Hommage à Albert Schweitzer

À l'occasion du centenaire de son départ à Lambaréné, l'Oratoire du Louvre a organisé une soirée d'hommage à Albert Schweitzer le 3 octobre 2013.
Avec :
- Œuvres de Jean-Sébastien Bach, interprétées à l'orgue par Jean Galard, Jean-Dominique Pasquet et Aurélien Peter.
- Lecture d'une anthologie de textes d'Albert Schweitzer par Yvan-Robert Garouel, acteur.
- Chants africains par la chorale Mey Dipita
- Conclusion par le professeur Alain Deloche, fondateur de la chaine de l’Espoir.

Alors qu’il était un professionnel reconnu dans son domaine, Albert Schweitzer décide, à la surprise générale, de changer de vie. Il était professeur de théologie à l’Université, il était aussi un organiste parcourant l’Europe pour donner des récitals d’orgue. Il choisit de partir soigner les plus déshérités, en Afrique équatoriale. Il repart de zéro avec de longues études de médecine, puis fonde avec sa femme un hôpital à Lambaréné au Gabon, en 1913, il y a tout juste cent ans. Au-delà de ce parcours de vie, Albert Schweitzer va participer à faire évoluer les mentalités des Occidentaux vis–à–vis des populations du Tiers Monde. Il développe une philosophie du respect de la vie qui va guider ses engagements. Il milite pour l’arrêt du développement des armes nucléaires avec ses amis Albert Einstein et Bertrand Russel. Ces engagements vont lui valoir de recevoir le prix Nobel de la Paix en 1952.

Soirée d'hommage à Albert Schweitzer
à l'Oratoire du Louvre

Enregistrement "live"

Jean Galard joue le Prélude en mi bémol majeur BWV 552 de Jean-Sébastien BACH (1685-1750) [11']

Laurent Gagnebin : introduction  générale + introduction du thème MUSIQUE [2'30]

Albert Schweitzer, né en 1875, est mort au Gabon en 1965. C’est pour Lambaréné, dans ce pays africain, qu’il partit il y a 100 ans et construisit le fameux hôpital. Mais il resta toute sa vie attaché à son Alsace natale. S’il fut médecin, il fut avant cela philosophe, théologien et – on oublie de le dire – pasteur. Il sera pendant une douzaine d’années un des pasteurs de la paroisse St Nicolas à Strasbourg.

Il y a 2 choses qu’il fit toute sa vie : prêcher et jouer de l’orgue, ses concerts lui permettant de récolter des fonds pour  son hôpital.

Albert Schweitzer remplace l’organiste au culte à l’âge de 9 ans. C’est à 16 ans qu’il tint pour la 1ère fois les orgues dans le cadre d’un concert donné dans l’église St Etienne à Mulhouse où l’on exécutait alors le Requiem de Brahms.

A Lambaréné, il disposait d’un piano avec un pédalier que lui offrit avant son départ la société Bach de Paris, instrument construit pour lui et adapté au climat équatorial très humide.

Albert Schweitzer publie en 1905 son JSB, le musicien poète, le seul de ses nombreux livres écrit directement en français. Selon lui, on ne comprend rien à la musique de Bach si on n’y perçoit pas les motifs religieux et bibliques qui l’accompagnent et sous-tendent le plus souvent.

Yvan Robert-Garouel : lecture [3']

Nous avons l’habitude d’appeler un artiste d’après les moyens dont il se sert pour traduire sa vie intérieure : musicien, s’il emploie les sons, peintre, s’il emploie les couleurs, poète, s’il emploie les mots. Mais il faut bien convenir que ces catégories, établies d’après un critère extérieur, sont quelque peu arbitraires. L’âme de l’artiste est un tout complexe où se mélangent en proportions infiniment variables les dons du poète, du peintre, du musicien. Rien ne nous force à poser en principe que des procédés d’un certain ordre doivent toujours exprimer un rêve intérieur du même ordre ; rien ne nous force à poser en principe que, par exemple, on ne puisse à l’aide de sons, transcrire qu’un rêve de nature musicale. Il n’y a aucune impossibilité à concevoir un rêve de poète réalisé par des couleurs, ou un rêve de musicien réalisé par des mots, et ainsi de suite. Les exemples de ces transpositions abondent.

Qu’on demande aux auditeurs d’analyser les sentiments qu’ils ont éprouvés en écoutant une œuvre intime et baignée dans la foi, telles qu’on en trouve chez Bach ou Palestrina. La plupart avoueront qu’ils se sont sentis transportés dans la nef d’une vaste église et qu’ils ont vu la lumière du soleil pénétrer par les fenêtres du chœur dans la pénombre du vaisseau. Nous sommes tous plus poètes que nous ne croyons. Une expérience simple permet de le constater. Regardez, avec la ferme résolution de ne pas entendre, et écoutez avec la volonté de ne pas laisser les associations visuelles franchir le seuil de la conscience : immédiatement l’autre artiste qui est en vous, et que vous croyiez désintéressé, s’insurgera et réclamera son droit.

