Ravivons le désir

Matthieu 23:37-39

Culte du 21 octobre 2018
Prédication de Pierre-Olivier Léchot

Vidéo de la partie centrale du culte

I.

Voici encore l'un de ces textes, chers frères et sœurs, que nous n'aimons pas entendre.
Car il ne colle guère avec l'image que nous souhaiterions offrir de Jésus, de sa prédication et de son action : celle d'un exemple de tolérance et de charité. Voici en effet que le Christ de l'évangile de Matthieu, avant d'être livré au supplice qui l'attend sur la colline de Golgotha, se lance dans une diatribe d'une violence inouïe : Jérusalem, toi qui tues et lapides les prophètes de Dieu, j'ai désespérément cherché à te convertir, à te faire entendre la Parole de Dieu, à te rassembler sous les ailes du Seigneur, mais tu n'écoutes pas.

Le jugement est donc sur toi, ta maison sera déserte tant que tu ne te tourneras pas vers ton Dieu et que tu n'accueilleras pas celui qui vient au nom de Dieu ! Comme le relevait, samedi dernier, ma collègue de Montpellier, Céline Rohmer, dans une intervention lors des Journées libérales de la Grande-Motte, aux Béatitudes du début de l'évangile viennent donc ici répondre les « malédictions » dirigées contre les pharisiens, ces « engeances de vipère » que leur comportement condamne devant Dieu et l'éternité.

Au « je déclare heureux » du Sermon sur la montagne vient ici se substituer un « je déclare maudit » sur lequel se clôt la prédication du Jésus de Matthieu à Jérusalem. Or, une telle prise de parole contre les chefs du peuple ne suffit pas : Jésus s'en prend à présent juste avant notre passage à « cette génération » considérée dans son ensemble, à Jérusalem tout entière, cette ville qui « tue » et « lapide » les prophètes de l'Éternel. L'annonce du jugement sur « cette génération » n'a pourtant pas atteint son paroxysme avec notre texte, puisque, par la suite, Matthieu précisera ce jugement, annonçant qu'il s'étend à l'ensemble du peuple juif (et non seulement, comme ici, à ses chefs ou à la seule Jérusalem) – ce qui, dans l'histoire du christianisme, constituera l'un des arguments scripturaires privilégiés de la polémique anti-juive au sein du christianisme.

Mais demeurons-en, si vous le voulez bien, à notre passage. Bien sûr, une exégèse historique prudente relèvera qu'il s'agit ici d'une projection : comme le souligne l'exégète suisse Ulrich Luz, en « noircissant » la figure des pharisiens, Matthieu veut surtout créer un « type » opposé à celui du bon chrétien, un anti-modèle donc, dans lequel sa communauté pourra reconnaître les traits de ceux qui, parmi le peuple élu, la persécutent. L'histoire nous permet ainsi de saisir qu'il n'en va pas ici du jugement du Jésus historique ou, en tout cas, que si ce jugement a quelque-chose d'historique, ce quelque-chose renvoie plus à la situation de la communauté de Matthieu qu'aux véritables adversaires de Jésus, dont nous savons par ailleurs, d'après les recherches récentes, qu'ils ne correspondaient pas vraiment à l'image qu'en donne ici Matthieu.
Mais est-ce assez d'en demeurer-là ? Je ne le crois pas. La prédication chrétienne, en effet, ne situe pas sa norme dans la seule exégèse historico-critique. Il lui faut encore être à même de saisir ce qui, du texte tel qu'elle le lit à la lumière de l'histoire, peut encore s'adresser à nous, hic et nunc, ici et maintenant. Or, voyez-vous, j'ai la faiblesse de croire que ce texte peut s'adresser à nous tous, à cette communauté de l'Oratoire que nous aimons tant, mais aussi à notre Église protestante unie de France. Mais pour cela, il nous faut retourner au texte, encore une fois, mais en cherchant à saisir l'élan qui le porte.

II.

