L'imitation des bourreaux de Jésus-Christ

Jean 19:1-5

Culte du 13 mai 2018
Prédication de Richard Cadoux

Vidéo de la partie centrale du culte

Aujourd’hui, c’est un anniversaire. Le treize mai 1958, il y a soixante ans, la foule algéroise s’emparait du gouvernement général, initiant une crise politique majeure qui devait aboutir à la naissance de la cinquième République. Depuis quatre ans se déroulait en Algérie, alors française, une guerre d’indépendance, ce que les autorités d’alors appelaient pudiquement des opérations de pacification et de maintien de l’ordre, contre ceux qu’on appelait des hors-la-loi. La torture, on le sait bien aujourd’hui, fut utilisée massivement par l’armée française. Pour dénoncer de tels procédés, dès novembre 1954, quelques jours après le début de l’insurrection, l’écrivain François Mauriac prononçait à ce sujet devant le Centre des intellectuels catholiques français une conférence intitulée « l’imitation des bourreaux de Jésus-Christ ».

La lecture de l’évangile nous rappelle que Jésus de Nazareth a été fouetté, frappé, insulté par des soldats de la légion romaine, exécutants dociles des ordres donnés par leurs supérieurs hiérarchiques, au premier rang desquels figure Pilate. Victime de ses tortionnaires, Christ s’identifie désormais à toutes les personnes humaines désarmées que l’on bafoue et que l’on violente. Le récit de l’évangile nous rappelle, sans tomber dans le pathos ou l’exhibitionnisme malsain, que des hommes sont capables de faire souffrir d’autres hommes et que cette violence inhumaine, est parfois acceptée, voire même institutionnalisée par le pouvoir de l’état.

Il convient donc de protester et d’agir contre la torture. Il existe d’ailleurs aujourd’hui beaucoup d’associations et d’organismes qui luttent contre l’emploi de la torture : Ligue des droits de l’homme, Amnesty international, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture. C’est une exigence commune à tous, au nom des « droits de l’homme », inscrits dans le cadre d’une Déclaration universelle, qui tend à faire de nous des citoyens du monde. La foi chrétienne s’inscrit dans cette requête d’universalité. « Voici l’homme », déclare le procurateur romain en présentant Jésus silencieux sortant du prétoire où on l’avait flagellé et humilié. Voici l’homme, voici tout homme, voici tout l’homme, ce qui faisait d’ailleurs écrire au philosophe Nicolas Berdiaev que « l’apparition du Christ est le fait fondamental de l’anthropologie », c’est-à-dire d’une réflexion sur le sujet humain. La foi chrétienne confirme la dignité de la personne humaine en l’enracinant dans la conviction que l’humain est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est cette affirmation biblique qui suscite fondamentalement notre gêne et notre résistance à la perspective de lever la main sur le visage d’autrui ou d’attenter à l’intégrité de son corps. Cette conviction fonctionne comme une instance critique à l’égard de tout geste ou de toute parole visant à abîmer l’humanité de l’homme. Il se trouve que cette image de Dieu en l’homme se révèle tout particulièrement dans la liberté du sujet humain à mener sa vie de manière qui lui soit propre, dans la capacité d’habiter une parole personnelle et d’entrer en relation avec d’autres. De la sorte chaque être humain est tenu pour singulier, absolu, irremplaçable en ce qu’il correspond à un appel personnel de Dieu à exister. Oui c’est cet appel, cette relation que Dieu entretient avec chaque être humain, dans le cadre de son projet créateur, qui fonde la dignité de la personne. On voit bien alors en quoi la torture en revient à nier cette humanité profonde, « l’homme caché au fond du cœur » (1 Pi 3,4), c’est-à-dire, pour les croyants, l’image de Dieu qui demeure en chacun de façon inaliénable. Pour une conscience chrétienne, le scandale de la torture se trouve là : c’est cette profonde et mystérieuse ressemblance entre tous les êtres humains et des êtres humains avec Dieu que la torture cherche à défaire, par la violence et par l’humiliation, au point de briser tout respect de la personne humaine.

