Sommaire du N° 781 (2010 T1)
Editorial
- Révolution, Marc Pernot
Dossier : la Bible aujourd'hui
- Prière
- L'Ecriture seule, James Woody
- Est-ce que la Bible dit vrai ?, Jean-Pierre Sternberger
- Traduire la Bible, Christiane Dieterlé
- Ethique et Bible chez Ricoeur, Olivier Abel
- Peut-on se réconcilier avec le Dieu guerrier ?, Marc Pernot
- Vincent van Gogh et la Bible, Marc Pernot
- Guillaume Farel et la Bible, Marc Pernot
- Méditation au pied de la crèche, Marion Unal
Agenda
- Calendrier des cultes
- Agenda
Nouvelles de l'Oratoire
- Fête autour d'une nouvelle Bible
- Un nouvel organiste pour l'Oratoire
- Le Choeur de l'Oratoire, Nicholas Burton Page
- Rapport financier, Francine Braunstein et Alain Moynot
- Journée nationale des vocations dans l'Eglise, Marcel Manoël et Joel Dautheville
- Un dialogue exigeant avec l'athéisme, Raphaël Picon
- Bicentenaire du temple 1811-2011
- Tribune des paroissiensLes 70 ans du culte à la radio
Aide et entraide
- Noël aux Halles
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Dossier du mois
la Bible aujourd'hui
L'Ecriture seule ?
Ne pas prendre les textes bibliques comme une déclaration officielle de l'Eglise
Parmi les convictions communes aux protestants il y a ce principe de " l'Ecriture seule " : chaque personne est invitée à lire directement la Bible, sans intermédiaire, pour y discerner l'espérance de Dieu en matière de vie. Ce principe exprime, également, que c'est la Bible qui fait autorité en matière de foi et la Bible seulement. De nos jours, cela semble assez contraire à la pratique courante qui place une grande quantité de médiateurs entre le texte biblique et le lecteur : des exégètes, des commentaires bibliques, des prédicateurs, des guides de lecture biblique… à croire que la Bible a été confisquée par des spécialistes sans lesquels plus aucune lecture de la Bible n'est possible. Et il n'est pas rare que l'on se réfugie derrière l'interprétation d'un pasteur plutôt que d'oser une lecture personnelle d'un passage biblique.
Certes, le temps qui nous sépare des époques où la Bible fut rédigée demande un travail exigeant pour retrouver les intentions des auteurs, pour éviter les contre-sens ou les surinterprétations. Le fait même que la Bible n'ait pas été écrite en français doit nous conduire à retrouver le sens des expressions dans leur langue originelle. Mais rien ne saurait remplacer le face à face entre le lecteur et le texte, ce corps à corps digne de Jacob luttant toute une nuit avec un personnage mystérieux qui s'avère être détenteur d'un savoir particulier destiné à Jacob (Genèse 32). Tous les outils pour lire la Bible sont précieux à la condition de ne pas perdre de vue que la Bible n'est pas avant toute chose un livre dans lequel il faudrait trouver les réponses que nous voulons mais le recueil des questions qui ouvrent notre vie aux horizons que Dieu trace pour nous. Si notre spiritualité se nourrit de la lecture de la Bible c'est parce que nous laissons à la Bible le soin de nous lire, d'interroger notre existence, de mettre notre vie en perspective, de lui proposer de nouvelles configurations en ouvrant notre regard sur des aspects de l'humanité que nous ne soupçonnions pas forcément.
La lecture de la Bible s'enrichit des apports des sciences ; elle s'enrichit aussi du dialogue que nous entretenons avec ce que nous expérimentons au jour le jour et qui ne vaut pas moins qu'une approche historique. C'est d'ailleurs l'un des intérêts de la lecture en groupe : multiplier les approches, confronter les interprétations, découvrir qu'un texte peut susciter différents types d'écho selon le lecteur. L'apôtre Paul, par exemple, n'imaginait pas que ses lettres deviendraient un texte biblique : cela doit nous encourager à ne pas prendre les textes bibliques comme une déclaration officielle de l'Eglise, qu'il faudrait suivre au pied de la lettre, mais une source de questionnement, de débat, qui sera d'autant plus riche qu'il se fait à plusieurs. Les groupes d'études bibliques permettent cela, bien évidemment, de même que le cadre familial offre un espace tout à fait précieux qui mêle différents âges, différents centres d'intérêts, qui permettent à chacun de renouveler sa lecture de la Bible et de pouvoir s'affirmer comme lecteur.
