Les tétramorphes ou la prophétie dynamique

Ezechiel 1:1-21 , Ézéchiel 2:1-2 , Ezechiel 2:9 , Ezéchiel 3:15

Culte du 8 juillet 2018
Prédication de Béatrice Cléro-Mazire

Vidéo de la partie centrale du culte

« Nul n’est prophète en son pays »  dit l’Ecriture.

    Pour Ézéchiel, l’épreuve est rude. Il devra prophétiser dans à ceux de son peuple.
    Ezéchiel, le jeune prêtre embarqué avec les élites de Jérusalem en exil à Babylone est pris de visions. Des visions effrayantes tant elles choquent l’intelligence. Il voit des vivants, qui ont quatre faces, humaines et animales et qui sont accompagnés de roues et couverts d’ailes. Le mouvement de ces vivants est impossible à décrire, ils suivent quatre directions simultanément, montent et descendent tandis que des ailes les recouvrent ou les découvrent.
    Le livre d’Ezéchiel s’ouvre sur rien moins que la gloire de Dieu. Une gloire couleur du lapis lazuli, d’une bleu qu’aucun ciel réel n’aura jamais. Une gloire tempétueuse, mobile, immense, brûlante et qui rassemble des symboles essentiels dans le système de pensée de son époque.

    Ezéchiel voit des tétramorphes. on pourrait imaginer qu’il s’agit là d’une invention géniale de la Bible, mais il n’en n’est rien. Comme souvent dans la littérature de la période éxilique, les images sont empruntées à des civilisations voisines. Mais ce n’est pas un hasard si l’auteur ou les auteurs de ce livre utilisent précisément ce thème des tétramorphes. En effet, leur représentation est notée comme extrêmement ancienne par le spécialiste de l’art pariétal: André Leroi-Gourhan. On trouve déjà dans les grottes préhistoriques des agencements d’animaux pour figurer des êtres mythiques : Femmes- bisons; hommes-chevaux. Le tétramorphe est une forme archétypale, un agencement d’éléments mythiques qui donne une multiplicité de significations mais pas de façon linéaire. On peut regarder les tétramorphes de divers points de vue. La description qu’en fait Ezéchiel n’est pas linéaire. Cette description correspond étrangement d’avantage au système de représentation qu’utilisent les oeuvres préhistoriques.

    La philosophe Muriel Van Vliet, dans sa conférence sur l’art préhistorique explique le statut des représentations dans l’art préhistorique selon André Leroi-Gourhan: Elle explique que : l’art préhistorique articule des symboles abstraits et des figurations réalistes, « transposition symbolique plutôt que calque de la réalité ». Cet art cherche à reproduire spatialement des valeurs par agencement de figures. Cet agencement multiplie les dimensions, par contraste avec une écriture linéaire. Ce sont des symboles visuels instantanément accessibles, des schèmes multi-dimensionnels diffus. Les images y conservent une flexibilité. Les figurations pariétales sont à envisager sur le mode d’un itinéraire organisateur. L’ensemble forme un espace itinérant, qui fonctionne comme un « dispositif topologique ».

    Nous sommes aujourd’hui, sans doute, plus hermétiques à ce type de discours symbolique. Mais il est bon de ne pas rejeter toute image quand on entreprend de lire la Bible. Sinon, nombre de textes deviennent alors impossibles à comprendre. Une vision comme celle d’Ezéchiel n’aurait plus valeur d’argument d’autorité, à une époque où ce type de manifestation serait vu comme un trouble psychique. Peu de pasteurs, dans notre église au moins, invoquent l’autorité d’une vision pour étayer leur discours théologique. Pourtant, la vision, ici, vaut pour thèse centrale du discours du livre d’Ezéchiel, impossible de faire l’économie de son analyse, sans risquer de passer à côté du propos central de cette ouverture prophétique qui nous est proposée.  

Alors, regardons avec Ezéchiel ces fameux tétramorphes: une figure d’homme et de l’autre côté une figure d’aigle. symbolisant le ciel et la terre, ils sont tout deux doués d’une vision de face et sont placés comme des vigies pour les vivants. En effet, l’aigle a deux systèmes de rétine, qui lui permettent de regarder : sur les côtés comme nombre d’oiseaux mais, aussi, et c’est là la particularité de l’aigle, de face. Saint Jérôme, le père de l’église interprétera bien plus tard et dans un système de pensée chrétien, la figure d’homme comme le symbole de l’incarnation du divin et le symbole de l’aigle comme l’ascension vers le divin.