Mais ceci étant, une fois passé le temps de l’indignation et de la protestation, il convient, je crois, de prendre également le temps de penser la torture, si du moins cela est possible, tant il est vrai qu’une pensée, même si elle veut faire preuve de lucidité, reste indissociable de sentiments, tels ceux de l’indignation et de la sensibilité. Or deux faits me poussent à m’interroger. Le premier : deux millénaires de christianisme n’ont pas nécessairement entraîné l’éradication de la torture, même dans des pays marqués par l’expérience historique du christianisme. Et puis deuxième fait : ceux qui pratiquent la torture (des États, des groupes sociaux, des individus) tentent souvent de se justifier : à leurs yeux, la torture est inévitable, voire nécessaire. Elle serait un « moindre mal ». Je cite par exemple le texte d’un aumônier militaire, en pleine guerre d’Algérie : « entre deux maux : faire souffrir passagèrement un bandit pris sur le fait — et qui d'ailleurs mérite la mort — ou laisser massacrer des innocents que l'on sauverait si de par les révélations de ce criminel, on parvenait à anéantir le gang, il faut sans hésiter choisir le moindre : un interrogatoire sans sadisme mais efficace... » Cela fait froid dans le dos. Alors, oui je crois qu’il faut tenter de penser la torture pour en dévoiler les fondements théoriques impensés et inavoués.

Je vais dire maintenant des choses très classiques. La première logique qui explique la torture est celle de la peine. La torture-punition est sans doute la forme la plus archaïque de la torture, son vieux noyau de violence aujourd’hui recouvert par des strates de rationalisation, mais qui a fondé nos régimes tant politiques et juridiques que moraux et religieux. Et cela montre l’immense difficulté des sociétés marquées par l’empreinte chrétienne à sortir du vieux fond des sociétés « pénales » qui justifient le mal comme punition. Il faut d’ailleurs reconnaître que la Bible accorde une place considérable à la logique punitive sous la forme d’une théologie de la rétribution qui pense un Dieu qui récompense les bons et qui punit les méchants. Cette conception de la punition reste donc présente dans nos systèmes législatif et judiciaire, dans la politique pénitentiaire et même, jusqu’à une date récente, dans certaines conceptions de l’éducation qui allaient jusqu’à prôner l’usage des châtiments corporels. Or l’idée de punition est finalement largement admise par l’opinion publique. Au coupable il faut infliger une peine. Mais c’est bien là qu’il y a problème : ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu’elle vaut le crime, est en même temps le plus irrationnel, à savoir qu’elle l’efface, comme si la douleur infligée pouvait par magie faire disparaître la souffrance déjà endurée. La peine, ce mot si ambigu qui désigne tout à la fois le chagrin, la douleur subie, la punition et l’acte de faire souffrir. La peine, elle voudrait tout restaurer, dans une vision pénale du monde où chaque malheur pourrait enfin trouver sa place dans une rétribution générale. Dans cette perspective, le magistrat est comme le ministre de la vengeance et de l’expiation. C’est cette théologie archaïque de la violence et de la peine que le droit s’est efforcé de refouler. Depuis Job jusqu’à Paul, en passant par l’Evangile, la « logique chrétienne » réside dans le refus de cette vision pénale du mal comme punition, qui serait nécessaire à l’ordre du monde. C’est l’idée même de la justification par la grâce qui vient court-circuiter ces logiques d’ordre pénal.

