Sommaire du N° 825 (2021 T3 + T4)

« Convertissez-vous ! » ?

« En vérité, je comprends que Dieu n'est pas partial »  (Actes 10:24)

Déclaration sur le caractère sacré de la vie et la dignité pour tous

Éditorial par Aurore Saglio, Présidente du Conseil presbytéral

Réflexions

L’Oratoire au gré de la Covid-19 (vague 3)

  • Des occasions de réaffirmer notre ouverture, p.18
  • Une participation record à nos Assemblées Générales 2021, p.20
  • Un temps de méditation et de consultation avant la levée des restrictions, p.22
  • Un mois de juin festif, p.24
  • L’agenda et les activités du deuxième semestre 2021, p.26
  • Le Carnet, p.33
  • Les Contacts, p. 35

Vous pouvez télécharger le bulletin au format PDF

Dossier du mois
" Convertissez-vous ! " ?

Déclaration sur le caractère sacré de la vie et la dignité pour tous

Le 16 décembre dernier, une déclaration commune pour interdire les « thérapies de conversion » était signée par près de 400 dirigeants de 35 pays. La presse française dont Réforme et La Croix la relayaient alors. Cet appel est plus que jamais d’actualité partout dans le monde, en Europe et également en France, et concerne toutes les confessions.

« Nous nous réunissons en tant que dirigeants religieux et laïcs, et les universitaires du monde entier pour affirmer le caractère sacré de la vie et la dignité de tous.
Nous affirmons que tous les êtres humains quelles que soient leurs orientations sexuelles, leurs identités de genre et leurs expressions de genre, sont une partie précieuse de la création, …

Nous affirmons que nous sommes tous égaux devant Dieu, et que nous sommes tous égaux les uns avec les autres, ….
Nous reconnaissons avec tristesse que certains enseignements religieux ont souvent, à travers les âges, causé douleurs et offenses profondes, …
Nous reconnaissons, avec un profond regret, que certains de nos enseignements ont créé, et continuent à créer des systèmes oppressifs qui alimentent l’intolérance, perpétuent l’injustice

et aboutissent à la violence. Cela a conduit et continue de conduire au rejet et l’aliénation de beaucoup par leurs familles, leurs groupes religieux et communautés culturelles.
Nous demandons pardon à ceux dont la vie a été endommagée et détruite sous le prétexte de l’enseignement religieux. Nous croyons que l’amour et la compassion devraient être la base de la foi et que la haine n’a pas de place dans la religion.
Nous appelons toutes les nations à mettre fin à la criminalisation pour des raisons d’orientation sexuelle ou d’identité de genre, pour que la violence contre les personnes LGBT+ soit condamnée et que justice soit faite en leur nom.
Nous demandons à ce que tout le possible soit fait pour mettre fin aux pratiques appelées communément « thérapie de conversion » et qui visent à changer, supprimer ou effacer l’orientation sexuelle d’une personne, de son identité de genre ou de son expression de genre, et nous demandons que ces pratiques néfastes soient interdites.
Enfin, nous appelons à mettre fin à la perpétuation des préjugés et de la stigmatisation et nous engageons à travailler ensemble pour célébrer l’inclusivité et le don extraordinaire de notre diversité. »

Pour en savoir plus sur les signataires et/ou pour signer : https://globalinterfaith.lgbt




Éditorial

par Aurore Saglio Thébault, Présidente du Conseil Presbytéral de l'Oratoire du Louvre

Notre bulletin 824 « De la lettre à l’esprit » répondait à l’appel lancé par notre Synode National suite à l’assassinat de Samuel Paty. Dans sa déclaration, le Synode indiquait alors « ce qui alimente le fanatisme, c’est la simplification, la généralisation et l’inculture. L’Église protestante a un rôle à jouer dans la construction d’une société immunisée contre ce poison ».

