Voir sa misère

Apocalypse 3:14-22

Culte du 16 décembre 1945
Prédication de André-Numa Bertrand

On ne saurait au premier abord si la lettre que nous venons de lire ensemble dénote plus de sévérité ou plus de tendresse. L'âpre ironie qui se manifeste dans certains passages nous ferait pencher pour la première hypothèse < Je te conseille d'acheter de l'or pur, affiné au feu, pour être riche, un collyre pour oindre tes yeux afin que tu voies... » ; mais il ne faut pas oublier non plus les belles paroles « Ceux que je reprends et que je châtie, ce sont ceux que j'aime ». Celui qui juge, le chef de toutes les créatures, secoue rudement l'Église de Laodicée; cependant, tout se termine dans la grande parole d'adoption, éternellement adressée à toute âme d'homme « Repens-toi ». Peut-être ne faut-il pas, ici plus qu'ailleurs, séparer la sévérité de Dieu de sa tendresse, et peut-être précisément à cause de cela ces paroles peuvent-elles nous aider à nous faire une idée de ce qu'est le jugement de Dieu sur notre monde. Évidemment, cette lettre s'adresse à l'ange d'une Église, c'est-à-dire à cette parcelle d'Esprit qui est en elle et nous aide à la distinguer de toutes les sociétés profanes; et le monde actuel n’est pas une Église de Dieu, certes; il n'en est pas moins vrai qu'il y a là quelques linéaments de ce qu'est pour toute âme la justice de Dieu; sa sévérité pas plus que son amour ne s'arrêtent aux limites du monde chrétien tout être humain est l'objet d'un jugement de Dieu, et à tout être humain aussi le pardon est offert.

D'ailleurs, ce monde qui nous scandalise et que nous sommes portés à condamner n'est pas pour nous un monde étranger ; nous en sommes aussi, Chrétiens, nous avons notre part de responsabilité dans son destin, et nous ne pouvons pas le juger sans nous juger nous-mêmes. C'est pourquoi nous nous arrêterons un moment devant cette parole, afin d'y chercher le jugement de Dieu sur le monde et sur nous-mêmes.

Nous ne dirons que quelques mots du premier reproche adressé à l'Église de Laodicée « Tu n'es ni froid ni chaud, tu es tiède ». Au premier abord, il ne semble pas que cette parole s'adresse particulièrement à notre époque ; avec quelle violence, elle a tendance à se jeter vers les extrêmes les plus opposés ; elle n'a pas peur du oui ou du non ; elle ne se réfugie pas dans une pâle neutralité, elle s'affirme. Mais pourtant malgré cette tendance qui est plutôt celle de quelques dirigeants que celle de la masse, se retire-t-elle volontiers dans l'apathie et la neutralité. Quelles contradictions dans notre monde, qui n'arrive pas à prendre véritablement parti, à savoir ce qu'il veut, à être fidèle à son destin. Il dit oui, et le lendemain il dit non, et c'est avec la même violence qu'il se jette d'un côté ou d'un autre. Et ici la culpabilité des chrétiens est plus grave peut-être que partout ailleurs ; car c'est dans ce domaine de la vie religieuse et dans le monde chrétien que se trouvent les tièdes. « Tu n'es ni froid ni bouillant.. » Nous sommes chrétiens, oui, mais... Nous disons que nous appartenons à notre Église, disons que nous en faisons partie, car nous ne lui appartenons pas, nous ne sommes pas la propriété de Dieu ou de Jésus-Christ. Au même titre que nous disons appartenir à l'Église du Christ, nous disons aussi que nous appartenons à une certaine classe sociale, ou peut-être à un parti, et tout cela est sur le même pied. Nous avons vu, ces dernières années, des hommes par milliers mourir pour une cause ; et pour la plus belle de toutes les causes, non seulement nous ne savons pas donner notre vie, mais nous ne savons même pas donner un peu de nos biens, un peu de notre temps, un peu de nous-mêmes : nous sommes des tièdes. Et quelquefois nous pensons à la colère de Dieu contre les pécheurs, mais nous ne pensons pas assez au dégoût de Dieu envers les tièdes ; nous ne comprenons pas que, sur ce point, non seulement nous ne valons pas mieux que les autres ; mais à certains égards nous valons moins, parce que ce qu'il y a de grave dans la tiédeur est en proportion de la beauté de la cause offerte à ceux qui prétendent la servir. Et quand nous avons accepté une certaine activité dans l'Église, nous nous croyons quittes envers Dieu et envers Jésus-Christ ; et nous ne comprenons pas, nous ne savons pas voir que nous sommes pauvres...

