Sommaire du N° 820 (2019 T4)

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Dossier du mois
Coligny pour aujourd'hui

Editorial : Se souvenir et construire

            L’Oratoire du Louvre fête cette année l’anniversaire de l’amiral Gaspard de Coligny. Outre le souhait de se souvenir de la vie d’un personnage d’une grande importance pour les protestants français, cet anniversaire est aussi l’occasion de reposer la question de la cohabitation de diverses convictions dans un même espace social. Ce personnage historique a tout pour forcer l’admiration, comme déjà Jules Michelet le note dans la préface au volume 9 de son Histoire de France : «ne suis pas suspect. Je ne prodigue pas mes héros dans mes livres ; mais celui-ci est le héros du devoir et de la conscience. J'ai beau l'examiner, le sonder, le discuter ; il résiste et grandit toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci, qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve et humilie le regard. La lumière électrique, la lumière de la foudre dont il fut traversé, pâlit devant ce cœur, où rien au dernier jour, ne restait que Dieu et la patrie.» 

           Mais ce transport d’émotion ne doit pas nous faire oublier que, le grand homme était un homme de guerre et qu’il ne rechignait pas, pour faire valoir le droit des réformés, à lever des armées. Sa mort ignominieuse ne doit pas nous faire tomber dans le piège de l’ériger au rang de martyr et cette année commémorative, émaillée d’expositions, de soirées de réflexion et de cultes solennels n’a de sens que si nous restons conscients que Gaspard de Coligny incarne les contradictions et les enjeux d’une époque, qu’il serait vain de transposer dans la nôtre.

            Commémorer les évènements de notre histoire politique et religieuse est une façon de gagner en humilité et non pas de nous fabriquer, à bon compte, des ennemis qui justifient notre identité protestante.

            Cette année, c’est devant un monument restauré grâce à un généreux mécène, que nous avons déposé une gerbe lors de la commémoration du massacre de la St Barthélémy. Que l’amiral, nettoyé des noirceurs du temps, nous inspire l’espérance que chaque époque porte en elle des hommes et des femmes capables de s’engager pour la paix et la liberté au nom de l’Évangile.

Pasteur Béatrice Cléro-Mazire

Gaspard de Coligny, 1559, Anonyme Lécurieux (XVIe s), BNF.

Coligny

L’année, en ce temps-là, commençait à Pâques. La dame de Coligny écrivit donc sur son livre d’Or : « Le mercredy XVIe jour de février MDXIX est né Gaspard de Coulligny à Chastillon ». On sait très peu de choses sur son enfance, sinon qu'il perdit très jeune son père, et que son oncle, le connétable Anne de Montmorency, veilla à l'éducation des enfants. Contrairement à l'usage, et en vertu du caractère de chacun, Anne décida que l'aîné, Odet, serait d'Eglise, tandis que Gaspard et son jeune frère François feraient carrière dans les armes. En ce temps-là, le service de guerre était le devoir principal du vassal, et la cavalerie l'arme de la noblesse par excellence. Dans la gendarmerie, comme on disait alors, se retrouvaient tous les  grands du royaume. Ses contemporains, en se référant à Gaspard de Coligny, disaient généralement « l'Amiral», titre honorifique qui lui fut attribué en 1553 ; mais c'est en fait comme réorganisateur de l'infanterie française que Coligny  fut loué par ses contemporains.

Le royaume de France comptait alors parmi les plus puissants et les plus riches de la terre. Les ambassadeurs vénitiens vantent à l'envi la gaieté et la prospérité des populations,  la  grandeur et la beauté des villes. Les échos de la victoire de Marignan résonnaient encore à travers tout le royaume. A la cour du roi, on multipliait les plaisirs : les gentilshommes chassaient, banquetaient, dansaient. Rappelons que la danse faisait alors partie de l'éducation d'un gentilhomme. C'est alors que les écrits d'un moine allemand du nom de Martin Luther commencèrent à circuler à la cour, et bientôt les idées évangéliques se répandirent par tout le royaume. Elles ne furent qu'un temps tolérées, et la répression fut terrible ; les bûchers s'élevèrent un peu partout en France, mais il sembla que les cendres des martyrs fertilisaient  le sol.  La Réforme était bien là, et nul ne pourrait l'arrêter.  Pour reprendre une expression de l'époque, « hérésies pullulaient ».

