Fleurir
Psaume 90
Culte du 11 juillet 1937
Prédication de Pasteur Emile Guiraud
Sermon prêché à l' Oratoire du Louvre par le pasteur Emile Guiraud le 11 juillet 1937
Avant-propos
Le 14 septembre 1937 le pasteur Émile Guiraud était rappelé à Dieu.
Mais son ministère dans l'église de l'Oratoire du Louvre n'a pas cessé pour cela d'être une vivante réalité. Son esprit, dans lequel l'église avait reconnu d'emblée son âme la meilleure, affirme spontanément la permanence de son action. Par sa valeur propre, par sa soumission à l'esprit du sauveur, il demeure, il travaille, il poursuit son œuvre constructive. Cependant, il a paru possible de prolonger et d'élargir cette action, en faisant entendre à nouveau la voix de ce vivant. Pour ceux qu'il a nourris du pain de vie pendant son ministère terrestre, pour ceux qui voudraient entrer demain dans le cercle de son rayonnement, l'église de l'oratoire a préparé avec amour le livre qu'elle offre aujourd'hui à ses fidèles.
Les pages en sont toutes baignées de lumière Et de paix. La méditation ardente du prédicateur nous y est livrée telle qu'elle a jailli de son cœur, sans retouche ni correction, comme un message de la vie éternelle ; et la même foi en la même vie éclaire et transfigure la douleur qui s'exprime dans l'hommage de ses collègues et de ses frères.
Aussi ne voulons-nous ici d'autre avant-propos que ces quelques lignes trouvées dans les papiers du pasteur :
Tout ce qui a été dit sur la mort et la vie future, je le donne tranquillement pour cette parole du Christ :
« Je remets mon esprit entre tes mains. »
Je ne sais pas, mais tu es là, fidèle gardien ;
Tu m'as relevé quand je tombais dans la poussière ;
Tu m'as ramené quand j'allais m'égarant ;
Tu m'as fait vivre quand je me détruisais moi-même ;
Tu ne m'abandonneras pas quand je ne serai plus rien sur terre.
Mon cœur qui a souffert, mon âme qui a cherché, ma conscience qui a lutté, monteront vers l'invisible.
De cette ascension dans la lumière, ce petit volume voudrait être l'humble témoin.
Paroles d'un Vivant
Ensemble de six méditations du pasteur Émile Guiraud
Méditations
I. La joie
II. Avec Dieu
III. Chez Lui
IV. Fleurir
V. La prière
VI. L'âme
et Services In memoriam célébrés
le 16 septembre 1937
et le 16 octobre 1937
Lectures bibliques
Un arbre a de l'espérance :
Quand on le coupe, il repousse,
Il produit encore des rejetons ;
Quand sa racine a vieilli dans la terre,
Quand son tronc meurt dans la poussière, Il reverdit à l'approche de l'eau,
Il pousse des branches comme une jeune plante. Mais l'homme meurt et il perd sa force ; L'homme expire et où est-il ?
Les eaux des lacs s'évanouissent,
Les fleuves tarissent et se dessèchent ;
Ainsi l'homme se couche et il ne se relèvera plus.' Il ne se réveillera pas tant que les cieux subsisteront, Il ne sortira pas de son sommeil.
Job XIV, 7-12.
Une femme samaritaine étant venue pour puiser de l'eau, Jésus lui dit : Donne-moi à boire, car ses disciples étaient allés à la ville pour acheter des vivres. La femme samaritaine lui dit : Comment, toi qui es Juif, me demandes-tu à boire, à moi qui suis Samaritaine ? Jésus lui répondit : Si tu connaissais la grâce que Dieu te fait, et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c'est toi qui lui demanderais à boire, et il te donnerait de l'eau vive. —Seigneur, lui dit cette femme, tu n'as point de seau et le puits est profond ; d'où aurais-tu cette eau vive ? Es-tu plus grand que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits et qui en a bu lui-même, ainsi que ses fils et ses troupeaux ? — Jésus lui répondit : Quiconque boit de cette eau aura de nouveau soif ; mais celui qui boira l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif ; l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle.
