La communauté locale : esprit de club ou esprit de communion ?

2 Corinthiens 8:1-9

Culte du 30 septembre 2018
Prédication de Frédéric Chavel

Vidéo de la partie centrale du culte

« Vous avez de tout en abondance : foi, éloquence, science et toute sorte de zèle et d’amour que vous avez reçus » (v. 7) : les compliments que Paul adresse aux Corinthiens dans le passage que nous lisons sont extrêmement flatteurs. L’apôtre écrit à une Église locale qui est apparemment solide, consciente de ses forces, sûre de ses choix. Et – je ne vous le cacherai pas – il y a un parallélisme à faire avec la communauté de l’Oratoire, qui à mes yeux est également comblée, dans notre temps, de dons éclatants de foi, d’éloquence, de science, de zèle et d’amour.

 
Les propos flatteurs de Paul n’ont rien d’une mauvaise flatterie qui irait enfler d’orgueil les Corinthiens. Car s’il est direct dans ses félicitations, il est aussi sans détours dans ses remarques plus critiques. Dans chacune de ses deux lettres aux Corinthiens, il laisse apparaître clairement une forme d’attente supplémentaire par rapport à eux : il aime leurs qualités, mais il attend d’eux plus encore, et c’est sa mission que de le leur dire. Qu’attend-t-il donc de plus ? Le début de la réponse est donné dans le texte même, quand Paul les exhorte : « Ayez aussi en abondance de la générosité ».

Au premier niveau, on peut comprendre qu’il attend une générosité très concrète et matérielle envers les autres communautés, puisqu’il est en train de collecter, selon ses termes, des biens en faveur des « saints » (ch.9., v. 1) qui sont à Jérusalem. Mais un peu plus tard, il précise ce qu’il vise vraiment, car il reconnaît que concernant l’assistance matérielle, les Corinthiens n’ont pas été avares. Ce qu’il recherche en vérité, c’est autre chose, « non pas vos biens, mais vous-mêmes » (ch. 12, v. 14). Comme si les Corinthiens, trop sûrs d’eux, étaient certes prêts à laisser déborder leurs libéralités vers les autres, mais pas à considérer ce geste de partage comme quelque chose dont ils auraient besoin.

C’est tout le contraste qui apparaît avec une autre communauté, que Paul cite en exemple pour les Corinthiens, celle de Macédoine (v. 1). Ces derniers ont une qualité que les Corinthiens risqueraient de perdre à cause de leur sentiment de force : la capacité à sentir leur propre pauvreté et, à cause de cela, à désirer le partage avec les autres. « Au milieu des multiples détresses qui les ont éprouvées, leur joie surabondante et leur pauvreté extrême ont débordé en trésors de libéralité. » (v. 2) En effet ces Macédoniens ont « réclamé la grâce de participer [littéralement de communier] à ce service au profit des saints » (v. 4). En somme, si l’on suit Paul, aussi bien les Macédoniens que les Corinthiens ont participé financièrement à la solidarité des Églises, mais il a ressenti chez les premiers un désir plus profond, plus ardent de communion avec les autres communautés.

Tout cela nous ramène à un aspect de la vie communautaire qui est très développé à l’Oratoire, à savoir l’aspect de club où l’on se retrouve en fonction de certains projets communs, en fonction de certaines affinités spirituelles et intellectuelles que l’on veut approfondir, autour du projet du mouvement libéral : « penser, critiquer et croire en toute liberté ». J’adhère totalement à la pertinence de ce projet, et au fait de se structurer en paroisse-club. Je crois qu’il faut pleinement assumer ce côté de club libéral que nous avons ici, avec la dimension de politique ecclésiale qu’il y a dans cette notion. C’est seulement en le disant ainsi que l’on peut être au clair sur les forces et les fragilités d’un tel choix. Dans la forme actuelle de nos sociétés et de nos Églises, nous avons besoin d’avoir des paroisses de centre-ville se profilent pour porter, au service de toute leur Église nationale et au-delà, un projet théologique précis. J’ai d’ailleurs exercé pendant seize ans le ministère pastoral dans la paroisse luthérienne Saint-Jean, près de la tour Eiffel, qui elle aussi entrait dans cette catégorie de paroisse-club, de paroisse à profil.

