La prose de la vie

Jean 21:2-14

Culte du 25 février 2018
Prédication de Béatrice Cléro-Mazire

Vidéo de la partie centrale du culte

Comme si rien ne s’était passé, Pierre retourne à la pêche.
La fête est finie. Il retourne travailler.
Comme si la conviction d’avoir trouvé le Messie, l’enseignement de Jésus, les signes qu’il a produits, les guérisons, la résurrection de Lazare, la vie itinérante « à la grâce de Dieu », comme si tout cela n’avait été qu’une parenthèse, Pierre retourne à la pêche, à la réalité du quotidien.
Il en est pour Pierre comme pour certains disciples de grandes utopies : un jour ils découvrent ce qu’elles étaient : des « non-lieux », des espoirs impossibles à réaliser, des rêves éveillés, des désirs destinés à être déçus, parfois même des impostures. Ces détours-là existent en politique, imaginez les révolutionnaires qui déchantent en voyant le résultat de leur rêve d’égalité, de liberté et de fraternité : la terreur. Mais c’est aussi vrai en religion : imaginez le mystique qui, après l’illumination, se trouve confronté à la réalité de l’église. C’est même possible en amour, quand le coup de foudre doit s’accommoder du quotidien.
Alors, le sentiment de suivre son véritable destin, d’avoir trouvé sa voie se brise, parfois violemment, parfois en s’éteignant misérablement dans le cœur. Ce qu’on croyait un idéal exaltant, s’use et se ternit dans la grisaille du temps. Et l’on peut dire : j’y ai cru.
C’est le paradoxe de l’événement : attendu, désiré comme un moteur de changement, il est pourtant voué à la disparition. La durée est son ennemie. Son intensité et donc son intérêt disparaissent à mesure que le temps passe.
Comment transformer un événement en un accomplissement ?
C’est ce que cette ultime apparition semble vouloir résoudre :
Ultime, parce que nous n’en sommes pas à la première tentative pour faire comprendre la résurrection de Jésus à ses disciples. Et il semble bien difficile de croire un après de l’événement Jésus. Puisqu’il est mort.
D’abord Marie de Magdala, devant le tombeau se méprend sur l’identité du ressuscité et le prend pour le jardinier ; là déjà, le prosaïque résiste. Elle cherche un corps à honorer, on lui donnera l’écho de son nom « Marie » et un appel à aller dire aux autres que Jésus va vers le Père qui est aussi leur père. De la réalité du cadavre qu’elle venait chercher, Marie doit déplacer sa recherche vers le symbole de la filiation.
Puis Jésus est décrit comme apparaissant au milieu des disciples, leur donnant le pouvoir de pardonner les péchés des hommes ou de leur retenir. Ils devront prendre la responsabilité du péché du monde, alors que le sauveur est mort.
Puis il apparaît à Thomas qui veut toucher ses stigmates. Lui aussi a besoin de la réalité des choses. Une reconnaissance qui fait dire à Jésus : « heureux ceux qui ont cru sans avoir vu ». En d’autres termes, heureux ceux qui sont déjà passés du côté du symbolique.
Toutes ces apparitions ne suffisent pas à faire comprendre aux disciples comment concilier l’événement qui les a bousculés, avec la réalité toute humaine de leur vie. Ils ne savent pas comment écrire la « prose de leur vie », comme dirait le philosophe Hegel, maintenant qu’ils ont connu l’extraordinaire du salut. En effet, comment transformer l’idéal dans le quotidien et le banal, quelle forme lui donner ? Comment faire de « l’événement Christ » une l’illumination de leur grise existence ?
Jésus serait-il venu pour rien ?
Serait-il allé jusqu’à la mort pour que rien ne reste de lui ? Faute d’être assimilable dans la réalité humaine ?
Comme les sept témoins ce soir-là dans leur barque, l’Évangile de Jean décrit sept signes accomplis par Jésus : les noces de Cana, la guérison de l’officier royal, la guérison du paralytique, les cinq mille personnes nourries, la marche sur la mer, l’aveugle de naissance guéri et la résurrection de Lazare et pourtant : Simon Pierre retourne à la pêche, il reprend son travail, ne sachant sans doute que faire de toutes ces entorses au réel.
Il faut dire que à la suite de Jésus, il n’était pas nécessaire de reprendre son dur travail, puisque le royaume était proche, puisque le Messie était enfin venu apporter le salut que les hommes attendaient : le boiteux marchait, l’aveugle voyait, et même les morts revenaient à la vie. À quoi bon retourner au dur labeur imposé aux hommes pour gagner leur vie ? Avec Jésus, la vie éternelle semblait donnée. Dans le jardin d’Eden, personne ne va labourer, ni pêcher, personne ne travaille, puisque tout est donné, offert par grâce : poétiquement.