De Suisse résonna bientôt la voix de Jean Calvin, qui invitait les Français à abandonner leurs vieilles croyances pour se mettre à la lecture de la Bible et pratiquer le culte familial. En Coligny, il trouva un homme prêt à mettre son intelligence, son courage, sa fidélité au service de l’Evangile ; un homme finalement prêt à donner sa vie pour que la voix du cœur se fasse entendre par-dessus le brouhaha et le cliquetis du monde. Ce faisant, Gaspard de Coligny devint l’objet de toutes les haines réunies contre les idées nouvelles et, particulièrement, il souleva celles du roi d’Espagne et de Catherine de Médicis. Celle-ci avait pourtant semblé un temps sensible au discours protestant. Plus que par une conviction intime, la peur, dit-on, la fit balancer du côté du pape et du roi d’Espagne. La Réforme, dorénavant, devrait donc s’imposer en France sans l’appui de son souverain, voire même contre lui. Tout au long de l’année 1566, des rumeurs de complots visant à la perte de l’amiral de Coligny sont rapportées par des agents anglais, toujours bien renseignés. On l’espionna, on tenta de le discréditer auprès du roi. Ses relations avec Charles IX, au fil des jours, s’étaient tendues. Des rumeurs de complots, visant à sa perte et à celle de Condé, circulaient par tout le royaume. Condé décida alors d’agir : à la fin du mois de septembre, par petits groupes, des gentilshommes huguenots se dirigèrent sans bruit ni désordre vers un lieu de rendez-vous. Le roi, néanmoins, fut averti et il eut tôt fait d’appeler les Suisses.
L’hiver glacial de 1569 contraignit les insurgés à l’arrêt des opérations militaires. Mais Condé fut assassiné et Coligny devint, de facto, chef de l’armée. Dans une tentative de réconciliation entre les forces opposées, un voyage autour de la France fut organisé. Les plus lucides allaient également chercher à unir tous les Français contre « l’ennemi commun », l’Espagne. Il semble que  ce fut là une politique « raisonnable » ; mais ce projet n’aboutit pas et les signes d’une nouvelle conflagration se multiplièrent. 

Le mariage de  Marguerite de Valois  avec Henri de Béarn, le futur Henri IV allait servir de toile de fond à l’assassinat de Coligny. L’Amiral était descendu à l’hôtel de Rochefort, situé dans l’actuelle rue de Rivoli. Le 18 août 1572, il assista à Notre-Dame à la cérémonie du mariage. Le mercredi 22, il se rendit dans la matinée au Conseil. A la sortie, le roi l’entraîna au Jeu de Paume. Alors qu’il quittait le lieu, d’une fenêtre furent tirés des coups d’arquebuse. Coligny fut touché au bras gauche et à la main droite. Les plus prudents de ses conseillers voulaient emmener l’amiral hors de Paris. Celui-ci refusa. Dans la nuit de la Saint Barthélemy, le 24 août 1572, peu avant l’aube, il fut assassiné par des sbires au service des Guise. La tuerie qui suivit dura cinq jours.

Liliane Crété

[Liliane Crété est l'auteure de Coligny. Paris, Fayard, 1985, 540p.]


Les deux morts de L’Amiral de Coligny

Gaspard de Coligny est né à Châtillon-sur-Loing il y a cinq  siècles, le 16 février 1519. Son parcours avant les premières guerres de religion est celui de nombre de gentilshommes de son temps : il est marqué tout d’abord par l’acquisition d’une culture humaniste et bientôt par un double engagement : neveu du connétable Anne de Montmorency, il est un homme de guerre qui s’illustre en prenant part aux opérations navales contre l’Angleterre en 1544-1545 et ensuite dans la guerre contre l’Espagne jusqu’à un moment de gloire, la défense de Saint-Quentin en 1557. Il exerce aussi une activité diplomatique en participant à la mission diplomatique mandatée auprès du roi Edouard VI en 1547 pour négocier la paix. Il joue enfin un rôle important dans le projet d’installation coloniale « en la terre de Brésil » pour lequel il obtient de Calvin l’envoi de 14 réformés dont le ministre Jean de Léry.