Le seul danger de l’esprit de club est qu’il ne doit pas s’élever au-dessus de l’esprit de communion avec les autres, sans quoi tout est perdu. J’ai bien dit que l’utilité de ces clubs est de porter un projet au bénéfice de toute l’Église, ce qui signifie de concevoir ce que l’on fait localement comme prenant sens dans un ensemble plus large, dont on doit soi-même désirer d’être enrichi. Un club libéral n’est crédible pour offrir son libéralisme à l’Église unie que s’il montre lui-même une capacité à désirer ce que lui apportent les autres.

L’enjeu est donc de concevoir le partage sous la forme club, non comme un refuge contre les horreurs de ce qui se passe ailleurs, mais au contraire comme une contribution à une communion plus large. Désirer communier avec les saints qui sont ailleurs, comme le dit Paul aux Corinthiens.

« Communion des saints » : si nous n’avions pas la chance d’être en relations avec d’autres communautés chrétiennes, nous pourrions très vite interpréter ces mots de travers. Que se passe-t-il si je ne pars que de moi-même, de mon contexte chrétien immédiat, en faisant abstraction des autres ? La tentation est grande, si je me réduis ainsi mon champ de vision, de me prendre moi-même, ou ma communauté, comme référence visible de ce que j’appelle « communion des saints » – quelle ironie, pour peu qu’on y pense un instant !

Les « saints », ce seraient alors moi et mes amis dans la communauté que je fréquente. Puis, éventuellement, les autres s’ils ont de la chance. L’affirmation d’une communion des saints serait renvoyée essentiellement à une invisibilité, où je postule que d’autres saints sont là, en d’autres temps et d’autres lieux, qui ont la grâce suprême de me ressembler. C’est très rassurant, surtout que moi-même n’ai aucun effort à faire.

Dans le pire des cas, l’appel à une « communion des saints » peut même devenir un alibi pour ne pas accepter son prochain. Je me souviens ainsi qu’il y a quelques années, lorsque nous commencions le chemin qui allait mener Luthériens et Réformés à s’unir dans l’Église Protestante Unie de France, plusieurs pasteurs ou fidèles de l’Inspection luthérienne de Paris se montraient très critiques sur ce projet. Leur argumentation allait dans le sens de dire que la véritable communion spirituelle à laquelle nous appartenions était celle du Luthéranisme authentique, pur, immaculé, qui serait celui des Églises luthériennes scandinaves. Ils les fantasmaient comme étant notre vraie communion, celle qui permettait de dire non à d’autres invitations plus proches. Oui, mais !

Oui, mais nous avons alors organisé une visite en Suède, et ce que nous avons découvert là-bas, mes collègues et moi, en rencontrant le réel du luthéranisme suédois, était bien différent de ce qui avait été projeté sur eux. Pour moi, il était clair que ce que je découvrais peu à peu dans le luthéranisme mondial, en Suède ou ailleurs, allait dans le sens de la création de l’Église Unie. Mais je vous conterai cela en détail une autre fois.

Pour donner un autre exemple, je dois vous dire que j’ai un jour été ici assez effrayé, un dimanche où j’étais venu pour participer au culte. Il y avait baptême d’un enfant ce jour-là. Or mon collègue qui célébrait le baptême a fait une liturgie baptismale où l’on entendait à chaque phrase, et plutôt deux ou trois fois qu’une, les mots Oratoire, libéral, libéralisme. C’était non seulement extrêmement auto-référencé, redondant jusqu’à l’ennui, mais surtout le résultat concret était que la dimension de rapport au Christ, à la large communion du christianisme, universel et œcuménique, ou même simplement le rapport à l’Église protestante Unie de France, étaient occulté par l’importance première de l’Oratoire. Cet enfant n’était pas baptisé chrétien, il était baptisé avant tout oratorien.