Mais voilà que le sauveur n’a pas été sauvé lui-même. L’itinéraire vers le royaume de Dieu se termine à Golgotha et celui qu’on croyait être le Messie finit cloué sur une croix comme un malfaiteur.
Comment traverser la déception d’un échec pour en faire un accomplissement ?
Comment revenir d’une utopie ?
Peut-on parler du salut quand le sauveur est mort ?
Après toutes ces apparitions, rien ne semble pouvoir aider la foi des disciples et il est alors écrit : « Jésus a encore produit, devant ses disciples, beaucoup de signes qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceux-ci sont écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que, par cette foi, vous ayez la vie en son nom ». Mon Dieu, qu’il est long le chemin de la foi ! Combien faudra-t-il de récits d’apparition pour qu’enfin quelqu’un croie que Jésus est le Christ ?
Mais cette fois, comme si l’Évangile faisait un flash back, comme si les tentatives pour faire comprendre que tout n’est pas fini avaient toutes échoué, on retourne au commencement, avant que Jésus n’ait entraîné ses hommes qui avaient un métier, une famille, des devoirs. Avant le surgissement de « l’utopie Jésus » : lui qui n’a nulle part où reposer sa tête. Avant que l’homme sans lieu n’apparaisse comme non-lieu.
Simon Pierre retourne au travail. À quoi bon le salut, semble-t-il dire?
Et avec lui, les autres viennent aussi. L’accomplissement du royaume n’a pas eu lieu ; même Thomas, va pêcher ce soir-là avec Pierre. Il a touché les plaies, il a cru de ses mains, mais la vie qu’il attendait n’est pas venue et il faut bien recommencer à gagner sa vie à la sueur de son front. La réalité n’est pas du côté jardin, mais hors du jardin, dans le travail pénible et la souffrance des hommes.
De plus, cette nuit-là, comme pour achever le tableau de leur
triste condition humaine, ils ne prennent rien. Les filets sont
vides. Les disciples sont dans la nuit et ne ils prennent rien.
Et puis enfin l’aube va paraître et Jésus va apparaître. Et au
lieu de leur apporter enfin ce qu’ils espéraient, il va leur demander : « Mes enfants, avez-vous quelque chose à manger ? ». Que signifie cette question ? Est-ce lui qui a besoin des disciples pour le nourrir, ou s’inquiète-t-il pour eux ?
Jésus leur parle de nourriture, de leur moyen de subsistance. Point de sacré ici, point de héros de la foi, ni de miracle, ni de signe prodigieux. Mais la question d’un père qui fait écho à leur angoisse : « maintenant que nous avons tout quitté pour le suivre, aurons-nous de quoi subsister ? »
C’est comme si la nécessité, les besoins vitaux des hommes ordinaires étaient élevés au rang des choses sacrées. Dans son Esthétique, le philosophe Hegel parle de la peinture flamande du XVIIème siècle qui représentait les scènes de la vie quotidienne, les rendant ainsi dignes d’êtres peintes. Pour lui, c’est parce que cette nation ne devait sa subsistance qu’à son travail qu’elle transfigurait ainsi la prose de la vie dans une représentation esthétique heureuse.
Avec la question de la subsistance, les disciples, devenus fils héritiers du sauveur, comprennent enfin que leurs occupations prosaïques peuvent être lieux de révélation du salut de Dieu.
Et la pêche miraculeuse va avoir lieu. Un ultime signe, récapitulant les sept autres signes, accomplissant l’œuvre d’une vie achevée sur la croix et qui n’en finit pas de questionner notre vie. Ils jettent leur filet et le remplissent de poissons. Ils sont devenus pêcheurs d’hommes, témoins d’une bonne nouvelle qui jusque-là n’était pas entrée dans leur vie prosaïque, faute de foi dans la dimension salvatrice de cette prose qu’ils avaient à écrire. Jusque-là, la Bonne nouvelle était idéale, comme une image parfaite du royaume : Jésus était seul capable de sauver, comme ces personnages de peintures héroïques, qui marchent sur la nuée, tels des dieux de mythologie.
Enfin cet Évangile est devenu leur affaire, c’était à eux, maintenant, d’apporter le fruit de leur travail à Jésus.
À ce moment précis où il faut changer de paradigme pour passer de l’événement à l’accomplissement, Simon Pierre -lui l’impulsif qui coupe l’oreille d’un garde, lui le lâche qui renie trois fois Jésus devant le palais du grand prêtre, lui qui ne peut plus rester à attendre le salut sans rien faire et retourne à la pêche- Simon Pierre noue son vêtement et se ceint les reins pour sauter à la rencontre de Jésus.