Portrait de l'amiral de Coligny, Anonyme. © Gallica BNF

Il bascule aussi, comme certains nobles d’importance au tournant de la décennie 1550, dans la sphère d’attraction de la réforme calvinienne. Nommé amiral de France en 1552, il se serait converti aux idées nouvelles autour des années 1557-1558 en pratiquant un culte réformé domestique, dans le même créneau chronologique que sa femme Charlotte de Laval et son frère François d’Andelot - alors que son autre frère, le cardinal Odet de Châtillon, attend 1561 pour basculer officiellement dans l’hétérodoxie. Cela n’empêche qu’on peut soupçonner que ce serait plus précocement, peut-être sous l’influence de sa mère, qu’il se serait mis en marge de l’église romaine. Il y a à ce propos un indice : dès 1547 durant un voyage en Italie, il se rend à Ferrare auprès de la duchesse Renée de Ferrare et donc fréquente un milieu évangélique.

S’il participe à la première guerre de Religion, il est une figure secondaire de l’engagement militaire protestant, un des capitaines qui gravitent autour du prince de Condé et qui combattent lors de la bataille de Dreux. Il se montre en faveur d’un soutien financier et militaire de l’Angleterre, soutenant les négociations qui aboutissent au traité de Hampton Court et donc à une promesse de rétrocession de Calais. Ce qui le met une première fois en avant de la scène publique est la mort du duc François de Guise devant Orléans, assassiné par un gentilhomme, Poltrot de Méré, qui aurait, selon les bruits qui courent ensuite, sous la torture, avoué avoir agi sous son emprise. La Maison de Guise sollicite, après la paix d’Amboise (19 mars 1563) à propos de laquelle il aurait montré des réserves, que justice soit rendue pour ce qui lui apparaît comme une implication dans un crime de sang exigeant, pour que l’honneur du sang lorrain soit vengé, la mort du présumé commanditaire. La monarchie, pour préserver la paix retrouvée entre 1563 et 1567, s’attache à neutraliser ce devoir de vengeance qui anime les Guise.

Coligny, qui est présent lors de la « Surprise de Meaux » en 1567 et lors de la bataille de Saint-Denis, demeure une figure secondaire durant la seconde guerre de religion. Ce n’est que dans le cours de la troisième guerre de Religion qu’il est conduit, après la mort du prince de Condé au combat de Jarnac (13 mars 1569), à devenir le chef militaire du « parti » protestant, se retrouvant en position difficile après la défaite de Moncontour le 3 octobre 1569, qui fait espérer à Catherine de Médicis l’entrée dans un processus de réduction rapide de la Réforme française. Sa tête est bien vite mise à prix 50 000 écus, ce qui témoigne bien  de ce qu’il est devenu l’homme fort du « parti » protestant. Mais, alors que le 27 septembre le parlement de Paris l’a condamné à mort et à la confiscation de ses biens, il se révèle le praticien d’une stratégie du repli temporaire permettant une reprise d’offensive : il entame avec l’armée protestante en lambeaux une marche qui la replie à l’hiver 1569-1570 dans les bastions du sud-ouest et en Languedoc où il reconstitue ses effectifs grâce à des levées de troupes ; puis il remonte vers le nord au printemps 1570 afin de chercher le contact avec l’armée royale dont une partie des effectifs a été démobilisée, remportant une victoire à Arnay-Le-Duc qui lui permet de réaliser une percée décisive en occupant La Charité-Sur-Loire et en paraissant menacer Paris. En partie pour des raisons financières mais aussi par crainte d’une aggravation de ce renversement des rapports de forces sur le terrain, la monarchie signe la paix de Saint-Germain, qui semble un grand succès pour celui en qui les protestants voient celui qui leur a redonné l’espérance.

