Sommaire du N° 831 (2024 T3+T4)
DOSSIER : Républicains, laïques et protestants
« Ah qu'il est bon, qu'il est agréable pour des frères
(des sœurs) d'habiter unis ensemble »
(Psaume 133,1)
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Éditorial par Aurore Saglio-Thébault, présidente du Conseil presbytéral
L’idée du thème de cette Feuille Rose « Républicains, laïques et protestants » est née à la mort de Robert Badinter qui inspirait déjà une prédication particulièrement émouvante à notre pasteure Béatrice Cléro-Mazire : Le juste vivra par sa foi (à partir de Habacuc 1). Notre ancien Garde des Sceaux et président du Conseil Constitutionnel disait en effet « Je suis républicain, laïque et juif ». L’ordre des mots est fondamental... [lire la suite]
Républicains, laïques et protestants [cliquer ici ou sur chaque titre pour accéder à l'article] |
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Je suis un républicain, laïque et protestant par le pasteur Marc de Bonnechose | 4 | |
Liberté, Égalité, Laïcité par Robert Badinter (en 2015) | 5 | |
Prêcher dans une République laïque par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire | 6 | |
Une tradition libérale pour la liberté et le bien commun par le pasteur Christophe Cousinié | 8 | |
Témoignage d'un professeur de médecine par Didier Sicard | 10 | |
Témoignage d'un aumônier de prison par la pasteure Agnès Adeline-Schaeffer | 11 | |
Faire des républicains par Ferdinand Buisson (en 1903) | 13 | |
Rien ne se construit sur la détestation d’autrui par le Pasteur Christian Krieger | 14 | |
Frères et sœurs unis ensemble : retours sur le 1er semestre 2024 [consulter le pdf de la Feuille Rose] | ||
La fraternité : une valeur chrétienne et républicaine (Les Théophiles) | 16 | |
Juste solidaire : passeurs de mémoire et de fraternité | 17 | |
Le mariage : une union civile avant d'être religieuse (groupe des Jeunes Oratoire) | 18 | |
Une fraternité universelle pour la marche des fiertés | 18 | |
Être Chrétiens et Chrétiennes dans la cité (L'Éducation Biblique) | 20 | |
Un équipage serein au risque des tempêtes (Notre Assemblée Générale) | 22 | |
Garder le cœur toujours brûlant (Le départ à la retraite de la pasteure Agnès Adeline-Schaeffer) | 23 | |
Accompagner de la naissance à la résurrection (Le Carnet) | 26 | |
Les activités et événements du second semestre 2024 | 28 | |
Les contacts | 35 |
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Dossier du mois
Républicains, laïques et protestants
Éditorial
par Aurore Saglio Thébault, présidente du Conseil presbytéral de l'Oratoire du Louvre
L’idée du thème de cette Feuille Rose Républicains, laïques et protestants est née à la mort de Robert Badinter qui inspirait déjà une prédication particulièrement émouvante à notre pasteure Béatrice Cléro-Mazire : Le juste vivra par sa foi (à partir de Habacuc chap.1). Notre ancien Garde des sceaux et président du Conseil constitutionnel disait en effet « Je suis républicain, laïque et juif ». L’ordre des mots est fondamental et ne va pas forcément de soi, y compris chez les protestants, comme l’expliquait alors le pasteur Marc de Bonnechose dans Paroles Protestantes. Abrogées par Vichy puis revendiquées par la France libre et la Résistance qui confirmaient ainsi leur dimension démocratique et humaniste, les 3 valeurs de notre devise - Liberté, Égalité, Fraternité - sont inscrites au fronton de nos édifices publics, dont une centaine d’églises. Elles devraient logiquement animer le croyant comme le citoyen car elles constituent des valeurs aussi bien spirituelles que républicaines ; qu’il suffise de lire le remarquable ouvrage collectif paru chez Olivetan1 à la suite de la création du programme de formation interreligieuse et laïque Emouna pour en être convaincu. « Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux » remarquait déjà Henri Bergson.