La deuxième logique qui rend compte de la torture, c’est la logique de l’aveu, notamment dans le cas où un groupe humain, à tort ou à raison, se sent profondément victime d’une injustice insupportable exercée par un autre groupe (dans le cadre d’actions terroristes par exemple). Le tortionnaire cherche alors à établir la vérité et la transparence, à arracher un secret et à découvrir ce qui est caché, par-delà tous les obstacles. C’est une logique que l’on trouve à l’œuvre dans l’histoire, mais qui reste d’actualité. On a largement fait appel à la torture, à la « question » pour recueillir des confessions contraintes de la part des accusés et des renseignements sur leurs éventuels complices, à défaut de pouvoir collecter les preuves nécessaires à l’établissement de la vérité. Dans le même ordre d’idée, s’il s’agit parfois d’arracher au sujet sa vérité cachée ; il importe aussi, en d’autres circonstances de lui faire admettre une vérité qu’il récuse jusqu’au tréfonds de son cœur. C’est de cela qu’il s’agit dans « l’aveu » des interrogatoires staliniens, selon un discours tortionnaire de la méthode, afin de « produire le vrai », selon l’expression de Michel Foucault, l’homme torturé en arrivant à une conversion intime et totale livrée en affirmant ce qui va à l’encontre même de sa conscience et de sa conviction intérieure. La torture se donne pour but alors d’obliger l’autre de l’intérieur. La torture atteint alors l’homme intérieur, dans son statut d’être spirituel. A ce moment-là, l’usage de la torture pour « faire parler » est pervers, car la parole extorquée apparaît comme étant à l’opposé de la parole au sens réellement « humain » du terme. Car si elle est matériellement un acte de parole, en réalité, humainement, elle est le résultat d’une violence inqualifiable : il ne s’agit que de « faire cracher le morceau ». Le bourreau veut qu’on lui dise ce qu’il désire entendre. La foi chrétienne ajoute que la parole relève d’abord de Dieu. En nous, humains, la parole est un des traits par lesquels nous ressemblons à Dieu. Instrumentaliser cette parole qui est nôtre, c’est toucher à notre dignité essentielle : au cœur de notre être, la capacité de parole nous constitue interlocuteur de Dieu, interlocuteurs les uns des autres. Parler nous engage. Parler nous construit. Parler nous fait exister authentiquement, car je n’existe qu’en relation avec les autres. C’est une capacité et une responsabilité magnifiques. Contraindre à la trahir sous l’effet de la torture, c’est profaner le reflet de Dieu en nous. Celui qui torture cherche à manipuler la parole soit pour violer le secret de l’être intérieur, soit pour le faire adhérer à une parole qui n’est pas la sienne. Cette logique va à l’encontre des droits de la conscience, ce sanctuaire inviolable. Telles ont été les pratiques de tant de pouvoirs idéologiques, depuis l’Inquisition jusqu’aux régimes totalitaires.

La troisième logique de la torture vise à assurer la maîtrise du pouvoir par la terreur. Dans ce cas, la torture ne s’intéresse pas au sujet supplicié dans son rapport à la vérité, ni au coupable qu’il faudrait faire « payer ». La torture vise au maintien d’un ordre social et politique, jugé préférable au chaos. C’est une torture qui cherche à faire peur, à intimider, voire, dans ses formes les plus extrêmes, à terroriser. Elle fait taire toute protestation et résistance. Elle réduit au silence et au secret. Elle prolifère à l’ombre des sociétés despotiques. Il y a des états tortionnaires, tout comme il y a des états voyous. Le problème, c’est que même un état de droit, n’est jamais à l’abri de dérives et d’abus en ce domaine. C’est même le défi auquel est confrontée une démocratie : elle doit penser et organiser sa défense et sa sécurité (donc la guerre, la police), sans se laisser déborder par la violence et en se refusant à la justifier au nom de principes d’efficacité ou de performance. Cela pose la question de l’exercice du pouvoir. Le pouvoir d’une institution est pouvoir de. Il est aussi pouvoir sur des personnes. Et de même que le pouvoir a tendance à rendre fou, le pouvoir absolu à tendance à rendre fou absolument. Alors on a besoin de contre-pouvoirs. D’ailleurs quand le pouvoir devient fou, alors le recours à la violence devient plus facilement envisageable. La terreur, elle, s’instaure le plus souvent dans un climat de violence et de recul du droit. Elle découle de manière perverse de situations elles-mêmes intolérables d’injustice et d’oppression et de relations totalement perverties entre les hommes. Quand on en vient à utiliser la torture, c’est que très souvent on a provoqué ou qu’on a laissé s’installer des situations inadmissibles de violence, de haine et de peur. La torture prend toujours racine dans le terreau bien particulier du mépris et de la brutalité. C’est aussi à cette lucidité à l’égard des injustices et du manque de « paix » que la Bible nous appelle devant la torture.
Ces logiques de la punition, de l’aveu et de la terreur, elles travaillent sournoisement les individus et les groupes sociaux. Il en va donc d’une vigilance de la part de chacun d’entre nous. Car la torture, c’est en fin de compte le retour à la barbarie. Elle déshumanise ceux qui en sont victimes. Elle réduit le sujet humain à un simple moyen. Torturer, c’est nier l’autre dans sa qualité de personne. L’un des pires effets possibles de la torture est d’amener la victime à une régression existentielle, à se dévaluer pour ce qu’elle a subi, à s’assimiler à sa déchéance corporelle et psychique passagère, à perdre toute estime de soi et sombrer dans le désespoir. Et de fait, nombre de ceux qui ont subi la torture ont tellement intériorisé le pouvoir qui s’était ainsi imposé à eux qu’ils en sont devenus aliénés à eux-mêmes. En cet instant, je pense au suicide d’un dominicain brésilien Tito de Alencar, qui brisé psychiquement par la torture, se suicida un beau jour du mois d’août 1974 en son exil français au couvent de l’Arbresle. Mais la torture déshumanise aussi ceux qui la pratiquent. Le bourreau se réduit lui-même à n’être qu’une force de mort et de néantisation, opposée au Dieu de la vie. Et même si on ne peut exclure qu’il tire de la souffrance infligée à l’autre une jouissance perverse et sadique, il n’en reste pas moins que le bourreau lui aussi est à son tour aliéné, rongé par ce que Patrick Rotman, dans un film poignant sur la guerre d’Algérie, a appelé l’ennemi intime, cette bête immonde qui peut conduire un « être normal » à commettre des actes dont il se serait cru incapable.

