Aboutissement de l'Oratoire du Louvre au XVIIIe siècle

Voltaire (1694-1778)

Le déisme de Voltaire

« un homme qui reçoit sa religion sans examen ne diffère pas d’un bœuf qu’on attelle… »

Né catholique, et contraint avant sa mort de se reconnaître tel (sous peine de privation de sépulture…), Voltaire a une vaste culture religieuse, nourrie de sa lecture critique de la Bible, de l’étude historique du christianisme et de toutes les religions dont il s’emploie à dégager les principes communs pour dénoncer la vanité des querelles de dogmes et de rites. Il a lu autant les déistes anglais (Toland, Collins), que son ami Dom Calmet , dont les 26 volumes du Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament : avec une immense érudition biblique et patristique, le savant bénédictin y élabore de bonne foi un arsenal qui nourrit la critique antichrétienne des Philosophes, puisqu’il expose les discussions sur les points d’histoire, les obscurités, incohérences ou absurdités de certains passages, la diversité des interprétations, l’usage contradictoire des paraboles…

De sa réflexion, qui n’est pas originale (tous les arguments des sceptiques, toutes les réfutations les plus méthodiques et violentes du christianisme, ont été écrits avant lui…), Voltaire conclut à une impérative et salubre entreprise de démystification des Eglises de toute obédience, dont il décrit à loisir les rites cruels, les cérémonies absurdes, les conflits dogmatiques, la collusion avec le pouvoir politique qui perpétue l’asservissement et l’abrutissement des hommes, pour leur plus grand malheur…

Tout le XVIII°s. «philosophe» se convainc avec lui que la religion est née d’une complicité des tyrans et des prêtres pour exploiter la crédulité des peuples.

Pour Voltaire, tout croyant sincère est fanatisable; il faut donc rester vigilant et déterminé à «écraser l’Infâme», cet Infâme dont est porteur toute religion dépassant une religiosité vague pour tenter d’approfondir le sentiment religieux en un discours structuré : dès qu’elle est dogmatique, une religion est intolérante, et en fin de compte, l’Infâme, pour Voltaire, c’est bien le Christianisme !

Son Candide, entre autres centaines de textes, ridiculise le cléricalisme et dénonce l’intolérance sous toutes ses formes, le fanatisme, l’Inquisition, le pouvoir des Jésuites …auxquels il oppose la religion naturelle des habitants de l’Eldorado.

La religion de Voltaire est en effet un authentique déisme ; évacuant toute Révélation et toute Incarnation, il rend hommage à un Etre suprême, éternel Architecte de l’Univers, accessible à la seule raison naturelle. C’est le «Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps» de la célèbre Prière à Dieu qui conclut le Traité sur la Tolérance. C’est le Dieu du Dictionnaire philosophique : «nous sentons que nous sommes sous la main d’un être invisible; c’est tout, et nous ne pouvons pas faire un pas au-delà. Il y a une témérité insensée à vouloir deviner ce que c’est que cet être, s’il est étendu ou non, s’il existe dans un lieu ou non, comment il existe, comment il opère». Sans dogme, ni sacrement, ni rite, ni clergé, cette religion naturelle a une justification morale et surtout une utilité sociale : elle tend à rendre les hommes justes et meilleurs; elle favorise, par l’image d’un Dieu rémunérateur et vengeur, la conservation de l’ordre social en tant qu’ordre moral, en réfrénant la violence des instincts vicieux du bas-peuple. Pour cette seule raison, «si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer». L’épiscopat de France, avertissant des dangers de l’incrédulité, et condamnant sévèrement les thèses matérialistes d’Helvétius ou d’Holbach, n’emploie pas d’autre argument à la même époque…

