déjà très manifestes. Je faisais en particulier écho, dans l’évangile de Jean, au « royaume de Dieu » comme n’étant pas « de ce monde » (Jn 18, 36). Esa Kirkkopelto me fait remarquer que les propositions formulées dans le texte ci-dessus à propos de « la révélation » viennent s’inscrire dans l’héritage de cette pensée du commun. C’est, sans aucun doute, exact. Mais il remarque qu’il manque alors dans l’exposé quelque chose comme « une dialectique », en tout cas une sorte d’opposition, entre la Révélation et ce à quoi elle doit s’affronter, dans une sorte de combat. Cette remarque est très éclairante. La révélation ne se fait pas seulement sa route par les multiples convois que j’évoque plus haut, mais elle doit aussi se frayer une voie dans des ténèbres (Jn 1, 9-14). Entre mille exemples, la vie (et la mort) de Dietrich Bonhoeffer en sont une illustration déchirée, déchirante. La révélation, non seulement dans le monde, mais en un sens contre le monde. L’histoire contre l’empire. Le sens (des devenirs) contre le non-sens (de l’impérialité).
2) C’est dans ce cadre qu’il faut prolonger ce que je propose (par exemple ci-dessus aux pp. 10 et 12, cf. notes 8 et 9), sur la révélation adressée à moi, personne quelconque et singulière. Car il ne s’agit pas seulement de la façon dont je la reçois, mais de ce que j’en fais (transmission à mon tour, témoignage, action). À ce propos, E. Kirkkopelto emploie la formule, extrêmement forte, de « la révélation comme tâche ». J’y souscris pleinement.