Et le texte biblique spécifie quelque chose d’étonnant : « car il était nu ». Pour se jeter à la mer, il attache un vêtement, « car il était nu » : pourquoi s’habiller pour aller nager ? Pourquoi, au contraire ne pas profiter de cette nudité pour se jeter plus facilement à l’eau ? Pourquoi s’encombrer d’un vêtement ?
La traduction de se verset est difficile, Pierre ceint son vêtement à la taille pour plonger et ce vêtement doit être son vêtement de travail, un vêtement de dessus à même à peau qui n’entrave pas les mouvements du travailleur qu’il est redevenu, mais qui n’est pas décent pour se présenter aux autres. Dire qu’il est nu ne veut pas dire qu’il n’a pas de vêtement du tout, mais plutôt qu’il est dans une tenue qui ne se montre pas. Il n’est pas présentable.
Ce qui est important ici, c’est que le texte fasse cet ajout : « car il était nu ». Il ceint ses reins, organes où résident les passions humaines, et il est nu. Pierre va vers celui qu’il a renié, il va vers celui qui révèle son péché par sa présence même. Il a l’audace d’y plonger, mais il cache sa honte, sa nudité en attachant son vêtement comme le font les esclaves pour travailler. Il fait le geste des travailleurs et il est nu comme le sont les esclaves. Pierre plonge dans sa nouvelle vocation de serviteur du Christ. Il rejoint enfin celui qu’il a pourtant suivi pendant tout son ministère. Comme si l’idéal messianique et sa propre vie s’étaient enfin rencontrés, comme si Simon avait enfin endossé le vêtement de Céphas : Simon Pierre plonge vers sa vocation de témoin.
On ne sait pas ce que Pierre fait ensuite, ce qu’il a dit au Seigneur en atteignant le rivage ; ce qui compte, c’est sa condition d’homme nu qui se jette vers son Sauveur en se revêtant de la dignité du serviteur.
Tout cela n’était pas pour rien. Il y avait donc quelque chose à en faire, semble nous dire l’Évangile. Pierre reviendra sur sa trahison en déclarant trois fois son amour pour Jésus. Sa trahison sera rachetée et sa vocation ira jusqu’au martyre: « Quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te passera ta ceinture pour te mener où tu ne voudras pas ». Mais pour l’heure, c’est lui qui décide de ceindre son vêtement pour servir.
La question de Jésus pose la véritable question de la résurrection : avez-vous quelque chose à manger ? En d’autres termes : de quoi allez-vous vivre maintenant ?
C’est la question que se sont posées les premières églises qui ont transmis le témoignage rendu au Christ, qui ont transmis ses paroles et ses gestes. Transmettre l’héritage chrétien était important, pour ne pas qu’il disparaisse ; mais comment en vivre ? Quelle suite donner à l’événement Christ ? Très vite, il est devenu évident que le retour du Christ ne se ferait pas aux conditions annoncées par les millénaristes et il a fallu choisir entre contemplation d’un Christ spirituel et assimilation du christianisme dans le quotidien des hommes. Les protestants ont choisi la deuxième option et ont fait de leur travail quotidien le lieu de la révélation du salut.
C’est une question légitime aujourd’hui pour tout homme de se demander : à quoi sommes-nous appelés ? Devons-nous tout quitter et vivre un idéal qui nous mette hors du monde ? Ou devons-nous nous mêler au monde et y agir pour y apporter notre part de construction ? À quel monde est destiné le règne de Dieu ? Un autre monde utopique ou ce monde-ci ? Imparfait et décevant pour tout idéaliste ?
L’Évangile de Jean, pourtant marqué par le désir de se savoir hors du monde se conclut sur une résurrection toute prosaïque. Dans ce récit, le ressuscité n’est pas un spectre pour superstitieux, il n’est pas un héros sur la nuée ; le ressuscité se révèle par son souci du monde : « avez-vous quelque chose à manger ? ». Et il montre à ses disciples que c’est dans l’ordinaire de leur vie qu’ils trouveront la vérité du divin. N’est-ce pas dans l’exercice de leur métier même qu’ils trouvent le sens de leur vocation d’apôtres ? Alors, ne soyons pas honteux de notre condition d’hommes.
Même pécheurs, dans la honte de nos fautes, nus devant Dieu, nous sommes appelés à revêtir notre habit de travail pour susciter de nouveau l’événement du salut. Nous sommes appelés à écrire notre propre Évangile. Nous sommes appelés à faire de la prose de nos vies la poésie de Dieu pour ce monde.

