Et vous verrez ce que vous verrez

Jean 1:35-39

Culte du 11 mars 2018
Prédication de Richard Cadoux

Vidéo de la partie centrale du culte

Le malentendu, le symbole, l’ironie. Trois mots, trois procédés littéraires fréquemment mis en œuvre dans l’évangile johannique. Le malentendu : ainsi lorsque Jésus déclare à Nicodème qu’il faut naître de nouveau. Nicodème ne comprend pas ; ce qui permet à Jésus de reformuler son propos et d’en préciser le sens. Il y a ensuite le langage symbolique qui donne à penser le don de Dieu en introduisant une comparaison : l’eau vive, la lumière, le cep et les sarments. Il y a enfin l’ironie qui introduit de la discordance dans le texte (l’ironie c’est toujours grinçant) et permet de s’ouvrir à une lecture ou à une écoute inattendue et décalée. Le maniement de cette ironie est tel qu’un commentateur du quatrième évangile a pu intituler son livre : L’Ironie christique. Vous aurez certainement reconnu Jean Grosjean qui fut par ailleurs avec Michel Léturmy l’auteur de la traduction du Nouveau Testament dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Il y a une ironie certaine dans la question que lance Jésus à deux hommes qui se sont mis à le suivre. Jean, celui qui baptise, vient de leur faire l’éloge de cet énigmatique passant. Les deux disciples lui emboîtent alors le pas. Ils veulent passer d’un maître à un autre. Il est compréhensible d’avoir des maîtres. Nous avons besoin d’éveilleurs. Il est compréhensible aussi de les quitter. Ils nous ont éveillés. C’est leur faute et c’est leur gloire. Jean sait d’ailleurs qu’il n’est pas la lumière, mais qu’il n’est qu’un témoin de la lumière. Et voilà que Jésus fait soudainement volte-face et interpelle  les deux inconnus: Que cherchez-vous ? Le ton est rude, empreint de brusquerie, prompt à décourager ses interlocuteurs, chargé d’une mauvaise humeur qui vise à maintenir une distance. Que cherchez-vous ? Une manière de dire : Pourquoi me suivre ? Ne pouvez-vous pas me laisser tranquille ? Comme si Jésus n’aimait pas qu’on lui force la main. Il y a en lui une indépendance farouche. A Cana, pour l’avoir sollicité prématurément, sa mère se fera rappeler à l’ordre. Mais il y a aussi comme une once de moquerie enjouée à l’adresse de ces deux hommes en quête d’un magistère. Jésus ne veut pas se laisser enfermer dans un rôle de gourou. Il lui aurait été facile de faire bon accueil à ces jeunes gens en leur donnant l’assurance qu’avec lui, ils avaient enfin trouvé le chemin, la vérité, la vie, leur offrant à sa suite une voie infiniment supérieure à celle proposée par ce Jean le baptiseur, prophète en guenilles, prédicateur de réveil, ascète farouche, qui ne cesse d’inviter ses contemporains à la repentance et à la conversion. Jésus n’est pas un gourou qui voudrait endoctriner et manipuler des personnes en situation de faiblesse spirituelle. Il n’a pas de message doctrinal à délivrer, ni de loi nouvelle à édicter. Jésus veut préserver la liberté de ces deux hommes. Et finalement cette intonation particulière de Jésus, tout enrichie d’une belle liberté et d’une folle indépendance, est paradoxalement lestée d’une vraie attention à l’égard de ces deux hommes, ces deux enfants sinon perdus, du moins incertains que Jésus reconnaît errants comme des brebis sans bergers. Non, Jésus ne veut pas les embrigader. Il les veut libres comme lui-même est libre, vivants comme lui-même est vivant.