James Woody
Est-ce que la bible dit vrai ?
Bible et archéologie
La question est directe, les trois mots qui suivent suggèrent une piste de réponse mais suggèrent bien des hypothèses
La question
La Bible est un ensemble complexe qui contient des vérités historiques, des vérités anthropologiques, poétiques, théologiques même (!) qui s'éprouvent différemment et qui pour certaines ne se prouvent jamais : on court toujours après la preuve de l'existence ou de la non-existence de Dieu. En général, quand on pose la question de savoir si "la Bible dit vrai", on s'intéresse à la vérité historique, sensée être la plus facilement vérifiable, et on en fait le critère pour envisager le sérieux des autres vérités. On voit dans le fait que la Bible peut être envisagée comme un document historiquement fiable le gage de sa pertinence philosophique et théologique. Je crois qu'il n'en est rien. Les Chroniques mésopotamiennes qui relatent année après année les faits et gestes des rois de Babylone paraissent, une fois décryptées, relativement fiables. Elles ne disent pas tout, il s'en faut de beaucoup, mais les événements qu'elles évoquent ont certainement existé. Par contre, plus personne ne défendra l'idéologie et partant la théologie qui sous-tend leur propos. Cette distinction des vérités, Baruch Spinoza, philosophe juif mis au ban de sa communauté s'en faisait déjà le défenseur quand il écrivait ; " les prophètes n'ont reçu de révélation de Dieu qu'avec le secours de l'imagination, c'est à dire au moyen de paroles, d'images, tantôt réelles, tantôt imaginaires [...] Chercher la sagesse et la connaissance des choses naturelles et spirituelles dans les livres des prophètes, c'est donc s'écarter entièrement de la voie droite [...] La prophétie n'a jamais fait que les prophètes eussent plus de science [...] cette certitude prophétique n'était pas une certitude mathématique mais une certitude morale " (Traité théologico-politique, 1670). Prouver que la Bible dit vrai historiquement ne signifiera nullement qu'elle soit vraie théologiquement ... et réciproquement.
Bible et archéologie
L'archéologie qui fut même parfois qualifiée de "biblique" (comme si la Bible était une domaine de recherche archéologique !) a semblé dès le XVIIIème siècle être un outil pertinent pour répondre aux attaques des philosophes des Lumières et autres partisans de lectures critiques du texte sacré. Il fallait, sur place, " prouver " que les faits relatés par les récits bibliques étaient " vrais ". C'était oublier que si les textes donnent matière à de multiples lectures, les résultats des fouilles font aussi l'objet de conflits d'interprétation encore plus virulents surtout quand il s'agit d'époques très anciennes et de sociétés n'ayant que très rarement recours à l'écrit ... et que l'enjeu en est la "preuve" de la pertinence de la Bible. L'actualité de la recherche archéologique en Syrie-Palestine se heurte sans cesse à cette difficulté : comment en effet prouver qu'un morceau de mur dégagé à Jérusalem appartenait ou non au palais du roi David ? On lui doit pourtant de remarquables succès qui font bien sûr l'objet de débats passionnés, comme les très célèbres découvertes de Qumran, Massada, Megguiddo, et autres Ougarit.
Jean-Pierre Sternberger
Traduire la Bible
Comment transmettre cette littérature si particulière ?
Traduire, c'est faire passer
un message d'une langue à une autre. La traduction est
le passage indispensable pour que des lecteurs rencontrent un
texte écrit dans une autre langue que la leur. Or les langues
ne sont pas superposables et les traductions ne peuvent pas prétendre
à la conformité avec le texte qu'elles traitent.
Elles en donnent des équivalences pour des contextes et
des temps donnés, et il reste toujours des éléments
plus ou moins intraduisibles quand on passe de la langue d'origine
à celle de la traduction. Ainsi passage et rencontre ne
se font pas sans difficultés. Traduire la Bible, c'est
affronter ces difficultés de façon spécifique.