Aurélien Peter joue le Choral pour orgue "Nun komm der Heiden Heiland" BWV 599 (extrait de l’Orgelbüchlein) de Jean-Sébastien BACH (1685-1750) [1'20]

Yvan Robert-Garouel : lecture [5']

J'ai sacrifié beaucoup de temps et de travail à lutter pour l'orgue véritable. J'ai passé bien des nuits sur des projets d'orgues qu'on m'avait demandé d'examiner ou de modifier. J'ai entrepris bien des voyages pour étudier sur place s'il fallait restaurer des orgues anciennes ou les remplacer par des neuves. J'ai écrit des centaines de lettres, à des évêques, des doyens de chapitres, des présidents de consistoires, des maires, des pasteurs, des conseils de fabrique, des facteurs d'orgues et des organistes ; tantôt pour les persuader de restaurer un bel orgue ancien, au lieu de le remplacer par un nouveau, tantôt pour les supplier de ne pas penser au nombre, mais à la qualité des jeux, et d'employer à l'acquisition de meilleurs matériaux pour les tuyaux d'orgue l'argent qu'ils destinaient à la console ou à tel dispositif superflu pour le changement de registres. Que de fois toutes ces lettres, tous ces voyages et ces consultations n'ont servi à rien, parce que les intéressés se décidaient quand même en faveur des orgues de fabrique si magnifiques d'après les prospectus !

Les luttes les plus dures furent celles que j'ai menées pour conserver des orgues anciennes. Que d'éloquence il m'a fallu déployer pour faire appel des condamnations à mort de belles vieilles orgues ! Combien d'organistes, auxquels je disais que leur orgue méprisé pour sa vieillesse et son délabrement était beau et digne d'être conservé, accueillaient cet avis avec le sourire incrédule de Sarah à l'annonce de la descendance qui lui était accordée. Combien d'organistes qui étaient de mes amis, me sont devenus hostiles, parce que je contrariais leur projet de remplacer leur vieil orgue par un orgue de fabrique, ou que, sur mon conseil, ils avaient dû renoncer, en faveur de la qualité, à deux ou trois jeux sur le nombre qu'ils se proposaient d'acquérir.

Aujourd'hui encore, témoin impuissant, je vois démonter, puis agrandir de nobles vieilles orgues sous prétexte qu'elles ne sont pas assez puissantes pour la conception actuelle, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de leur beauté première. Parfois même on les démonte et les remplace à grands frais par de vulgaires orgues de fabrique !

Le premier orgue ancien que j'ai sauvé — et avec quelles peines ! — est le bel instrument créé par Silbermann en l'église Saint-Thomas à Strasbourg.

Albert Schweitzer écrivant à Marcel Dupré, à propos de Charles-Marie Widor :

Lambaréné, 15 mars 1962

C’est en octobre 1893 que je suis pour la première fois monté à la tribune de Saint-Sulpice pour entendre Charles Marie Widor, dont j’étais devenu l’élève, jouer sur l’orgue admirable de cette église. Les heures que dans la suite, au cours d’une longue série d’années, j’ai passées sur cette tribune, comptent parmi les plus belles de ma vie.

J’espérais m’y trouver à nouveau pour la fête du centenaire de l’orgue. Hélas, il m’est impossible de me rendre en Europe pour le 3 mai. Mais dans l’après-midi de ce jeudi-là, je serai en pensée à Saint-Sulpice et je réentendrai les sons du plus bel orgue du monde.

Albert Schweitzer

Jean-Dominique Pasquet joue "Méditation" (extrait de la symphonie n° 1 opus 13 n° 1) de Charles Marie WIDOR (1844-1937) [3'20]

Yvan Robert-Garouel : lecture [5'15]

Lambaréné, 15 mars 1962

Cher ami,

C’est le médecin qui te parle. Quand notre cher maître Widor t’invitait à l’Office à jouer à sa place et qu’il maniait la boîte d’expression, je me doutais qu’il ne se sentait plus en pleine forme, parce que ses pieds ne lui obéissaient plus aussi facilement qu’autrefois. J’aurais dû lui dire, à cette époque, comme médecin, qu’il devait mettre ses pieds dans les mains d’un masseur expérimenté pour leur conserver toute leur souplesse et pour leur éviter de ressentir l’effet des années qui se succédaient. J’étais trop timide pour oser lui en parler, et je me suis reproché de ne pas l’avoir fait, quand il devint évident que d’année en année il perdait sa technique pédestre. […]