En les questionnant de la sorte, Jésus reconnaît le sujet humain comme un être en recherche. Car c’est bien à tout homme que le Christ demande : Que cherches-tu ? Ces quelques versets de Jean sont intemporels, j’ai envie de dire désertiques, puisque le récit ne livre aucune indication de lieu ni de situation. Rien n’est dit sur les motivations de ces personnages. La scène est dépourvue de tout pittoresque, de toute anecdote, comme si elle voulait parler à tout homme, de tout homme. Ce qui caractérise l’être humain, c’est sa quête de sens, de plénitude et de vie. Ici et maintenant j’aimerais convoquer une des grandes figures de la tradition chrétienne. Il fut d’ailleurs un des maîtres à penser et à croire de Martin Luther. Il s’agit d’Augustin d’Hippone, celui que le plus souvent on appelle saint Augustin. Il vivait en Afrique du Nord au IVème siècle. Cet homme a cherché à donner un sens à sa vie. Il était en quête de vérité, de vie et de bonheur. Il a relaté l’histoire de cette quête dans une espèce d’autobiographie qui s’intitule Les confessions : tout un programme ! Et à la première page de ce livre, il s’adresse à Dieu en une formule célèbre : « Tu nous as faits pour toi, et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il repose en toi » (Les Confessions, i, 1, 1). Augustin parle d’inquiétude, c’est-à-dire du désir qui habite l’homme et qui le pousse à chercher. L’homme est un être de désir, l’homme est désir. Il cherche son lieu, sa place, son rôle dans le grand théâtre du monde, dans cette existence où il a débarqué sans préparation. Le désir constitue le ressort de sa recherche, son moteur en même temps que sa boussole. Mais le désir est à géométrie variable. Il s’agit, parmi tous les désirs qui sollicitent le cœur, de reconnaître son vrai désir. Car il existe souvent un  fossé entre le désir et la vérité, laquelle s’identifie  en dernier ressort avec Dieu. Il faudra trouver un fil d’Ariane pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de l’existence où le désir s’égare trop souvent. Ce fil, c’est l’inquiétude. On ne peut pas rester sans désirer, mais  tant que le désir n’a pas atteint son véritable bien, qui n’est autre que l’absolu,  il est tenaillé par l’inquiétude, il est déséquilibré, sans repos, et donc relancé dans sa quête. L’inquiétude porte ainsi la marque d’une double polarité, l’une négative, l’autre positive. En négatif, elle est un dérangement en ce qu’elle nous interdit de nous arrêter en chemin, d’oublier le but. Elle nous déloge de nous-mêmes. Elle est inconfortable. En positif,  elle est exigence d’authenticité en ce qu’elle garde au cœur du désir l’aspiration à un accomplissement. Elle est un aiguillon. Elle nous pousse, elle nous relance vers un terme qui nous échappe mais dont on sent bien quand même qu’il nous comblera. L’inquiétude est le signe d’un déchirement qui divise l’homme entre ce qu’il est et ce qu’il aspire à être, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde et Dieu. L’être humain est un chercheur de sens. Les deux inconnus de l’évangile de Jean l’étaient, Augustin l’était.

Aujourd’hui cette problématique demeure. Je rencontre fréquemment des personnes qui manifestent de la réserve, voire de la défiance vis-à-vis des Eglises, des religions, des croyances, mais qui, en revanche, n’hésitent pas à évoquer le terme de spiritualité ou de recherche spirituelle. Ils ont parfois été éduqués dans la foi chrétienne. En grandissant, ils ont pris leurs distances. Ils ont été attirés par d’autres propositions, cherchant des réponses à leurs questionnements et aux désirs de leur cœur. Ils ont souvent réussi dans la vie, comme on dit. Mais en eux demeure une soif, une attente. Ils ne sont pas anesthésiés par le succès, par les biens, par le pouvoir. Ils s’efforcent de découvrir par eux-mêmes les significations qui donnent sens à leur existence. Leur démarche est individuelle, fondée sur des choix et assumée au fil d’expériences personnelles. Pour résumer cette démarche individualiste, un sociologue de la religion a employé le terme de pèlerin comme figure typique du religieux en mouvement aujourd'hui. Cette quête peut déboucher sur une expérience de Dieu qui va réorienter l’existence de celui qui en bénéficie. Les deux hommes, des fils d’Israël qui ont d’abord écouté le Baptiste, puis qui suivent Jésus, sont des pèlerins. En leur demandant : Que cherchez-vous ? Jésus se met à l’écoute de leur désir le plus profond. On présente souvent ce récit comme celui d’une vocation. C’est vrai. Mais ici, la vocation ne prend pas d’abord la forme d’un appel impérieux, d’un ordre : suivez-moi ! La vocation est une question. Jésus ne convoque pas. Il sonde les profondeurs du cœur de l’homme en l’invitant à s’interroger sur ce qui l’habite au plus intime de soi. Ici il faut tenter un plaidoyer en faveur de l’intériorité. Car la vérité de l’existence est logée au cœur de chacun d’entre nous. L’intériorité est le lieu secret, le sanctuaire où habite la vérité, plus intime que l’intime de moi-même. L’intériorité, c’est un monde complexe, où le conscient et l’inconscient cohabitent, un monde fait de sensations, de sentiments, d’émotions, de souvenirs, de pensées, un monde à explorer, ce qui faisait d’ailleurs dire à Augustin que les hommes n’hésitent pas à courir le monde pour admirer les montagnes, les fleuves, les océans, mais qu’ils passent à côté d’eux-mêmes. Appelés à s’interroger, convoqués à l’intériorité, voilà où en sont nos deux héros.

