Sommaire du N° 816 (2018 T4)

Éditorial

Dossier : La création

  • Création artistique en dessin et peinture
  • Le création du "rien" au "tout". L'aventure du Récup'Art
  • La création en mathématiques

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Dossier du mois
La Création

Toute création s'inscrit dans le temps : de même que le big bang surgit dans un éblouissement et succède au tohu-bohu, le processus créatif est l'apparition d'un ordre que l'esprit donne à ce qu'il a conçu. La création est le privilège de l'être humain, seul capable dans le monde connu d'imiter modestement le geste créateur de l'univers.

On a attribué à Spinoza l'aphorisme : le concept de chien n'aboie pas. En effet, créer, ce n'est pas concevoir, c'est énoncer, ce n'est pas imaginer, c'est construire, ce n'est pas calculer, c'est  produire ; c'est disposer des objets, matériels ou spirituels, qui demeureraient inertes ou invisibles sans un acte qui leur donne sens, mouvement et efficacité.

Mais de même que la création du monde a lieu tous les jours, toute création par l'être humain est comme la flèche du temps, un acte de liberté inscrit dans une histoire ouverte sur l'avenir. C'est ainsi que Madame Bovary est créée chaque fois qu'un lecteur évoque sa figure, jamais décrite par Flaubert. Jean-Jacques Rousseau disait que l'idée de création est la moins compréhensible à l'esprit humain. Il est vrai qu'elle relève de l'indicible et qu’il a fallu que le Verbe s' incarne pour qu'un nouvel Adam nous illumine.

Loin du créationnisme, rebelle à l'idée que l'homme contribue à la création continue du monde, faisons silence pour puiser à ce puits profond qui renouvelle sans cesse en chacun de nous cette source de vie.

Cette force nous aide à inventer les gestes qui créent des liens perpétuels entre les générations : un dessin de Michel-Ange ou la purée de pommes de terre de Joël Robuchon.

Notre dignité est de contribuer à la beauté du monde. Par notre regard et notre action.

Philippe Braunstein

Création artistique en dessin et peinture

Comment exprimer l’impossible à dire ? Examinons d’abord quelques aspects esthétiques d’une création picturale exemplaire.

Ce dont il est ici question, c’est de la nature philosophique et créatrice de l’être profond, subtilement manifestée. Cidessous, deux reproductions en quadrichromie du Philosophe en méditation de Rembrandt (tableau original de 1632, sur panneau de bois, 29x33cm). Or ce couplage comparatif de deux représentations différentes du même tableau permet peut-être de révéler, grâce aux propriétés des arts visuels, l’existence fondamentale d’un regard créatif (oeuvre exposée présentement au Louvre-Lens) (1) .

A l’origine du sujet, un travail sur le versant secret de nos affects. Rembrandt a fait le choix d’une taille ‘sans grandeur’, un petit format assimilable à celui d’une grande plaque de gravure, qui va permettre de susciter, en contraste et harmonie avec les zones obscures de la peinture, un climat souverainement doré. C’est une forme de réponse à notre puissant désir de connaissance. Vu ce choix initial, nettement affirmé, il s’agit bien de ‘donner à voir’ quelque chose qui doit se révéler par paliers successifs, dans le recueillement, une mise en perspective nourrie d’intériorisation optique évolutive, selon qu’on se rapproche ou s’éloigne du sujet.

Rembrandt, si l’on suit l’analyse de Proust, nous fait comprendre, à travers cette oeuvre, que la beauté n’est pas dans les objets, « car sans doute alors elle ne serait pas si profonde et si mystérieuse. » Et Proust de poursuivre : « Nous verrons les objets n'être rien par eux mêmes, orbites creuses dont la lumière est l'expression changeante, le reflet prêté de la beauté, le regard divin ». En d’autres termes, ce chef-d’oeuvre cristallise une créativité issue des profondeurs de l’être, à l’inverse des miniatures qui ne résultent que du désir intime ou narcissique d’appropriation (par les faits et gestes de fins petits pinceaux) !

Or ce tableau de référence qui par « lui-même prend soin de vous », fut ‘sauvagement’ reproduit en première de couverture (au numéro précédent de La Feuille rose n°815), et mérite en l’occurrence, un erratum (2).