Je ne sais pas l’âge que tu as. Mais je ne voudrais pas avoir à me reprocher avec toi, ce que malheureusement je suis obligé de me reprocher avec mon vénéré maître Widor. Je ne puis me pardonner ma stupide timidité. […]

Ton dévoué Albert Schweitzer

Et voici comment Marcel Dupré évoque à son tour Albert Schweitzer :

La dernière visite de Schweitzer à Saint-Sulpice est pour moi un souvenir émouvant. C’était un jour de la Toussaint. Après l’office, Schweitzer désira descendre avec moi à la crypte, afin de se recueillir devant le tombeau de Widor. […] Nous remontâmes [ensuite] dans l’église, et, lorsque nous fûmes seuls, Schweitzer se dirigea vers la nef, s’arrêta, tourné vers le grand orgue et me dit : « Nous sommes parmi les derniers représentants d’une époque pendant laquelle ces deux grands organistes, Guilmant et Widor, ouvrirent une voie glorieuse à l’orgue ». Puis soudain : « Je vais te demander une chose, je voudrais que tu me tutoies. » Abasourdi, je lui répondis : « De vous à moi, avec joie, mais de moi à vous, je ne pourrai jamais ». « Oui, tu pourras, puisque je t’en prie », rétorqua-t-il. Je m’y efforçai jusqu’à la fin de notre entretien. Nous nous séparâmes sur la place Saint-Sulpice. Je ne devais plus le revoir.

Albert Schweitzer, extrait de : Bach, le musicien poète :

Il faut bien se convaincre que Bach, comme tout ce qui est sublime dans la religion, n’appartient pas à l’église mais à l’humanité religieuse, et que toute salle dans laquelle ses œuvres religieuses sont exécutées et écoutées avec recueillement et dévotion, devient un temple.

Pour Bach, la musique est un service divin. Son activité artistique et sa personnalité sont fondées sur sa piété. S’il peut être compris, c’est de ce point de vue seulement. Pour lui, l’art était une forme de religion, et pour cette raison, il n’avait rien à voir avec le monde et les succès mondains. Il se suffisait à lui-même. Pour Bach, la religion est un élément de la définition de l’art en général. A ses yeux, tout grand art, même profane, est religieux dans son essence. Les sons pour lui ne meurent pas, mais montent à Dieu comme des louanges dépassant toute parole.

Jean Galard joue le Choral pour orgue "Allein Gott in der Hoh sei Ehr" BWV 662 (extrait des Chorals de Leipzig) de Jean-Sébastien BACH (1685-1750) [5'45]

Laurent Gagnebin : introduction du thème THEOLOGIE [1'50]

Albert Schweitzer fut un spécialiste du Nouveau Testament. C’est son ouvrage consacré en 1913 aux différentes « Vie de Jésus » publiées jusque là qui lui valut, comme théologien, une réputation internationale. Il est quasiment le 1er a avoir montré la centralité, dans l’enseignement et la prédication de Jésus, du Royaume de Dieu, annonce d’un monde nouveau. Quant au fameux « respect de la vie », celle de tout être humain, des animaux et de la nature, il en a souligné la source biblique reconnaissant dans ce respect l’amour du prochain élargi à l’universel. C’est alors qu’il effectuait un trajet de plusieurs jours en bateau sur le fleuve Ogooué au Gabon en septembre 1915 que cette formule s’imposa à lui. Il écrira : « Telle l’hélice qui brasse l’eau pour actionner le navire, le respect de la vie est le moteur qui fait progresser l’être humain. »

Yvan Robert-Garouel : lecture [3'30]

Dans votre article vous me reprochez de situer le centre de gravité de la foi chrétienne dans l'avenir au lieu de le placer dans le drame rédempteur lors de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ. Le reproche est juste... Seulement c'est Jésus lui-même qui situe le centre de gravité de la foi chrétienne dans l'avenir ! Je ne fais que m'y conformer comme le faisaient le christianisme primitif et saint Paul... et comme nous devons le faire nous-mêmes. Le centre de gravité de la foi chrétienne n'est pas le drame rédempteur de notre dogmatique, mais la venue du Royaume de Dieu en notre cour et dans le monde.

Les noms de Messie, de Fils de l'homme ou de Fils de Dieu, qui furent attribués à Jésus dans le cadre idéologique du judaïsme tardif, ne sauraient être pour nous autre chose que des symboles historiques. S'il s'est lui-même donné ces titres, il ne faut y voir que l'expression, historiquement conditionnée, de ce sentiment qu'il avait d'être le Maître et le Seigneur. En dehors de cela, nous ne disposons d'aucun terme capable d'exprimer sa nature.