Maître où demeures-tu ? On voit alors que l’ironie du Christ a joué son rôle. Jésus questionne ceux qu’il rencontre, les fait entrer dans un dialogue afin de les conduire à un pèlerinage aux sources de leur intériorité, aux sources de la vie, la vraie. Taraudés par l’interpellation de Jésus, les hommes sont maintenant capables de rentrer en eux-mêmes, de mettre des mots sur leur désir, de transformer en parole ce qui les habitait confusément. Leur question est révélatrice de leur désir. Il y a en eux le désir d’une demeure. Une aspiration à la stabilité. Ce sont des pèlerins, mais enfin, ils aimeraient trouver un havre, un lieu de repos. Quel est le lieu de vie véritable où le sens, la sécurité et la plénitude peuvent être trouvés ? De quelles croyances, de quelles institutions, de quels repères avons-nous besoin pour vivre ? Car bien sûr, ce mot de demeure est à plusieurs sens. La demeure, c’est le lieu où réside une personne, son habitation. Toutefois ce mot peut revêtir une toute une autre dimension du point de vue existentiel. La demeure c’est aussi le fondement de mon existence d’homme terrestre, cette assise intérieure qui fait que je suis, que je suis moi et que je suis bien. Dans le registre de l’intériorité, c’est le lieu où je suis pleinement présent à moi-même et où je peux accueillir les autres à mon tour. Car évidemment la demeure est aussi ouverture à l’extérieur par le biais de la fenêtre et de la porte. Si cette demeure est un sanctuaire, elle n’est pas pour autant un bunker. Et dans le même mouvement, les deux hommes explicitent un peu plus leur désir. Ils veulent être avec ce Jésus qu’on leur a désigné. Ils ont le pressentiment qu’avec lui ils seront bien. D’ailleurs, ils lui décernent déjà le titre de rabbi. Ces hommes, ils ont envie de se donner à Jésus, d’en faire leur maître, de trouver auprès de lui la réponse aux questions qu’ils se posent, de trouver auprès de lui la vie de paix et de communion à laquelle ils aspirent.

A ce moment-là tombe la réponse du Christ : Venez et voyez ! Jésus ne se lance pas dans un grand discours pour inviter ses interlocuteurs à demeurer en lui, comme lui-même demeure dans le Père. Non, il les invite à se mettre en route, à le suivre. A ce moment-là Jésus se révèle comme celui qui déroute et déconcerte. Ces hommes sont en quête de repos et Jésus les remet en marche. Ils rêvent d’une demeure, Jésus les jette en chemin. Pour trouver le lieu de leur repos, ils doivent d’abord se priver de repos. En cet instant précis, Jésus se révèle comme le maître de l’empirisme. Il les renvoie, il les invite à l’expérience. Si tu veux savoir où demeure Jésus, tu ne peux le découvrir qu’en te mettant à sa suite. C’est la vie en Christ, et elle seule, qui nous permet d’accéder à la connaissance du Christ. Ici, l’enseignement de l’histoire de Jésus et les énoncés de la foi en Christ ne servent à rien. Si tu veux connaître le Christ, tu ne peux le découvrir qu’en vivant en lui, en intériorisant son évangile. Car la vérité du Christ est intérieure à notre vie. Je crois parce que je vis et que cette vérité du Christ n’est pas extérieure à mon existence. Si tu veux croire en Jésus, commence par faire quelque chose en son nom, disait encore Albert Schweitzer au sujet de Jésus. Venez et voyez, c’est en se mettant en route à la suite de Jésus, en se mettant à l’écoute de sa parole, en la mettant en pratique, sur le chemin de sa propre vie qu’un être humain peut découvrir qui est Jésus. Ce n’est pas : venez, et vous verrez dans un deuxième temps. C’est en marchant qu’on voit. C’est sur la route de la vie que s’ouvrent les yeux de la foi. D’ailleurs l’évangéliste se garde bien de nous dire ce que les disciples ont vu : celui qui reçoit l’Evangile aujourd’hui doit combler lui-même ce non-dit au cœur même de son existence. Tout comme l’évangéliste se garde bien de désigner le lieu où Jésus demeure. C’est au croyant de le découvrir au long de son pèlerinage intérieur. La foi et la vie sont ainsi intrinsèquement liées. La connaissance et l’action, la foi et la pratique se nourrissent mutuellement et entraînent le croyant dans une spirale ininterrompue, en un mouvement perpétuel. C’est ce que l’évangéliste Jean récapitule sous le terme de vie éternelle qui conduit le disciple de Jésus de commencements en commencements par des commencements qui n'ont jamais de fin, comme l’a écrit Grégoire de Nysse.