A la fois parce que la Maison de Guise continue à réclamer justice contre lui et aussi par méfiance à l’égard d’un pouvoir royal soupçonné, lors de l’entrevue de Bayonne entre le duc d’Albe et Catherine de Médicis, d’avoir pris des engagements inquiétants de réduction de la Réforme française, l’amiral se place en retrait, replié sur ses terres. La situation ne se débloque qu’un an après, et fait de Coligny un interlocuteur privilégié pour la monarchie, dans le cadre d’une politique de concorde visant à faire de la cour le lieu même de la paix, dans une coexistence des chefs des factions catholique et huguenote. D'où un signe qui est donné à l'occasion de pourparlers engagés en juillet 1571 : la monarchie donne l'impression d'accepter de participer à un plan d'invasion des Pays-Bas, couplé avec un soulèvement calviniste et un débarquement anglais. La contre-partie  de son adhésion à ce projet de défense d’un calvinisme international est le retour de Coligny à la cour, le 12 septembre, la place rendue au conseil du roi. Ce que Catherine de Médicis définit elle-même comme un travail de « bonté et humanité » mais qui élève l’Amiral au statut d’interlocuteur privilégié présent auprès du roi au nom des fidèles de l’Evangile. Cette réorientation est couplée avec une action engagée auprès des Guises qui ont déserté la cour, dès le mois d'août, et qui en novembre et janvier, sont invités à faire oubli du passé. On ne sait pas quel fut le rôle de Coligny dans les négociations avec Jeanne d’Albret, qui finalisent le projet de mariage de Marguerite de Valois et du prince Henri de Navarre. Mais ce qui est évident est l’attachement de l’Amiral à l’entreprise de guerre de libération des frères en religion des Pays-Bas. Par deux fois, le 26 juin, puis les 9 et 10 août 1572, il défend le projet en Conseil, mais ne parvient pas à obtenir une réponse positive du roi. A-t-il dès alors donné à entendre qu’avec ses coreligionnaires il agirait militairement contre l’Espagne ? Il est impossible d’en être assuré, mais les événements récents en appellent à une intervention : la place de Mons occupée par un petit corps expéditionnaire protestant qui est assiégée, et surtout un autre corps expéditionnaire, mobilisé pour venir secourir les assiégés, écrasé par une armée espagnole.

Le drame qui va faire de Coligny la grande figure du XVIe siècle réformé français se noue dans ce contexte. Des frères en l'Evangile, parce qu'ils défendent la Vérité et subissent une répression sanglante, en appellent à une fraternité de combat et il est impossible à un croyant de rester sans réagir. Mais surtout la vendetta guisarde revient sur la scène : le 18 août, se déroule la cérémonie de mariage sans doute programmée en fonction de supputations astrologiques ; mais vendredi, le 22 août, vers 11 heures du matin, Coligny est replacé au premier plan de l’histoire : au sortir du Louvre où il avait pris part à un Conseil, se dirigeant vers la rue de Béthisy où il était logé, il est blessé d’un tir d’arquebuse tiré d’une maison appartenant à un ancien précepteur du duc de Guise. Il est blessé à la main et au bras et le tireur, un gentilhomme nommé Maurevert, réussit à s’enfuir.

Dans l'après-midi le roi, ses frères, sa mère, et quelques grands seigneurs à son chevet, lui parlent, tandis que certains capitaines huguenots réclament justice, tous les soupçons étant dirigés contre la maison de Guise dont l’éviction de la sphère politique curiale serait évidemment un succès pour le «parti » protestant et pourrait mettre l’Amiral, affaibli, à nouveau en position de force. C’est ce qui explique l’établissement d'un climat de tension qui ne s'apaise pas avec la nuit ; le lendemain 23 août, des gentilshommes huguenots auraient forcé les barrages en venant réitérer auprès de Catherine de Médicis, sans doute dans le jardin des Tuileries, les exigences de justice, et Charles IX aurait demandé aux Guises de quitter Paris. Ceux-ci semblent obtempérer, mais se replient dans leur hôtel.

Portrait de l'amiral de Coligny, 1573, Anonyme. © Gallica BNF

Coligny, en quelques heures, est devenu un risque pour la monarchie : si celle-ci ne répond pas positivement aux exigences huguenotes de justice, elle se défait de sa légitimité et peut apparaître comme une tyrannie autorisant une guerre de résistance de ceux qui défendent la cause de Dieu. Empêcher le rebasculement dans une guerre de délégitimation de la personne sacrée du roi, tel est l’enjeu qui expliquerait virtuellement la décision de mort de l’Amiral, un chef militaire ayant démontré ses qualités de stratège et de tacticien, un chef donc dangereux, et des capitaines qui pouvaient à ses côtés faire une guerre efficace contre la monarchie. L’histoire est floue. Dans la soirée, elle se dérobe : plusieurs Conseils plus ou moins formels se seraient tenus au Louvre, qui auraient décidé d'une opération de mise à mort de Coligny et de ses lieutenants, avec l'appui de la maison de Guise. Peut-être aussi Catherine de Médicis et son fils ont-ils voulu éviter une entrée en guerre d’une armée huguenote opérant de manière autonome aux Pays-Bas contre l’Espagne et une guerre internationalisée contre la première puissance militaire de l’Europe, une puissance catholique.