Fig. 1 : Stridence du jaune et de l’orangé, à vous crever les yeux, avec des noirs trouant le tableau… un contre-sens et une caricature des ‘orbites creuses’ de la fameuse caverne des philosophes ! C’est comme si un mauvais automatisme d’amélioration virtuelle et numérique s’était joué de l’essence de cette peinture de Rembrandt pour une Feuille Rose mal imprimée. Un exemple étrange de ‘post-création’ par saturation non maîtrisée : voir à cet égard la dislocation des barreaux des fenêtres comme si une coulée de lave avait déstructuré leur forme.

Fig. 2 : Cette oeuvre est agencée autour du motif spatial de l’escalier, qui suggère l’idée d’un devenir, et se déploie comme le symbole ou l’émanation spirituelle d’une vie sans rupture, où êtres et choses sont liés par des transitions douces et progressives, par un climat. Depuis Watson et Crick, la structure de l’ADN est figurée par une chaine hélicoïdale, tel un escalier double. Le génie visionnaire de Rembrandt le conduit, par les voies propres de la création artistique, à mettre en évidence le caractère organique, essentiel, de la structure de l’escalier en colimaçon. L’expressivité de l’oeuvre tient aux gradations d’effets, à la disposition des lumières, aux projections de reflets et d’ombres portées, au jeu des couleurs autour du philosophe (front rose, barbe blanche, manteau gris, fauteuil rouge, table verte) ; aux emblèmes du panier, du cercle, d’une porte de soupirail pour la dominante picturale ‘bien tempérée’ ; aux profondeurs à découvrir dans les obscurs ; autre élément emblématique : le foyer, avec le feu ranimé par la femme qui tisonne.

« Ce que les yeux voient est préférable à l'agitation des désirs… » (3) parait énoncer cette peinture – à condition qu’une reproduction ‘potable’ rende possible l’émerveillement. Dès lors, de telles images ne nous enseignent-elles pas que l’objet de la création artistique est de fonder, avec l’excellence qualitative de la Beauté, une délectation qui instruit sur les profondeurs d’âme par l’apparence sensible ?

A ce propos, on pourrait parler de différences entre ‘perception courante’ et ‘regard avec considération et attention’, le prospect, selon la définition de Nicolas Poussin. Car il y a une part de recréation du tableau, lorsque le spectateur quitte sa position de consommateur pour devenir un regardeur (4). Alors s’épanouit cette résonance de la subjectivité par les affetti (la part qui affecte) ; une des dimensions créatrices et pourvoyeuse d’imaginaire de l’image fixe, celle qui répond et interroge.

Nous comprenons par là même qu’une reproduction imprimée (ou sur écran) est une ‘recréation’ plus ou moins maîtrisée, plus ou moins fidèle à l’oeuvre originale… Si l’oeuvre est en quelque sorte recréée par celui qui la reproduit ou la regarde, qu’en est-il de la création proprement dite pour un artiste plasticien ?

On me permettra cette affirmation simpliste : la création artistique, pour un artisan de la main, c’est l’art de trier l’information et d’y ajouter. Auguste Rodin affirmait : « Tout artiste qui a le don de généraliser les formes, c’est-à-dire d’en accuser la logique sans les vider de leur réalité vivante, provoque la même émotion religieuse ; car il nous communique le frisson qu’il a éprouvé lui-même devant des vérités immortelles. » Réflexion à compléter par ces paroles d’Alberto Giacometti : « …par insatisfaction des choses existantes, le grand artiste entend l’esprit répondre à son esprit, n’est-ce pas ? » et de Balthus : « c’est un Mystère… où trouvez-vous un homme plus inquiet et plus religieux (si on regarde bien) ? » 

Aujourd’hui, la notion d’essence créatrice de notre être profond est la tarte à la crème des ‘créatifs’ en tout genre (mode, cuisine, photo, communication, etc.) ; elle s’enracine dans une revendication complexe, une volonté d’affirmation de sa créativité individuelle, où se mêlent le souvenir des talents de l’enfance, et les principes de réalité du consumérisme ambiant dans des cercles de ‘recherche et innovation’.