C'est comme un inconnu, sans nom, qu'il vient vers nous, comme, en son temps, sur les rives du lac de Tibériade, il s'était approché de ces hommes qui ne savaient qui il était. Il nous dit la même parole qu'à eux : « Toi, suis-moi, et nous mets en face des tâches qu'il nous appartient, en son nom, d'accomplir à notre époque ». Il commande. A ceux, sages ou hommes simples qui lui obéiront, il se révélera par la paix, l'action, les luttes et les souffrances qu'ils vivront en communauté avec lui, et c'est comme un mystère ineffable qu'ils apprendront qui il est...

Jésus en tant que personnalité historique reste un étranger pour notre époque. Mais son esprit, présent dans ses paroles, se fait connaître de façon élémentaire et agit immédiatement. Chacune de ses paroles contient à sa manière le Jésus total.

Aurélien Peter joue le Choral pour orgue "Herr Christ, der einig’ Gott’s Sohn" BWV 601 (extrait de l’Orgelbüchlein) de Jean-Sébastien BACH (1685-1750) [1'30]

Yvan Robert-Garouel : lecture [2'45]

Lorsque nous prêchons l’évangile, évitons de le prêcher comme une religion qui explique tout. Des milliers d’hommes ont désespéré du christianisme parce qu’ils ont vu et vécu les atrocités de la guerre. Devant ces faits inexplicables, la religion, dans laquelle ils pensaient posséder une explication pour tout, s’est effondrée. Pendant les dix années qui ont précédé mon départ pour l’Afrique, j’ai enseigné le catéchisme aux garçons de l’église Saint-Nicolas à Strasbourg. Après la guerre, quelques-uns vinrent me remercier d’avoir insisté sur le fait que la religion n’explique pas tout. Cet enseignement, disaient-ils, les avaient préservés dans les tranchées de la tentation de rejeter le christianisme, comme le firent tant d’autres qui n’avaient pas été préparés à rencontrer l’inexplicable.

... Et à propos de son cheval de bataille : le respect de la vie...

Lentement l’idée émerge dans la pensée humaine que l’éthique ne s’étend pas seulement à l’espèce humaine mais aussi au monde animal. Ainsi nous arriverons à dire que l’éthique est le respect de toute vie.

Chaque fois que j’inflige un dommage à une vie, sous quelque forme que ce soit, je dois examiner avec soin si cette action est inévitable ou non. Dans mon action, je ne dois jamais aller au-delà de l’indispensable, même pour des faits en apparence insignifiants. Le paysan qui vient de faucher des milliers de fleurs pour les donner en nourriture à son bétail doit se garder d’en décapiter une par plaisir stupide sur le chemin du retour, car ce faisant, il commet un crime contre la vie sans agir sous l’empire de la nécessité.

Jean-Dominique Pasquet joue le Choral pour orgue "O Mensch, bewein’ dein’ Sünde groß" BWV 622 (extrait de l’Orgelbüchlein) de Jean-Sébastien BACH (1685-1750) [5'30]

Laurent Gagnebin : introduction du thème ENGAGEMENT [1'05]

C’est très jeune, au sortir de l’adolescence, qu’Albert Schweitzer estimera qu’il lui est impossible de connaître une vie heureuse, alors que tant d’autres en sont exclus. Il fut consterné quand, annonçant à ses proches en 1905 sa décision de commencer des études de médecine pour devenir missionnaire en Afrique, il ne rencontra, sauf  auprès de sa fiancée, que sarcasmes et critiques : « Je fus frappé, écrit-il, de voir combien ils étaient loin de comprendre que le désir de servir l’amour prêché par Jésus pût orienter un homme dans une voie nouvelle. »

Yvan Robert-Garouel : lecture [1'10]

Pour être en contact avec la réalité, la pensée doit lever les yeux vers le ciel, contempler la terre et avoir le courage de diriger son regard vers les fenêtres grillagées d’un asile d’aliénés. Lever les yeux vers le ciel, pour se rendre compte combien notre terre est peu de chose dans l’univers ; contempler la terre, pour se rendre compte combien l’homme est peu de chose sur terre ; diriger le regard sur les fenêtres derrière lesquelles habitent les aliénés, pour ne jamais oublier combien fragile est cet homme qui peut en arriver à végéter, privé des qualités mentales et spirituelles constitutives de sa personnalité.

Chorale Mey Dipita Paris chante : Le Seigneur te gardera. [5'30]

Yvan Robert-Garouel : lecture [3'55]

Il s'agit pour moi de la question même du sens ou du non-sens de la religion. Avoir de la religion veut dire pour moi « être homme », simplement être homme, dans l'esprit de Jésus. Outre-mer, dans les colonies, c'est la désolation. Nous, les nations chrétiennes, nous envoyons là-bas le rebut de notre société ; nous n'avons qu'un souci, tirer de ces peuples un maximum de profit. Bref, ce qui se passe là-bas est une honte pour l'humanité et pour la chrétienté. Si dans une certaine mesure nous pouvons racheter notre faute et notre dette, c'est en envoyant dans ces territoires des hommes qui au nom de Jésus œuvreront dans le sens du bien, non pas des missionnaires préoccupés de « convertir » les païens, mais des hommes qui feront pour les pauvres de la terre ce qui doit être fait, conformément aux paroles de Jésus, notamment dans le Sermon sur la montagne, et si jamais de telles paroles sont vraies. Le christianisme est condamné sinon.