La Bible en effet constitue une littérature particulière
et ce sont ces particularités qui rendent sa traduction
plus complexe que celle de n'importe quel autre ouvrage. Rappelons
les plus évidentes : la bibliothèque qui constitue
la Bible contient de nombreux livres et comporte deux volumes,
la bible hébraïque ou Ancien Testament et le Nouveau
Testament. Elle est écrite en deux langues principales,
l'hébreu et le grec - quelques textes en araméen
s'y ajoutent dans l'Ancien Testament. Sa rédaction s'étale
sur plusieurs siècles au cours desquels les langues d'écriture
ont évolué. Les contextes de sa production tels
que les enracinements culturels, les circonstances historiques,
les visées de ses auteurs sont extrêmement variés.
Les genres littéraires qui y apparaissent sont nombreux
et diversifiés : récits, discours, proverbes, textes
de lois, prières… rédigés en prose ou
sous forme poétique. Les traducteurs doivent être
attentifs à tous ces éléments qui les obligent
à sans cesse adapter leurs méthodes et remettre
en cause leurs résultats.
Diverse, la Bible est aussi une. Des communautés de croyants
ont rassemblé les livres qui constituent les textes de
référence pour leur foi. Ceux-ci mettent en scène
les grandes questions de l'humanité aux prises avec la
vie en commun sur terre et aux prises avec Dieu. Pour parler de
Dieu et des humains, ils utilisent souvent un langage imagé,
des symboles, des métaphores. Or rien n'est plus délicat
à traduire : chaque culture et chaque langue a sa manière
propre de créer et d'utiliser des images pour parler des
relations avec les autres, avec le monde, et avec le tout Autre
- qu'elles l'appellent Dieu ou lui donnent un autre nom.
Liés par la même quête, les textes bibliques
présentent entre eux des jeux de relations évidents
ou plus subtils : citations de l'Ancien Testament par le Nouveau
Testament, d'un livre par un autre, mais aussi symbolique commune,
reprises de thèmes, de personnages ou de récits,
allusions et clins d'œil. Les traducteurs, nécessairement
respectueux de la particularité de chaque texte, doivent
veiller à harmoniser les formulations quand c'est nécessaire.
Par ailleurs la Bible a été et reste le livre
le plus traduit dans le monde. De longues traditions de lectures
et d'usages des textes peuvent marquer les traductions, des positions
dogmatiques et ecclésiales peuvent les influencer. D'où
la nécessité de ne pas se cantonner dans un travail
solitaire même accompagné de ses propres remises
en cause. Actuellement les traductions s'élaborent en équipe
et sont soumises à des relectures critiques. Les équipes
de traductions ont de plus en plus conscientes qu'elles ont en
main des textes qui n'appartiennent pas exclusivement à
leurs églises, mais sont un patrimoine de l'humanité.
La traduction de la Bible est un travail humble, soumis à
la critique, toujours inachevé.
Dans son incarnation humaine, elle est la condition pour que la
Bible vive et accède à l'universalité.
Christiane Dieterlé
Éthique et Bible chez Ricœur
Il n'y a pas que la morale explicitement édictée qui compte
Ricœur, souvenons-nous
en d'abord, est un philosophe et non un bibliste ni un théologien.
La place qu'il accorde aux textes bibliques parmi ses références
philosophiques ou littéraires est telle, néanmoins,
qu'elle ne peut pas ne pas avoir inspiré d'une manière
ou d'une autre son idée de l'éthique, de ce qui
est bon, juste, ou simplement sage. La Bible n'est pas pour lui
sans incidence éthique: toute " lecture " est
déjà une manière d'interpréter éthiquement
le texte dans nos existences, et nos morales les plus sécularisées
ne sont pas sans références bibliques, au sens d'un
code immémorial qu'il est bon de connaître, d'autant
plus qu'on prétend le critiquer. Mais pour autant l'articulation
entre la Bible et l'éthique ne saurait être univoque,
comme si à chaque situation correspondait un verset-slogan
unique et sans appel, et comme si le lecteur-interprète
(au sens où un musicien interprète une partition)
n'était pas responsable de son interprétation toujours
singulière. Ainsi n'est-on pas obligé d'adopter
une position dogmatique dans laquelle, sous un calvinisme dévoyé,
on saurait ce qu'est l'éthique chrétienne, ni d'adopter
la position inverse, sous un luthéranisme dévoyé,
qui prétendrait que l'Evangile est sans effet éthique.