Nous avons aussi rappelé, dans une lettre hebdomadaire de mai, le 6ème anniversaire de la position du Synode de Sète qui a, officiellement, « ouvert la possibilité, pour celles et ceux qui y voient une juste façon de témoigner de l’Évangile, de pratiquer une bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe qui veulent placer leur alliance devant Dieu ». A l’observation des réactions, il nous a semblé important de publier, dans ce numéro, la déclaration commune de 400 dirigeants religieux et laïcs du monde entier et de toutes convictions demandant l’interdiction des thérapies dites de conversion.

Ce sujet est brûlant d’actualité : pas un jour sans qu’un État, dans le monde, ne doive légiférer. A y regarder de plus près, ces pratiques ne touchent pas que les orientations sexuelles au sein des communautés LGBT+. Plus largement, elles concernent toutes celles et tous ceux qui traversent des doutes et des moments de grande fragilité dans leur vie personnelle. Au nom de la religion et sous couvert d’aide, voire de salut, un phénomène d’emprise se met alors en place.

Dans leur appel, les dignitaires pointent du doigt l’enseignement religieux « au nom » ou « sous prétexte » duquel tant de « douleurs », « offenses profondes », « violences », « aliénations », … ont été commises. Deux écueils en effet sont potentiellement ravageurs : celui du littéralisme contre lequel nous luttons depuis plus de 140 ans en nous affirmant paroisse libérale ; celui du cléricalisme (religieux et laïc au sein même de nos églises) que nous, protestants, tous courants confondus, devons par essence réfréner.

Comme l’écrivait le philosophe Alain dans Vigiles de l’esprit : « tout homme persécute s’il ne peut convertir. A quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable ». Aussi, permettons-nous, pour que la diversité soit aussi « adorée », de consacrer ce numéro au questionnement du fameux « convertissez-vous ! » des écritures et de ce que signifie « conversion ». Ce terme qui fait partie du recueil « des mots qu’on n’aime pas » * parce que l’utilisation qui en est faite l’abîme, le défigure et, qu’en son nom, nous pouvons parfois commettre le pire.

Aurore Saglio Thebault, Président

* Evangile & liberté, sous la direction de Laurent Gagnebin,
Préface André Gounelle, Edition Van Dieren



La question de la conversion forcée

par John Locke, Lettre sur la tolérance, 1689

J'avoue qu'il me paraît fort étrange (et je ne crois pas être le seul de mon avis), qu'un homme qui souhaite avec ardeur le salut de son semblable, le fasse expirer au milieu des tourments, lors même qu'il n'est pas converti. Mais il n'y a personne, je m'assure, qui puisse croire qu'une telle conduite parte d'un fond de charité, d'amour ou de bienveillance. Si quelqu'un soutient qu'on doit contraindre les hommes, par le fer et par le feu, à recevoir de certains dogmes, et à se conformer à tel ou tel culte extérieur, sans aucun égard à leur manière de vivre ; si, pour convertir ceux qu'il suppose errants dans la foi, il les réduit à professer de bouche ce qu'ils ne croient pas, et qu'il leur permette la pratique des choses mêmes que l'Evangile défend ; on ne saurait douter qu'il n'ait envie de voir une assemblée nombreuse unie dans la même profession que lui. Mais que son but principal soit de composer par là une Eglise vraiment chrétienne, c'est ce qui est tout à fait incroyable. On ne saurait donc s'étonner si ceux qui ne travaillent pas de bonne foi à l'avancement de la vraie religion et de l'Eglise de Jésus-Christ emploient des armes contraires à l'usage de la milice chrétienne. Si, à l'exemple du capitaine de notre salut, ils souhaitaient avec ardeur de sauver les hommes, ils marcheraient sur ses traces, et ils imiteraient la conduite de ce prince de paix qui, lorsqu'il envoya ses soldats pour subjuguer les nations et les faire entrer dans son Eglise, ne les arma ni d'épées ni d'aucun instrument de contrainte, mais leur donna pour tout appareil l'Evangile de paix, et la sainteté exemplaire de leurs mœurs. C'était là sa méthode. Quoique, à vrai dire, si les infidèles devaient être convertis par la force, si les aveugles ou les obstinés devaient être amenés à la vérité par des armées de soldats, il lui était beaucoup plus facile d'en venir à bout avec des légions célestes, qu'aucun fils de l'Eglise, quelque puissant qu'il soit, avec tous ses dragons.