Depuis, avec les élections européennes puis législatives, on a pu observer à quel point il était devenu difficile ne serait-ce que de débattre : les haines, l’enfermement dans ses propres croyances ou celles d’autrui empêchant tout dialogue et réflexion ! Je te hais donc je suis ? On est loin du « je pense donc je suis » de Descartes élevé en « je dois donc je suis » de Ferdinand Buisson, grand admirateur de Sébastien Castellion et de l’idée que l’homme est libre et que « libre, l’âme humaine se trouve placée en face du devoir ». Quant au principe de la laïcité qui lui était si cher et qui, plus que jamais, devrait constituer l’huile dans les rouages de notre triptyque républicain, il est attaqué. Pourtant, comme le rappelait Robert Badinter, son sens premier n’est autre que « Je te respecte au-delà de nos différences de religion ou d’opinion comme de sexe, de race ou d’orientation sexuelle parce que tu es comme moi un être humain, tu es mon frère ou ma sœur en humanité. »
Voilà donc l’origine de ce dossier et le choix du verset 1 du psaume 133 en regard : « Ah qu’il est bon, qu’il est agréable pour des frères [des sœurs] d’habiter unis ensemble ». Le protestantisme libéral est un idéal certes mais qui nous oblige, notamment à former d’autres esprits libres, d’autres républicains au sens noble du terme ; Ferdinand Buisson, fervent républicain, fondateur de la laïcité et protestant libéral, y aspirait aussi : « Et si vous voulez faire un esprit libre, qui est-ce qui doit s'en charger, sinon un autre esprit libre ? Et comment celui-ci formera-t-il celui-là ? Il lui apprendra la liberté en la lui faisant pratiquer. C'est en agissant qu'on apprend à agir, [...] ». C’est ce que l’équipe du Conseil presbytéral sortant a modestement essayé de faire tout au long de son mandat y compris ce semestre passé dont vous trouverez des exemples très concrets dans cette Feuille Rose n°831. C’est également l’engagement de l’équipe du Conseil presbytéral entrant.
Aurore Saglio Thébault, présidente du Conseil Presbytéral
(1) Liberté, Égalité, Fraternité : valeurs spirituelles, valeurs républicaines - Ed. Olivétan
Je suis un républicain, laïque et protestant
par le pasteur Marc de Bonnechose - Paroles Protestantes n°484
L’annonce de la mort de Robert Badinter avait beau être prévisible, la puissance émotionnelle qu’elle a provoquée en France m’a surprise. Elle a révélé l’impact sur la société de la hauteur de vue de cet homme qui, engagé dans le combat politique de son temps et parfois haï sur ce terrain, était par-dessus tout un sage spirituel. De lui, je garde en mémoire une expression qui m’a toujours marqué : « je suis un républicain, laïque et juif ». L’ordre des mots est fondamental.
Se dire protestant, laïque et républicain, c’est reconnaître que Dieu est au cœur de la vie et commande toute action et toute pensée. Ce n’est bien sûr pas faux lorsqu’on est croyant. Mais cela implique de considérer la laïcité qui fonde la légitimité des autres religions comme une concession nécessaire pour une société paisible, l’appartenance à la république en étant une autre. Cela donne l’impression que le chrétien s’engage dans l’accueil de l’autre et dans la société presque avec réticence. « Debout, sainte cohorte, soldats du roi des rois, tenez d’une main forte l’étendard de la croix », chantait-on jadis dans nos Églises du Réveil.
Laïque, protestant et républicain, l’expression correspondrait plus aux affres de l’Église multitudiniste des années 1970, soucieuse d’ouverture à l’autre et de débat, d’œcuménisme et d’engagement social. Reconnaître avant tout l’autre dans sa différence, avant même que de dire sa propre orientation ecclésiale et de s’engager dans la cité des hommes, indique un mode de pensée. Cela évoque un protestantisme participant au cœur des religions et définissant la nation comme son lieu d’action et de témoignage. Mais à brandir le devoir de dialogue et le droit à la différence comme un étendard, le risque fut de se noyer dans la foule des possibles, ou bien de nourrir les identitarismes qui voudraient être plus différents et légitimes que les autres. Notre siècle en meurt.