Jean IV 7-14.
Le Seigneur est l'Esprit ; là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté.
Le Dieu qui a dit : que des ténèbres jaillisse la lumière, a fait luire sa lumière dans nos Cœurs, pour que nous fassions briller la connaissance de sa gloire sur le visage du Christ.
Quoique vivant, nous sommes toujours livré à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus se manifeste aussi dans notre être mortel.
II Corinthiens passim.
Ils sont comme l'herbe qui passe, le matin elle fleurit, puis elle sèche. Psaume 90, 5 et 6.
Prédication : La Joie
Cette vieille parole biblique réveille en nos cœurs de douloureuses sonorités. Dans cette simple image de l'herbe séchée et couchée sur le sol, il y a une des plus poignantes expressions de la grande plainte humaine devant la fragilité de la vie, les visages aimés qui, soudain immobiles, pâlissent et s'effacent. L'homme est comme l'herbe qui fleurit un temps, puis elle sèche et tombe, et le lieu qui la portait ne la reconnaît plus.
Mais, dans cette parole désolée, un mot se détache, lumineux, chargé d'une réalité mystérieuse : elle fleurit. L'herbe a fleuri, elle a manifesté quelque chose d'autre que sa nature, et la faux peut siffler et couper, et le vent chaud du soir peut dessécher, rien ne pourra empêcher qu'il y ait eu là un miracle, un prodige de lumière dressé vers le ciel, et qui doit bien répondre à quelque grand secret : fleurir.
Fleurir ! vision de grâce et de beauté. Oui... mais quand il s'agit de l'homme, de sa vie, c'est une vision de courage, d'héroïsme qui nous saisit, c'est une autre image que celle d'un champ paisible sous le ciel, où spontanément les fleurs s'épanouissent. C'est une image bien plus sévère qu'il nous faut choisir.
Sur un rocher plongeant dans la mer, un arbrisseau tout rabougri, agrippé. Je l'ai vu, tordu comme un infirme les vents du large l'ont courbé, les tempêtes aux longues et rudes nuits d'hiver l'ont assailli, flagellé ; mais, cramponné au roc, il vivait, et voici même que malgré cette lutte pour subsister, il portait des fleurs d'un bleu profond comme celui de là-haut, il dressait vers le ciel un élan de lumière. Poignante et véridique parabole de la vie humaine : avec du rocher, avec de la solitude, devant l'infini hostile de la mer, avec de la tempête et de la douleur, faire de la beauté, un cantique, une adoration tournés vers le ciel.
Fleurir ! A ce seul mot, ce qui était un drame — vivre — devient une épopée, et la plainte de notre tristesse se change en un cri d'admiration ; l'homme pétri de poussière et destiné à la corruption, manifeste un élan spirituel, il dresse sous le ciel son âme, ses tendresses, le transparent éclat, inouï, d'une vie invisible !
Comment l'homme est-il ainsi illuminé ? L'homme, comme l'herbe... Ce primitif dont le sol nous livre l'histoire : la caverne, la lutte inégale contre les bêtes, la terreur d'un monde dont les forces semblent guetter une proie, la nécessité de tuer pour vivre, et, par là même la satisfaction, la joie de tuer ;... l'accablante stupeur devant l'enfant mort, et malgré cela — invraisemblables fleurs de tendresse et d'espérance — le tombeau creusé comme une couche, et le squelette peint en rouge comme pour lui redonner vie. Et, si bien de ces vieilles angoisses ont disparu pour nous, nous avons de nouvelles angoisses : le monde clos et borné des anciens et qui offrait comme une sécurité dans ses limites, a fait place à des visions qui ne cessent de grandir ; les voiles sont tombés, des abîmes se sont ouverts devant lesquels notre imagination succombe, consternée d'effroi.
Engloutis dans l'espace et perdus dans le temps, face à face avec cette immensité sans âme, d'une indifférence morale absolue, comment sommes-nous capables de sourire à nos berceaux et de prier sur nos tombeaux ?