Entre 1 heure et 5 heures du matin, des groupes d'hommes se répandent en ville, disposant de listes. La première victime est Coligny, tué dans son logis de la rue de Béthisy, son corps étant précipité dans la cour sur le pavé. Ensuite la violence s’étend en une rafle meurtrière qui vise les principaux nobles de guerre protestants, et en un second temps, en un pogrom effrayant qui touche les populations civiles : 2 500 ou 3 000 victimes.

L’amiral est mort en cette nuit de la Saint-Barthélemy, mais le mythe d’un héros au cœur pur, rempli d’une foi évangélique qui le portait à donner sa vie pour le maintien de la Vérité dans un monde voué à l’adoration de Baal, et ayant assumé toutes les plus grandes vertus, va pouvoir se déployer dans ce qui est une seconde mort : celui qui n’était qu’un noble de guerre protégeant les Eglises du royaume de France est appelé à devenir un martyr, un saint, et, de la sorte, à rejoindre les grandes figures bibliques engagées sacrificiellement au service de Dieu. Il est le chrétien qui a mis tragiquement sa confiance dans un pouvoir injuste, d’autant plus injuste qu’il a prémédité sa mort. Il a été trahi et cette trahison a fait de lui un paradigme du service de Dieu. C’est le premier point. Le second tient au fait que sa mort ne s’arrête pas quand elle survient rue de Béthisy.

En effet, c'est sur les 8 heures du matin du dimanche 24 août, synchroniquement au « miracle » de l’aubépine du cimetière des Saints-Innocents, que des « petits » enfants «…de la rue et aultres», dont le nombre grossit jusqu’à deux ou trois cents, s'emparent du cadavre jeté, plus tôt, sur le pavé. Ils le traînent par les rues, «… le ventre au haul» comme l’exigeait d’ailleurs le rituel infâmant de condamnation incluant un parcours sur une claie, et une corde attachée à un pied et au cou. A chaque carrefour, ils lui font et refont son procès, brûlant une partie de son corps ou le couvrant d’ordures, l’emmenant jusqu’à la Seine dans laquelle ils l’abandonnent à moitié immergé trois ou quatre jours durant. A un moment indéterminé, il aurait été châtré, amputé des mains et des pieds par les tortionnaires enfantins, voire décapité.

Il est ici possible de citer le récit fourni par le curé Jean de La Fosse qui donne confirmation que Gaspard de Coligny aurait eu « la teste ostée et parties honteuses coppées par les petitz enfantz, fut d’iceulx petitz enfantz quy estoient jusques au nombre de deux ou trois cens trainé le ventre au hault parmy les ruissieaux de la ville de Paris, comme faisoient les anciens Romains, lesquelz trinoient les tyrans ad scalas zemonias unco quy estoit le lieu des cloaques de Rome, et de là firent pendre led. admiral les pieds en hault au Monfaucon, et semble que Dieu eust le tout permy pour la tyrannie et movaise vie dud. admiral, lequel seul avoit esté moteur des guerres civiles et causes de la mort de centz mille hommes, des violementz des filles, femmes et religieuses et saccagement des temples ... ». [1]

Il est enfin sur ordre royal pendu par les pieds au gibet de Montfaucon … en punition d’un crime de trahison.

Le massacre de la Saint-Barthélemy, Gravure du XVIIe s. de Gaspar Bouttats © Gallica BNF

Pour l’historiographie protestante, telle que la fossilise ensuite Simon Goulard, l’Amiral martyrisé est une figure désormais emblématique, permettant à un peuple de Dieu opprimé et dévasté par la plus atroce violence, de rester fidèle à sa foi, de ne pas faiblir face à l’immensité effrayante de l’épreuve qui vient d’advenir. Face aux tueurs qui s’approchent de lui dans sa chambre, il ressent le courage de dire aux siens qu’il y a longtemps qu’il est prêt à mourir parce qu’il n’a pas peur de la mort. Qu’il recommande son âme à la miséricorde d’un Dieu d’amour qui est tout pour lui. Il montre une constance absolue, édictant exemplairement que la vie du chrétien doit être un don total de soi à Dieu. Dieu éprouve ceux qu’il aime et qui ont foi dans son amour … De la sorte, Coligny connaîtra au XIXe siècle une renaissance, une autre vie, montrant la voie d'une espérance dans la mesure où le héros, tombé sous les coups de l'intolérance, incarne historiquement la grandeur humaine et dit aux protestants d'alors qu'ils sont le peuple de Dieu.
Michelet, en parallèle de Jules Delaborde, s’enthousiasme : « Je ne prodigue pas, dit-il, mes héros dans mes livres ; mais celui-ci est le héros du devoir et de la conscience. J'ai beau l'examiner, le sonder, le discuter ; il résiste et grandit toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci, qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve et humilie le regard. »