Républicain, laïque et protestant, cet ordre des mots peut choquer, comme le fait qu’un chrétien se définisse avant tout dans son appartenance citoyenne. Mais il suit une logique encore différente. Il s’agit de prendre acte de la notion de peuple et de la responsabilité qui incombe à chacun. Dans ce peuple réuni par la république, la laïcité est garante de paix et de fraternité car toutes les religions sont reconnues et aucune n’est privilégiée. C’est la seule situation où la violence et la volonté de détenir l’unique vérité peuvent être déjouées. Dans cette république et cette laïcité, je peux ensuite m’inscrire en protestant et redonner à Dieu le présent qu’il m’a offert. Je peux à chaque seconde laisser infuser, dans cette vie qui m’est confiée, une Parole qui me dépasse. Un homme sage m’a rappelé cette évidence en s’en allant. Qu’il en soit béni !
Liberté, Égalité, Laïcité
par Robert Badinter - extraits du discours du 10 avril 2015 au GODF
Quand je dis République, je vise avec Condorcet « le régime où les droits de l’homme sont conservés » car la proposition de Condorcet nous invite à fonder la laïcité de la république sur le respect des droits de l’homme.
Car à l’heure où certains invoquent parfois les droits humains pour combattre la laïcité, il faut rappeler haut et fort que la laïcité découle de ces droits fondamentaux reconnus à tous les êtres humains : la liberté et l’égalité. La laïcité en effet garantit à chacun l’exercice de la liberté d’opinion, « même religieuse », précise l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, c’est-à-dire la liberté de croire en la religion de son choix ou d’être agnostique ou athée.
S’agissant de l’égalité, la laïcité garantit à chacun une égalité de droit absolue quelles que soient ses convictions religieuses ou absence de conviction. La laïcité implique ainsi l’interdiction de toute discrimination entre les êtres humains à raison de leur conviction religieuse ou philosophique. Elle est source de fraternité civique. Elle réunit dans les temps d’épreuves collectives « celui qui croyait en Dieu et celui qui n’y croyait pas ». […]
La laïcité n’est pas seulement le corollaire nécessaire de la liberté d’opinion et de l’égalité entre croyants de toutes confessions et non-croyants. La laïcité est aujourd’hui dans la république le garant de la dignité de chacune et de chacun. Jean Jaurès disait déjà en 1905 que « la laïcité, c’était la fin des réprouvés ». Propos admirable qui traduit exactement l’importance de la laïcité pour toutes les minorités religieuses et spirituelles. Le respect par chacun de l’autre, de tout autre et de ses convictions est une exigence première de la dignité humaine. Là s’inscrit le sens premier de la laïcité : « Je te respecte au-delà de nos différences de religion ou d’opinion comme de sexe, de race ou d’orientation sexuelle parce que tu es comme moi un être humain, tu es mon frère ou ma sœur en humanité. » Les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ont voulu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, proclamer solennellement l’égale dignité des êtres humains, de tous les êtres humains, quelles que soient leurs différences naturelles ou culturelles. Parce que la laïcité garantit cette dignité et assure ce respect de tous à l’égard de chacun, dans le domaine si sensible des croyances et des opinions, elle demeure un fondement irremplaçable de la république. La laïcité est un bien conquis de haute lutte par des décennies de combats républicains. Sachons la préserver contre toute atteinte d’où qu’elle vienne et la transmettre comme un héritage précieux aux nouvelles générations. C’est le devoir de tous les républicains.
Prêcher dans une république laïque
par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire
Prendre la parole dans un culte semble être un acte parfaitement circonscrit à un espace et un temps bien identifiés. Pourtant les limites de cette activité sont plus difficiles à tracer qu’il n’y paraît.
Dans cet acte de parole, la question de l’autorité est sans cesse reposée. Quand je prêche, suis-je d’abord en train de porter une parole protestante, laïque ou républicaine ?
La communauté religieuse qui mandate une personne pour prêcher prend la responsabilité d’une parole publique qui reflète les idées spirituelles, sociales et politiques qu’elle défend. Car, il faut reconnaître que, même si, selon les idées de la Réforme protestante, la conscience individuelle a droit de cité dans la prédication et est attendue de la part du prédicateur, c’est bien la communauté locale qui a charge de choisir celles et ceux qui prêchent en son sein et délimite ainsi, dans un contrat tacite ou explicite ce qu’il est possible de dire ou non dans le cadre ainsi fixé. Cet accord se fait avec, pour cadre, celui des lois de la République.