Ce qui ressort de notre texte et du passage qui l'entoure, c'est bien sûr la violence de la condamnation et de la malédiction prononcées. Mais au-delà de cette violence, ce que notre texte manifeste, c'est aussi et surtout une grande tristesse du Christ face à cet anti-modèle qu'est celui du pharisien. Celui-ci n'est pas, je le disais, une figure historique, mais un type, un archétype, même : celui d'une foi satisfaite de ce qu'elle fait et non reconnaissante de ce qu'elle reçoit. Une foi qui, donc, ne cherche plus et qui, du coup, n'entend plus.

Or c'est bien cela que déplore ici le Christ : le fait que « Jérusalem » ne veuille plus entendre l'appel qui s'adresse à elle – appel à la foi, bien sûr, mais aussi appel au mouvement et, surtout, appel à refonder et ranimer son désir de Dieu. La foi, ai-je besoin de le rappeler, ne réside pas d'abord dans la croyance en ceci ou cela, mais dans ce sentiment de dépendance face à la vie, face à l'univers et face à Dieu et donc dans le désir concomitant qui nous attire irrésistiblement vers le fond de l'être, vers le fondement de toute chose.

En ce sens, la foi est toujours désir : désir de l'ultime, désir de l'éternel, désir... de Dieu. Il n'y a donc pas de place ici pour la satisfaction béate de ceux qui prétendraient : « nous avons fait tout ce qu'il fallait et si nous avons manqué quelque-chose, ce sont les autres qui en sont responsables ». La quête de l'ultime, le désir de l'éternel ne se satisfait jamais de ce que le croyant a, parce que ce qu'il a reçu l'invite à désirer encore et toujours plus et à repenser sans cesse la façon dont son désir se transformera en quête de l'infini, ici et maintenant.

Oui, chers frères et sœurs, c'est bien de désir qu'il en va ici ou, plus précisément, du manque de désir des pharisiens et, plus largement, de « Jérusalem ». Contrairement à toute une tradition platonicienne, qui voit dans le désir le signe de notre incomplétude, de notre « misère » – tradition que le christianisme a du reste longtemps reprise, je suis persuadé que le désir est notre nature la plus profonde et qu'en ce sens l'Évangile peut être regardé comme un appel au désir. Le philosophe hollandais d'origine juive, Baruch Spinoza le disait bien, en plein XVIIe siècle : le désir est « effort pour persévérer dans l'être », il est, en termes techniques, un « conatus », une persévérance permanente vers l'être.

Ceux qui connaissent l'œuvre du théologien Paul Tillich auront ici reconnu quelque-chose qui annonce la définition de la foi comme « courage d'être » que propose Tillich dans son livre du même nom. La foi n'est rien d'autre, en effet, que le fait « d'être saisi par la puissance de l'être lui-même » (Tillich, Courage d'être, 1967, p. 169), elle n'est donc rien d'autre qu'un désir d'être conscient de lui-même et qui ose s'assumer face au néant, face au non-être ou, pour le dire avec le Deutéronome que nous avons cité tout-l'heure : un désir de vie qui s'assume face à la pulsion de mort qui peut nous saisir à tout instant.

« Effort pour persévérer dans l'être » disions-nous avec Spinoza. Effort, certes, mais aussi appétit et persévérance : le désir n'est pas qu'un simple instinct, pas qu'un simple besoin, pas non plus le signe de notre incomplétude : il est au contraire la source-même de la vie – et pas seulement du point de vue biologique, mais bien de la vie dans la pleine et totale acception du mot. La vie, sans le désir, n'est pas une « vie vivante », mais une survie condamnée à la mort, au silence et au désert. Le désir, il faut donc l'entretenir : le terme de « persévérance » et d'« effort » dont use Spinoza le dit bien : le choix du désir est une lutte, une lutte de tous les instants pour nous détacher du non-être et nous orienter avec détermination vers l'être.