Alors, il n'est pas admissible que nous demeurions tranquillement ici, à étudier la théologie, à nous disputer pour obtenir les plus confortables charges pastorales ou même à écrire d'épais livres pour devenir docteur et professeur, en restant indifférents devant ce qui se trame là-bas, où se jouent l'honneur et le sort de la religion qui se réclame de Jésus ! Quoi, je devrais ma vie durant poursuivre mes « recherches critiques » et par l'une ou l'autre « découverte » me rendre célèbre parmi les théologiens, je devrais continuer à former des pasteurs qui s'installeront confortablement chez nous et je n'aurais pas le droit moral ainsi, c'est vrai, de les envoyer en mission pour la grande tâche à accomplir... ?

Non, je ne peux pas. J'y ai réfléchi pendant des années, en agitant mes pensées en tout sens. Et à la fin il m'est apparu clairement que telle devra être ma vie, non pas consacrée à la science ni à l'art, mais au service des hommes, en étant moi-même simplement homme et en réalisant le peu que je saurai réaliser, dans l'esprit de Jésus... « Ce que vous aurez fait ici pour le plus petit d'entre mes frères, c'est à moi que vous l'aurez fait. »

Jean-Dominique Pasquet joue le Choral pour orgue "Christ lag in Todesbanden" BWV 625 (extrait de l’Orgelbüchlein) de Jean-Sébastien BACH (1685-1750) [1'30]

Laurent Gagnebin : introduction du thème AFRIQUE [0'50]

Albert Schweitzer a prêché régulièrement à Lambaréné. En cas d’empêchement il se faisait remplacer par... une femme. Ces sermons courts, en français, donnés en plein air, connaissaient alors une traduction immédiate en 2, voire 4, langues du pays. Leur couleur locale leur permettait d’accéder en fait à l’universel de l’amour du prochain et du respect de la vie.

Yvan Robert-Garouel : lecture [3'45]

Un matin de l’automne 1904, je trouvais sur mon bureau un de ces cahiers verts dans lesquels la Société des missions évangéliques de Paris publiait ses rapports mensuels d’activité. Au moment de le ranger pour reprendre mon travail, je l’ouvris machinalement. Mes yeux tombèrent sur un article intitulé « Les besoins de la mission du Congo ». Son auteur, le directeur de la Société, l’alsacien Alfred Boegner, se plaignait que la mission manquât d’hommes pour continuer son œuvre au Gabon. En même temps, il exprimait l’espoir que cet appel amènerait ceux « sur qui reposait déjà le regard du Seigneur » à se décider à s’offrir pour ce travail urgent. Il terminait par ces mots : « Des hommes qui sur l’appel du maître répondent tout simplement “Seigneur, je me mets en route”, c’est de ces hommes dont l’Eglise a besoin. »

 Quand j’eus terminé la lecture, je repris tranquillement mon travail. Je savais dès lors à quelle activité consacrer ma vie.

En partant pour l’Afrique, je me préparais à faire un triple sacrifice : renoncer à mon activité artistique, abandonner l’enseignement universitaire auquel j’étais attaché de tout mon cœur, perdre mon indépendance matérielle et en être réduit, pour le reste de ma vie, aux secours de mes amis.

Mais j’eus le même sort qu’Abraham se préparant à sacrifier Isaac. Comme lui, je fus dispensé de consommer le sacrifice. Le piano avec pédalier d’orgue, don de la société Bach de Paris, et ma santé triomphant des atteintes du climat tropical m’avaient permis d’entretenir ma technique d’organiste. Au cours des nombreuses heures passées dans l’intimité de Bach pendant les quatre ans et demi de solitude dans la forêt vierge, j’avais pénétré plus profondément dans l’esprit de ses œuvres. Je fus dédommagé du renoncement à l’enseignement à l’université de Strasbourg par des offres de cours dans mainte autre université. Après avoir perdu temporairement mon indépendance matérielle, je pus la reconquérir par la plume et par la musique.

Le sort m’a épargné le triple sacrifice auquel je m’apprêtais ; ce fut ce qui m’éleva, me soutint au milieu de toutes les difficultés que la funeste période après la première guerre mondiale me réserva à moi comme à tant d’autres, et qui me disposa à tous les efforts et à tous les renoncements.