Évidemment, c’était un vrai dérapage, et heureusement, ce même collègue, que j’appréciais, était normalement plus vigilant sur ces questions, et j’aime assez l’Oratoire par ailleurs pour ne pas avoir été dégoûté de revenir par cet épisode. Je suis revenu, je reviens, je reviendrai.

Posons-nous alors la question : comment envisager la communion des saints, si nous voulons éviter qu’elle soit cette idée purement spéculative où ne reste en fait comme point de référence que moi-même ? La Confession d’Augsbourg en 1530, reprise ensuite sur ce point précis par nombre de textes luthériens et réformés de Confessions de foi, me semble bien inspirée. En son fameux article VII, elle définit l’Église comme « l’assemblée des saints, dans laquelle l’Évangile est enseigné dans sa pureté et les sacrements sont administrés dans les règles » : Est autem ecclesia congregatio sanctorum, in qua evangelium pure docetur et recte administrantur sacramenta. Deux choix théologiques décisifs sont inclus dans cette formulation.

Tout d’abord, la communio est envisagée premièrement de manière concrète, comme congregatio, rassemblement effectif dans le partage de la grâce. Cela n’exclut naturellement pas que la visée spirituelle soit en profondeur une communio, ni que cette communion puisse être à la fois visible, mais aussi invisible. Mais l’on s’ancre dans la chair du rassemblement concret, tangible.

En quoi, me direz-vous, fait-on alors autre chose que se centrer sur soi-même, sur sa communauté locale, ce qui ne nous mène pas au-delà de l’idée de club ? Pour comprendre la différence, il faut observer le second choix décisif, qui n’apparaît que quand on revient du français au latin. L’expression « communion des saints » réduit malheureusement notre regard sur des personnes, « les saints ». Or le latin communio sanctorum contient une heureuse ambiguïté, voulue et porteuse de sens. On peut comprendre le complément du nom, soit de façon subjective, renvoyant aux personnes saintes (les sancti) qui communient, soit de façon objective, renvoyant aux choses saintes (les sancta) qui sont partagées dans cette communion.

La Confession d’Augsbourg, nous dégageant de la figure trop lourde des saints ou des élus de Dieu, attire notre attention sur ce qui nous est donné par Dieu à partager : la Parole évangélique de sa justice nouvelle, et la Parole visible, corporelle, que sont les sacrements. On s’intéresse donc à la qualité de ce qui est à partager plus qu’à la qualité de ceux qui partagent.

De la même manière, une communauté doit toujours s’intéresser plus à ce qu’elle doit recevoir des autres qu’à ce qu’elle cherche à développer par elle-même. Car ce qu’elle donne est nourri par ce qu’elle reçoit.

Dès lors, nous sommes bel et bien saints, mais pas possesseurs de notre propre sainteté. La sainteté est participation à ce que nous offre cet autre, Dieu, par le témoignage d’autres encore. La sainteté n’est pas un accomplissement personnel mais une quête. Concrètement, être saint, ce n’est pas avoir atteint quelque pureté, mais avoir accepté de se mettre en recherche, dans toutes les choses de la vie, du seul qui est Saint. La communion des saints doit être entendue comme une immense question. C’est alors le concept même de sainteté qui se transforme, et cette conversion du sens même de la sainteté traverse les écrits bibliques.

En première approche, le concept hébreu de « Qadosh » aurait plutôt présenté des images de pureté comme séparation de l’impureté, comme mise à l’écart du profane. La sainteté semblerait d’abord être une sorte de démarche élitiste d’exclusion. Mais si l’on en restait là, la sainteté serait le contraire de la communion. On pourrait tout au plus, rejoignant nos considérations initiales, envisager une sorte de club des élus, d’autant plus unis dans leur sainteté qu’ils repousseraient les autres. Or la communion est plus qu’un club. Elle est puissance réconciliatrice, ouverture d’une paix et d’une justice nouvelle dans l’amour, d’un Shalom.