Et ici nous touchons à ce qu'il y a d'essentiel dans cette lettre, à ce qui est son centre même cette impossibilité pour l'homme de se connaître et de se juger, son ignorance de sa valeur véritable : « Tu ne sais donc pas que tu es pauvre, misérable et nu.. »

On s'étonne parfois que l'homme ait ainsi perdu le sens de la réalité même et de sa valeur, qu'il ait perdu en particulier le sens de sa misère. Nos Saints Livres sont remplis du sens de la misère humaine, du péché de l'homme ; et non pas seulement du péché de l'homme en général ; peu importe que les autres soient pécheurs, il s'agit de nous. La Bible est pleine de cris de repentir dans lesquels le croyant exhale sa douleur et avoue son iniquité devant Dieu ; mais c'est qu'il a devant lui Quelqu'un à qui il peut se comparer. Mais les hommes d'aujourd'hui, comment se repentiraient-ils ? ils n'ont pas de Dieu à qui ils puissent se comparer, ils n'ont pas de Christ dont la beauté resplendissante puisse faire ressortir leur médiocrité ; ils se croient riches, ils disent « Je suis riche ! » et c'est cela qui est grave dans notre société qui ne sait pas se juger elle-même. L'homme, individuellement, ne se juge pas ; notre société ne sait pas davantage se juger ; nous ne voyons pas l'état misérable dans lequel nous avons mis le monde, l'usage misérable que nous faisons des dons de Dieu.

Voyez : l'époque qui nous a précédés a travaillé plus que personne auparavant ; elle a appris sur l'homme plus que n'en savaient tous ceux qui l'avaient précédée ; c'est une banalité de le constater ; mais c'est une banalité aussi de dire l'usage lamentable qu'elle a fait de tout ce qu'elle a appris. Tout ce qu'elle a trouvé pour répandre la vie, elle s'en est servie pour répandre la mort ; tout ce qu'elle a découvert de plus beau pour aider et seconder l'esprit, elle s'en est servie pour l'anéantir. Et avec cela, notre siècle insensé s'en va disant : « Je suis riche, j'ai conquis tous les trésors de la terre » ; les puissances qui ont régné sur l'homme jusqu'à présent sont maintenant à son service, elles sont ses esclaves. Et Dieu lui crie : « Tu es pauvre, tu es misérable, aveugle et nu ! Tu dis que tu es riche, et tu ne vois pas que ta ruine est venue, que tu ne possèdes pas ce que tu crois posséder, que ce que tu as s'évanouit tous les jours entre tes mains. Achète de moi de l'or pur et des vêtements pour te couvrir... »

Et le siècle dit : « Je suis revêtu de puissance, de science, de vérité; j'ai rejeté les vieilles défroques d'autrefois, je suis vêtu comme un roi, comme Salomon lui-même, dans sa gloire, ne l'était pas ; toutes les puissances de la terre sont entre mes mains. »
Et Dieu lui répond : « Tu es nu, tu as rejeté ce qui voilait ta misère, tu as déchiré les vêtements mêmes qui te permettraient encore de vivre comme un homme parmi les hommes et non pas comme une bête parmi les bêtes. »

Notre siècle reprend : « J'ai pénétré tous les secrets du monde, je suis descendu jusqu'aux entrailles de la terre et je vois comme à l'œil la matière dont elle est faite, la manière dont elle est sortie du néant, et je puis l'y faire rentrer. »

Et Dieu lui dit : « Tu es aveugle ; et ta cécité est si totale que tu ne t'aperçois même pas que la nuit de la mort et du désespoir descend sur le monde à mesure qu'il comprend que tu veux remettre entre les mains de tes préjugés, de tes haines, de tes violences, le destin de ce monde même que Dieu avait créé pour toi. »

Quel paradoxe que le monde où nous vivons ! Ce monde qui se croit riche est un monde sans besoins, car il ne sait pas qu'il lui manque quelque chose ; il ne sait pas que cette parole : « Je n'ai besoin de rien » est une parole de mort, car il n'y a que les morts qui n'ont besoin de rien ; notre monde croit qu'il possède toutes choses, et c'est là le suprême malheur. N'avoir besoin de rien, être un satisfait, ne plus rien demander, ne plus rien chercher, ne plus rien vouloir accueillir ; c'est une mort progressive que connaît l'humanité, et qui s'infiltre aussi dans certains milieux religieux. On ne peut se défendre d'une certaine amertume quand on voit ce que les chrétiens font de leur christianisme, quand on voit comment l'Évangile de la faim et de la soif, l'Évangile des affamés, devient l'Évangile des rassasiés, l'Église des satisfaits : j'ai une Église, j'ai un Credo, je ne le connais pas bien, mais je m'en rapporte à mon Église... Qu’est-ce que vous voulez que je demande de plus ?

Je n'ai besoin de rien. Et cela, dans le monde où dix-neuf siècles après la mort du Christ, il y a des hommes, des femmes et des enfants par millions, après que la paix est venue, qui sont encore jetés sur des routes, d'une région à l'autre, ballottés sans espérance et sans avenir, au milieu d'un monde qui répète : Je n'ai besoin de rien ! Vraiment, c'est admirable : besoin de rien, et nous vivons dans un monde pareil...