Mais, outre l’autorité de la conscience individuelle, outre celle de l’association cultuelle, d’autres autorités pèsent sur la parole publique de nos communautés religieuses. Sous la pression d’une compréhension négative de la laïcité, il serait aisé de faire du culte une bulle hors du temps dans laquelle les questions spirituelles ne rencontreraient jamais les questions sociales, économiques, ou politiques. La parole religieuse se revendiquerait alors hors de tout contexte, comme si elle était capable d’échapper aux problématiques du monde contemporain dans lequel elle résonne.
La pression de la laïcité, comprise négativement, peut aussi s’exercer dans un sens inverse de cette mise à part du religieux et pousser la prédication à adopter les valeurs de la société ambiante sans les critiquer. La parole devient alors démagogie et discours lénifiant, n’édifiant plus personne spirituellement.
C’est donc la République, la res-publica, la chose publique qui est le véritable critère de justesse de la prédication. Il existe donc une ligne de crête sur laquelle le discours religieux devrait tenter de se tenir pour annoncer la Bonne Nouvelle d’un monde meilleur. Un cheminement à l’écoute du monde actuel qui ne renonce ni à sa singularité parmi les discours ambiants, ni à sa visée transformatrice des cœurs pour un monde meilleur. Cette ligne est tenue grâce à un discours compréhensible, rationnel, que quiconque doit pouvoir critiquer et discuter, même celles et ceux qui ne sont pas croyants, mais qui vivent avec nous dans la même République. La prédication chrétienne est, certes, un discours alternatif au monde présent, où la transcendance peut élever nos jugements et nos opinions dans une vision plus large et plus complexe de notre existence, mais toujours dans le respect de la pluralité que garantit la République.
Prêcher dans le cadre d’une République laïque nous oblige et nous libère donc tout à la fois. Nous oblige parce que cette liberté de conscience que nous garantit la République ne doit jamais devenir l’arme qui sapera l’autorité des lois qui protègent notre liberté ; et nous libère, parce que nous pouvons proposer des pistes nouvelles en matière de spiritualité et nous faire l’écho des témoignages que viennent déposer nos contemporains dans nos Églises.
Prêcher l’Évangile est un acte politique et c’est d’ailleurs parce qu’elles étaient conscientes de la puissance du langage religieux que les autorités civiles ont conçu pour les mouvements religieux, depuis au moins deux décennies, à partir de l’entrée de nos sociétés modernes et pluralistes, une véritable peur dans une ère de radicalisation religieuse de réaction.
La chose n’est pas nouvelle. Rappelons-nous que cette liberté de parole à été gagnée de longue lutte et que les Évangiles eux-mêmes sont empreints de cette tension entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Ces écrits, loin d’être des doctrines spirituelles, sont avant tout des témoins des réalités politiques et sociales du contexte de leur rédaction : quand nous nous y référons en église, il s’agit d’en tenir compte pour relativiser leur autorité et la mettre en perspective.
Il nous appartient donc, dans ce cadre précis, de clarifier sans cesse notre annonce de l’Évangile, dans un effort d’actualisation et de responsabilité citoyenne républicaine ; pour que prêcher dans notre pays reste, pour notre église aux idées libérales et humanistes, un devoir et une chance. J’affirmerai donc sans problème que lorsque je prends la parole publiquement, je suis républicaine, laïque et protestante.
Républicain, laïque, protestant : une tradition libérale pour la liberté et le bien commun.
par le pasteur Christophe Cousinié
Valeurs de la République et valeurs de la religion sont deux domaines bien différents. Et l’Histoire nous montre que dans ce couple tout n’a pas toujours filé un parfait amour. Ce désamour, ou plutôt cette course pour avoir la première place vient sans doute d’une confusion des rôles de chacun. La République, en tant que mode d’organisation politique, concerne le vivre ensemble et le bien commun sur un mode organisationnel, politique, sociétal et collectif. La religion, quant à elle, concerne uniquement le sujet croyant.
Ainsi je suis républicain (dans le sens de défenseur de la République) en tant que citoyen, c’est-à-dire dans mon choix, ma conviction ; ce mode d’organisation politique est celui que ma conscience m’appelle à désirer et à défendre. Et je suis protestant en tant que croyant. C’est-à-dire que ma foi personnelle se retrouve dans les principes du protestantisme. Ici aussi c’est seule ma conscience qui me permet de me reconnaître dans cette expression particulière du sentiment religieux.