C'est pour cela que la foi, c'est le courage d'être, le courage de se tourner toujours et encore vers ce but que notre désir désigne, celui de l'être lui-même, celui de Dieu. Le désir est donc aussi une épreuve, en ceci que rester dans son désir, demeurer tourné tout entier vers l'être, oser affirmer ce désir de l'Ultime nécessite parfois des sacrifices et des renoncements mais implique aussi, et surtout, que l'on ne se satisfasse pas simplement de l'acquis, au risque de tuer le désir.

Or « Jérusalem », justement, se satisfait de son acquis, elle n'a plus de désir. Elle ne recherche plus rien, elle ne sait plus écouter son désir d'être et c'est pour cela qu'elle n'écoute plus Jésus et refuse de se laisser rassembler par Dieu. C'est parce qu'elle n'a plus de désir qu'elle n'est déjà plus, au sens premier du terme. Elle n'est plus, elle ne désire plus car elle se contente de gérer, d'administrer ce qu'elle a reçu.

Or, « Jérusalem » a beaucoup reçu. On pourrait bien sûr se dire qu'elle souffre d'un trop-plein de satisfaction de son désir : « Rien n'est plus difficile, écrivait Goethe, qu'une série de beaux jours ». Mais ce n'est pas que cela qui fait que « Jérusalem » ne désire plus. « Jérusalem » ne désire plus aussi et surtout parce qu'elle ne respecte pas cette situation privilégiée qui est la sienne et qui devrait l'engager toujours et à nouveau sur la voie du désir : Jérusalem, la ville de la présence de Dieu, n'est plus consciente de sa richesse et de ce que cette richesse implique. Car pour Matthieu, le rassemblement du peuple de Dieu n'est pas l'œuvre de ce peuple lui-même, mais un rassemblement qui a lieu en dehors de son propre vouloir : nous ne sommes jamais ce que nous voulons, ou plutôt : nous sommes ce que nous voulons quand nous acceptons d'être autre chose, quelque-chose qui nous est déjà donné : le désir de l'être, le désir de l'ultime, le désir de Dieu.

Or « Jérusalem » n'accepte pas ce qui lui est donné en Jésus, à savoir un appel à désirer de nouveau, à désire à nouveau, à accepter de reprendre tout à zéro pour déterrer et revivifier la racine de son désir de l'Éternel. C'est pour cette raison que « Jérusalem » se fait tueuse de prophètes : au lieu d'entendre l'appel qu'ils lui adressent (celui du désir), « Jérusalem » préfère les lapider, c'est-à-dire leur réserver le sort destiné en règle générale aux impies. Bref, au lieu de choisir le désir d'être, « Jérusalem » opte pour la pulsion de mort.

Or voyez-vous, chers frères et sœurs, je trouve que notre cher Oratoire ressemble assez à cette « Jérusalem » dont je viens de vous parler : l'Oratoire n'est pas seulement une paroisse ou une communauté ; il est aussi un symbole : celui, précisément, du désir d'être et de ce rassemblement dont l'origine nous dépasse. Nous ne sommes pas ici rassemblés par notre propre volonté seulement, mais aussi par quelque-chose qui nous dépasse : nous ne sommes pas que l'addition d'individualités, aussi merveilleuses soient-elles, mais nous sommes aussi quelque-chose de plus que la somme des individus présents aujourd'hui : nous sommes une communauté, une communauté de « désir ».

Car si nous sommes ici, ce n'est pas par habitude, par tradition ou par obligation. Si nous sommes ici, c'est que nous y sommes poussés par un désir d'être, par une quête de l'Ultime exigeante et obsédante. Or ce désir d'être appelé à devenir aussi courage d'être dans la foi, nous engage et, je dirais même, nous impose de désirer toujours et à nouveau. Il nous commande de scruter l'horizon de nos contemporains pour y chercher ce que « désirer l'être » signifie aujourd'hui, ici et maintenant.