Coligny franchit les frontières et les mers : le pasteur Alfred V. Wittmeyer, prononçant en 1925 un sermon dans l'Eglise du Saint-Esprit de New York, affirme : « Voilà, mes frères, un simple laïque comme il nous en faudrait aujourd'hui dans les circonstances nouvelles où nous nous trouvons : croyant sincère, pratiquant sa religion au sein de sa famille comme en public ; fidèle dans l'accomplissement de ses devoirs, patriote jusqu'à la dernière goutte de son sang, aimant Dieu par-dessus tout. Voilà un juste qui vivra toujours par la foi. Sa mémoire sera toujours bénie. »

Les restes mortels de Coligny ont une histoire inattendue. Son corps, jeté d'abord au charnier, fut ensuite mis en terre à Chantilly ; plus tard il fut enseveli à Montauban ; après cela, il fut donné à Louise de Coligny, épouse de Guillaume d'Orange, le Taciturne, qui le conserva pieusement en Hollande ; enfin, en 1608, il fut rapporté en France et placé dans un tombeau à Châtillon-sur-Loing.

L'emplacement de l'hôtel où Coligny fut lâchement assassiné se trouve maintenant au n° 144 de la rue de Rivoli.

Il est devenu un lieu de pèlerinage pour toutes les honnêtes gens qui connaissent son histoire et qui comprennent ses principes et ses enseignements. « C'est grâce aux martyrs huguenots, grâce à Coligny le plus grand parmi eux, que le pur Evangile a maintenant libre cours en France, et personne n'est obligé d'aller à l'Eglise Saint-Germain-l'Auxerrois ou à toute autre église pour adorer Dieu, malgré sa conscience. »

Denis Crouzet

[1] Les « Mémoires » d’un curé de Paris (1557-1590), Marc Venard (éd.), Genève, Droz, 2004, p. 113-114 (Jean de la Fosse).


Le portrait de Coligny en chef huguenot

Gaspard de Coligny, Seigneur de Chatillon, Amiral de France, Huile sur toile (99x72 cm) XVIe s, SHPF.

Gaspard II de Châtillon, Comte de Coligny (1519-1572), portant le titre d’amiral de France depuis 1552, s’est fait portraiturer par des peintres de la cour, au temps de la paix d’Amboise, négociée avec Catherine de Médicis en 1563 : on compte une dizaine d’huiles ou dessins d’après nature, entre autres de l’atelier de François Clouet, de Marc Duval, de l’Anonyme Lécurieux. La fin tragique de l’amiral, première victime du massacre de la Saint-Barthélemy le 24 août 1572, et plus tard la réhabilitation de sa mémoire par Henri IV, ont relancé l’intérêt pour la figure du héros, et suscité des portraits posthumes, surtout des gravures, de la fin du XVIe au XIXe siècle. Dans tous ces portraits, de petit format, l’amiral est représenté en buste, de trois-quarts. Portant moustache et collier de barbe, il est soit tête nue, avec une fraise, soit coiffé d’une toque, le col de manteau relevé sur un col de dentelle, rarement en armure. Il porte généralement en sautoir le collier de l’ordre de Saint-Michel, reçu du roi Henri II en 1547. Comparé à ces portraits, celui qui est conservé à la Bibliothèque du protestantisme français (SHPF) est singulier.

Il s’agit d’un portrait de grand format, à mi-corps, indice d’une commande de prestige. Comme dans d’autres portraits connus, l’amiral porte une toque et le col relevé. Mais ici il est présenté en chef de guerre. Sa cuirasse couvre le torse, les bras et le haut des cuisses ; l’une de ses mains est posée sur son casque, l’autre sur ses gants. Et dans ce tableau sombre, la lumière se concentre sur le visage, les mains nues et une écharpe blanche mise en bandoulière au-dessus de la cuirasse et nouée à l’épaule.