D’où l’importance de l’éducation, de la culture des valeurs humanistes qui ne sont pas l’apanage des belles âmes, mais un bien commun à tous. Importance aussi de récuser les slogans trop faciles : on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs ! La fin justifie les moyens ! Une injustice maux vieux qu’un désordre ! J’évoquais au début de ce prêche un anniversaire. Je conclus par un autre : il y a cinquante ans, en 1968, sortait sur les écrans un film de Claude Autant-Lara, tiré d’un récit de Marc Tolédano : « le Franciscain de Bourges ». Alfred Stanke, soldat allemand, infirmier militaire à la prison de Bourges, qui durant les années d’occupation se comporta en bon samaritain à l’égard de tous ceux qu’on maltraitait et torturait. Tolédano écrivait : « Mais qui es-tu, frère franciscain, et pourquoi risques-tu ainsi ta vie pour des inconnus, et même pour des ennemis de ton pays?  Tout homme qui souffre est l’ami d’Alfred, quelles que soient sa religion, son origine, sa nationalité, quoi qu’il ait fait pour mériter la prison. Plus un homme a de raisons de se trouver ici, et plus il a de chance d’être compris et aimé d’Alfred… Ceux qui sont dans la détresse comme toi, Marc, ils sont la joie d’Alfred, oui, ils sont sa joie. Ce n’est pas seulement lui qui leur apporte le réconfort, ce sont eux aussi qui aident Alfred à faire son devoir. » Une plaque est aujourd’hui apposée sur le mur d’enceinte de la prison du Bordiot, une simple plaque : « Où il a trouvé la haine, il a mis l’amour ». Face à la torture, l’humanité de l’homme. Face à la violence, l’extraordinaire banalité du bien.

Amen

Lecture de la Bible

Jean 19/1-5
1 Alors Pilate prit Jésus et le fit fouetter.
2 Les soldats tressèrent une couronne d'épines qu'ils lui mirent sur la tête, et ils l'habillèrent d'un vêtement de pourpre ;
3 ils venaient à lui en disant : Bonjour, roi des Juifs ! et ils lui donnaient des gifles.

4 Pilate sortit de nouveau et dit aux Juifs : Je vous l'amène dehors, pour que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif de condamnation.
5 Jésus sortit donc, portant la couronne d'épines et le vêtement de pourpre. Et Pilate leur dit : Voici l'homme !

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