Mais si l’une veut prendre le pouvoir sur l’autre pour gérer ce qui n’est pas de son domaine, alors on entre en confusion, et l’une et l’autre se perdent et ne sont plus ni République ni religion. Samuel Vincent écrivait : « L’État a besoin de liberté pour atteindre le but de son institution. La religion n’a pas moins besoin de liberté pour atteindre le but de la sienne. Si ces deux corps veulent s’allier, leur liberté se neutralise et se perd dans cette union ; et nul ne remplit pleinement la mission qui lui fut confiée [1] ».
C’est donc là qu’intervient le troisième terme de notre triptyque : la laïcité. En tant que principe, elle vient mettre de l’huile dans le rouage. Elle peut être perçue comme le garant de l’équilibre ou comme le garde-fou qui permet de protéger la liberté des deux contre les potentielles velléités de chacune.
L’ordre dans lequel on agence les termes est aujourd’hui au cœur du débat. Suis-je d’abord Républicain avant d’être croyant, ou bien suis-je croyant avant d’être républicain ? Qui est première, la loi de Dieu ou la loi du pays ? C’est cet enjeu-là qui se dit dans l’ordre choisi. Et encore une fois la laïcité est le point d’équilibre mais tout dépend encore de la conception que l’on a de ce principe, car selon la façon dont elle est comprise, elle peut donner raison à l’un ou à l’autre.
Le protestantisme libéral ne voit pas la laïcité comme un équilibre mais plutôt comme un lien. Et plutôt que de mettre République, laïcité et religion sur une même droite (en choisissant le sens de la lecture que l’on veut), il faudrait nous le représenter comme un triangle qui met en relation les trois et qui fait de chacun un sommet, et dans l’espace délimité par ce triangle, il faudrait inscrire le mot liberté. Ferdinand Buisson conclut ainsi sa présentation des principes du christianisme libéral : « Oui, l’Histoire le prouve, il faut une religion pour faire vivre un peuple : mais pour faire vivre un peuple libre, il faut une religion libre [2] ».
Il faut donc poser les choses en d’autres termes. Et nous parlerons ici de but, de méthode et d’idéal. Il est compris comme l’égalité de chaque être humain en droits et devoirs. Droit de croire ou ne pas croire et d’avoir ses opinions et devoirs de ne pas les imposer. Droit de pouvoir participer à la gouvernance du pays et devoir d’y contribuer par la République est un but. C’est le bien commun qui est recherché. Il est sa voix. Droit à la protection sociale et devoir d’y contribuer. Etc…
La laïcité est une méthode, celle de la neutralité. Non pas la fausse neutralité, celle qui fait du professeur d’école « un distributeur automatique de leçons de calcul et d’orthographe », n’exprimant aucune conviction. Cette neutralité-là, c’est un effacement, c’est l’impuissance et c’est l’insignifiance. Non la neutralité comprise comme le fait de ne pas imposer sa conviction à un autre et de rester dans l’ouverture d’un débat où chaque position vaut celle de l’autre.
Le protestantisme libéral est un idéal. C’est la foi en ce divin qui se dit et se présente dans un idéal du bien, du beau et du vrai. C’est-à-dire un divin qui m’appelle à rechercher toujours le bien et le bien commun, qui m’invite à reconnaître la beauté du monde et rester ouvert à plus de beauté encore, qui m’invite à comprendre le monde et a toujours continuer à aller plus loin dans la connaissance.
Je suis donc républicain pour un but, laïc de méthode et protestant libéral par idéal et tout cela se résume dans cette parole de Ferdinand Buisson : « Alors, mon frère, ma sœur, nous apprendrons ensemble à faire le bien : unis malgré les plus graves divergences de pensées, nous poursuivrons dans un affectueux esprit de liberté l’œuvre évangélique d’édification individuelle et collective. »
[1] Samuel Vincent, Du protestantisme en France, 1829
[2] Ferdinand Buisson, Les principes du christianisme libéral, Joel Cherbuliez éditeur, 1869. p.91
Je suis Républicain, laïque et protestant
Témoignage de Didier Sicard
Professeur de médecine, président du Comité consultatif national d’éthique 1999-2007
Lors d’un échange avec un homme politique devant des étudiants sur le sujet de la fin de vie, celui-ci, à bout d’arguments, me lance « Vous, vous êtes un croyant ! »
Cette adresse cinglante a la finalité agressive d’un enfermement rebelle à tout questionnement. Toute discussion avec vous est vaine. Vous êtes inaccessible à la raison. Votre réponse est déléguée à votre croyance, etc.
