Une affaire de regard

Marc 3:1-6

Culte du 15 juillet 2018
Prédication de Pierre-Olivier Léchot

Vidéo de la partie centrale du culte

I.
Nous voici, chers frères et sœurs, dans une synagogue, quelque-part en Galilée, le jour du sabbat. Le lieu exact de cet événement a peu d'importance à dire vrai. La seule chose qui compte est que Jésus soit présent en ce jour de célébration : à son entrée, tous les regards se tournent vers lui. Mais ces regards ne sont pas ceux de disciples qui attendent de lui une parole ou un geste favorables. Ce sont ceux de ses adversaires, des regards emplis de soupçon, de défiance voire de calcul. L'atmosphère est lourde, l'explosion proche. Pour la deuxième fois, après l'épisode de la synagogue de Capharnaüm, (Marc 1,21-28), Jésus va en effet accomplir une nouvelle guérison le jour du sabbat. Mais cette fois, ses adversaires sont prêts – ils guettent ! On notera d'ailleurs au passage que ces derniers comptent avec le fait que Jésus accomplira un miracle, reconnaissant ainsi implicitement ses qualités de thaumaturge.

Pourtant, de confrontation directe, verbale, il n'y aura pas. Certes, Jésus passe à l'offensive en s'adressant à un homme à la main paralysée, « desséchée » pour user du terme exact utilisé en grec : « Lève-toi, viens au milieu ! » En plaçant cet homme au cœur de l'attention, au centre des regards, Jésus ne veut pas échapper à ces regards haineux tournés vers lui. Le lecteur s'attend donc à une polémique de type rabbinique dont l'homme à la main desséchée et sa guérison le jour du sabbat seront l'objet. Mais ce débat n'aura pas lieu.

Le problème sous-jacent est de nouveau celui du respect du sabbat, en effet, comme lors de sa première confrontation avec ses adversaires. N'est-il pas en train de contredire le commandement « Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier » (Ex 20,8) ? On pourrait penser que Jésus suscite ici le scandale en se plaçant, sciemment, une fois encore, en contradiction avec ce commandement, mais ce n'est, à la vérité, pas exactement le cas. En fait, les adversaires de Jésus se trouvent bien plus dans l'incompréhension que dans le scandale : du point de vue de la Torah, il est en effet facile de répondre à la question qu'il leur pose : « Est-il permis de faire le bien ou le mal le jour du sabbat ? De sauver une vie ou de la perdre ? ». Pour certains rabbins du temps, en effet, il ne faut à aucun prix faire de mal ou, ce qui est pire, perdre la vie de quelqu'un pendant le sabbat. C'est ce qui explique ces séries de « cas » dont ils débattent alors : si un homme se trouve encore en vie sous les décombres de sa maison, par exemple, on devra évidemment se porter à son secours ; mais s'il est déjà mort, on attendra que le sabbat soit passé pour en dégager son corps. Or, justement, la vie de cet homme à la main desséchée n'est pas en danger et sa guérison aurait pu attendre le lendemain : si sa main paralysée l'empêche sans doute d'avoir une activité professionnelle voire une vie sociale, elle ne met pas sa vie en péril. Bref, l'approche casuistique de ses adversaires aurait, en théorie, permis de régler rapidement le « cas » qui leur est posé. Il n'y a donc pas à proprement parler ici de « problème » et la question de Jésus n'appelle qu'un silence d'incompréhension : « sur ce coup-là, nous sommes en règle, pourquoi vient-il nous faire des histoires ? »

Or le problème n'est justement pas là. Jésus se situe ailleurs : ce qu'il veut, c'est redonner sens au sabbat, redonner sens à la Loi de Dieu. Il ne s'agit pas de mettre en cause le fait d'obéir à Dieu, mais bien la façon dont cette obéissance est conçue par ses adversaires : à savoir comme une obéissance mesurée à la lettre du commandement, à l'analyse d'une prescription selon certaines circonstances et non selon la volonté première, indépassable et non mesurable de Dieu. Ce que Jésus veut ici, c'est que ses auditeurs abandonnent l'idée de la Loi de Dieu en tant que code juridique et la comprennent comme un signe, comme le moyen par lequel Dieu affirme son désir de « repos », c'est-à-dire de salut et de vie, pour l'humanité. Bref, en aidant l'homme à la main desséchée le jour du sabbat, Jésus privilégie tout simplement la vie au détriment d'une logique, mécanique, qui n'est autre, au fond, que celle de la mort. L'esprit de vie contre la lettre morte du texte, si vous préférez.