Cette écharpe attire l’attention. Avant d’être détournée par la propagande royale sous le règne de Henri IV, la couleur blanche a été adoptée comme marque militaire des protestants, dès le début des guerres de religion. C’est d’abord Louis de Condé qui la porte, avec ses troupes, en juin 1562, lors d’une entrevue avec Catherine de Médicis, tentative sans succès pour mettre fin à la guerre. A la bataille de Dreux, en décembre 1562, la cavalerie du prince de Condé arbore la casaque blanche, d’une sobriété inhabituelle pour ce corps d’armée de prestige. L’historien La Popelinière l’explique : « Le prince [de Condé] leur avait fait prandre [la casaque blanche] pour marque d'une netteté de conscience au dessein par eux fait, pour maintenir l'honneur de Dieu et du public » (Histoire de France…, 1581, I, 9). L’uniforme huguenot – casaque ou écharpe ou enseigne – témoigne de la pureté de leurs intentions dans le combat qui les oppose aux armées royales. Il est l’équivalent des manifestes publiés par Condé pour justifier sa prise d’armes en 1562 et se dédouaner d’être rebelle au roi.

Comme celle portée, semble-t-il, par Condé, l’écharpe blanche de Coligny est brodée de fine rayures dorées, « peut-être une référence discrète à la livrée de la Maison de Condé, qui est le jaune ». [1]

Ainsi, Coligny est portraituré en chef des huguenots, sans doute pendant la 3e guerre de religion, où Condé trouve la mort (mars 1569), laissant Coligny seul chef militaire des huguenots.

On sait que le tableau a été acquis à Drouot en 1877 par Ferdinand de Schickler, président de la SHPF, qui en a fait don à la Société [2]. Il provenait d'une « institution de chartreux de Lyon ».  Les portraits de Coligny aujourd'hui dans des collections publiques proviennent de saisies révolutionnaires ou de cessions plus tardives par des familles aristocratiques. Mais comment expliquer la présence de ce tableau militant, montrant l'amiral chef des huguenots en gloire chez les chartreux lyonnais ? Proposons un scénario plausible, quoiqu’un rien complexe. Le procès fait à la mémoire de Coligny, en octobre 1572, a abouti entre autres à la confiscation de tous les biens de l’amiral, réintégrés par la suite dans le patrimoine de l’aîné des fils Coligny, François de Coligny (1557-1591). Le petit-fils de celui-ci, Gaspard IV (1620-1649), abjure solennellement en 1643. Lui ou sa veuve a pu se débarrasser de l’aïeul, statue du commandeur, en le donnant à Joachim de Coligny (1610-1664), fils d’un lointain cousin qui avait acquis vers 1629 le  marquisat de Coligny. Joachim, marquis de Coligny et son épouse, catholiques dévôts, ont fait à plusieurs reprises des donations de leurs biens aux missionnaires joséphistes (chartreux) de Lyon, et élu sépulture dans l’église des joséphistes. Les liens entre ce descendant collatéral de Coligny (et sa veuve) et un couvent de Lyon sont ainsi établis. Mais que faisait le tableau de l’amiral de Coligny à Lyon chez les chartreux ? On peut supposer la reconnaissance d’une parenté entre le célèbre amiral de France et le bienfaiteur des religieux lyonnais, voire quelque pratique charitable, pour le rachat de l’âme de l’hérétique ancestral. En 1877, les chartreux ont dû se lasser et ont vendu le tableau.

Acheté par la SHPF, Coligny a été installé dans la salle du comité de la SHPF, place Vendôme, puis, à partir de 1885, dans la salle de lecture de la rue des Saints-Pères, à Paris. Dans ce lieu paisible, le chef huguenot à l’écharpe blanche monte toujours la garde.

Marianne Carbonnier-Burkard

1. Denise Turrel, Le Blanc de France. La construction des signes identitaires pendant les guerres de Religion (1562-1629), Genève, Droz, 2005, p. 36.

2. BSHPF 1877, p. 190.


La réception du monument à la mémoire de Gaspard de Coligny

Si Coligny devient très rapidement pour les protestants une figure emblématique de la lutte contre l’intolérance religieuse, il reste longtemps pour les catholiques un personnage honni.

Lorsque vers 1880 le pasteur Eugène Bersier envisage de faire élever à Paris un monument à la mémoire de Gaspard de Coligny, il ne veut surtout pas « faire œuvre sectaire », ni être inspiré « par aucune passion de parti » comme il l’indique au journal Le Matin. La souscription nationale lancée à cette occasion bénéficie de dons d'origines diverses, parmi lesquels celui du comte de Paris. Et le Comité créé à cette occasion rassemble aussi bien des protestants que des catholiques.