La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l'Évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveugles, pour n'en voir pas la nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne.Je ne m'arrêterai pas ici à accuser l'orgueil et l'ambition des uns, la passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices dont il est presque impossible qu'on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d'une telle nature, qu'il n'y a personne qui en veuille soutenir le reproche, sans les pallier de quelque couleur spécieuse, et qui ne prétende mériter ces éloges, lors même qu'il est entraîné par la violence de ses passions déréglées. Quoi qu'il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles apparences de l'intérêt public, et de l'observation des lois ; et afin que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l'impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée, en un mot, afin qu'aucun ne se trompe soi-même ou n'abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et de scrupule de conscience ou de sincérité dans le culte divin ; je crois qu'il est d'une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre. Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser, d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l'Etat.



Le prix à payer d'une dragonnade normande en 1685 - DR

La conversion dans le vocabulaire biblique

par Antoine Nouis, Théologien protestant, fondateur du site Campus protestant, conseiller théologique de l’hebdomadaire Réforme

Dans le langage courant, le mot conversion veut dire deux choses. Il signifie changer de religion, voire de confession, ou changer de conduite. La conversion dans la Bible relève de la seconde signification.

En hébreu, le mot qui évoque la conversion est teshouva, le mot vient du verbe shouv qui veut dire revenir. La conversion ne consiste pas dans l’adhésion à une vérité nouvelle, mais dans le retour à Dieu, la redécouverte d’une vérité qui était première dans la personne.
Pour illustrer cette idée, un commentaire rabbinique raconte que le fœtus, dans le ventre de sa mère, connaît toute la Torah : il sait qui il est et pourquoi il vit. Le commentaire est assez drôle, car il explique qu'au moment de la naissance, un ange arrive et lui donne un petit coup sur la lèvre, et l'enfant oublie tout ce qu'il savait. Il pousse alors un cri de terreur, car il se découvre orphelin : il a oublié la Torah ! Depuis cet épisode, l'enfant garde la trace du coup qu'il a reçu : il a la lèvre supérieure fendue. Cette coupure témoigne de la nostalgie de ce temps où la personne était en communion parfaite avec son créateur.

Lorsque plus tard l'adolescent, l'adulte qu'il est devenu, fait teschouva, c'est-à-dire qu'il se tourne vers Dieu, il ne fait que retrouver ce qui était en lui au commencement. Lorsqu’il apprend la Torah, il la redécouvre, il retrouve la vérité profonde de son être. L'individu qui se convertit n'adhère pas à une doctrine qui lui est étrangère, il retrouve une vérité qui était enfouie en lui dès le commencement… et le mouvement de teshouva n’est jamais achevé puisqu’on n’a jamais fini de revenir à son être le plus profond.

Dans le Nouveau Testament, le mot conversion (metanoïa) signifie le changement (meta) de notre intelligence (noûs). Le mot employé pour dire l'intelligence (noûs) est beaucoup plus que la faculté de comprendre, il signifie la mentalité, le siège de la volonté et de la réflexion, le lieu de la pensée et du sentiment. Dans l’épître aux Romains, Paul commence la partie pratique de sa lettre par le verset qui dit : « Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais soyez transfigurés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, agréé et parfait » (Rm 12:2). La conversion est la transfiguration de notre intelligence pour voir et comprendre le monde comme Dieu le voit et le comprend.