Voltaire et la réforme

Voltaire connaît bien l’histoire de la Réforme, dont il analyse l’implantation et le développement dans plusieurs de ses ouvrages (Le Siècle de Louis XIV, L’Essai sur les Mœurs, le Traité sur la Tolérance…), et il est en relation intellectuelle et amicale avec nombre de Réformés, anglais, suisses, français. Mais tout en décrivant la doctrine protestante, il la critique sans nuance : pour lui Calvin est un esprit austère, sombre et tyrannique, il est l’intolérant bourreau de Servet qu’il fait brûler « par haine théologique implacable » (ce rappel obstiné de « l’affaire Servet » par Voltaire stigmatise l’intolérance congénitale du protestantisme, qui vaut bien celle du catholicisme). Le massacre de la Saint-Barthélémy est évidemment une « tragédie abominable », un sommet de fanatisme, mais il n’excuse pas la violence et le vandalisme du parti huguenot, qui eut ses fanatiques lui aussi.

Voltaire accuse les Réformés du crime de lèse-majesté, pour avoir repris la guerre après 1610, et il s’étonne que Richelieu, au lieu de tenter de les ramener au catholicisme par la persuasion, n’ait pas révoqué l’Edit de Nantes…Il considère les Protestants du XVII°s. comme des passéistes, des gens pédants, doctrinaires avides de controverses, que Louis XIV a eu raison de mater par des mesures légales et par la Caisse des conversions. Il accuse le ministre Louvois et le jésuite Le Tellier d’être responsables des dragonnades, des condamnations aux galères, de la Révocation et de l’exil qui s’ensuit, Louis XIV étant ignorant des faits et mal conseillé ! Et Voltaire de déplorer surtout les pertes économiques, faillite des manufactures, exil d’excellents artisans et officiers, dont ont profité les pays du Refuge, ennemis de la France. Mais la secte écrasée renaît cependant : le fanatisme est excité par les pseudo-prophètes du Vivarais et des Cévennes, et Voltaire condamne sans appel les Camisards dont la rébellion et les exactions montrent qu’ils croyaient être « élevés en gloire à proportion du nombre des prêtres et des femmes catholiques qu’ils auraient égorgés ».

Pour Voltaire, le protestantisme français n’est donc pas une secte mieux fondée qu’une autre, et moins porteuse de fanatisme et d’intolérance; cela ne justifie certes pas une persécution ou une répression systématique, mais doit conduire le pouvoir à ne laisser la liberté de conscience aux Réformés que s’ils obéissent aux lois de l’Etat. A ces conditions, on peut « tolérer » leur différence…

Les seuls chrétiens que reconnaisse pour une part Voltaire sont les Quakers, auxquels il consacre 4 de ses Lettres anglaises, parce que leur religion n’a ni dogme, ni baptême, ni communion, ni prêtre, ni ambition temporelle, et est donc vraiment tolérante et tolérable. Les seuls protestants que loue Voltaire sont les Sociniens, ou Antitrinitaires, c’est-à-dire pour lui ses frères honteux en déisme. Pour être tolérable, donc acceptable, Voltaire exige de la religion chrétienne qu’elle soit donc la moins chrétienne possible !

Et quand Voltaire se mobilise énergiquement et efficacement dans les affaires des protestants Calas et Sirven, c’est d’abord l’injustice qu’il combat, et le fanatisme des juges redoublant le fanatisme de catholiques intolérants.

Il ne prend pas parti pour la Réforme, il défend d’honnêtes et paisibles sujets du Royaume, réformés, et en l’occurrence victimes innocentes d’une criante injustice, d’une indéniable et acharnée erreur judiciaire.

Les affaires Calas & Sirven : des détonateurs

Voltaire est passé à la postérité comme l’auteur du Candide et « l’intellectuel engagé » des « affaires » Calas et La Barre essentiellement. Parmi les nombreuses « affaires » qui ont suscité l’indignation du philosophe et animé sa plume dans des combats retentissants pour la vérité, la réforme de l’appareil judiciaire et la tolérance, deux se trouvent concerner des protestants français de cette 2° moitié du XVIII°s., Calas et Sirven.