    Pour le taureau : animal pesant et associé à la force depuis des temps extrêmement anciens, il  représente traditionnellement, les forces atmosphériques et est associé, dans les panthéons archaïques, au tonnerre et à la foudre. Le Dieu Baal est représenté par un taureau. Il est aussi signe de fécondité et de virilité. Saint Jérôme en déduira qu’il est symbole des passions qu’il faut dompter et des fautes à expier. Cette interprétation est liée à la pratique du sacrifice, moyen expiatoire par excellence.

    Le lion, lui, il est symbole de beauté et de force, mais ces forces chez lui ne sont pas brutales. Elle sont harmonisées, canalisées. D’où la symbolique du pouvoir politique et notamment royale qui lui est associée. Par son autorité, il calme les ardeurs anarchiques pour concentrer la force dans une organisation hiérarchisée.

C’est sans doute pour cela que la tribu de Juda a comme emblème le lion. Saint Jérôme l’associe à la résurrection et donc au triomphe de la vie sur la mort.

    Ces quatre symboles donnent à ce char céleste une signification extraordinaire, dans Ezéchiel.
    Dieu est puissant, unificateur du ciel et de la terre, et il sauve et règne avec autorité.
Mais ce char divin ne serait rien sans les roues qui l’accompagnent et dont vous avec compris qu’elles sont les unes dans les autres.
    Ces roues, associées aux quatre directions introduisent du mouvement dans ce système symbolique. La roue est comme le cercle, signe de perfection, et en même temps elle introduit l’imparfait car elle indique un mouvement, une avancée, un devenir. Seul son centre est stable. La roue nous parle aussi des révolutions, des recommencements, des cycles de la vie.
    Le mouvement des roues des tétramorphes indique une avancée vers les quatre points cardinaux en même temps. Et comme ces vivants montent, avancent, descendent et s’arrêtent, l’imaginaire du livre d’Ezéchiel semble les inscrits dans un espace sphérique. Les tétramorphes décrivent une topologie infinie.

    Le cardinal Nicolas de Cues écrit dans sa théologie géométrique intitulée de la docte ignorance : « Dieu est la raison unique parfaitement simple de l’univers entier, et comme la sphère provient des circulations infinies, ainsi Dieu , comme la sphère maxima, est la mesure parfaitement simple de toutes circulations ; en effet toute vivification, tout mouvement, toute intelligence viennent de lui, sont en lui, sont par lui ; auprès de lui une révolution de la huitième sphère n’est pas plus petite qu’une révolution de la sphère infinie, parce qu’il est la fin de tous les mouvements, qu’en lui, tout mouvement se repose, comme dans sa fin. » (De la docte ignorance, éds de la Maisnie, p. 88).

    Cette intuition du Cardinal de Cues d’un Dieu dynamique et infini semble être déjà dans l’intuition des auteurs du livre d’Ezéchiel.
    Et c’est en cela que réside l’extraordinaire richesse d’un récit de vision comme celui-ci. On cherche à dire Dieu, non pas comme un être substantiel, mais comme un réseau de relations entre le centre et la circonférence, entre le point et l’infini, entre notre point de vue d’homme et l’infinité de points de vue possibles.

    Les tétramorphes nous ouvrent à une topologie infinie, à une théologie dynamique dans laquelle Dieu n’est pas un être fixe mais un jeu de relations.

    Par le choix de quatre points de vue, par les mouvements de roue, c’est la relation dynamique qui symbolise la puissance de Dieu. Les tétramorphes inscrivent à l’esprit du prophète une conception spatiale, mais surtout relationnelle du divin.

    Il est remarquable que le livre d’Ezéchiel s’ouvre sur une discussion sur le statut de l’Ecriture et la façon d’en rendre compte.
Mais alors, pourquoi décrire d’abord la vision de ces symboles multidimensionnels que sont les tétramorphes ? Quelle thèse soutient cette vision?

    Cette dimension symbolique de la vision permet de comprendre ce qui est demandé au jeune prêtre appelé à devenir prophète.

Deux exigences lui sont communiquées à travers cette vision:

Premièrement, il est appelé à incarner une parole, un message qui ne restera pas objectif. Ezéchiel devra annoncer à son propre peuple ce que contient un livre qu’il aura préalablement mangé et digéré.