Mais il y a plus : en interdisant théoriquement d'aider l'homme à la main desséchée et en attendant que Jésus le fasse et transgresse donc le respect du sabbat, ses adversaires s'offrent également un argument leur permettant de faire condamner et, in fine, de mettre à mort Jésus. Le silence qui vient répondre à la question de Jésus, en même temps qu'il manifeste une incompréhension, est donc aussi une tactique : « Ne disons rien, il en a assez dit en se plaçant en porte-à-faux avec la Loi et son interprétation. Nous en savons assez pour le faire périr. » Ce n'est pas seulement le mal qui touche l'homme paralysé, mais également le destin de Jésus qui est ici placé au centre de l'attention par Marc. En voulant accuser Jésus au moyen du sabbat, ses adversaires en font un instrument de mort au sens propre, subvertissant ainsi de la pire des façons son orientation première : celle d'une Loi de vie instaurée par le Dieu vivant.

Le regard emprunt de colère que Jésus « promène » sur eux le manifeste : le cœur de ces hommes est endurci, fermé à l'amour et à la vie. À la main sèche du paralysé vient répondre la dureté du cœur des adversaires de Jésus. Le thème du cœur endurci est un classique du discours prophétique : il est le signe de l'absence de foi, celle d'Israël ou celle de Jérusalem ne voulant plus écouter son Dieu. C'est donc aussi le signe du péché, du reniement de Dieu : ce qui regarde Dieu, l'Éternel, l'Ultime est ici instrumentalisé au service d'une fermeture, d'un carcan qui empêche d'entendre l'appel à la liberté et à la vie qu'adresse Jésus à l'assemblée. À sa parole de vie, vient répondre le silence de mort et de fermeture à la Parole, à l'Évangile et à la liberté.

Et ce silence est d'autant plus « parlant », si vous me permettez cet oxymore, qu'il manifeste l'accord des forces qui en veulent à la vie de Jésus : derrières ces « pharisiens » et ces « hérodiens » dont il est question à la fin du texte, Marc désigne une alliance objective entre le temple et le glaive, entre la religion et la politique. Jésus le sait et il l'accepte. Il sait ce qui l'attend. Sauver une vie ou la perdre durant le sabbat ? Telle est l'alternative que proposait Jésus. Elle ne concerne pas seulement l'homme à la main desséchée : elle concerne aussi Jésus lui-même, désormais menacé, en plein jour du sabbat, par ceux qui veulent l'éliminer, mais aussi celles et ceux qui, en refusant d'écouter, se perdent et choisissent la mort plutôt que la vie.

II.
Jésus se révèle donc une fois encore comme le pourfendeur des conformismes de tous genres au nom d'une Parole de vie, celle, à proprement parler, de l'Évangile. Sa prédication vaut ici contre toutes les idéologies qui peuvent se dresser entre nous et une vie véritable, qu'il s'agisse de conservatismes comme, d'ailleurs, de progressismes. Car attention : Jésus ne parle pas contre l'institution du sabbat, considérée en elle-même. Il ne s'agit pas d'abolir une pratique fondée sur un commandement du Dieu vivant, mais de dire ce qui en fait le nerf, ce qui constitue la source du dynamisme qui devrait en irriguer la pratique. Il s'agit de lutter contre sa subversion au nom de prescriptions rigides en valorisant ce qui en est le centre, en mettant en évidence, donc, la vie, contre les conventions et les aménagements théoriques, aussi détaillés soient-ils. Obéir au commandement de respect du sabbat, n'est-ce pas justement être en mesure de se libérer de tout pour entendre la Parole du Dieu vivant et créateur, y compris en se libérant, si nécessaire, de la lettre de ce commandement ? Ce que le texte de ce matin nous apprend, c'est que comprendre la Loi divine comme un code immuable, valant en toutes circonstances ou pouvant, éventuellement, être interprété en fonction de ces circonstances, ce n'est pas l'Évangile – c'est tout sauf l'Évangile !

Or, voyez-vous, j'entends souvent dire que l'Évangile interdit ceci ou impose cela – et pas seulement dans la bouche des fondamentalistes les plus échevelés. J'entends souvent dire, en effet, que l'Évangile c'est se tourner vers les pauvres, c'est voler au secours des réfugiés ou soutenir la cause de celles et ceux que notre société rejette. Tout cela est vrai, bien sûr ; mais ce n'est, pour être honnête avec vous, qu'une demi-vérité. L'Évangile n'interdit ou n'impose rien ; ou plutôt : il ne nous commande qu'une seule chose : c'est de regarder les choses et en particulier notre prochain autrement.