Une croyance est-elle une conviction ? Une conviction peut-elle être qualifiée d’éthique ? À ces deux questions, la réponse habituelle est positive.
Et pourtant une éthique de conviction ignore par essence l’autre réputé étranger à celle-ci ! Ma pensée est ainsi. Je ne vous empêche pas d’avoir les vôtres. Une telle conception de « l’éthique de conviction » m’a toujours paru suspecte en se revêtant d’éthique, car celle-ci est d’abord et avant tout l’attention à l’autre.
« Je ferai tout pour que la liberté de l’autre soit », dit Paul Ricœur, ce qui signifie que la liberté de l’autre précède la mienne. Une telle conviction qui évoque l’autre plutôt que soi a alors une valeur éthique mais ce n’est pas l’opinion habituelle.
Il en est de même pour la croyance. Celle-ci n’est jamais close sur elle-même mais sans cesse interrogation mouvante, bouleversée par tel ou tel événement, elle n’est jamais une possession, une propriété mais plutôt une quête. Sa manifestation première est l’ouverture à l’autre, fût-il porteur d’une croyance différente. C’est alors que surgit « l’éthique de responsabilité », c’est à dire celle qui relativise votre conviction face à l’autre et qui prend en compte les conséquences concrètes de celle-ci, l’éthique de conviction dit «je suis contre l’euthanasie et je ferai tout pour l’empêcher », l’éthique de responsabilité dit « je suis contre l’euthanasie, mais je ferai tout pour que la personne en détresse, si je n’arrive pas à la dissuader, qui me demande de l’aider, puisse y accéder ».
La croyance en Dieu, c’est d’abord croire en l’autre, pas en soi !
Aumônier laïque, républicaine et protestante
Témoignage de la pasteure Agnès Adeline-Schaeffer
Que peut-il y avoir de commun entre un aumônier musulman, un aumônier juif, un aumônier témoin de Jéhovah, un aumônier bouddhiste et un aumônier chrétien, qu’il soit orthodoxe, catholique ou protestant, lorsqu’ils rentrent en prison ? Eh bien…c’est la République, selon les articles 1 et 2 de la loi de 1905 :
« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après, dans l’intérêt de l’ordre public. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ».
C’est ainsi que les aumôniers des différentes religions peuvent entrer en prison, faire des visites et organiser des cultes en détention. Si une personne d’une religion non reconnue officiellement par l’administration pénitentiaire demande la visite d’un représentant de son culte, celui-ci est agréé le temps de la visite ou du suivi de cette personne. La visite des aumôniers présentant leur culte aux nouvelles personnes, au quartier « arrivants », est plus ou moins bien comprise et accueillie par les personnes détenues elles-mêmes, qui parfois se retrouvent en face d’une autorité religieuse qu’elles rejettent, à cause d’une pratique délaissée. Mais quand elles comprennent que la présence au culte n’est pas obligatoire, et qu’elle n’a aucune incidence sur la notation du comportement de la personne détenue en prison, alors, le regard change et souvent, elles s’inscrivent pour une première rencontre, voire pour une première visite. Et un accompagnement peut se mettre en place.