Cette écriture va donc prendre corps en lui, il la transmettra comme s’il donnait une partie de lui-même aux autres. La parole prophétique est donc éminemment subjective et l’écriture sujette à interprétation. Il ne s’agit pas d’une répétition, d’une retransmission, mais d’une parole incarnée. A tel point que l’oracle divin insiste sur l’importance de la présence physique du prophète quand bien même le peuple ne l’écouterait pas.
Deuxièmement, la dynamique de la vision ouvre la prophétie sur un espace universel et Ezéchiel devra annoncer à ceux de son peuple une parole qu’ils connaissent déjà mais à laquelle ils sont rebelles. Ils sont exilés, loin de Jérusalem, l’autorité religieuse et politique de leur peuple est sapée par la guerre et ils sont contraints à vivre en territoire païen dans le monde des dieux babyloniens. Le système habituel de la prophétie est renversé, le prophète n’est pas prophète en son pays et pourtant c’est aux exilés de son peuple qu’il doit annoncer une parole qui les a déçu. Le Dieu qui promettait la Terre où coule le lait et le miel, la libération de l’esclavage, la paix, n’a pas donné ce qu’il promettait. Le peuple de Dieu est en exil.

D’autre part, le Dieu qui réside dans le saint des saints à Jérusalem change lui aussi de lieu de résidence. Par les tétramorphes,  Ezéchiel comprend sans doute que Dieu est dans tout l’univers, et qu’il rejoint même son peuple à Babylone. La pensée d’un Dieu local se mue en une pensée d’un Dieu au moins itinérant, si ce n’est d’un Dieu universel.

Dans le système prophétique que le livre d’Ezéchiel nous propose, le prophète est le point et la sphère infinie est l’univers entier. Et Dieu partage l’exil avec son peuple.

Ezéchiel est furieux. Il aurait été si simple de rester dans l’impossibilité religieuse de l’exil. Mais il est appelé à prophétiser dans le milieu le plus difficile qui soit : le milieu des déçus de Dieu. S’il était allé présenter les miracles et la puissance de son Dieu à d’autres, étrangers, ignorants de la religion du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob; parlant une autre langue, il aurait pu enjoliver, trouver des excuses, expliquer que c’est par l’infidélité de son peuple que l’exil a eu lieu et que son Dieu n’y était pour rien. Dieu lui-même ne se fait aucune illusion sur la réceptivité des exilés à sa parole : « Tu leur diras mes paroles, qu’ils écoutent ou qu’ils ne prennent pas garde ».

    Ezéchiel doit aller à Tel Aviv (Rien avoir avec la ville moderne de Tel Aviv) , chez les siens, chez ceux qui se sentent loin de leur Dieu parce qu’ils l’imaginent resté à Jérusalem. Il doit annoncer : « Lamentation, plainte, gémissements ». Et il le fait sous la contrainte: « La main de Dieu sur son épaule. »
    

    C’est donc à lui de donner à cette parole le goût de miel qu’elle a pour lui. Pour que cette parole soit entendue par les déçus de Dieu.

Aujourd’hui encore, ils sont nombreux ceux qui sont déçus de Dieu. on les appelle les distancés. Parfois, ils ont quitté leur église à cause de son contre témoignage. Parfois, c’est avec Dieu lui-même qu’ils sont fâchés, car ils estiment qu’il ne les a pas soutenu dans leur misère. Qu’il n’a pas entendu leur « Lamentation, plainte, gémissements ». Où était-il ce Dieu qui est amour quand l’être aimé s’en est allé ? Où était-il ce Dieu de vie, quand la mort a frappé la maison ? Où est-il dans la maladie ? Où est-il dans la violence des guerres et des exils ?
    

    Comment annoncer la parole de libération que la foi souffle en nous à ceux qui se sont découragés ?
Comment annoncer une Parole présente d’un Dieu qui semble toujours absent ? De quel façon Dieu habite l’espace entre nous et lui?
C’est à mon sens ce que cette vision d’Ezéchiel tente de dire: Dieu habite cet espace en tissant une relation symbolique: cette relation c’est la parole.

Le livre d’Ezéchiel nous parle d’un Dieu qui s’exile avec son peuple, qui est présent avec lui même au bout du monde. Un Dieu opiniâtre, qui sait la rébellion qui anime son peuple et qui pourtant ne désespère pas de reconquérir son alliance.

    Quel est notre présence auprès de ceux qui désespèrent qu’il y ait un Dieu qui les aime, qui les sauve, qui les soutienne?     Peut-être faut-il l’envisager, à la manière de ces tétramorphes, comme un témoignage multidimensionnel, qui n’est jamais dogmatique, qui parle à toutes les dimensions humaines sans en exclure ni en favoriser aucune.
    Peut-être faut-il se garder de toute objectivation de Dieu et de sa Parole et le penser de façon dynamique, comme un mouvement de l’âme plus que comme une entité mythologique installée quelque part, loin, trop loin de l’homme.
    Peut-être enfin, faut-il inlassablement annoncer la présence de Dieu, « qu’ils entendent ou qu’ils ne prennent pas garde », comme dit le texte, annoncer que Dieu n’abandonne aucun de nous, quoiqu’il puisse nous arriver et que si le désespoir peut décourager tout homme, Dieu ne désespère jamais de l’homme. Croire que l’espace entre le transcendant et nous n’est pas vide.