A l’opposé de cette forme d’arrogance, citons Roberto Matta : « pour moi peindre a été comme de tenir un journal de l’élargissement de mon horizon intérieur ». Comment ne pas évoquer l’extrême pudeur des artistes que j’ai côtoyés, cette pudeur qui faisait dire à Jean Bazaine : « Quand on sait de quel feu on brûle, on ne brûle que d’un petit feu », à Leonardo Cremonini : « Je n’ai pas de projet, je me contente d’être le gendarme de ma création artistique », ou au sculpteur-peintre Raymond Mason, faisant sienne la formule de Paul Valéry gravée au fronton du Palais de Chaillot : « Tout homme crée sans le savoir, comme il respire, mais l’artiste se sent créer, son acte engage tout son être, sa peine bien-aimée le fortifie. » Sur cette géographie de l'ombre et de la lumière, peu de descriptions sur l’angoisse de la création et la confrontation solitaire entre ‘talent par le faire’ et représentation du monde selon l’intelligence de la main. Pourquoi ? (5)

L’ensemble des citations proposées ici en guise de réponse impossible résume une sorte de philosophie en action, évidemment ponctuée de crises, de blocages et de dépassements, l’artiste ayant à composer avec la toile, la matière qui commande, ou les insuffisances d’un papier, fragile réceptacle !) Pour les peintres lettrés de la Chine ancienne, rappelons que l’Art : « vise à créer un espace médiumnique où l’homme rejoint le courant vital ; plus qu’un objet à regarder, un tableau est à vivre » (François Cheng) (6). Le travail de l’artiste créateur, ainsi compris, présente le même sens profond que le travail du philosophe ou du scientifique.

Pourquoi dès lors, ne pas laisser à un mathématicien-philosophe le soin de nous éclairer sur le processus de création ? Ainsi peut-on lire dans Récoltes et Semailles (1986), d’Alexandre Grothendieck, ces réflexions : « Au moment du travail, quand peu à peu une compréhension s’amorce, prend forme, s’approfondit ; quand dans une confusion peu à peu on voit apparaître un ordre, ou quand ce qui semblait familier soudain prend des aspects insolites, puis troublants, jusqu’à ce qu’une contradiction enfin éclate et bouleverse une vision des choses qui paraissait immuable – dans un tel travail, il n’y a pas trace d’ambition ou de vanité. Ce qui mène alors la danse est quelque chose qui vient de beaucoup plus loin que le moi et sa fringale de s’agrandir sans cesse (fut-ce de ‘savoir’ ou de ‘connaissance’) – de beaucoup plus loin sûrement que notre personne ou même notre espèce ! »

Notes :

(1) Au Louvre, ce tableau était naguère présenté à côté de son pendant, le Philosophe au livre ouvert, autrefois attribué à Rembrandt, aujourd’hui à Salomon Koninck. Ils ont été séparés : la politique actuelle est à la délocalisation, dans une optique démocratique mal comprise, non seulement d’oeuvres de qualité secondaire, mais de chefs-d’oeuvre. Or le dialogue entre ces deux « philosophes » enrichissait singulièrement la perception du tableau de Rembrandt, ce que confirment de nombreux témoignages littéraires. Ici, la variation en Fig.1 (le jaune dans son aspect doré évoque la spiritualité et le bonheur, alors que le jaune altéré est l’attribut du diabolique et des exclus) tiendra le rôle de contre-point révélateur à notre réglage !

(2) Je remercie les responsables de la rédaction de satisfaire à cette exigence visuelle de qualité, liée au droit moral.

(3) « Car quel avantage le sage a-t-il sur l'insensé ? Quel avantage a le malheureux qui sait se conduire en présence des vivants ? Ce que les yeux voient est préférable à l'agitation des désirs » (Ecclésiaste 6, 8-9) L’oeuvre de Rembrandt, et ce tableau en particulier, témoigne d’une recherche qui est au-delà de la ‘vanité’ et de la ‘poursuite du vent’!

(4) Conjugaison donc, entre la vision de Marcel Duchamp (« ce sont les regardeurs qui font les tableaux ») et celle de Nicolas Poussin : « Il faut savoir qu’il y a deux manières de voir les objets, l’une en les voyant simplement, et l’autre en les considérant avec attention. (…) Ce que je nomme prospect est un office de raison qui dépend de trois choses : savoir de l’oeil, du rayon visuel et de la distance de l’oeil à l’objet. » Nicolas Poussin, extrait d’une lettre non datée à Sublet de Noyers.