AMEN

Lecture de la Bible

2 Simon Pierre, Thomas, celui qu'on appelle le Jumeau, Nathanaël, de Cana de Galilée, les fils de Zébédée, et deux autres de ses disciples étaient ensemble.
3 Simon Pierre leur dit : Je vais pêcher. Ils lui dirent : Nous venons avec toi, nous aussi. Ils sortirent et montèrent dans le bateau ; cette nuit-là, ils ne prirent rien.

4 Le matin venu, Jésus se tint debout sur le rivage ; mais les disciples ne savaient pas que c'était Jésus.
5 Jésus leur dit : Mes enfants, avez-vous quelque chose à manger ? Ils lui répondirent : Non.
6 Il leur dit : Jetez le filet à droite du bateau, et vous trouverez. Ils le jetèrent donc ; et ils n'étaient plus capables de le retirer, tant il y avait de poissons.
7 Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : C'est le Seigneur ! Quand Simon Pierre eut entendu que c'était le Seigneur, il attacha son vêtement à la ceinture — car il était nu — et il se jeta à la mer.
8 Les autres disciples vinrent avec la barque, en traînant le filet plein de poissons, car ils n'étaient pas loin de la terre, à deux cents coudées environ.

9 Lorsqu'ils furent descendus à terre, ils voient là un feu de braises, du poisson posé dessus, et du pain.
10 Jésus leur dit : Apportez quelques-uns des poissons que vous venez de prendre.
11 Simon Pierre monta dans le bateau et tira à terre le filet, plein de cent cinquante-trois gros poissons ; et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas.

12 Jésus leur dit : Venez déjeuner. Aucun des disciples n'osait lui demander : Qui es-tu, toi ? Car ils savaient que c'était le Seigneur.
13 Jésus vient, prend le pain et le leur donne, ainsi que le poisson.
14 C'était déjà la troisième fois que Jésus se manifestait à ses disciples depuis qu'il s'était réveillé d'entre les morts.

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