    La présence même de « prophètes de Dieu » dans ce monde est un signe de fidélité de Dieu envers l’humanité qui le cherche, Car Dieu les met debout pour qu’ils mangent sa parole et l’annonce avec foi.
Cette foi est le signe que l’espace entre Dieu et l’homme, qui paraît infini, est habité par la présence de sa parole.
    C’est donc une vision polymorphe du langage de la foi que nous montre Ezéchiel, un langage qui parle au-delà de l’intellect, qui y renonce même, comme le soulignait Sören Kierkegaard dans ses miettes philosophiques, pour atteindre dans une alliance symbolique, le coeur de ceux qui ont été blessés dans leur foi et qui se sentent exilés, loin de l’amour de Dieu.                      


Amen

Lecture de la Bible

Ezechiel 1/1-21
1 La trentième année, le cinquième jour du quatrième mois, comme j'étais parmi les exilés près du Kebar, le ciel s'ouvrit, et j'eus des visions divines.
2 Le cinquième jour du mois — c'était la cinquième année de l'exil du roi Joïakîn —
3 la parole du SEIGNEUR parvint à Ezéchiel, fils de Bouzi, le prêtre, au pays des Chaldéens, près du Kebar ; c'est là que la main du SEIGNEUR fut sur lui.

4 Je regardai : il vint du nord un souffle de tempête, une grosse nuée et une gerbe de feu, qui répandait une clarté tout autour. Il y avait comme un éclat étincelant sortant du milieu d'elle, du milieu du feu.
5 Au milieu, quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants dont l'aspect semblait humain.

6 Chacun d'eux avait quatre faces et quatre ailes.
7 Leurs jambes étaient droites, et leurs pieds étaient comme les sabots d'un taurillon ; ils étincelaient de l'éclat du bronze poli.
8 Ils avaient des mains humaines sous les ailes à leurs quatre côtés ; et tous les quatre avaient leurs faces et leurs ailes.
9 Leurs ailes étaient jointes l'une à l'autre ; ils ne tournaient pas quand ils se déplaçaient : chacun allait droit devant lui.
10 Leur face ressemblait à celle d'un homme ; tous les quatre avaient une face de lion à droite, tous les quatre une face de taureau à gauche et tous les quatre une face d'aigle.
11 Leurs faces et leurs ailes étaient séparées par le haut ; chacun avait deux ailes jointes l'une à l'autre, et deux qui lui couvraient le corps.
12 Chacun allait droit devant lui ; ils allaient où allait le souffle ; ils ne tournaient pas quand ils se déplaçaient.
13 L'aspect de ces êtres vivants ressemblait à des braises ; c'était comme l'aspect des flambeaux, et ce feu circulait entre les êtres vivants ; le feu répandait une clarté, et du feu sortaient des éclairs.
14 Les êtres vivants couraient et revenaient, comme la foudre.

15 Je regardais ces êtres vivants : il y avait une roue à terre, à côté des êtres vivants, devant leurs quatre faces.
16 L'aspect de ces roues, leur structure, avait l'éclat de la chrysolithe, et toutes les quatre se ressemblaient ; leur aspect et leur structure étaient tels que chaque roue paraissait être au milieu d'une autre roue.
17 Elles allaient sur chacun de leurs quatre côtés quand elles se déplaçaient ; elles ne viraient pas quand elles se déplaçaient.
18 Leurs jantes, d'une dimension formidable, leurs jantes à toutes les quatre étaient remplies d'yeux tout autour.
19 Quand les êtres vivants se déplaçaient, les roues allaient à côté d'eux ; quand les êtres vivants s'élevaient de terre, les roues s'élevaient aussi.
20 Ils allaient où allait le souffle, dans le sens du souffle, et les roues s'élevaient avec eux : le souffle du vivant était dans les roues.
21 Quand ils se déplaçaient, elles se déplaçaient ; quand ils s'arrêtaient, elles s'arrêtaient ; quand ils s'élevaient de terre, les roues s'élevaient avec eux, car le souffle du vivant était dans les roues.


Ezechiel 2/1-2, 9
1 Il me dit : Humain, tiens-toi sur tes jambes, et je te parlerai.
2 Dès qu'il m'eut dit cela, un souffle entra en moi et me fit tenir sur mes jambes ; j'écoutai celui qui me parlait.

9 Je regardai : une main était tendue vers moi, tenant un livre-rouleau.


Ezechiel 3/15
15 J'arrivai à Tel-Aviv, chez les exilés qui habitaient près du Kebar, là où ils habitaient ; je restai là sept jours, atterré, au milieu d'eux.

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