(5) Partageant la même inquiétude d’un patrimoine dévoyé alors que les musées se doivent d’être garants de la sauvegarde du répertoire de modèles nécessaires à la création, les artistes cités ici, Bazaine, Balthus, Cremonini, Mason, et d’autres, se regroupèrent au sein de l’Association pour le respect de l’intégrité du patrimoine artistique (ARIPA), cf. : http://www.etienne-trouvers.com/blog.html

(6) Le travail de l’artiste plasticien enfreint a priori cette interdiction formulée en Exode 20, 4 : « Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. » Toutefois, cette opposition apparente entre le ‘Verbe’ et ‘la Forme’ n’est-elle pas sublimée par l’Amour incarné ? – Dès l’origine, c’est l’impératif : « Tu aimeras… » qui est l’un des principaux ressorts et mobiles de la création artistique.

Etienne Trouvers

© A. Monod

La création du « rien » au « tout »
L’aventure Récup’Art

En juin dernier l’Institut protestant de Théologie à Paris offrait ses salles et ses jardins aux 50 ans du Récup’Art. Organisé par l’Atelier Protestant, cet événement n’est pas sans rappeler l’invitation faite par l’Aumônerie universitaire Protestante de Strasbourg, en mai 68, de vivre une expérience concrète de création entre esprit et matière.

L’esprit : la force démiurgique qui nous habite, la révélation de l’instinct créateur, l’envie de pactiser avec un « rien » pour réaliser un « tout », une mort pour engendrer une vie.

La matière : le déchet, les restes de nos gaspillages, les trésors de nos poubelles, les objets brisés, cassés, jetés…

Cette cohabitation visée par le Récup’Art entre le chaos et la forme, n’impose ni religion, ni matériau exclusif, ni savoir-faire, ni compétence ou performance particulières...

Le pari de tous les adeptes du Récup’ Art, est que notre finitude, partagée, nous reconnaît tout à fait capables de ces va-et-vient entre le pas grand chose et un tout de même quelque chose, entre un sens périmé et un sens nouveau. Deux capsules de bière, une roue de patin à roulettes, un manche de tournevis, se mettent à orner un visage qui ressemble au meilleur ou au pire de nous-mêmes.

Oser aller là où on n’irait pas d’habitude est déjà une bonne attitude. Dans tous les ateliers Récup'Art, l’on rencontre des personnes en demi-transe, une chaîne à la main, une plume d’oiseau de l’autre, et un plateau pour poser le tout.

Pendant cinquante années d’expérience collective d’ateliers Récup’Art, nous avons été témoins de multiples essais de création par le détournement d’objets inutiles, chaotiquement étendus au sol. Un peu de feu ou de colle, ou de ficelle. Un peu de geste, de mise en forme. Cela donne finalement toujours quelque chose à regarder, quelque chose à en rire, à s’extasier, à reconnaître.

Il n’y a pas de recette ni d’ingrédients « Récup'Art » hormis la volonté de s’y essayer soi-même. Chercher moins à comprendre qu’à faire. Tous finis. Tous des dieux.

Dans le Récup’Art, ce qui compte, c’est le détour, le détournement. Mais aussi le retour, la mort et la résurrection, la mort et la vie, le début et la fin, la finitude et l’infinitude, le rien et la création, la perte et le salut, le rouillé et le rouillé, et encore le rouillé.

Le Récup'Art ne prend pas place dans la théorie du figuratif ou de l’abstrait. Trop de contraintes finissent par inhiber l’élan, ce qui est le contraire du but recherché. Une démarche et une oeuvre « Récup'Art », c’est moins une négociation entre ses mains et son cerveau, qu’un laisser-faire, un laisser-aller, un lâcher-prise, une confiance. 

Finalement, le Récup’Art invite à une sorte de porte étroite, entre puritanisme inutile et exhibitionnisme pervers. Il y a bien là une tentative d’échapper au Charybde du « politiquement correct », du beau et du vendable, et au Scylla  transgressif par principe, qui ne veut plus rien dire. Mais il est étonnant de voir, dans tout atelier Récup’Art, combien cette voie étroite entre les deux est vite perçue et empruntée, preuve que le nombre d’or est en nous et que dans la joie de faire ensemble il se libère comme un oiseau. 