Oui au commencement des commencements, deux inconnus allèrent, virent et demeurèrent auprès du maître, avant de repartir pour de nouvelles étapes. Ce sont des archétypes de l’existence croyante. Nous sommes à la fin, je reviens au début de l’histoire. J’ai évoqué Jésus, j’ai évoqué les deux hommes. Je n’ai rien dit de Jean-Baptiste. Il a son rôle à jouer. C’est un témoin. Il a quelques longueurs d’avance sur ses disciples. Il désigne Jésus. Il le montre du doigt. C’est un indicateur. Tel il est représenté sur le retable d’Issenheim, l’index démesurément allongé en direction du crucifié. Il semble dire : voyez, confirmant ainsi la recommandation du Christ. Et puis à ce Jésus, il donne un titre : voici l’agneau de Dieu. Il prend la parole. Il interprète. Il ouvre des pistes de compréhension. Des pistes seulement, car ce n’est pas un discours sur la foi qui permet à lui seul d’entrer dans la connaissance de Jésus. Ouvrir une piste, c’est permettre à d’autres de tracer leur propre chemin. Jean est un tiers entre Jésus et les disciples. Le témoin c’est l’homme qui incite l’autre à faire l’expérience, parce qu’il a lui-même fait l’expérience. Mais il ne peut faire l’expérience à sa place. Au témoin, on donne ou on refuse sa confiance. Les témoins sont nécessaires mais pas suffisants. Jean inaugure ainsi le passage de témoins d’un croyant à l’autre, d’André à Simon, de Philippe à Nathanaël. Et ensuite viendront Nicodème, l'aveugle-né, le paralytique, la Samaritain. Et enfin l’auteur de l’évangile lui-même, témoin de la Passion et de la Résurrection de Jésus. Les appelés, s’ils ont accepté de répondre à l’appel intérieur et s’ils ont fait l’expérience peuvent devenir des appelants à leur tour. Ainsi de l’auteur de la première Lettre de Jean, lorsqu’il écrit : Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché de la parole de vie…..ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons à vous aussi ! Ainsi se noue, jusqu’à ce jour, la longue chaîne des témoins. Alors qu’attendons-nous pour aller et pour voir ?

AMEN

Lecture de la Bible

Jean 1:35-39
29 Le lendemain, il voit Jésus venir à lui et dit : Voici l'agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde.
30 C'est à son sujet que, moi, j'ai dit : Derrière moi vient un homme qui est passé devant moi, car, avant moi, il était ;
31 moi-même, je ne le connaissais pas ; mais si je suis venu baptiser dans l'eau, c'est pour qu'il se manifeste à Israël.

32 Jean rendit ce témoignage : J'ai vu l'Esprit descendre du ciel comme une colombe et demeurer sur lui ;
33 moi-même, je ne le connaissais pas ; c'est celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau qui m'a dit : Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et demeurer, c'est lui qui baptise dans l'Esprit saint.
34 Moi-même, j'ai vu et j'ai témoigné que c'est lui le Fils de Dieu.

35 Le lendemain, Jean était de nouveau là, avec deux de ses disciples ;
36 il regarda Jésus qui passait et dit : Voici l'agneau de Dieu.
37 Les deux disciples entendirent ces paroles et suivirent Jésus.
38 Jésus se retourna, vit qu'ils le suivaient et leur dit : Que cherchez-vous ? Ils lui dirent : Rabbi — ce qui se traduit : Maître — où demeures-tu ?
39 Il leur dit : Venez et vous verrez. Ils vinrent et virent où il demeurait ; ils demeurèrent auprès de lui ce jour-là. C'était environ la dixième heure.

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