Car de ce désir d'être, chers frères et sœurs, nos prédécesseurs en ce lieu ont su en vivre dans le monde qui était le leur, qu'il s'agisse de Wilfred Monod dans son désir d'unité chrétienne et de justice sociale, du pasteur Paul Vergara, incarnation du courage d'être lorsqu'il se dresse contre le nihilisme mortifère du nazisme en sauvant des enfants juifs ou encore de ces générations de pasteurs et de théologiens libéraux, résistant à une vague barthienne perçue comme étouffante pour leur désir de liberté... Cet héritage est prestigieux, aussi prestigieux à certains égards que celui de « Jérusalem », mais il ne nous dispense pas de rechercher ce qui, aujourd'hui, peut raviver le désir, il ne nous dispense pas de scruter les signes du temps pour saisir ce que ce désir d'être nous commande. Car faute de cela, nous risquons de nous perdre dans la vacuité d'une foi infatuée d'elle-même et de sombrer dans le non-être, dans le néant.

Ce que notre texte de ce matin désigne donc, c'est le risque que court toute communauté de conviction comme la nôtre, ce risque qui pointe lorsque domine l'absence potentielle de désir. Derrière l'absence de désir, derrière l'incapacité à saisir ce que notre désir d'être commande, aujourd'hui, ici et maintenant, se cache en effet un danger aussi terrible que sournois : celui du vide, du silence et du désert : « elle va être laissée déserte, votre maison. » Ce qui est ici visé, dans notre cas, ce n'est pas seulement le vide des chaises lors du culte dominical et ce, même si un prédication vide de désir n'est sans doute pas sans lien avec la vacuité de nos temples. Ce que pointe notre texte, c'est le désert d'un cœur que plus aucun désir n'habite.

Cette absence de désir d'être, les moines de l'ancien temps lui avaient donné un nom : l'acédie. L'acédie, ce « démon de midi » comme la nomme Évagre le Pontique, « fait, je le cite, que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. » L'absence de désir, l'acédie, c'est la manifestation du vide intérieur, la répétition encore et encore des mêmes idées, des mêmes pratiques, des mêmes options dépourvues progressivement de sens parce que coupées du désir originel qui les portait.

III.

Face à cette mise en berne du désir, face à ce danger de l'acédie qui nous guette, l'évangile de Matthieu offre cependant une porte de sortie lorsque, au chapitre suivant (24,42), Jésus déclare : « Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir. » Ou encore, un chapitre plus loin (26,41) : « Veillez et priez, afin que vous ne tombiez pas dans la tentation ; l'esprit est bien disposé, mais la chair est faible. » La chair ne désigne bien sûr pas ici la dimension physique de notre être par opposition à une âme toute spirituelle, mais le fait de ne plus être tendu, tourné tout entier vers le Dieu qui vient : la chair, aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est ici l'absence de désir pour l'Autre. Celui qui veille désire celui qu'il attend et qui vient à lui.

Et c'est ce qui le définit, c'est son être le plus profond ! C'est pourquoi constance et désir ne sont pas opposés : la constance dans la veille, la constance dans l'attente vigilante de celui qui vient, du Dieu qui nous rejoint ici et maintenant, dans notre temps, est la manifestation la plus claire de ce désir de l'Ultime qui nous habite et qui constitue la racine de notre foi. L'Évangile nous invite donc au mouvement, à la liberté, mais il nous convie aussi et surtout à être des « veilleurs du désir ».

Voilà ce qui doit nous habiter, voilà ce qui doit nous « posséder » et même nous « obséder » lorsque nous venons au culte, lorsque nous participons aux activités de notre paroisse qu'elles soient caritatives, culturelles ou administratives.

Ne nous contentons pas de nos acquis, ne nous laissons pas saisir par l'acédie d'une vie communautaire satisfaite d'elle-même et tristement routinière, mais osons être des veilleurs du désir.

Osons ranimer, toujours et sans cesse, notre désir d'être.

Amen

Lecture de la Bible

Matthieu 23/37-39
37 « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu !
38 Eh bien ! elle va vous être laissée déserte, votre maison.
39 Car, je vous le dis, désormais vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit, au nom du Seigneur, celui qui vient ! »

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