En effet le but n’est pas de demeurer dans l’histoire des objets ou dans l’histoire de l’art, mais d’offrir à tout un chacun l’occasion de se sentir pousser les ailes d’un créateur. C’est là une forme de sacerdoce universel : pas d’initiés, tous des artisans.

Le Récup'Art est un porte-à-faux par rapport à nos racines philosophiques qui nous font tant méfier de l’imagination, folle du logis, au point que nous avons toujours du mal à nous représenter que perdre la raison n’est pas avoir tout perdu de soi.

C’est un porte-à-faux par rapport à la Bible qui nous a convaincus de la domination de l’homme sur toute chose.

C’est une porte ouverte à une écologie du tout, de toute l’humanité s’entendant jusqu’aux frontières de son environnement, de la matérialité de l’univers. Nous sommes au seuil de comprendre que le monde n’est pas la souple variable qu’on souhaiterait, et que l’homme n’est pas la donnée dont il faut à tout prix protéger l’imperium. La résurrection renouvelée du capital matière et du capital humain est un message de survie tout autant qu’un message divin.

Nous ne sommes en effet pas à l’abri de devoir endiguer, de par le monde, nos consommations ubuesques. Nos créations plastiques facétieuses, images de notre pouvoir et de notre créativité ne suffiront pas à nous rassurer. Le chaos gronde, nous tirant de toute la force de son entropie vers des gouffres. La création de demain est tournée vers le sauvetage de la nature malmenée et de l’énergie humaine soudoyée.

Ambroise Monod

La création en mathématiques

Exigence épistémologique oblige, le premier geste de la démarche scientifique consiste à fixer a priori les critères de vérité qui valideront les connaissances que l’on développe : à quelles conditions pourrai-je dire que ce que j’énonce est vrai ? En mathématiques, ce critère de vérité est – de loin – le plus simple parmi toutes les sciences, puisque seule la logique préside à la validation. Mais si seul un enchaînement logique suffit à établir une vérité mathématique, reste-t-il un peu de place pour la création dans ce processus de recherche ?

Le mathématicien (1) à l’oeuvre commence par s’emparer d’un problème non résolu dans un champ de recherche qu’il connaît bien, dont il est souvent spécialiste. Il se laisse obséder par son sujet, explore toutes sortes de pistes et de méthodes, en invente, ose, débat de ses idées avec le collectif de son laboratoire et avec ses comparses du monde entier via internet ou lors d’invitations et de congrès, conjecture puis prouve des résultats. Une fois satisfait, il écrit un texte qui développe le bien-fondé du problème, énonce les théorèmes nouveaux et, surtout, en expose le détail de l’argumentation. Enfin, il envoie ce texte à une revue spécialisée qui le soumet à la lecture critique de pairs anonymes avant de le publier s’il en est jugé digne.

Partant de cette description succincte et imagée du métier de mathématicien, on peut porter quelques coups de projecteur sur la genèse des théorèmes et analyser plus en profondeur quelques moments où la création est susceptible de se cacher.

Au commencement, le mathématicien ne sait pas quels résultats il devra démontrer. Bien sûr, ce qu’il invente, c’est d’abord un cheminement logique mais, contrairement à l’apprenti qui cherche à résoudre un exercice posé par son professeur, il doit tout à la fois dégager, inventer, formuler son énoncé et le prouver. A cet endroit, on le voit, une existence nouvelle émerge. Dans la multitude des énoncés possibles, il s’agit d’opérer une sorte de choix. Chaque pas d’un cheminement logique dans l’immense obscurité de l’inconnu est une sorte de nouveauté. Mais alors, à quel instant dois-je m’arrêter et décider de rassembler tel bout d’argumentaire pour en faire un énoncé autonome ? Que cet énoncé soit celui d’un résultat – momentanément – final ou qu’il constitue une sorte de corniche intermédiaire dans la falaise qui y mène, sur laquelle on pourra s’appuyer pour se repérer dans la complexité parfois effroyable du raisonnement global, il est l’aboutissement d’un choix du chercheur. Dans ce choix réside ainsi une part de subjectivité, mêlée à des considérations esthétiques – qui l’eût cru en mathématiques ? Ajoutons qu’on détecte le mathématicien avancé dans son métier par son aptitude à dégager l’épure des raisonnements qu’il tient ou qu’il entend tenir par d’autres. Ce mécanisme d’épure, dégagée des artefacts qui encombrent parfois les raisonnements originels, est une nécessité pour que la connaissance ne se mue pas en un noeud impénétrable, réfractaire à tout entendement.