Les aumôniers ne sont pas des électrons libres. Ils ne s’autoproclament pas aumôniers, et relèvent tous d’une aumônerie nationale, relayée sur le terrain par une aumônerie régionale, laquelle est l’interface entre les aumôniers et l’administration pénitentiaire. Les aumôniers de tous les cultes sont logés à la même enseigne. Tous sont assimilés comme personnel pénitentiaire, et à ce titre, sont tenus de respecter le règlement intérieur de la prison dans laquelle ils sont nommés. Il n’y a pas de supériorité d’une présence religieuse dans la prison par rapport à une autre, et non plus par rapport à l’autorité pénitentiaire. Il n’y a pas de passe-droit non plus. Les aumôniers sont obligés de laisser leurs affaires personnelles y compris leur portable dans un casier approprié avant de rentrer en secteur de détention. Deux fois par an, tous les aumôniers sont reçus par la Direction de l’établissement, pour faire le point, une fois en groupes restreints, une autre fois avec l’ensemble du personnel pénitentiaire, ce qui permet de mettre un visage sur les différents intervenants comme les responsables des autres activités en prison. La Direction prend connaissance des revendications des responsables des cultes, ainsi que de leurs projets, tout en rappelant le règlement intérieur, ainsi que les droits et les devoirs de l’aumônier. Elle informe sur l’évolution des lois relatives à l’administration pénitentiaire. Elle rappelle aussi la nécessité des représentants des cultes de se rencontrer les uns les autres pour mieux se connaître. Certains établissements organisent au minimum une fois par an une rencontre interreligieuse, avec les personnes détenues de toutes religions qui le souhaitent. Certains proposent aussi aux aumôniers de faire partie de la commission d’indigence, pour une meilleure connaissance des besoins de chacun.
C’est en devenant aumônier des prisons que j’ai le mieux appréhendé ce que voulait dire « République », « Laïcité », « Religion ». Souvent je me pose la question de savoir si ma foi passe en premier, devant les principes républicains. Finalement, je fais passer les principes de la République devant ma foi, en particulier en milieu carcéral, afin que soit préservée ma liberté de penser et de croire, comme celle des personnes détenues. Je suis citoyenne d’un pays qui revendique la République comme organisation politique, veillant au vivre ensemble et à la paix entre les citoyens tous différents. Cette République garantit le droit de croire comme de ne pas croire. C’est pour moi le sens de la laïcité qui m’est si chère. Je vis ma foi dans le protestantisme, libéral qui plus est, qui est une confession laïque, ce que beaucoup oublient dans notre société. Le protestantisme n’a pas de magistère. Le pasteur exerce un ministère laïc, ce qui le met à égalité avec celles et ceux qui s’engagent à ses côtés, dans un autre ministère, y compris dans le monde politique. C’est pour cela que je reste attachée aux principes de la République laïque aussi longtemps que celle-ci continue de rechercher le bien commun de tous, aussi longtemps qu’elle garantit le droit à la protection sociale sans discrimination, et aussi longtemps que celle-ci garantit la liberté d’expression dans le respect réciproque de chacun, ainsi que la liberté de croire ou de ne pas croire. Mais, dès lors que ces principes sont menacés, ou bafoués, d’une manière ou d’une autre, alors, je rentre en résistance au nom de l’Évangile et de ma foi, parce qu’il en va de la dignité humaine et de la liberté de chacune et de chacun. C’est ainsi que je suis républicaine, laïque, chrétienne et protestante libérale très attachée aux trois valeurs de notre République : Liberté, Égalité, Fraternité.
Faire des républicains
par Ferdinand Buisson - extraits du discours au Congrès radical de 1903
[…] Le premier devoir d’une République est de faire des républicains, et l’on ne fait pas un républicain comme on fait un catholique. Pour faire un catholique il suffit de lui imposer la vérité toute faite : la voilà, il n'a plus qu’à l’avaler. Je dis catholique, mais j’aurais dit tout aussi bien un protestant ou un croyant quelconque, la différence, c’est qu’aux protestants on dit qu’il faut croire la Bible et aux catholiques on dit qu’il faut croire le pape. Mais, Bible ou pape, c’est toujours l’autorité prétendue naturelle, et toute l’éducation cléricale aboutit à ce commandement ; croire et obéir, foi aveugle et obéissance passive. Pour faire un républicain, il faut prendre l'être humain si petit et si humble qu’il soit […] et lui donner l'idée qu’il faut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de chercher la vérité et non pas de la recevoir toute faite d’un maître, d’un directeur, d’un chef, quel qu’il soit, temporel ou spirituel. Citoyens, je