Si nous revenons à notre lecture de la seconde épître aux Corinthiens, il y a d’ailleurs un passage à ce sujet, qui précède celui que nous avons lu, et qui pourrait prêter à confusion. Au chapitre 6, Paul dit en effet aux Corinthiens (v. 14 et suivants) : « Ne formez pas d’attelage disparate avec les incrédules ; quelle association peut-il y avoir entre la justice et l’impiété ? Quelle union [littéralement quelle communion] entre la lumière et les ténèbres ? […] Nous sommes, nous, le temple du Dieu vivant comme Dieu l’a dit : Au milieu d’eux, j’habiterai et je marcherai, je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Sortez donc d’entre ces gens-là, et mettez-vous à l’écart, dit le Seigneur ; ne touchez à rien d’impur. Et moi je vous accueillerai. »

Dans ces quelques mots, Paul ne cultive-t-il pas lui-même une image de la sainteté d’exclusion, qui devrait laisser la communauté locale aller toujours plus loin dans la pureté de ses certitudes en refusant de se laisser contaminer par les autres ?

En fait, c’est tout le contraire, car si l’on replace cet extrait dans le contexte du reste de l’épître, ce que Paul redoute, c’est l’impureté qui est présente au sein de la communauté des Corinthiens, et ce qu’il propose comme remède, c’est de se laisser rétablir par la communion avec les autres, de Jérusalem, de Macédoine, ou d’ailleurs. Ces versets ne sont donc correctement interprétés que quand on ne les lit pas dans le sens où nous serions les purs, et les autres les impurs, mais dans le sens où chacun de nous doit se rappeler qu’il porte en lui un mélange de pureté et d’impureté, sur lequel il doit travailler avec l’assistance des autres.

Quelles sont actuellement les impuretés du club de l’Oratoire ? Quelles sont les impuretés de notre mouvement libéral ? Je ne suis pas en mesure de le dire, car je suis moi-même trop proche de l’un et de l’autre, trop à l’intérieur pour avoir du recul. Mais une chose m’apparaît certaine : la quête de la pensée, de la critique et de la foi se perd dès qu’on a le sentiment d’avoir trouvé un modèle satisfaisant. Personne n’étant prophète pour soi-même, ma pensée, ma critique et ma foi ont chaque jour besoin de la Parole reçue des autres pour rester authentiques.

Lecture de la Bible

2 Corinthiens 8/1-9

1 Nous vous faisons connaître, frères, la grâce de Dieu qui s'est manifestée dans les Églises de la Macédoine.
2 Quoique très éprouvés par des tribulations, leur joie débordante et leur pauvreté profonde ont produit avec abondance de riches libéralités :
3 selon leurs possibilités, je l'atteste, et même au-delà de leurs possibilités, de leur plein gré,
4 ils nous ont demandé avec beaucoup d'insistance la grâce de participer à ce service en faveur des saints.
5 C'est plus que nous n'avions espéré : ils se sont d'abord donnés eux-mêmes au Seigneur et à nous, par la volonté de Dieu.

6 Aussi avons-nous exhorté Tite à achever chez vous cette œuvre de grâce, comme il l'avait commencée.
7 De même que vous excellez en tout, en foi, en parole, en connaissance, en empressement de tout genre, et en votre amour pour nous, faites en sorte d'exceller aussi en cette œuvre de grâce.
8 Je ne dis pas cela pour donner un ordre, mais pour éprouver, par l'empressement des autres, la sincérité de votre amour.
9 Car vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus- [Christ] qui pour vous s'est fait pauvre de riche qu'il était, afin que par sa pauvreté vous soyez enrichis.

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