Chorale Mey Dipita Paris chante : L’Amour au-dessus de tout. [6']

Yvan Robert-Garouel : lecture [5'25]

Ce que mes amis trouvaient de plus déraisonnable dans mon projet, c’est qu’au lieu de partir pour l’Afrique en qualité de missionnaire, je voulais y aller comme médecin : c’est-à-dire m’imposer à l’âge de trente ans de longues et laborieuses études. Je ne doutais pas un instant que ces études exigeraient de ma part un immense effort, et je contemplais les années à venir avec anxiété. Mais les raisons qui m’avaient déterminé à suivre la voie que je m’étais tracée en qualité de médecin pesaient d’un tel poids dans la balance que les considérations des autres ne comptaient pas.

Je voulais devenir médecin pour travailler sans parler. Pendant des années je m’étais dépensé en paroles. J’avais exercé avec joie mon rôle de professeur de théologie et de prédicateur. Cependant, cette nouvelle activité consisterait non à parler de la religion d’amour, mais à la pratiquer. Des connaissances médicales me donneraient le moyen de réaliser mon intention de la manière la meilleure et la plus complète, en quelque endroit que le service me conduisît.

L’étude des sciences naturelles, de la médecine m’apporta plus encore que le complément de connaissances que je désirais. Elle fut pour moi une expérience dans le domaine de l’esprit. J’avais toujours considéré comme un danger spirituel le fait que, dans les sciences spéculatives auxquelles j’avais eu à faire jusque-là, il n’existe pas de vérité évidente par elle-même, mais seulement une hypothèse qui, selon la manière dont elle est présentée, peut être admise au titre de vérité. […] Que de fois ce que l’on considère comme un progrès n’est qu’une hypothèse habilement formulée qui écarte pour longtemps l’intuition juste. Devoir assister continuellement à cette joute, et avoir affaire à tant de gens ayant perdu le contact avec la réalité, m’avait semblé déprimant. Je me trouvais soudain dans un autre pays, devant des vérités puisées dans le réel et parmi des gens pour lesquels il allait de soi que toute affirmation devait être appuyée sur des faits. C’était une expérience que je sentais salutaire pour mon devenir intellectuel.

[Jean de Bianquis, successeur d’Alfred Boegner à la tête de la Société des missions évangéliques de Paris,] usa de toute son autorité pour qu’on ne laissât pas échapper l’occasion de se procurer sans frais le médecin si ardemment désiré au Gabon. Mais des membres orthodoxes opposèrent une résistance. On décida de m’inviter à rendre compte devant le comité de mes convictions théologiques. Je m’y refusais, faisant remarquer que Jésus, lorsqu’il avait appelé ses disciples, ne leur avait rien demandé d’autre que de le suivre. Et je rappelais aussi au Comité la parole de Jésus : « Quiconque n’est pas contre moi est pour moi ». Peu de temps auparavant, la Société n’avait pas accepté les services d’un pasteur qui voulait partir en mission, parce que sa conviction historique ne lui permettait pas d’affirmer sans réserves que le quatrième évangile était bien l’œuvre de l’apôtre Jean. Pour éviter le même sort, je refusais de comparaître devant le Conseil réuni. Mais je proposais de rendre une visite personnelle à chacun des membres. […] Lorsque je les assurai n’être qu’un médecin et qu’en outre je me proposais « d’être muet comme une carpe », ils se tranquillisèrent.

« Ajoutons que, très vite il prêcha à Lambaréné, avec succès. En fait, ce sont les missionnaires sur place qui le délivrèrent très vite de ce serment et lui demandèrent de prêcher, ce qu’il fît, chaque dimanche. Sermons très courts qui étaient traduit en deux dialectes locaux.

Chorale Mey Dipita Paris chante : Sango nale so na nja e [2'20]

Yvan Robert-Garouel : lecture [2'50]

Sermon d’adieu avant le départ pour Lambaréné, 9 mars 1913, en l’église Saint-Nicolas de Strasbourg.

Avant de prononcer du fond de l’épreuve : « Que ta volonté soit faite, sur la terre comme au ciel », il est nécessaire que nous ayons fait nôtre cette requête en tant qu’hommes libres d’agir et de vouloir, et que nous y ayons trouvé l’épanouissement de notre vie. Le sentiment poignant que Dieu a besoin des hommes pour agir dans le monde, en nous et autour de nous, doit pénétrer notre vie et notre existence.

Conversations sur l’existence dans : « A l’orée de la forêt vierge » :

J’ai été profondément saisi par des conversations que j’ai eues, à l’hôpital, avec des indigènes d’un certain âge sur les ultimes problèmes de l’existence. La différence entre blanc et noir, entre civilisé et primitifs, disparaît, lorsqu’on vient à s’entretenir avec les habitants de la forêt vierge de questions qui concernent nos rapports avec nous-mêmes, avec les hommes, avec le monde et avec l’éternité.