vous en prie, réfléchissez-y : Est-ce qu’on apprend à penser comme on apprend à croire ? Croire, c’est ce qu’il y a de plus facile, et penser, ce qu’il y a de plus difficile au monde. Pour arriver à juger soi-même d’après la raison, il faut un long et minutieux apprentissage ; cela demande des années, cela suppose un exercice méthodique et prolongé. C'est qu'il ne s'agit de rien moins que de faire un esprit libre. Et si vous voulez faire un esprit libre, qui est-ce qui doit s'en charger, sinon un autre esprit libre ? Et comment celui-ci formera-t-il celui-là ? Il lui apprendra la liberté en la lui faisant pratiquer. C'est en agissant qu'on apprend à agir, c'est en choisissant qu'on apprend à choisir. […] Il n’y a pas d'éducation libérale là où l’on ne met pas l'intelligence en face d'affirmations diverses, d'opinions contraires, en présence du pour et du contre, en lui disant : Compare et choisis toi-même ! Sans doute, il y a des vérités incontestables, mais celles-là, l'État n’a pas besoin de les imposer : personne ne les conteste. Telles sont les vérités mathématiques, […] Quant aux autres, aux croyances, aux opinions, aux hypothèses, aux convictions religieuses, par exemple, l'État ne les enseigne pas. Mais il ne veut accorder à aucune d'elles un rang privilégié […] Non, l'État républicain, qui a charge d'âmes, n'a pas le droit de permettre que l'on élève les enfants de la France dans l’ignorance systématique de ce qu'il leur importe de savoir. Il a le droit d’exiger qu'on leur apprenne qu'il y a plusieurs religions sur la terre et comment elles se sont faites […] mais il ne laissera pas enfermer les enfants, sous prétexte de ménager leur foi, dans une éducation exclusive qui leur cachera la multiplicité des religions humaines, et la longue suite des transformations du dogme correspondant à celles de la civilisation. […]
Rien ne se construit sur la détestation d’autrui
Pasteur Christian Krieger, président de la Fédération Protestante de France
Le 19 juin 2024, suite à la dissolution de l’Assemblée nationale, le pasteur Christian Krieger, président de la Fédération Protestante de France, publiait un communiqué de presse dont vous trouverez un extrait ci-dessous :
La dissolution de l’Assemblée nationale plonge notre pays dans une situation d’une gravité inédite. Lors des élections européennes, les Français ont exprimé leur souffrance, leur mal-être et leur colère, détournant le scrutin de son objectif initial. Depuis, sous l’influence des voix extrémistes, notre société subit une recomposition qui inquiète au plus haut point les défenseurs des valeurs de la République. Alors que les législatives devraient permettre un débat démocratique constructif, des délais trop courts et des promesses démagogiques irréalistes menacent de semer un profond désordre. Les trois principales formations politiques poussent les électeurs à voter par rejet plutôt que par adhésion, risquant au second tour de piéger les Français dans un choix cornélien entre le racisme de l’extrême droite et l’antisémitisme de la gauche extrême. L’heure est grave. L’instabilité durable guette. La haine et la détestation ne peuvent être la base d’une société juste et fraternelle.
Ce désir d’une société plus juste et plus respectueuse est largement partagé. Paix, dignité et fraternité, qui constituent l’intérêt commun et individuel que notre foi nous pousse à rechercher, ne peuvent s’ériger sur la haine ou la détestation ; ni celle d’une personne, ni celle des institutions démocratiques, ni celle de groupes stigmatisés, qu’ils soient juifs, musulmans ou étrangers. Une société équitable et solidaire exige un esprit de concorde et le devoir de fraternité de chaque citoyen.
Dans la continuité de ses appels précédents, la Fédération protestante de France exhorte chaque citoyen à exercer son droit de vote avec conscience et responsabilité pour renforcer le tissu social et promouvoir la dignité humaine inaliénable. Elle alerte sur l’impasse dangereuse que représentent pour notre pays, notre démocratie et notre société, les discours et visions des partis extrêmes, qui heurtent profondément les femmes et les hommes de foi inspirés par l’Évangile.
Face à la menace des extrêmes, elle invite chacun à discerner, en son âme et conscience, des femmes et des hommes capables de s’extraire des logiques idéologiques et partisanes, et de s’unir pour servir l’intérêt supérieur de la nation ; des femmes et des hommes capables de coopérer en confiance avec nos partenaires européens. En cette heure de gravité, elle appelle les communautés chrétiennes à porter dans leur prière le bien commun que représente la République ainsi que l’esprit de fraternité et de concorde de ses citoyens.
Plus que jamais, « Prenons soin les uns des autres » (Hébreux 10:24)