La conversion est comme une pièce à deux faces. D’un côté elle évoque le temps de l’illumination qui vient de la découverte lumineuse que Dieu est et que notre vie n’est pas un îlot de hasard dans un océan de nécessité. Un jour nous réalisons que le sens de notre vie est en Dieu et que nous pouvons avancer à sa suite sans crainte parce que le premier mot qu’il écrit à notre sujet est une parole d’amour et de pardon. L’autre face de la pièce peut être considérée comme le long travail qui consiste à placer notre cœur, notre pensée et nos forces sous le regard de l’Evangile et au service de sa justice.



L’intime conversion

par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire

La tradition chrétienne est remplie de récits de conversion, parfois foudroyante, comme celle de Paul sur le chemin de Damas, parfois développée dans la durée comme celle dont Augustin d’Hippone en fait l’analyse dans ses Confessions.

Par bien des côtés, les Evangiles sont les recueils les plus connus de récits de conversion, par exemple, Bartimée, qui se met à suivre Jésus sur le chemin, ou encore les disciples, qui laissent tomber leur filet pour se mettre à la suite de Jésus. Mais que se passe-t-il dans une conversion ?

Le livre de Jacques de Voragine, intitulé La légende Dorée, explique comment des hommes et des femmes deviennent saints selon la foi chrétienne. Très souvent, la mise en récit des conversions de cespersonnages, bibliques ou non, se fait selon le schéma dans lequel il y a un

avant et un après l’événement fondateur d’une vie nouvelle. La conversion serait donc, au regard de ces récits, un passage d’un état initial, bouleversé par un événement qui renverse radicalement le système d’existence d’une personne et l’oblige à adopter un autre système d’existence. La conversion est alors un passage d’un système de repères à un autre.

Mais le passage ne transforme pas la totalité de l’existence de celui qui est converti. Il doit accepter de perdre certaines choses de la vie qu’il a menée auparavant et accepter des nouveautés qu’il n’aurait jamais imaginé faire ou vivre, avant que la conversion n’ait lieu. Comme dans la traduction d’une langue dans un autre, ce changement de système n’est pas simplement la résonance du même vécu dans une autre tonalité ; il est bien plutôt une transformation globale qui conserve l’essentiel pour le développer selon un nouveau code, de nouvelles références.

Il y a donc de l’ancien et du nouveau dans la conversion, mais l’ancien est révélé par le nouveau comme s’il n’avait jamais été vu ou su de cette manière-là avant la conversion.

Que les témoins de la foi chrétienne aient eu envie de raconter ce passage entre une existence passée et une existence nouvelle à la Lumière de la foi est évident. Mais ce qui l’est moins et devient plus contestable, c’est que ces récits très singuliers, souvent édulcorés ou amplifiés pour des raisons apologétiques, aient pu devenir le modèle d’une mission parfois agressive de l’Église. En effet, comment une conversion, si propre à toucher l’intime et le singulier chez chacun pourrait-elle venir d’une institution ecclésiale ?

Dans les Evangiles il est écrit : « Allez, de toutes les nations, faites des disciples et baptisez-les au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit » (Mt 28:19). Ces propos très trinitaires, énoncés dans notre liturgie de baptême, et qu’on prête à Jésus, ressemblent bien à une exhortation missionnaire des premières Eglises, qui pensèrent sans doute très tôt que ce qui avait été bon pour les premiers témoins du Christ le serait forcément pour tous, même si eux-mêmes ne le savaient pas encore.

C’est ainsi que , de conversion vécue librement par ceux qui rencontrèrent Jésus de Nazareth et choisirent de voir en lui un fils de Dieu, on fit de Jésus un chef de mission envoyant ses troupes à l’assaut des nations païennes. Il s’ensuivit les pires exactions, de l’inquisition aux « maisons de conversion » où l’on enfermait les enfants protestants que les soldats du roi avaient enlevés à leurs parents au nom de la « seule vraie foi » alors admise ; toutes furent faites au nom du Christ et ne tenaient absolument plus compte d’une autre parole très souvent rapportée dans les Evangiles, et attribuée à Jésus : « Ta foi t’a sauvé(e) ». Ce qui signifie que la foi est, non pas forcée chez l’autre, mais reconnue en l’autre comme force de vie (quand le jeune homme riche ne vend pas tout pour suivre Jésus, il s’en va et on ne le rattrape pas pour le soumettre à l’autorité du Christ).