Puis cette parabole... :

Dans une région de l’intérieur où les indigènes depuis des générations pratiquaient l’islamisme, des jeunes gens se moquaient d’un vieillard qui était un lecteur assidu du Coran : « Tu dois bientôt le savoir par cœur ton Coran, lui dirent-ils, n’en as-tu pas assez de lire toujours la même chose ? » « Pour moi, ce n’est pas du tout le même Coran, leur répondit-il. Comme adolescent, je le comprenais en adolescent, comme homme je le comprenais en homme, et maintenant comme vieillard, je le comprends en vieillard ; parce que j’y découvre toujours des vérités nouvelles pour moi, je ne me lasse pas de le lire ».

Chorale Mey Dipita Paris chante :  Yehova nya bosangi [3']

Laurent Gagnebin : introduction du thème CIVILISATION [1'10]

Si on sait, le plus souvent, qu’Albert Schweitzer fut enseignant à la Faculté de théologie de l’université de Strasbourg, cela de 1902 à 1912, on ignore fréquemment qu’il fut aussi philosophe et même docteur en philosophie. Dans sa monumentale œuvre en 2 volumes intitulée La philosophie de la civilisation, il estime que la civilisation occidentale, par son manque de spiritualité, connaît une faillite et devient... inhumaine. Robert Minder, alors professeur au Collège de France, a écrit : « A vouloir ignorer la pensée philosophique de Schweitzer, on réduit l’œuvre africaine à une image d’ Epinal... »

Yvan Robert-Garouel : lecture [4'55]

Ah ! la belle civilisation qui sait parler en termes si édifiants de dignité humaine et de droits de l'homme et qui en même temps bafoue et foule aux pieds la dignité humaine et les droits de l'homme chez des millions d'êtres, dont le seul tort est de vivre au-delà des mers, d'avoir une autre couleur de peau et de ne pas pouvoir se tirer d'affaire tout seuls. Belle civilisation qui ignore son vide, sa misère, son verbiage et sa grossièreté étalés devant ceux qui traversent les mers et qui voient ses agissements là-bas, quelle autorité a-t-elle pour parler de dignité humaine et de droits de l'homme?

Actuellement, nous sommes livrés à des exigences anarchiques d'activité. L'esprit activiste de notre époque ne cesse de nous harceler, sans pour autant nous amener à une vue plus lucide des problèmes concernant le monde et notre propre vie. Sans trêve ni répit, il nous embrigade au service de tel but ou de telle réalisation. Il nous entraîne dans un tourbillon d'activités qui nous accaparent, nous empêchent de nous poser des questions et de nous demander ce que ce prélèvement incessant de sacrifices peut avoir de commun avec le sens à donner au monde et à notre vie. Nous errons de-ci de-là, comme des mercenaires ivres et sans patrie, dans des ténèbres de plus en plus épaisses qu'aucune conception du monde ne vient éclairer; nous nous laissons enrôler pour le meilleur comme pour le pire. Et plus la situation mondiale dans laquelle cette course aventurière à l'action et au soi-disant progrès se déchaîne et se fait désespérée, plus les convictions s'embrouillent et plus les agissements de ces mercenaires sont sans rime ni raison.

La pauvreté de pensée qui accompagne la fièvre d'action du monde occidental apparaît avec évidence lorsqu'elle se compare avec la pensée de l’Extrême-Orient. Celle-ci est restée préoccupée par la recherche du sens de la vie et nous force à nous interroger sur le sens de notre agitation, problème que nous nous obstinons à éluder.

L’homme contemporain est exposé, sa vie durant, à des influences qui tendent à détruire en lui la confiance dans sa propre pensée. L’esprit de dépendance spirituelle se manifeste dans tout ce qu’il entend et ce qu’il lit : il est dans les hommes avec lesquels il entre en contact, il est dans les groupements qui veulent le confisquer à leur profit, il est dans les conditions même de sa vie. De tous les côtés, il est soumis aux pressions les plus diverses afin qu’il en vienne à accepter les vérités et les convictions dont il a besoin pour vivre. Comme une société commerciale, par les réclames lumineuses qui flamboient dans les rues de nos villes, s’efforce de lui imposer l’achat de tel ou tel cirage ou bouillon cube, ainsi tente-t-on de lui imposer des convictions.

[…] A toutes ces influences, l’homme ne peut pas opposer la résistance nécessaire, parce qu’il est un être surmené et distrait, sans pouvoir de concentration. De plus, le manque d’indépendance matérielle, qui est d’ordinaire sa condition, agit sur sa mentalité de telle sorte qu’à la fin, il ne se croit plus le droit d’avoir des pensées personnelles.

