Frédéric Monod (1794-1863)

Jean Monod va exercer un heureux ministère à Paris pendant vingt-sept ans. Issu d'un milieu cultivé et plutôt mondain, il s'efforce de vivre en bonne intelligence avec son entourage et ne dédaigne pas une partie de whist. Cet homme tolérant et généreux, marqué par le siècle des Lumières, plus préoccupe de vie chrétienne que de doctrine, laisse sa femme, Louise de Coninck, mener ses filles au bal. Au presbytère des Monod on joue la comédie. Le protestantisme français n'a pas encore subi l'influence puritaine qui justifiera cette tenace réputation d'austérité qu'on continue à lui attribuer même lorsqu'elle a disparu depuis longtemps.

Quatre des fils de Jean Monod, Frédéric, Guillaume, Adolphe et Horace, seront des pasteurs du Réveil sans rompre pour autant avec leur père. L'aîné, Frédéric, Joël, Jean, est né à Monnaz, près de Morges, dans le canton de Vaux en 1794. De 1815 à 1818, il étudie la théologie à Genève. Un gentilhomme écossais, ancien officier de marine, Robert Haldane vend sa propriété et décide d'aller évangéliser l'Europe. Les protestants français, qui ont durement supporté un siècle de persécutions, regardent parfois d'un œil sombre les missionnaires anglo-saxons qui déferlent sur le continent pour leur annoncer, dans un français plus qu'approximatif, l’Évangile. La première tentative de ce genre remonte à 1791 avec l'arrivée de méthodistes des îles anglo-normandes à Courseulles-sur-Mer, près de Caen. Ceux-ci trouvent en ville, un dimanche, une petite communauté rescapée de la Révocation à laquelle ils racontent, sur un registre pathétique, leur conversion. Aller évangéliser les vieux terroirs protestants nécessite une certaine candeur et beaucoup d'aplomb. Porter la Parole du Christ à ceux qui ne l'ont jamais entendue est une entreprise plus difficile. Le problème du Réveil au XIXe siècle est là.

Il faudrait être un caricaturiste comme Daumier pour rendre compte des multiples péripéties qui ont conduit Haldane à louer un appartement à Genève où il invite les étudiants en théologie à lire avec lui l'Epître aux Romains. Haldane a une culture théologique très limitée, mais il possède une prodigieuse connaissance de la Bible. Il n'est jamais à court d'un verset et peut déverser des flots de citations sur son auditoire médusé. Frédéric Monod lui sert d'interprète, ce qui n'est pas sans inquiéter ses professeurs de la Faculté de Théologie. On trouve auprès d'Haldane le futur historien de l’Église Merle d'Aubigné et César Malan. En 1817, à la suite de propos intempestifs de César Malan qui se permet de comparer du haut de l'une des chaires de Genève la ville qui le reçoit à la Babylone de Nabuchodonosor, la vénérable compagnie des pasteurs de Genève s'inquiète et fait signer à tous ceux qui aspirent à exercer des fonctions pastorales l'engagement de ne pas aborder certaines questions : la double nature du Christ, le péché originel, la grâce efficiente, la prédestination. Frédéric Monod signe sans sourciller cette déclaration. Nous avons donc affaire à un homme sage dont les positions évangéliques sont fermes, mais qui s'efforce d'aller dans le sens de la conciliation. Ses débuts dans le ministère seront plus calmes que ceux de son frère Adolphe.

De 1820 à 1832 Frédéric Monod est pasteur adjoint à Paris. Cet appel n'est pas lié à son orientation théologique, mais au fait qu'il est le fils du pasteur Jean Monod, universellement respecté. Ses journées, relatées dans la correspondance qu'il entretient avec ses frères, sont très chargées. Il visite les hôpitaux et les prisons, fonde la première école du dimanche à Paris, manifeste un grand dévouement à la cause des sociétés protestantes qui ont eu un vaste rayonnement tout au long du siècle. Il est à l'origine de la plupart des œuvres d'évangélisation de son temps. On le trouve à la Société biblique française et étrangère fondée en 1833, à la Société évangélique de France, à la Société des traités religieux. De 1824 jusqu'à sa mort, il est le principal rédacteur des Archives du Christianisme, l'organe de l'orthodoxie réformée. Ce journal, qui paraît pour la première fois le 1" janvier 1818 disparaîtra en 1868 en raison de difficultés financières. Il ne se rattache au Réveil qu'avec l'arrivée de Frédéric Monod. Le prélibéral Samuel Vincent fera partie des collaborateurs pendant quelques temps encore.

Frédéric Monod insiste dans sa prédication sur la grâce et sur la nouvelle naissance. La ferveur et là beauté de ses prières du haut de la chaire de l'Oratoire touche ses contemporains, qui sont unanimes sur ce point. Sa loyauté lui assure l'estime de ses amis et de ses adversaires.