La mission, contrairement à la conversion, est un acte politique, qui vise à faire des adeptes, là où la conversion fait, malgré l’Église, des fidèles. C’est une différence très importante dont on ne fait pas assez de cas dans la comparaison des dénominations chrétiennes. Une Église missionnaire n’a rien à voir avec une Église que je qualifierais de libérale. Car le libéralisme implique de ne pas chercher à faire de nouveaux adeptes, mais à laisser chacun trouver sa demeure. Ce qui n’empêche en rien d’annoncer l’Evangile, mais sans obligation de résultat , ce qui change beaucoup le projet.

Si la conversion est un bouleversement majeur dans une vie, elle s’accompagne presque toujours de la conviction d’avoir trouvé sa demeure singulier chez chacun elle venir d’une institution d’être enfin « à la maison », dans le système de repères qui parle à l’essentiel de sa propre vie. Nombre de personnes qui rejoignent notre Eglise témoignent souvent, en entretien pastoral, de cette sensation d’être enfin arrivées à bon port, alors qu’elles ignoraient l’existence d’une telle Eglise, d’une telle prédication, encore quelques mois avant.

C’est pourquoi il est essentiel de comprendre nos communautés comme des havres de paix où la conversion des uns et des autres n’est jamais un enjeu de pouvoir pour l’institution. Trop d’institutions religieuses profitent de ce temps de bouleversement qu’est pour faire main basse sur la conscience de celui qui s’approche de l'Eglise. Car, si la conversion s’apparente à une longue attente enfin honorée par un événement bouleversant, elle reste l’affaire de chacun avec son propre système d’existence qui touche à la pensée et au corps ; c’est pourquoi la contrainte, dans ces conditions, représente une violence considérable.

Alors, que se passe-t- il dans une conversion ? Une rencontre qui bouleverse, sans doute, mais, comme dans une rencontre amoureuse, cette intimité-là ne regarde que ceux qui la vivent …

                           L'enlèvement d'enfants par Louis Mazoyer - Edition Musée du Désert 1991 - DR



Ouverture et fidélité

par Denis Guenoun,
auteur du livre : Matthieu (Labor et Fides. 2021)

Dans la famille juive, athée, communiste où j’ai grandi, les convertis avaient mauvaise presse. Certaines tantes, adoptant le catholicisme en vue de mariages, semblaient avoir choisi le camp du pouvoir et de la richesse. Et, après l’horreur nazie, leur conduite paraissait se désolidariser des persécutés et des martyrs.

Plus tard, mon attention a été attirée par un problème de traduction. Dans l’évangile de Matthieu par exemple, l’exhortation de Jean-Baptiste, reprise par Jésus, avait été parfois rendue par : « Convertissez-vous ! 1 ». Or des traducteurs faisaient remarquer que le mot grec s’exprimait mieux par « changez radicalement » ou même, simplement, « changez ! 2 ».

J’en suis venu ainsi à entrevoir que la conversion, à son niveau d’authentique profondeur, ne désignait pas l’abandon d’une religion pour une autre. Je ne cesse de méditer la formule de Dietrich Bonhoeffer : « Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais à la vie 3 ». De quoi s’agit-il alors ? Disons : d’un retournement de dispositions intimes d’une personne qui se voit changer, en s’ouvrant à du nouveau. Non par adhésion à une institution, mais dans une mue vitale. J’ai pu ainsi entendre l’appel qui résonne dans des paroles du Christ comme ne demandant aucun reniement, aucune rupture de fidélité : il me pousse au contraire à comprendre et faire résonner autrement, dans un authentique respect, ce que m’avaient transmis mes parents, athées, communistes et juifs, pour mieux assumer, à ma manière, leur legs et la vérité de leur amour.