Qu'est-ce que vous voulez que Dieu fasse d'êtres comme ceux-là ? Dieu ne peut nous prendre que si nous avons soif de quelque chose ; Dieu ne peut pas s'accommoder de gens qui sont dans l'impossibilité de vouloir quoi que ce soit pour eux-mêmes et pour les autres ; Dieu n'a rien à nous donner, si vraiment nous n'avons besoin de rien. Et le Chef de toutes les créatures de Dieu, le Témoin fidèle et véridique, regarde ce monde qui n'a besoin de rien, ce monde dont certains font profession de lui appartenir... Nous vivons aujourd'hui sur un terrain où souvent les chrétiens sont guidés par des idéologies païennes et des raisons qui sont des hommes, et non pas de Dieu.

Et pourtant, quand Dieu nous manque, il nous manque tout ; un monde sans Dieu a besoin de tout, parce que tout est en Dieu et que là où Dieu manque, tout nous manque avec lui. Et malgré notre ignorance, malgré notre apathie, Dieu s'adresse à nous : Repens-toi ! rentre en toi-même ! Dieu, bien loin de se détourner de nous, nous appelle : Voici, je me tiens à la porte et je frappe...

Cette parole est devenue banale à force d'être répétée. Peut-être cette banalité apparente tient-elle à ce fait que, comme elle a un aspect plastique, elle a souvent inspiré de médiocres peintures, ce qui peut faire croire qu'il n'y a là qu'une parole bonne à amuser les enfants ; mais quel relief peut prendre cette parole, quand elle est dite à des frères, à des sœurs, à la porte desquels personne ne vient jamais frapper, qui restent dans leur solitude, une terrible solitude d'âme et de cœur : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ! »

Et, dans le domaine religieux, pour parler sans image, combien y en a-t-il qui semblent n'avoir jamais reçu l'appel de Dieu, devant qui il ne s'est jamais formulé d'une façon nette et claire, et qui entendent parler du Christ, à qui le Christ lui-même peut parler. « Je me tiens à la porte et je frappe… Si quelqu'un entend ma voix... » Ne croyez-vous pas qu'il y a ici une réminiscence de la belle page de l’Évangile sur le bon Berger ? Celui qui est le bon Berger appelle ses brebis, « et elles le suivent, parce qu'elles connaissent sa voix ». Mais ici, l'image elle-même a quelque chose de plus net et de plus direct : « Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai, je souperai avec lui et lui avec moi », Voilà la formule évocatrice de l'intimité religieuse. Nous avons été obligés de parler de notre monde, comme l'Écriture nous y invite, de ce monde dont nous sommes et qui ne sait pas reconnaître sa misère et l'appel de Dieu ; mais Dieu, dans sa miséricorde, veut aller jusqu'au bout de son amour, il nous offre ce qu'il y a de plus magnifique, de plus intime et de plus décisif dans la vie chrétienne : « J'entrerai chez lui, je me mettrai à table avec lui, et lui avec moi ».

Vous savez, mes Frères, comment, dès le début de l'Église, dès les premiers jours qui ont suivi la Résurrection, Jésus a toujours été reconnu de ses disciples à la fraction du pain « Le Seigneur est réellement vivant ! Nous l'avons reconnu et nous avons rompu avec lui le pain de la vie éternelle ». Voilà la réalité qui nous est offerte, voilà la tendresse avec laquelle nous sommes appelés, après que Dieu nous a parlé avec la sévérité que vous savez. Après nous avoir reproché l'aveuglement et la nudité que le Christ a trouvé dans son Église et pas seulement dans celle de Laodicée, il s'offre à nous dans ce qu'il a de plus magnifique et de plus généreux. Voilà la manière de Dieu.

Nous nous demandions tout à l'heure si cette lettre était une lettre de sévérité ou de tendresse : c'est une lettre de sévérité parce que c'est une lettre de tendresse ; Dieu veut nous réveiller, nous arracher à notre aveuglement ; il veut que nous cessions de croire à notre richesse, à notre clairvoyance, à notre omniscience ; il veut que nous nous reconnaissions aveugles, pauvres et nus et que nous sachions nous repentir devant lui ; et il nous dit alors : « Je suis là; je me tiens à la porte et je frappe; si quelqu'un ouvre la porte et reconnaît ma voix, j'entrerai, je me mettrai à table avec lui et lui avec moi ».

Ouvrons, pour être avec lui, ou plutôt pour qu'il soit avec nous, pour qu'il vienne à notre foyer, pour qu'il partage nos repas, pour que nous recevions de lui le pain de la Vie éternelle. Voilà la promesse magnifique que nous recevons de Lui ; voilà pourquoi il nous faut écouter quand Dieu parle, Dieu en qui toute condamnation peut se changer en promesse, car Il veut aller jusqu'au bout de son amour, et ce que Jésus nous offre est cela même qu'Il a lui-même reçu de Dieu. Comment aurions-nous jamais osé accueillir une ambition pareille ? Il faut bien que ce soit Lui qui nous le dise pour que nous le croyions : « Celui qui vaincra, je le prendrai avec moi sur mon trône, comme j'ai vaincu moi-même et mon Père m'a pris avec lui sur son trône » (Apocalypse 3:21)

Ainsi soit-il.

Lecture de la Bible

Lettre à l'Église de Laodicée, Apocalypse 3:14-22, et particulièrement « Tu ne sais donc pas que tu es pauvre, aveugle et nu ? »