L'urbanité et la courtoisie qui règnent jusqu'ici vont subir un premier coup avec l'affaire Grawitz. Charles-Frédéric Grawitz (1804-1852) est Parisien. Après des études de théologie à Montauban, il souhaite être consacré à l'Oratoire. Sa requête est agréée en 1827. Les pasteurs Juillerat-Chasseur et Frédéric Monod déclarent alors que " leur conscience ne leur permet pas de prendre part à cette consécration ". Ils adressent une lettre ouverte aux pasteurs de France et de Genève où ils accusent le candidat au saint ministère de " professer des doctrines fondamentales erronées en opposition avec l’Écriture sainte ". Le conflit est pénible pour Jean Monod. Celui-ci, à la différence de son fils, s'est prononcé en faveur de la consécration de Grawitz qui, semble-t-il, n'a pas voulu signer de déclaration de foi normative. Nous avons là l'une des premières manifestations d'intolérance de la part des théologiens du Réveil. Grawitz sera consacré au Vigan et deviendra plus tard pasteur à Montpellier.

A la suite du refus de la majorité des membres de l'Assemblée générale des églises réformées, en septembre 1848, d'adopter une confession de foi, Frédéric Monod croit de son devoir de donner sa démission du poste qu'il occupe à Paris dans l’Église nationale. Il fonde alors avec le comte Agénor de Gasparin l'Union des églises évangéliques de France en 1849. Les Églises libres ont à l'origine une double caractéristique : elles ont une confession de foi adoptée par chaque membre de l’Église, qui ne comprend que des membres professants ; elles sont indépendantes de l'Etat. Frédéric 11oriod fait un voyage en Amérique afin de recueillir les fonds nécessaires à l'édification d'un temple. Celui-ci sera construit en 1862 17, rue des Petits-Hôtels. C'est aujourd'hui l’Église réformée de La Rencontre, appelée autrefois Chapelle du Nord. L'ensemble paroissial a été reconstruit et abrite aujourd'hui la radio Fréquence protestante. [Aujourd'hui, radio protestante a rejoint la Fondation Bersier, à l'Etoile]

La fameuse chapelle Taitbout, initiative bien connue du Réveil parisien, existe depuis 1830. Elle est transférée en 1840 au 54 de la rue de Provence (aujourd'hui salle centrale de l'Armée du Salut) sur un terrain donné par la famille Lutheroth. Cette chapelle, construite par l'architecte de Valcourt, est une salle ordinaire qui peut servir de lieu de réunion à d'autres sociétés religieuses. Le pasteur ne porte pas de robe, le chant des vieux psaumes est remplacé par celui des nouveaux cantiques. Il ne s'agit pas au départ d'ouvrir une Église nouvelle, mais de faire de l'évangélisation. Le changement d'orientation qui transforme la chapelle Taitbout en Église indépendante en 1839 entraîne le départ du pasteur Grandpierre qui ne veut pas soutenir une dissidence. Frédéric Monod publie une adresse aux membres des Églises réformées afin de les inviter à le suivre. Cet appel se solde par un échec puisqu'il ne sera entendu que par deux églises et sept pasteurs. Frédéric Monod ne pourra constituer son union qu'avec des églises déjà indépendantes.

La démission de Frédéric Monod nécessite le choix de son remplaçant. Paradoxalement ce sera son frère Adolphe qui sera élu à sa place. L'ancien fondateur de l’Église indépendante de Lyon a réintégré les Églises réformées pendant que son frère, qui semblait plus modéré, les quitte. Quelques années auparavant, Frédéric Monod avait dit d'Adolphe Monod qu'il était "séparé sans être séparatiste ". De telles subtilités permettent de tout justifier. Adolphe Monod choisit ce moment-là pour publier une plaquette où il tente d'expliquer qu'il reste au sein des Églises officielles afin d'en chasser les libéraux ! Athanase Coquerel, qui n'apprécie pas pour des raisons évidentes cette aimable intention, donne des explications, mais il n'obtient pas satisfaction. Les libéraux, partant du principe qu'il n'y a d'intolérance que pour l'intolérance, s'adressent au ministre des cultes afin de surseoir à la confirmation de l'élection d'Adolphe Monod. Prudent, le ministre refuse de prendre parti dans une querelle doctrinale. L'acceptation du pluralisme théologique dans nos Églises n'a pu se faire qu'à la suite d'un long cheminement. L'intransigeance doctrinale est souvent liée à l'absence de culture générale historique et philosophique.

La séparation des églises de l’État en 1905 supprime une des deux raisons de vivre des Églises libres. Comme l'a fort bien dit Frédéric Monod, " le gouvernement ne peut pas administrer les choses religieuses comme il administre les tabacs et en règle également le débit ou la circulation". Les Églises libres vont évoluer dans un sens plus large sur le plan théologique. Des hommes, comme Léopold Monod, pasteur de l’Église libre de Lyon et auteur d'un remarquable ouvrage sur Le Problème de l'autorité, vont frayer la voie à l'unité réformée de 1938.

Est-ce la rigidité de la foi de Frédéric Monod qui est la conséquence de l'âpreté de son caractère, ou est-ce sa foi intraitable qui est la cause de son caractère, entier ? La réponse est difficile à faire. Le 30 décembre 1863 Dieu le rappelle à Lui. Par la plume, par la parole, par l'exemple Frédéric Monod a consacré, sans aucun ménagement, toutes ses forces au service des protestants de Paris pendant quarante ans. Rien qu'à ce titre, il a droit à une place privilégiée dans notre mémoire collective. Son buste dans la grande sacristie de l'Oratoire nous le rappelle.

Philippe Vassaux

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