1 Mt 3:1 & 4:17 (TOB).
2 Nouvelle Bible Segond et Bible Bayard.
3 Résistance et soumission, Labor et Fides 2006, p. 434.



L’une et l’autre conversion

par Olivier Abel, professeur de philosophie à l’IPT-Montpellier

Nos vies oscillent avec plus ou moins d’intensité, de fréquence, d’amplitude, entre deux limites invisibles, au bord desquelles nos chemins sont comme irrésistiblement retournés.

L’une de ces grandes conversions nous détourne du monde où nous nous affairions et nous divertissions, comme occupés et submergés de choses sérieuses et inessentielles. De Socrate à Marc-Aurèle, en passant par Epicure, Lucrèce, Sénèque, et tant d’autres, on n’en finirait pas d’examiner les variations de ce geste de la philosophie première. C’est celui de la conversion à soi, du soin de soi, non pas du tout comme égoïsme, mais comme souci de ce soi intérieur que l’on a longtemps appelé le souci de l’âme. La question par excellence est ici celle du connais-toi toi-même qui suis-je ? Cette conversion exige un dépouillement à l’égard du souci de toutes ces choses extérieures, qui semblent soudain superflues, pour nous contenter de ce très peu, de ce très simple, de cet essentiel qu’est l’âme. La philosophie ici n’est pas une théorie mais un exercice spirituel, ce que les anciens appelaient l’épistrophè, qui est aussi une anamnèsis, une réminiscence, un retour à la source, à ce plaisir divin pris à soi-même dans le contentement contemplatif — ou à cette pure angoisse où je me dévoile devant Dieu, ou devant la mort.

Mais il y a une limite à la simplicité du souci de soi, qui peut devenir une étroitesse étouffante, et ce qui nous en délivre n’est plus la question qui suis-je ?, ni même peut-être l’interrogation qui dites-vous que je suis ?, mais l’appel à une métanoia, à un radical renouveau, à un véritable réenfantement. Ce sont les paroles de Jésus à la fin du Sermon sur la Montagne. Le souci de soi est ici comme inversé dans un total insouci de soi. Il est retourné vers le monde, vers les autres, vers le soin et le souci d’un monde admirablement et terriblement plus réel, et que Jésus appelle le Royaume, et qui est là. C’est aussi le geste de la Réforme, celui du jeune Calvin répondant à l’évêque de Genève, sous les applaudissements de Luther, que oui, certes, il faut se soucier de son âme mais que la seule façon de le faire est de confier ce souci à Dieu. Il faut se vider de tout souci de soi. L’insouci total de son propre salut, l’insouci de soi, voilà la grâce ! Et l’existence entière est un rendre grâce dans le dévouement à autre que soi. Mais bien sûr il y a aussi une limite à l’insouci de soi, à la dispersion de soi dans le monde aimé de Dieu. Le protestantisme de Wesley, mais peut-être aussi de Rousseau, n’a-t-il pas appelé à une conversion vers la piété intérieure et le souci du salut de l’âme ?

Cette immense oscillation traverse comme un grand balancement toute notre civilisation, comme chacune de nos existences, de nos embardées, de nos bouleversements, et de nos retours. On pourrait montrer chez Augustin ou chez Pascal la tension qui tresse ensemble les deux mouvements. Kierkegaard oscille entre l’angoisse d’être soi-même et l’angoisse de ne pas être soi-même. André Gide, presque au début justement de son Journal, écrit : « Songer à son salut : égoïsme ». Jan Patocka, le grand philosophe tchèque, marque l’alternance entre ces deux mouvements de la vie que sont la confrontation et le dévouement. Et Pierre Hadot voyait dans le néoplatonisme de Plotin un rythme du Logos du monde entre la vie, comme mouvement vers l’extérieur et l’altérité, et l’intelligence comme retour à l’intérieur et l’identité. Cherchant à lire ensemble Plotin et le Christianisme, il écrivait : « La même polarité entre métanoia et épistrophè se retrouve dans les conceptions de l’histoire du salut comme révélant, dans le temps humain, le procès trinitaire : l’incarnation historique de Jésus correspond à un mouvement de sortie, d’extase, d’anéantissement de la divinité, et le retour de Jésus au sein du Père avec toute l’humanité dans l’Esprit saint correspond à un mouvement de retour à soi et d’autoglorification de la Divinité anéantie » 1 .