Dans une étude sur le récit de la Passion, Ricœur
rompt aussi avec la tradition d'un Grand Récit, où
la Bible entière ne serait qu'une Histoire du Salut sinon
une Théologie de l'Histoire qui donnerait à chacun
sa place et résoudrait tous les problèmes. L'originalité
de Paul Ricœur est de montrer qu'il existe une grande diversité
de genres bibliques (récits, lois, fables, psaumes, prophéties,
proverbes, dialogues, liturgies, lettres, etc.), dont chacun d'eux
développe un rapport spécifique au temps: l'antériorité
de la " torah " qui est toujours déjà
là s'oppose au temps brisé de l'irruption prophétique,
et à l'éternelle quotidienneté de la sagesse.
Chacun d'eux déploie une manière spécifique
de camper les personnages mais aussi les lecteurs, dans leur rapport
au prochain, à Dieu, au monde. Entre l'extrême singularisation
dans l'interprétation de la Loi pratiquée par Jésus,
pour qu'elle soit juste avec chacun, et cette sorte de cosmos
représenté dans l'Apocalypse et d'où tout
individu a disparu, le sujet n'a pas la même place. Ainsi
il n'y a pas que la morale explicitement édictée
qui compte: il y a aussi la distribution des rôles que l'intrigue
narrative met en scène, et aussi ce que le texte fait faire
pragmatiquement au lecteur, et sur lequel Calvin a tellement insisté
notamment dans sa lecture des paraboles. Le sujet moral est en
quelque sorte engendré par ses lectures, et reçoit
d'elles (et de la pluralité des positions pronominales:
tantôt " je ", tantôt " tu ",
tantôt " nous ", tantôt " il ",
" eux, " on ") une identité plus subtile
et plus large. On découvre alors dans les textes bibliques
une grande diversité de postures éthiques, qui vont
des plus directement normatives jusqu'aux plus poétiques,
voire amorales (c'est à dire où la morale n'est
plus du tout le problème).
Or Ricœur estime, du point de vue de l'éthique philosophique,
qu'il ne faut pas réduire l'éthique à la
norme morale. D'abord parce que le texte ne parle pas directement
à la volonté d'agir, mais indirectement à
l'imagination, qui propose une autre manière de sentir
et d'agir, d'habiter le monde, et qui nous y dispose. Ensuite
parce qu'on peut distinguer: 1) ce qui est estimé "
bon " et qu'il appelle la " visée éthique
", la promesse partagée d'une vie accomplie, la confiance
aux vertus, aux désirs et aux finalités qui animent
notre agir; 2) ce qui s'impose comme obligatoire et " juste
", et qu'il appelle les " normes morales ", le
recours aux règles qui limitent le mal que nous pouvons
nous faire les uns aux autres; 3) ce qui est " sage ",
simplement, praticable dans une situation complexe et difficile
où les impératifs moraux semblent contradictoires,
et c'est ce que Ricœur appelle la " sagesse pratique
". Cette pluralité des angles d'attaque correspond
à la diversité des manières d'entrer dans
l'expérience éthique et de la communiquer, à
la diversité des langages susceptibles de retenir notre
responsabilité, d'augmenter notre perception du malheur
et notre aptitude au bonheur. On pourrait développer ce
bref éloge d'un certain pluralisme éthique, où
chaque posture comporte ses points forts et ses faiblesses, sinon
ses effets pervers.