La situation des réformés de France est alors toujours soumise aux mesures de l’Edit de Fontainebleau, révoquant l’Edit de Nantes, renouvelées par la Déclaration du Roi, donnée à Versailles en mai 1724, « concernant les religionnaires » : peines des galères perpétuelles pour les hommes, et de réclusion à vie pour les femmes, avec confiscation des biens s’ils assistaient à d’autres exercices que ceux de la religion catholique ; peine de mort contre les prédicants ; peine des galères ou de la réclusion contre ceux qui leur donneraient asile ou aide quelconque et contre ceux qui négligeraient de les dénoncer…

On sait combien les premiers temps du Désert furent héroïques pour les Réformés, officiellement « nouveaux convertis », et restés dans leur majorité en France, notamment dans les provinces méridionales. Si la répression s’atténue progressivement après 1750, les lourdes amendes, l’emprisonnement, les enlèvements d’enfants, les rebaptisations forcées continuent sporadiquement, de moins en moins justifiables.

La situation juridique des Réformés est toujours précaire : pas d’état civil, pas d’enregistrement des mariages (avec tous les problèmes de succession qui s’ensuivent…), pas d’accès aux charges publiques, tracasseries de toutes sortes, sans compter l’opprobre plus ou moins virulent de la part du Clergé catholique, du « Parti dévot » et des fidèles majoritaires et fanatisables…

A Toulouse vit Jean Calas, honorable commerçant d’indiennes, et ses enfants. L’un, Louis, a abjuré, et vit éloigné ; Donat est en apprentissage à Nîmes ; Marc Antoine et Pierre vivent sous le toit familial, et Marc Antoine voudrait être avocat (mais il lui faudrait un certificat de catholicité)… Le soir du 13 octobre 1761, en fin de soirée, Pierre découvre le corps de son frère, au sol, mort. Le capitoul averti néglige d’établir un procès-verbal des lieux, et croyant d’emblée à un crime calviniste, il fait emprisonner toute la famille. La thèse du suicide avancée pour leur défense par les Calas n’emporte pas la conviction : les capitouls et l’opinion toulousaine se disent certains que Marc Antoine était sur le point d’abjurer, et que pour cela, il a été assassiné par son père, dans le cadre d’une vengeance huguenote !

Le corps est inhumé en grande pompe en terre catholique; Calas, sa femme et son fils sont condamnés à la torture. En appel, le Parlement de Toulouse reprend l’affaire, recommence l’enquête, confronte les déclarations contradictoires des Calas, et à une courte majorité (8 contre 5), condamne le 9 mars 1762 Jean Calas à la peine capitale, puis son fils Pierre au bannissement à perpétuité.

Dans un contexte de réjouissances populaires et d’exacerbation fanatique, les Toulousains commémorant le bicentenaire d’un massacre de protestants en 1562, alors que 3 semaines plus tôt, le 19 février, le pasteur Rochette a été exécuté dans cette même ville de Toulouse, Jean Calas, le 10 mars 1762, est torturé, roué en place publique, étranglé, brûlé sur le bûcher, puis ses cendres sont dispersées…

Le 20 mars, un négociant protestant de Marseille, de passage à Ferney, raconte « l’horrible aventure » à Voltaire qui s’écrie : « il me paraît qu’il est de l’intérêt de tous les hommes d’approfondir cette affaire qui d’une part ou d’une autre est le comble du plus horrible fanatisme. C’est renoncer à l’humanité que de traiter une telle aventure avec indifférence ». Dès lors, le philosophe se convainc de l’innocence de Calas, enquête sans relâche, interroge le jeune Donat Calas, puis son frère Pierre, réfugiés à Genève, et se lance dans un combat qui va durer 3 ans !