On pourrait aussi bien dire que l’existence oscille dans l’intervalle entre ces deux désirs 2. L’un qui nous tourne vers le monde, dans le désir d’augmenter notre capacité à le comprendre, à le sentir, à le transformer, à y faire jouer de manière optimale notre agir. L’autre dans lequel nous ne voulons plus que diminuer, et qui nous ramène aux moindres choses qui peuvent nous contenter, dans un jeu minimal.

Dieu est peut-être, mais des deux côtés, le nom que nous donnons à cette limite, à ce point de conversion, d’inversion, de retournement, de nos existences.

1  Pierre Hadot, La philosophie comme éducation des adultes, Paris, Vrin, 2019, p.48
2  Olivier Abel, « L'intervalle », Etudes théologiques et religieuses,1992/4, pp.557-559



Se convertir à la fraternité

par Sœur Évangéline

« Tout n’est pas gagné d’avance dès l’instant où nous mêlons nos vies,
Fût-ce pour l’amour du Christ, car notre adversaire le diable rôde
» 1.

Dans la Règle de Reuilly, le chapitre « Communauté » est un chapitre particulièrement réaliste qui nous met d’emblée en garde contre l’illusion.

Aimer avec sincérité, pardonner, ne pas juger, faire la vérité, construire l’amour : une communauté est un chantier permanent.

Mais au fait, pourquoi s’acharner à « faire communauté ? »

  • Parce que celles et ceux qui ont réussi ce pari donnent envie de le reproduire ?
  • Parce que les humains que nous sommes sont faits pour la relation ?
  • Parce que nos diversités en tous genres ont vocation à s’enrichir les unes les autres et à nous enrichir les uns les autres ?

« Faire d’une étrangère sa propre sœur est une sorte de conversion, toujours un miracle, un bonheur sans fin ». C’est la phrase centrale du chapitre « Communauté ».

Il faut donc se convertir à la fraternité et d’abord, prendre acte, sans en avoir peur, de cette « étrangeté native » dont parle Catherine Chalier 2 pour la faire évoluer vers « une fraternité pour rien ». 3

« Voici, il est bon, il est doux pour des frères, pour des sœurs de vivre ensemble et d’être unis », chante le psaume 133.

La fraternité est un don ; elle est aussi une tâche. « Qu’as-tu fait de ta sœur, de ton frère ? », ne cesse de nous demander Dieu, à la tombée du jour. Il est urgent de se convertir à la fraternité. Mais soyons patients sur ce chemin de conversion. La louange et l’intercession nous y aideront avec la persévérance.

1 Soyez le ciel pour vos contemporains, Ed. Olivetan
2 et 3 Catherine Chalier, La Fraternité, un espoir en clair-obscur, Buchet Chastel, 2003



Jésus est-il venu pour convertir les foules ?