Ces trois parties de l'éthique philosophique développée
par Ricœur dans Soi-même comme un autre (visée
éthique, norme morale, sagesse pratique) me semblent pouvoir
être mises en correspondance, discrètement mais résolument,
avec quelques-uns des plus importants genres littéraires
qui traversent la Bible. Au centre, la " norme morale "
correspond à cet axe de la justice caractéristique
de la grande tradition deutéronomique, et qui met en avant
les prescriptions de la Torah, qui exposent les différences
fondatrices (de sexe, de génération, du pur et de
l'impur, etc.) et les formes de réciprocité qu'elles
organisent et qui sont diverses formules pour ne pas faire à
autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse. Remarquons que
la Loi y est racontée, rattachée à des circonstances
(Sinaï) et à une tradition, rapportée en quelque
sorte en l'absence du Législateur, et qu'inversement le
récit fondateur comporte une dimension morale de fidélité
à la parole donnée, et de répartition des
rôles dans un scénario constitutif des identités.
L'axe de la Loi et de la norme morale est soumis à un double débordement. D'une part, rompant avec cette tradition normative, et cette sédimentation de commentaires, de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophétiques font voir un présent plus réel que celui de l'idéologie dominante, l'imminence du terrible, et rouvrent les promesses écrasées et oubliées. Elles rappellent ainsi les espérances premières, l'horizon d'attentes, la " visée éthique " plus originaire que toutes les règles et tous les contrats. Elles racontent aussi, mais autrement: elles ne cherchent plus à légitimer ce qui s'est passé ou ce qui est le cas. Elles montrent la possibilité d'un autre présent. D'autre part, face à l'énigme insoluble de l'excès du mal pour une logique de l'équivalence (dont la Loi est la " mesure d'or "), la sagesse délaisse ce qui est grand, bon et juste, pour s'attacher à tout ce qui est " petit ", qui se sait petit devant la mort, et pour relever les moindres plaintes. Ses narrations sont des petites fables de la vie quotidienne, ou de la quotidienneté de la création du monde. A chaque jour suffisant sa peine, la sagesse proprement immémoriale ne méprise pas les petits arrangements du savoir-vivre, et développe ce sens du présent qui caractérise la sollicitude de la charité ou d'un amour pur qui n'attend plus rien. Ou bien elle se retourne vers la Création dans l'attitude de la louange et la gratitude que " cela soit ".
C'est ce mélange entre un pôle de prescriptions plus
ou moins argumentées et discutées (Abraham discutant
avec Dieu pour voir à partir de combien de " Justes
" Sodome peut être sauvée), un pôle narratif,
qui raconte et refigure sans cesse le présent de diverses
manières, et un pôle poétique où les
psaumes de plainte ou de louange sont tressés avec les
chants de l'amour, c'est ce mélange littéraire qui
offre à notre existence éthique la diversité
des registres sur laquelle elle peut s'exprimer et se former.
Quant à Jésus, reprenant à son compte et
comme adoptant tour à tour des styles de traditionalité
venus de cultures aussi multiples, des postures et des formes
de langage et de vie aussi diverses, il semble en les mêlant
à un point inouï les avoir portées chacune
à ébullition, à incandescence, jusqu'à
les bouleverser. Jusqu'à en être crucifié.
Nous savons que nous n'irons pas jusque là. Mais cette
passion pour vivre en même temps toutes les postures de
l'éthique, dans la tension même entre elles, me semblent
encore caractériser la démarche de Ricœur,
et je crois que nous avons beaucoup à en apprendre.
Olivier Abel
Paru dans Le Christianisme au XXème siècle n°698 du 25 juillet 1999
Peut-on se réconcilier
avec le Dieu guerrier
de certains passages de la Bible ?
L'Éternel est un vaillant guerrier,
il a précipité dans la mer les chars de Pharaon
et son armée,
ses cavaliers ont été engloutis dans la mer Rouge....
C'est ainsi que Moïse chante la victoire extraordinaire par laquelle Dieu libère son peuple de l'esclavage en Égypte. (Exode 15) Ce texte est un des plus terriblement magnifiques de la Bible, il célèbre apparemment Dieu comme un guerrier qui massacre des hommes et des bêtes. Même si c'est pour en sauver d'autres, le moyen est brutal. De tels passages nous choquent, évidemment et heureusement, car l'image d'un Dieu violent est incompatible avec le Père que nous révèle Jésus-Christ, un Dieu de fidélité et de tendresse pour chaque être humain, même son pire ennemi, nous dit-il. (voir Matthieu 5:44, Luc 6:35). Est-ce que ces passages violents seraient incompatibles avec la théologie proposée par Jésus-Christ ? Je ne le pense pas. C'est plutôt une certaine façon de lire et d'appliquer ces passages qui est incohérente avec l'Évangile.