Aurélien Peter joue le Choral pour orgue "Durch Adams Fall ist ganz verderbt" BWV 637 (extrait de l’Orgelbüchlein) de Jean-Sébastien BACH (1685-1750) [2'30]

Yvan Robert-Garouel : lecture [1']

Dans le premier commandement que le Seigneur donne sur terre, un seul mot se détache, le mot « homme ». Jésus Christ ne parle pas de religion, de foi, de l’âme ou d’autre chose, mais uniquement « des hommes ». « Venez je vous ferai pêcheurs d’hommes ». C’est comme s’il disait aux générations à venir : Pour commencer vous allez tâcher que l’homme ne périsse pas. Suivez-le comme je l’ai suivi et rejoignez-le là où les autres ne le trouveraient plus, dans la boue, la bestialité, le mépris ; allez à lui et soutenez-le jusqu’à ce qu’il redevienne homme. 

Professeur Alain Deloche : Conclusion [4'20]

Fondateur de la Chaine de l'Espoir, de retour de Lambaréné

[Transcription depuis l'enregistrement]

Je crois que c'était une très belle soirée du niveau d'Albert Schweitzer. On essaie d'être au niveau. C 'est vrai qu'on a vu le philosophe, le théologien, l'organiste, le musicologue, un  ensemble pesant. C'est vrai que ceci explique qu'il ait été, de son vivant déjà, une légende, un mythe, pour notre génération. Et, je vous le dis, l'oubli menace. On voit bien parmi les jeunes qu'il n'est pas, en tout cas en médecine, aussi présent qu'on pourrait le penser. A nous de lutter contre cet oubli.

Alors, c'est vrai que j'étais à Lambaréné encore en juillet dernier et j'étais devant la tombe d'Albert Schweitzer. D'abord il repose en terre gabonaise ; çà, çà me parait important. Car là-bas, en parlant avec mes collègues gabonais, Schweitzer c'est le "Nianga" ; c'est celui qui trouvait les bons médicaments ; c'est celui qui construisait non pas un hôpital, mais un village hôpital, plein de vie. Et çà c'est important, c'est la première chose qui m'est apparue. La deuxième chose, comme une évidence qu'il faut se rappeler. Moi, en regardant Lambaréné, l'endroit où il était, j'ai perçu sa conviction de partager la médecine et surtout d'apporter aux plus démunis le progrès médical. Et cette conviction c'est au fond ce qui nous a animé lorsqu'on a créé avec Bernard Kouchner Médecins sans Frontières. Moi, je vous le dis, le berceau de la médecine humanitaire est à Lambaréné. C'est ce que Bernard m'a dit l'autre jour. C'est sûr. Vous vous rendez compte : nous sommes tous ses disciples.

Et alors, autre chose m'est apparue. C'est que Lambaréné, c'est une oeuvre, une oeuvre qui continue. Je sais qu'Albert Schweitzer, quand on lit ses livres, ce qui frappe beaucoup, c'est qu'il était pénétré des grands religieux de l'Inde et il a fait la jonction entre ce qu'on apprend en Orient, c'est à dire la prédominance de l'être et de l'amour, et il a maintenu que notre monde à nous est bien centré, et c'est le danger, sur l'avoir et sur le faire. Mais au fond, ce qu'il a démontré, c'est que l'acte humanitaire, c'est peut-être un acte technique, mais qui n'est rien s'il n'est pas chargé d'amour. Et c'est là le secret, et c'est là son message. Alors, il a écrit quelque part et je vous livre celà : chacun d'entre nous a son Lambaréné. C'est à nous de le trouver. Et il n'est pas forcément en Afrique. Il est partout dans le monde où il y a le malheur, où il faut partager. Et c'est çà son vrai message.

Enfin, je voudrais terminer sur quelque chose qu'il disait et qui est bien dans sa philosophie d'action : en faisant cela nous semons dans l'univers. Gardons cette phrase.

Invitation a la libre participation aux frais (pour la restauration des orgues)

Chorale Mey Dipita Paris chante : Yohane [4']

Les textes lus ont été extraits des ouvrages suivants :

  • SCHWEITZER, A., Bach, le musicien-poète, Leipzig, Breitkopf & Hartel, 1905.
  • SCHWEITZER, A., La civilisation et l’éthique, Colmar, Alsatia, 1976.
  • SCHWEITZER, A., Ma vie et ma pensée, Paris, Albin Michel, 2013 (1960).
  • SCHWEITZER, A., Vivre. Paroles pour une éthique du temps présent, Paris, Albin Michel, 1970.
  • DUPRE, M., Marcel Dupré raconte, Paris, Bornemann, 1972.
  • JOY, C., Albert Schweitzer, une anthologie, Paris, Payot, 1952.
  • GAGNEBIN, Laurent : Albert Schweitzer 1875-1965, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.


Soirée d'hommage préparée par Rose-Marie Boulanger, Dominique Mazel et Marc Pernot pour l'Oratoire du Louvre, avec l'aide de la Maison d'Albert Schweitzer à Gunsbach