Il est beaucoup question de « regard » dans ce texte de Marc : le regard des pharisiens porté sur Jésus, celui de la foule au moment où l'homme à la main sèche occupe le centre de la synagogue ou encore le regard de colère que Jésus pose sur ses adversaires silencieux. Mais il y a aussi le regard que Jésus pose sur l'homme à la main paralysée ; or, c'est le seul regard qui compte ici pour nous. Cet homme n'est pas un « cas » théorique, l'objet d'une spéculation juridique (comme sous le regard des adversaires de Jésus). Il n'est pas non plus, d'abord, quelqu'un qui répond à la bonne catégorie, c'est-à-dire à un groupe préalablement défini comme devant être aidé en priorité. Non, il est uniquement, dans le regard de Jésus, une personne, un être de chaire et d'os, un être qui vit et dont le cœur bat – il s'agit, pour le dire d'un mot, d'une « créature » du Dieu vivant. Or, c'est ainsi que Jésus invite à le regarder : comme un être promis à la vie. Ce à quoi nous invite l'évangile de Marc, ce n'est pas à regarder nos semblables en fonction de catégories nous autorisant ou non à les aider – cela, c'est la façon de fonctionner des adversaires de Jésus. Ce que l'évangile de Marc nous demande, c'est de changer de regard face à nos semblables, tous nos semblables, en les considérant précisément comme inscrits dans le dynamisme créateur de Dieu et donc destinés à y occuper une place – la place qui leur revient. C'est alors, et alors seulement, que nous serons à même de savoir quoi faire pour eux.

Or, un tel changement de regard qui rejette toute logique de catégorie sociale, sexuelle ou politique pour ne prendre en considération que l'individu ne peut avoir lieu qu'au plus profond de notre être ; il n'est pas le résultat d'une loi formelle appliquée à une situation donnée ; il n'est pas non plus le produit d'une analyse éthique aussi subtile que complexe. Non, la Loi divine, cette loi qui nous invite à regarder toute chose sous l'angle de Dieu est d'abord affaire d'intériorité. La loi de Dieu, ce n'est pas d'abord du marbre et des lettres dorées ni non plus ce tableau des Dix commandements que nos ancêtres réformés aimaient à placer dans leurs temples. La Loi de Dieu, c'est, pour user des termes de Rousseau, cet « instinct divin », cette « céleste voix » qui s'émeut en nous du destin de toutes celles et ceux que la vie, la société ou les conditions humanitaires asservissent, blessent et meurtrissent. La Loi divine, c'est ce regard « intérieur » qui se manifeste d'abord en nous, dans le regard que notre conscience nous fait poser sur nous-mêmes et sur les autres, dans la pleine lumière de la vérité de Dieu. Comme l'écrit Ernst Troeltsch : « Le sanctuaire calme et silencieux de l'âme, dont le langage retentit si rarement dans notre vie quotidienne, tel est l'endroit où la volonté de Dieu nous adresse directement son appel. »

On pense souvent que dire cela, c'est se faciliter la vie : au fond, en parlant ainsi, on s'autorise à transiger avec la Parole révélée de Dieu, à l'adapter, à s'écarter de sa source première. Mais c'est tout le contraire qui est vrai. Affirmer que la Loi de Dieu se révèle au cœur de notre âme, dans le plus profond des sous-terrains de notre conscience, c'est bien, en effet, en appeler à une forme de « colossal individualisme », pour citer encore une fois Troeltsch. Mais cet individualisme n'a rien à voir avec l'individualisme que nous aimons tant dénoncer de nos jours. Car cette dimension individuelle de la décision morale porte en elle un exigence bien plus grande que celle qui consiste à dire : « faites ce que Dieu dit, point barre. » Elle nous appelle en effet à discerner la volonté de Dieu, au plus profond de nous-mêmes, face à chaque situation concrète, en regardant celui qui est devant nous les yeux dans les yeux, sans masque et surtout sans faux-fuyant idéologique. Bref, elle nous invite à être des adultes et non des enfants, soumis à telle ou telle vision du monde, en assumant une responsabilité individuelle qui a tout d'une lutte et d'une épreuve.

Or ce discernement, cette épreuve, seule la foi en est capable. Seule l'action replacée devant l'Ultime, seule notre capacité à nous situer toujours mieux dans le flux de la force créatrice de l'Univers, est à même de nous apporter la lumière nécessaire à ce discernement.