Depuis l'origine même de la Bible, l'objectif de la rédaction
de ce texte est dans son sens moral, théologique et spirituel.
C'est particulièrement clair pour la libération
du peuple hébreu hors d'Égypte. En soi cet événement,
même miraculeux, n'aurait que peu d'importance historique
s'il ne concernait que les seules personnes vivant à l'époque.
C'est à cause de son importance théologique et spirituelle
que ce texte est aujourd'hui dans la Bible, c'est pour cela que
cette libération constitue même le premier article
du Décalogue, c'est cela que les hébreux commémorent
à Pâque depuis trois bons millénaires. Et
c'est aussi à cette libération qu'est comparé
le salut en Jésus-Christ.
Quand un Égyptien est englouti dans la Mer Rouge avec
son cheval ou quand un Philistin est massacré par Samson,
quand l'humanité est engloutie sous les eaux du déluge…
c'est une horreur si l'on prend cela au sens littéral car
la perte d'un seul homme est un scandale, particulièrement
aux yeux du Créateur de la vie.
Comment lire ces textes à la lumière de l'Évangile
? Nous le voyons sous la plume des auteurs du Nouveau testament,
quand ils identifient l'histoire de la Mer Rouge ou du Déluge
au baptême (1 Co. 10:2, 1 Pierre 3). Les êtres noyés
sous les eaux évoquent ainsi notre péché,
tout ce qui ne va pas dans notre existence, notre péché,
notre manque de foi, d'espérance et d'amour, notre souffrance
et notre angoisse.
Au sens symbolique, le Philistin est synonyme de sauvagerie
et de refus de Dieu. Il faut donc traduire " massacre de
Philistin " par " suppression d'un peu de mal, de haine,
de violence " en nous-mêmes. Au sens symbolique, l'Égypte
est, dans la Bible, synonyme de cette richesse matérielle
qui parfois nous transforme en esclaves. Il est donc juste de
traduire : " L'Éternel a précipité dans
la mer les chars de Pharaon et son armée " par "
L'Éternel nous a délivré de l'esclavage de
notre matérialisme ", ou, comme le dit l'Évangile
en témoignant du Christ : " Dieu nous libère
du péché et de la mort. " (voir Lc 4:19, Jn
8:32, Rom 8:2)
Tout homme, qu'il soit Égyptien, Esquimau, Gaulois, Philistin,
Samaritain ou Hébreu est pécheur, évidemment.
Chacun de nous a une dimension de violence, chacun est un peu
esclave de ses préoccupations matérielles, le riche
comme le pauvre. Il y a ainsi du Philistin en chaque homme, il
y a de l'Égyptien aussi, et nous sommes souvent incapables
de nous affranchir de ces dimensions par nos seules forces. De
formidables progrès peuvent nous être donnés
par Dieu, il peut même faire des miracles, nous dit le miracle
de la Mer Rouge qui s'ouvre devant Moïse, et c'est une expérience
que nous faisons à maintes reprises dans notre existence
: Dieu ouvre en nous des barrières que nous aurions bien
été incapables d'ouvrir par nos seules forces. C'est
ce miracle que célèbre le cantique de Moïse.
Nous pouvons donc lire ces textes de massacres comme une promesse
de salut pour tout homme, à commencer par les pécheurs
que nous sommes.
Là où commence la folie source de meurtres c'est
quand on croit qu'un homme peut être à 100% mauvais,
et c'est quand on identifie l'homme avec ce qu'il a commis. Jamais
Jésus ne fait ces amalgames et il peut ainsi dénoncer
à la fois le péché et annoncer le pardon,
dénoncer la méchanceté et se tourner vers
le méchant, dénoncer le mal et nous inviter à
aimer ceux qui nous font du mal.
Nous pouvons ainsi nous révolter contre la violence et
entendre dans chaque page de la Bible un chant de louange à
l'inlassable effort de Dieu pour éliminer cette violence
qui enchaîne le cœur de l'homme.