Voltaire multiplie les interventions, lit tous les factums, stimule les avocats de la famille, s’intéresse aux procédures d’appel et de cassation du jugement, réunit les preuves de l’innocence et de l’erreur judiciaire. En 1763, il publie son Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, considéré depuis comme un des ouvrages fondamentaux de Voltaire et du combat des Lumières; en effet, il y défend admirablement, avec une érudition vivante, une argumentation irréfutable et une grande variété de ton, de l’ironie au pathétique, une cause juste, et toujours actuelle. Montrant que la tolérance est un droit naturel et humain, alors que le droit de l’intolérance est absurde et barbare, il envisage les limites politiques de la tolérance : un gouvernement doit être intolérant envers les fanatiques seulement, pour les empêcher de commettre leurs méfaits; et il doit aussi lutter, avec les Eglises, contre les superstitions populaires, dangereuses pour la paix civile.

En mars 1765, la réhabilitation de Calas est enfin acquise. Le mythe se substitue à « l’affaire » : en se levant pour défendre la mémoire d’un inconnu, exiger justice, Voltaire a offert « au personnage du philosophe une dimension morale sans précédent. Par cette grande action, il donne non seulement une nouvelle dimension à la philosophie du XVIII°s., mais crée de toutes pièces le personnage de « l’intellectuel engagé » qui s’épanouira au XX°s. » (E.Badinter)

L’année suivante, le Traité sur la Tolérance est mis à l’index par Rome…

L’affaire Sirven est exactement contemporaine de l’affaire Calas, et Voltaire en fut informé dès 1762 mais délaya d’intervenir jusqu’à l’heureuse issue judiciaire de cette dernière.

Pierre Sirven était archiviste-expert à Castres; protestant, il élevait ses 3 filles dans la foi réformée, quand en mars 1760, sa cadette, âgée de 23 ans, lui est enlevée, sur ordre de l’évêque, afin d’être placée au couvent des Dames Noires de Castres, chargées de lui faire abjurer le protestantisme. Après 7 mois de séquestration, elle est rendue à ses parents dans un état de profonde dépression morale, au point qu’un médecin consulté la déclare folle en juin 1761. La rumeur publique prétend que ses parents la maltraitent pour l’empêcher de se convertir, et l’ont acculée au désespoir. Aussi, quand 6 mois plus tard on retrouve le corps de la malheureuse dans un puits, son père est aussitôt accusé de l’avoir tuée. Echaudés par l’accusation des Calas après le suicide de Marc Antoine Calas 2 mois plus tôt à Toulouse, les Sirven s’enfuient et, dans des conditions dramatiques, mettent 5 mois à parvenir en Suisse.

Cependant Sirven et sa femme sont condamnés pour infanticide à la pendaison en mars 1764, leurs filles au bannissement, et leurs biens sont confisqués. La sentence est exécutée par contumace en septembre 1764, à Mazamet.

Voltaire reçoit Sirven et ses 2 filles à Ferney, en avril 1765, et il intervient fermement pour diligenter un appel au Conseil du Roi, rejeté en 1767; le nouveau parlement de Toulouse installé par Maupeou acquitte enfin les Sirven en novembre 1771. Voltaire de déplorer : «il n’a fallu que 2 heures pour condamner à mort cette vertueuse famille, et il nous a fallu 9 ans pour lui rendre justice» !

Le retentissement de ces « affaires » a permis une véritable prise de conscience du problème protestant par le monde des Philosophes et par l’élite sociale et politique des « gens éclairés » qui eurent honte de ressembler aux magistrats et aux prêtres de Toulouse…

Dès 1762, lorsque l’abbé de Caveirac publie une sorte de tentative de justification du massacre de la Saint-Barthélémy sous le titre de L’Accord de la religion et de l’humanité sur l’intolérance, c’est un véritable tollé dans l’opinion éclairée.

«Les affaires», à travers leur caractère dramatique, mettaient à nu le «fanatisme» poussant au «crime de bonne foi», et rendaient insupportables et anachroniques les formes d’intolérance et de répression dont les protestants français continuaient d’être les innocentes victimes. Dorénavant intendants et gouverneurs de province libéraux relâchent sensiblement la répression judiciaire des Réformés.

Voltaire n’a donc pas peu contribué à l’évolution des mentalités qui rend possible dès ces années les discussions qui aboutiront en 1787 à l’Edit de Tolérance.

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