III.
Ce n'est pas la Loi dans sa généralité ou son détail qui fait la différence, mais le contact personnel avec l'autre sous le regard de Dieu. C'est dans la relation avec autrui, dans notre relation avec ce qu'il y a en lui d'ultime, d'éternel, de divin, que se trouve le critère, ultime lui aussi, de la volonté de Dieu. Or, considérée de la sorte, la Loi divine est tout sauf une abstraction, un juge intangible et immuable. Elle devient la Parole vivante, interpellante, pénétrante que Dieu nous adresse. Elle est ce « glaive flamboyant » de la Parole divine dont le Réformateur Guillaume Farel avait fait le symbole de son action. La prédication et l'action de Jésus ne visent pas un message éthique ou politique précis, aussi fraternel soit-il, mais d'abord Dieu lui-même, Dieu en chacune et chacun de nous. L'Évangile de Jésus-Christ n'est pas une proclamation morale ou sociale, mais un appel à replacer Dieu au cœur de notre vie et de notre rencontre avec autrui. Or cela n'a rien d'une facilité. C'est au contraire un radicalisme devant lequel tout le reste, oui tout le reste, est appelé à s'effacer.
Il faut mesurer la portée de ce radicalisme. Trop vite, en effet, on craint le désengagement moral, le refus de se confronter à la pauvreté, à l'injustice sociale ou au désordre politique lorsque l'on insiste sur le fait de placer Dieu au cœur de notre regard sur le monde avant de nous soucier de ce qu'il nous est demandé d'y accomplir. Mais justement, c'est en faisant ce pas de côté, le côté de Dieu !, que nous pourrons savoir comment faire pour bien faire. Il s'agit certes d'une décision personnelle, purement personnelle, mais d'une décision réalisée sous le regard du Dieu créateur – ce qui est le sens premier du fameux « coram Deo » de Luther. Oui, une telle décision n'a rien d'une facilité, assurément.

La raison de tout cela en est que Dieu n'est pas une formule morte et mortifiante, mais une puissance de vie ! Dieu est vie et amour et nous invite à être vie et amour à notre tour : la sainteté à laquelle nous sommes appelés n'est sainteté que lorsqu'elle est rayonnement de l'amour et de la grâce de Dieu en nous. C'est ce que dit implicitement Jésus quand il fait référence à sa propre mort : lui-même incarnera cette puissance de vie jusque dans la mort, une mort « pour rien » et donc, justement, une mort pour tous, sous le regard de Dieu.

Ne détournons donc pas trop rapidement le regard de ces adversaires de Jésus au cœur endurci. Car ce « cœur endurci » peut aussi être le nôtre. Ce cœur endurci, comme celui de pharaon dans l'Ancien Testament, est tel en raison de sa fermeture à la foi et à l'amour de Dieu. Mais dire cela ne suffit pas. Il faut en effet prendre cette attitude au sérieux, car elle nous guette, chacune et chacun. Elle nous guette lorsque, laissant Dieu de côté, souvent sans le savoir, nous croyons le défendre mais nous nous défendons en réalité nous-mêmes en nous réfugiant dans telle ou telle vision préétablie du monde pour éviter de nous laisser concerner par sa Parole. Paul parlerait ici de « notre propre justice ». Le texte de ce matin a donc valeur d'avertissement : nous sommes, toutes et tous, capables de révéler un cœur endurci et de répondre à l'appel du divin par un silence de mort. Contre cet endurcissement, contre ce silence qui vient répondre à la détresse de notre prochain, il n'y a qu'un seul remède : ouvrir les yeux et porter sur autrui, sur notre prochain, le regard de la foi, de l'amour et de la grâce en nous laissant habiter par le regard de Dieu lui-même. Et voyez-vous, j'ai tendance à croire que ce regard de Dieu, nous sommes à même de le percevoir dans celui de toutes celles et ceux que nous sommes appelés à croiser, pour peu que nous sachions ouvrir les yeux et les regarder vraiment. Sachons donc ouvrir les yeux, sachons faire place à la liberté et aux initiatives libératrices de Dieu en nous gardant des fermetures. Restons vigilants. Et veillons, chers frères et sœurs, veillons.

Amen

Lecture de la Bible

Marc 3/1-6

1 Il entra de nouveau dans une synagogue ; il y avait là un homme qui avait la main paralysée.
2 Ils observaient Jésus pour voir s’il le guérirait le jour du sabbat ; c’était pour l’accuser.
3 Jésus dit à l’homme qui avait la main paralysée : « Lève-toi ! viens au milieu. »
4 Et il leur dit : « Ce qui est permis le jour du sabbat, est-ce de faire le bien ou de faire le mal ? de sauver un être vivant ou de le tuer ? » Mais eux se taisaient.
5 Promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leur cœur, il dit à cet homme : « Etends la main. » Il l’étendit et sa main fut guérie.
6 Une fois sortis, les Pharisiens tinrent aussitôt conseil avec les Hérodiens contre Jésus sur les moyens de le faire périr.

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