On l’a déjà vu, lorsqu’on fait des mathématiques, on démontre dans un cadre purement logique. Mais alors, par quoi cette heuristique est-elle gouvernée ? Comment inventer une suite logique qui fasse sens ? A cet endroit, tout est permis. Le chercheur met en permanence la totalité de ses connaissances et de son imagination au service de son exploration opiniâtre : technique impeccable, méthodes, théories entières, pas de côté, représentations imagées, métaphores, changements de point de vue, audaces, aides technologiques (dessins, ordinateurs, etc). Sa besace est énorme ; il s’agit de puiser dedans, à bon escient. Là encore, dans cette multitude, il opère des choix, il tâche de se frayer un chemin dans la broussaille des possibles sans s’égarer dans la stérilité de l’absence de sens. Une fois le chemin logique dégagé, il acquiert la force d’une évidence, un peu comme celle que nous procure le tracé rassurant d’un sentier dans la montagne. Cette évidence comporte toutefois un risque : celui de se laisser aveugler par la route principale souvent empruntée et d’oublier que d’elle, partent une multitude d’autres petits chemins d’abord presque invisibles, qui mènent à des merveilles insoupçonnées dont il s’agit de ne jamais oublier l’hypothèse.

Imaginons enfin notre mathématicien satisfait. Ses brouillons contiennent les énoncés et leur argumentaire, fruit de son travail de quelques semaines, mois ou années. Il s’attelle alors à l’écriture du texte qui dévoilera ses résultats à la communauté. Il doit prendre en compte ce qui s’est déjà écrit sur le sujet avec les contraintes que l’histoire de ce champ scientifique impose, concevoir la forme que prendra sa nouveauté une fois dévoilée et suggérer des perspectives que son travail ouvre. On retrouve certainement les aspects créatifs présents dans tout geste d’écriture, quel qu’en soit le champ. Notons ici que ce travail de rédaction, qui ressort de la transmission, ne se limite pas à une simple nécessité matérielle mais participe entièrement de la connaissance elle-même, tant par l’impulsion cognitive qu’elle fournit que par la référence qu’elle constitue dans l’édifice des connaissances.

Une autre tâche dévolue à notre chercheur est reliée au rapport que les mathématiques entretiennent avec les sciences connexes. Les mathématiques se nourrissent de questions posées par elles et, en retour, leur fournissent des moyens de faire progresser leur corpus de connaissances. Mais lorsque le biologiste ou l’informaticien se pose une question qu’il pense relever des mathématiques, il ne la formule pas en termes mathématiques mais dans son jargon à lui. A cet endroit, dans l’échange interdisciplinaire, rien n’est établi a priori. Traduire dans son propre langage ce que l’autre exprime est une tâche en soi, qui ajoute un sens nouveau des deux côtés. Il est fréquent que quelques années d’échanges parfois laborieux amènent au constat à la fois un peu décevant mais très réjouissant qu’au fond, on parlait de la même chose !

Les mathématiciens de la planète démontrent aujourd’hui cent mille théorèmes par an. Cette évocation bien incomplète de leur métier cherche à dégager en quoi cette activité ressort en partie d’un processus de création dont ce nombre sert à mesurer le fourmillement. Quoi qu’il en soit, malgré l’image d’une froide rigueur au service de vérités absconses dont les mathématiques pâtissent parfois, il faut en retenir qu’elles sont avant tout, par leur sujet et par leur réalité, une activité profondément humaine.

Nicolas Pouyanne

(1) Mathématicien, chercheur, biologiste, … : ces masculins ne préjugent d’un sexe en aucune manière et doivent être pris comme des formes épicènes.

La déformation d’un ensemble de Julia © N. Pouyanne