Et encore, si ce n'était que le cadre, même infini, de notre existence qui nous accablait, si nous-mêmes, dans notre propre nature, nous trouvions, bien à nous, des forces personnelles neuves, des assurances sur quoi bâtir et nous dresser... Mais, sans cesse, nous sommes courbés et flagellés et par le corps qui souffre et qui nous tire de ses impérieux instincts, et dans les replis de notre être moral, par ces hérédités qui nous soulèvent quelquefois, mais la plupart du temps nous enserrent et nous font bien membres de la race marquée du signe de Caïn, et avant même que nous les ayons acceptées, vicient et paralysent notre volonté. Qui n'a senti le poids de l'animalité lui résister et menacer de l'entraîner ? Quel trouble de songer à tout cet inconscient qui fermente en nous, que nous portons, et que pourtant nous ne connaissons pas, et qui jette ses sourdes poussées, ses obscurs réflexes dans nos sentiments, nos pensées et nos actes !
Comment, pareillement enchaînés à la matière, portons-nous des bondissements de justice, des élans de pitié, des moments d'extase, fleurs merveilleuses de nos âmes ?
Pour sentir vraiment ce que c'est que d'être homme, dans quelle conquête épique nous sommes engagés, sur quels fonds de ténèbres et de poussière, et en recevoir un vivifiant enthousiasme, il faut percevoir dans l'histoire humaine et dans sa propre vie, tout ce qu'il y a d'inattendu, d'invraisemblable, de mystérieux dans cette vie spirituelle que la parole de notre texte exprime dans ce seul mot : fleurir.
Invraisemblable ! il faut bien dire : un miracle, une réalité surnaturelle.
Une philosophie qui flatte l'homme en même temps qu'elle le désespère, prétend qu'il n'y a là rien de surnaturel, que ce que nous appelons ainsi, la floraison spirituelle, est, par l'effort séculaire de l'homme, un affinement, une sublimation des simples forces matérielles, des instincts charnels. L'âme, la vie de l'esprit seraient la fine pointe de la pyramide de la matière. Voilà l'œuvre de l'homme;... qu'il en éprouve de la fierté, mais qu'il sache aussi que du jour où la pyramide s'effondrera en poussière, la pointe audacieuse sombrera elle aussi; et la gloire humaine, une fois encore ici, ne s'est dressée ainsi que pour s'abîmer dans le désespoir.
Mais, ouvrons les yeux ! La réalité, notre réalité spirituelle, s'affirme comme étrangère et même opposée à la nature matérielle.
La pensée humaine n'est pas de la nature, elle peut dire : mon royaume n'est pas de ce monde. Elle se dresse devant la nature, elle l'observe, l'interroge et souvent la défie et la discipline pour la plier à ses desseins ; et nous connaissons tous ce poignant tête-à-tête de la pensée et de l'univers que Pascal a exprimé dans ses quatre lignes sur le roseau pensant.
D'une part, c'est tout le déploiement des forces matérielles qui se précipite sur l'homme si facilement pour l'anéantir, et de l'autre c'est la pensée de l'homme qui se dresse plus haut que toutes les violences, et lui dit : « Tu ne sais pas ce que tu fais... mais moi, je le sais ». Et la méditation de Pascal chante la réalité surnaturelle de la pensée : Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits, car lui connaît tout cela et soi, et les corps ne connaissent rien. De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d'un autre ordre.
Plus surprenante que la pensée, la conscience morale ne défie pas seulement la nature, elle la juge, elle la contredit et elle lutte contre elle. Elle lui pose cette question inouïe : quelle est ta valeur ? Tes soleils ne sont rien pour moi s'ils ne portent pas une volonté de Bien, et contre tes écrasements, j'en appelle plus haut à la Justice, et malgré ton immense déterminisme je dis : « Moi, je suis libre ». L'âpre et pathétique lutte de la conscience morale ! C'est l'homme qui, pour cette seule brûlure de l'obligation en lui-même, comme un esclave qui laboure la terre de ses mains meurtries pour se dégager, déchire ses hérédités, ses bien-être, ses intérêts, ses instincts les plus impérieux, et qui jette vers le ciel ce cri plus terrible que les tonnerres des orages : Je suis coupable ! moi, l'enserré de la chair, avec son vieux sang impur. C'est moi que j'accuse.