par Agnès Adeline-Schaeffer, pasteure

Les Evangiles commencent par ces mots : « Les temps sont accomplis, le règne de Dieu s’est approché, convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle ». (Marc 1:15). Pourtant, Jésus n’a pasconverti les foules en masse, parce que ce n’est pas pour cela qu’il est venu. Il est venu pour témoigner de sa foi au Dieu d’Israël et partager son interprétation des Ecritures. Il est venu donner un message qu’il a assumé de la part de Dieu, jusqu’au moment ultime de sa vie, pour ne pas renier la profondeur de ce message. Il a toujours été saisi par l’urgence d’une parole qui puisse rejoindre les préoccupations des hommes et des femmes de son temps. Il a été ému jusqu’aux entrailles par les personnes souffrantes qu’il a rencontrées. Ce qui reste de son enseignement est contenu dans les Evangiles, mis par écrit par quelques disciples. Cela aurait pu rester lettre morte, mais il se trouve que ces écrits continuent de susciter un élan vital pour des millions de personnes à travers le monde, encore aujourd’hui. Sans doute parce que la conversion dont il est question dans les Évangiles, comme dans toute la Bible d’ailleurs, relève plus d’un changement de réflexion, d’un élargissement de point de vue, d’un changement de mentalité et d’une prise de conscience de la présence de Dieu aux côtés des hommes, plus que d’un changement de religion ou de confession. Et c’est certainement là que réside la force de l’enseignement du Christ : son témoignage d’un Dieu qui a partie liée avec l’humanité. C’est un Dieu avec les hommes et non pas contre eux. Cette compréhension de Dieu ne relève pas forcément d’une conversion immédiate, mais bien d’une réflexion approfondie reliant foi, connaissance et expérience, qui peut prendre toute une vie.

Lorsqu’on regarde de près les récits évangéliques, les guérisons et les miracles ne forcent pas l’adhésion enthousiaste des foules. Si jamais c’est le cas, ce n’est pas pour très longtemps, car les foules sont mouvantes et versatiles. Si jamais elles insistent trop auprès de lui, Jésus finit toujours par s’échapper pour se mettre à l’écart, prendre du recul en se replaçant devant Dieu. Il montre l’exemple d’un homme qui ne fait rien pour lui-même mais pour rendre compte de la présence d’un autre. Les gardiens de la Loi de Moïse ont observé avec suspicion cet homme qui les bouscule par son Évangile contestataire. Scandalisés par le comportement fort peu religieux de Jésus, ils l’ont poussé dans ses retranchements par bon nombre de controverses. Beaucoup ne souhaitant pas le rejoindre, certains se ligueront pour le faire mourir. Les partisans de différents messianismes de cette époque ont eu d’excellentes raisons de ne pas suivre Jésus, parce qu’ils ne se reconnaissaient pas dans son discours. Au fond, il n’est resté qu’une poignée de disciples, qui ne comprennent pas toujours tout ce que Jésus leur enseigne et qui l’abandonnent à la fin de sa vie.

Le Christ et la Cananéenne
Louvre Collections - DR

Il y a un récit qui vient dérouter le lecteur quant à la notion de conversion. C’est le récit de la rencontre de Jésus avec la femme cananéenne (Mt 15:25-28). Cette histoire montre Jésus presque sous un mauvais jour, puisqu’il refuse d’écouter et d’exaucer une femme venue lui demander du secours pour sa fille, sous prétexte qu’elle est une étrangère à Israël. Jésus déclare qu’il n’est venu que pour les brebis de la maison d’Israël. Il la traite comme un chien, suprême injure. Mais la femme ne se démonte pas et insiste avec patience en affirmant qu’elle est prête à accepter, comme le chien, les miettes qui tombent de la table du maître. Finalement Jésus accèdera à sa demande et guérira sa fille. Beaucoup y voient ici le chemin d’une conversion de Jésus, dans le sens d’une prise de conscience d’un élargissement de son ministère ayant une dimension plus universelle qu’il ne l’avait envisagé. Tout cela est perceptible par la réflexion, l’approfondissement, la prise de conscience.

Jésus n’est pas un convertisseur automatique. Il est d’abord une personne relationnelle, qui lutte tout le temps contre ce qui déshumanise l’être humain. Dans son ministère, il y a eu des situations comme la rencontre avec cette femme, où il a pris conscience de certains de ses manquements. C’est l’expression même de l’humanité qu’en lui, Dieu assume. C’est bien ce messie-là qui parle au cœur de génération en génération.