Ceci n’empêche pas les catholiques les plus extrêmes de se mobiliser contre ce monument. Dès janvier 1883, l’Intermédiaire des chercheurs et curieux interroge: « N’est-il pas révoltant pour l’honneur militaire et dangereux pour la sécurité des citoyens d’élever une statue au patron de l’assassinat ? »

Peu avant l’inauguration du monument, le journal catholique L’Univers du 15 juillet 1889 reproduit une lettre écrite en 1884 par Mgr Freppel, évêque d'Angers, qui s'offusque : « Au moment où, en haine de l’Eglise catholique, on songe à élever une statue à l’un des hommes qui l’ont combattue avec le plus d’acharnement […] il était utile de présenter sous son véritable jour cette figure de sectaire à laquelle se rattache le souvenir d’une triple trahison envers Dieu, le roi et la patrie ».

Alors que la plupart des journaux relatent la cérémonie en insistant sur l’esprit d’apaisement qui est ressorti notamment du discours d’Eugène Bersier, L’Univers du 19 juillet 1889 revient malgré tout sur l'inauguration et regrette « le concours de certains catholiques à cette manifestation en l’honneur du triste personnage que fut Coligny. »

La participation du comte de Paris au financement du monument à la mémoire de Coligny irrite certains. Il se sent obligé de se justifier dans un échange avec Charles Bonnet : « Je ne suis pas en mesure d’entamer une discussion historique, je ne veux pas la provoquer. L’adhésion que je donne au monument de Coligny en est une preuve. Ma seule pensée en vous écrivant avait été de faire certaines réserves au sujet des adversaires politiques de l’illustre amiral, afin que cette adhésion même conservât son véritable caractère. »

L’inauguration du monument avait suscité la colère de certains catholiques, il en sera de même pour l’hommage rendu par la Reine Wilhelmine à son ancêtre, comme cela est relaté dans la Revue Chrétienne (juillet-août 1912) : « Il fallait s'y attendre. A la seule nouvelle que la Reine de Hollande devait placer une couronne au pied du monument de l'Amiral, l'Action Française par la plume de M. Ch. Maurras, entra dans la plus violente des colères. Capitulard, assassin, traître, tel fut le portrait de Coligny présenté aux lecteurs ».

Souverains hollandais rendant hommage à Gaspard de Coligny, le 2 juin 1912. Cliché de l'agence Rol © Gallica BNF

Le pasteur Krop, publie en 1914 : Met H. M. konigin Wilhelmina voor het standbeeld van admiraal de Coligny (Avec S. M. la reine Wilhelmine devant la statue de l'amiral de Coligny). Il s'agit surtout d'un ouvrage destiné à défendre la mémoire de Coligny contre les attaques de l'Action Française qui trouvèrent un écho complaisant dans certains journaux néerlandais.

Cette polémique est bien loin de l’esprit qui a animé le Comité, comme l’atteste le choix de l’inscription portée sur le monument, extrait du testament de Coligny :

« J’oublierai bien volontiers toutes choses qui ne toucheront
que bien particulier, soit d’injures et d’outrages, pourvu qu’en ce qui
touche la gloire de Dieu et le repos public, il y puisse avoir sûreté. »

Etienne Bertrand, président de l’ATOOL

La restauration toute récente du monument

Le monument élevé à la mémoire de Gaspard de Coligny a fait l’objet récemment d’une restauration par Hugues de Bazelaire sous le contrôle scientifique de la DRAC Ile-de-France et sous la direction scientifique de la Conservation des Objets d’Art Religieux et Civils de la Mairie de Paris. Le financement de l’opération a été assuré grâce à la générosité de la famille de Monsieur Georges Epitaux, trésorier de l’Oratoire du Louvre entre 1970 et 1979. Le suivi a été assuré par l’ATOOL.

Avant
Après

Structurellement dans un état satisfaisant, le monument présentait des croûtes noires de sulfo-calcin à éliminer, quelques manques à rétablir et quelques fissures, joints et cuvettes qu’il convenait de traiter, dans le respect de l’intégrité de l’œuvre. Un traitement biocide a également été appliqué pour éliminer les salissures biologiques. Une fine couche de chaux a été appliquée sur certains éléments du monument pour atténuer la coloration irrégulière du marbre.

Etienne Bertrand, président de l’ATOOL