Voilà bien en nous la floraison spirituelle inattendue et inexplicable. Mais les plus extraordinaires fleurs se dressent plus haut encore :
D'une chair sensible, craindre la souffrance, d'un instinct lié à l'être, redouter de mourir, et, dans un élan de sacrifice volontaire, se jeter tout entier dans la mort pour que d'autres vivent, ou bien se donner en détail, au long des jours, accepter de souffrir, de s'oublier pour que d'autres soient joyeux.
De tous les corps et de tous les esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d'un autre ordre, surnaturel. Création incomparable dans l'univers aveugle et fatal, et qui dresse une réelle et efficace négation de la matière et de la mort.
Nous sommes surnaturels et c'est bien pourquoi nous ~ne pouvons nous contenter de rien ici-bas, que notre être est au fond une inquiétude qui appelle, un regard qui attend, une âme qui prie.
L’homme est comme l'herbe, elle fleurit, le soir elle sèche ; mais nous pressentons que toute notre destinée n'est pas dans la faux qui tranche et le vent qui dessèche, mais qu'elle est enfermée dans ce mot : fleurir.
Nous pressentons... Qui nous donnera la certitude ?
Ecoutez, écoutez : Il s'est élevé comme une faible plante, comme un rejeton qui sort d'une terre desséchée, et Il a porté la floraison suprême de l'Esprit. Il a dispensé autour de lui les senteurs d'une vie sans souillure, il a reflété la lumière parfaite, et il a donné sa vie ; et quand les hommes ont cru que c'était fini, qu'il n'y avait plus, au creux de la terre, qu'un rameau tranché, desséché par la mort, voici que s'est épanouie, et qu'elle dure encore au milieu de nous, la fleur merveilleuse d'une éternelle présence.
Fleurir ! Aux regards des hommes, embaumer quand même l'âme du pécheur, fleurir au jardin nocturne des agonies, et, là-haut, au rocher du Calvaire, pour aboutir à l'épanouissement, à la lumière éternelle.
Et nous trouvons ainsi en Christ le secret et l'aboutissement de toute la floraison de l'âme humaine. C'est en nous l'Esprit de Dieu qui travaille et nous veut faire croître jusqu'à la plénitude de vie.
Devant un bloc de marbre informe, animé par son génie, Michel-Ange s'écriait : Je vais le convertir en beauté.
Saisis par une puissance plus géniale, ceux qui communient avec Jésus-Christ convertissent tout en puissance spirituelle; tentations et douleurs, épreuves, nos fautes même, et le granit des tombeaux aussi, leur deviennent élan, nourriture spirituelle, épanouissement de vie.
Oh ! dans cette heure du silence où penchés sur le Livre, nos mains se joignent, savoir qu'il y a dans nos âmes de telles possibilités divines, des réserves inépuisables de forces, capables de faire de la vie, de la beauté, de la joie avec les plus imperméables et les plus dures hostilités ! En vérité, c'est à pleurer de gratitude et à chanter d’extase.
Les Évangiles nous disent que Jésus, un jour, était au désert, au milieu des bêtes sauvages, et que des anges le servaient. C'est là aussi notre état : En nous, nous sommes aux prises avec toutes les stupidités, les instincts et les tentations qui nous résistent ; mais aussi, en nous, une puissance surnaturelle nous spiritualise, nous soulève au-dessus de nos misères et de nos limites.
Ne sentez-vous pas dans vos cœurs, douze légions d'anges, et le battement prophétique de leurs ailes de lumière ?
L'homme est comme l'herbe, il tombe, il se dessèche, mais ici-bas déjà : il fleurit. Il fleurit ; grâces soient rendues à Dieu ! L'herbe fragile est marquée de son sceau, elle porte et les gages de son Esprit et les préludes de la vie qui demeure.